Le Comte Willy
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 10 (p. 1158-1171).

LE


COMTE WILLY




Dans une de mes courses au pays de Galles, je fus conduite par le hasard à m’arrêter dans le château de S… Ce vieux château était situé au fond d’une vallée solitaire, au bout d’un étang entouré de tous côtés de longues armées de chênes séculaires et de rochers à pic qui formaient autour comme une espèce de cirque. Toute cette nature était sévère, mais cependant d’une végétation riche et verdoyante. À côté d’un bois touffu s’étendait une belle prairie, et sous les fenêtres, du côté du midi, un parterre plein de fleurs annonçait les soins d’une main attentive et d’un goût délicat. Il y avait dans ces aspects divers de la grandeur et de la sérénité. À l’entrée du château, cette paix profonde, et qui avait son charme, se changeait peu à peu en une impression triste. Ces grandes salles désertes, avec leurs boiseries noires, leurs sculptures à demi mutilées, les longs corridors sombres à cause de l’épaisseur des murs, les vastes escaliers silencieux montés par quelques rares domestiques, tout sentait le deuil. Un seul maître habitait ce vaste manoir, où j’avais été reçue avec une courtoisie parfaite.

C’était un homme d’une cinquantaine d’années, grand, bien fait, d’une taille svelte, un peu fléchissante, de grands yeux d’un bleu si pâle et si parfaitement immobiles qu’on les eût crus de verre, si parfois des flammes rapides ne les eussent illuminés ; mais ces flammes semblaient comme dardées en dedans ; des manières dignes, quoiqu’un peu gauches, une démarche incertaine, comme celle de quelqu’un qui marcherait à tâtons dans l’obscurité, en tout et toujours l’expression d’une mélancolie profonde, sans amertume et sans expansion : tel était mon hôte.

J’étais revenue quelque temps après, et la même réception plusieurs fois répétée m’avait encouragée ; enfin une sorte d’intimité s’était établie entre le comte Willy et moi, sans que jamais pointant nos courts entretiens eussent d’une part ou de l’autre pris un caractère de confidence. Il était naturellement réservé, mais il y avait entre nous une sorte de mystérieux accord de bienveillance qui semblait être pour lui comme une distraction, ou plutôt comme une secousse donnée à une intelligence qui par momens me paraissait puissante et le plus souvent engourdie dans une inexplicable torpeur. Je respectais alors son silence, et nous nous promenions sur le bord de l’étang ou dans les allées du parterre, côte à côte, sans rien dire, ou bien nous restions assis sur l’espèce d’estrade élevée à l’une des fenêtres d’un petit salon, lui dans un grand fauteuil, moi en face, sur une chaise longue ; nous échangions quelques regards et quelques paroles entrecoupées de longs silences. Un intérêt indicible m’attachait à cet homme, que les soins attendris de ses serviteurs me rendaient respectable. Je refoulais comme une mauvaise pensée le plus léger essai de curiosité ; pour rien au monde, je n’aurais hasardé un mot à ses gens pour obtenir le moindre indice. Je ne sais si ce culte pieux du mystère dont il paraissait s’envelopper soit à dessein, soit par habitude d’indifférence solitaire, ne l’avait pas touché, ou si mon esprit contemplatif allait à sa nature.

Un jour, entraînée je ne sais par quel à-propos et par quelle fantaisie d’imagination, je me laissai aller, comme si j’avais été seule, à une sorte de méditation parlée sur les mystiques affinités de certaines âmes entre elles, et sur ces étranges harmonies qui semblent une vague réminiscence d’une vie antérieure, et le pressentiment non moins vague d’une autre vie, où les âmes ainsi en secret rapport ici-bas ont été ou seront, avec conscience et pleine lucidité, intimement unies d’un ineffable amour.

Pendant que je parlais, le comte, d’ordinaire incliné, s’était redressé ; ses yeux, fixés sur moi, brillaient d’un feu singulier ; son front, toujours chargé et ridé, n’avait plus un pli ; pas un souffle ne s’échappait de sa poitrine, dont il semblait savourer l’épanouissement intérieur. Je me tus, et le comte conserva la même expression d’attention ravie ; c’était une espèce d’extase où de mon côté je le contemplais sans songer à l’en tirer.

La nuit vint, ou apporta les flambeaux ; mais il resta dans son immobilité. Pour moi, l’agitation me saisissait : je me levai ; il prit ma main, la posa sur sa tête à demi inclinée, et je le vis sourire pour la première fois.

Je partais le lendemain de bonne heure ; j’appris le matin que le comte ne s’était pas couché : sans qu’il se fût plaint, ses gens me semblèrent inquiets, Je promis de repasser par le château à mon retour, ne fût-ce qu’un jour ; je devais être absente une semaine. Je tins ma promesse, quoique je fusse attendue impérieusement chez moi, et je revins pour une heure chez le comte.

On me dit que depuis mon départ il n’avait plus quitté son lit ; on lui apprit mon arrivée ; il me fit demander. Je vis à l’instant qu’il était frappé à mort, tant sa pâleur et son amaigrissement étaient extrêmes ; mais il y avait sur son visage une sérénité, ou plutôt une joie si profonde, que je me sentis attendrie et sans tristesse. Je m’assis à ses côtés ; je lui dis que je n’avais que quelques instans à passer près de lui, mais qu’en automne je le reverrais. Il fit lentement un signe que je compris ; ses yeux exprimèrent un sentiment de béatitude. Il allongea la main vers un paquet à mon adresse ; je le pris. Inclinant la tête pour me remercier, il fit un effort pour prononcer ces deux mots : Après ! adieu !

Je l’ai dit, mon départ était impérieusement ordonné ; je le quittai.

Après, comme il l’avait désiré, j’ouvris l’enveloppe qu’il m’avait remise ; je l’ouvris avec un frémissement de curiosité, et voici ce que je lus.


I

Comment cela me revient-il à l’esprit après un si grand laps de temps ? Je l’ignore, mais je ne puis me soustraire à la recherche nouvelle des causes d’un malheur si grand. Pourquoi mes anciennes impressions me sont-elles tout à coup si présentes à ce moment même, et pourquoi le passé se dresse-t-il devant ma pensée, comme devant mon œil apparaîtrait un fait saisissant et inattendu ?

Je me rappelle ma profonde joie quand j’avais la tête appuyée sur le coin du tablier de la vieille Mose ; là j’étais dans une quiétude telle que je ne sentais point le poids de la vie ; je respirais sans m’en apercevoir, le temps n’avait plus de mesure. Elle filait, et lorsqu’elle se levait pour vaquer aux soins du château, elle me disait d’une voix aimante : « Levez-vous, Willy. » Dans ce peu de mots, je comprenais qu’elle me dérangeait à regret, quoique je n’eusse jamais exprimé mon déplaisir par aucun signe visible. Je la suivais là où elle se rendait. Je la regardais soigner son oiseau, ranger le linge, ôter la poussière des vieux meubles ; je savais, sans qu’elle me le dit et sans qu’elle se doutât de mes remarques, quand elle était l’alignée, quand quelque chose la préoccupait, quand elle désirait être seule. En ce cas, je la laissais partir, je m’asseyais à sa place habituelle, près de la fenêtre du petit salon, devant le parterre plein de résédas et de soleil. J’écoutais les mouches bourdonner, et je cherchais pourquoi elles tournaient sans but apparent, avec ce bruit incessant et monotone qui ressemblait au bruit que faisait le rouet de la vieille Mose.

J’avais, sans qu’elle le sût, compté les jours qui la séparaient de celui qui rendait son visage attendri et satisfait, fin ce jour béni arrivait une lettre qu’elle lisait tout haut plusieurs fois ; M. Evens la lui relisait encore. Cette lettre, je la savais par cœur ; elle disait que la petite Isaure allait bien. Mose était plus heureuse que M. Evens, le père d’Isaure, ou plutôt je ne voyais sans doute que son bonheur à elle, la vieille grand’-mère. Je baisais la lettre quand elle l’avait laissée sur sa petite table de bois noir.

Comment était Isaure ? Je n’en savais rien : elle pouvait avoir des ailes comme les oiseaux, une belle écharpe bleue ainsi que les anges de la bibliothèque.

Cette bibliothèque était une prison pour moi, car, tandis que le père Antonin m’instruisait, il me retenait là, loin de la vieille Mose ; elle le voulait, et chaque jour, sans m’en plaindre, j’y restais bien des heures enfermé avec lui. Quoique je comprisse ce qu’il m’apprenait et que je ne le craignisse pas, je n’avais pourtant point la faculté de lui répondre ; alors je lisais dans ses yeux, tour à tour lents et actifs, tantôt la colère, tantôt le dédain.

Il n’est pas juste de dire que je comprenais tout ce qu’il m’enseignait : il y avait des choses qui brillaient dans mon esprit comme une lumière subite, en y laissant une clarté durable, et d’autres qui restaient dans d’éternelles ténèbres : mon entendement avait des solutions de continuité pareilles à des abîmes infranchissables, où le vertige me saisissait ; malgré tous mes efforts, les paroles étaient de vains sons, les idées qu’elles rendaient n’entraient point dans mon cerveau. Il y avait dans le domaine de la pensée tout un côté de l’horizon qui me restait caché à jamais. Je le savais, j’aurais voulu avoir un regard plus large ; mais ma volonté était impuissante, et je devais rester dans mon aveuglement, lui ce cas, le père Antonin disait à la vieille Mose : « Emmenez-le ; je n’y puis rien. » Et je voyais à quel point il était découragé. Alors celle que j’aimais avait un geste de tête et un haussement d’épaules si pleins de compassion, que j’étais attendri de sa bonté bien plus, que désolé de mon impuissance. Je voyais bien que tous les deux mettaient en doute mon intelligence, mais avec des impressions très différentes.

Ce qu’il y a d’étrange et ce qui tenait sans doute à une disposition maladive, c’est que je ne faisais aucune tentative pour montrer que je valais peut-être plus qu’elle ne le pensait. Les mots étaient pour moi d’une lourdeur écrasante ; ma langue se refusait habituellement à les formuler. Ils étaient comme des pierres sur mes lèvres, quoiqu’ils fussent légers à mes oreilles. Je trouvais naturel et facile que les autres les prononçassent, mais pour moi mon gosier se serrait comme une porte de fer, et toutes mes pensées restaient écrites en moi-même, sans que je pusse leur donner un corps pour les faire connaître au dehors.

Aussi je ne me sentais point semblable aux autres, je ne me sentais point mêlé à eux : mon âme était enfermée, bien enfermée, comme le serait une lumière dans un vase de terre, tandis que chez les autres elle était expansive et savait communiquer sa vie ; celle de la vieille Mose se répandait sur moi. Aussi je n’avais point l’idée de possession : je ne possédais rien, et la vieille Mose me possédait. Je n’aurais jamais songé à commander à aucun être, ni à saisir d’une main de maître aucun objet ; tout semblait se tenir, s’enchaîner, s’aider. Moi, j’étais comme isolé, je marchais au travers du monde, gênant et déplacé, si déplacé, que j’étais reconnaissant à la vieille Mose de m’entraîner dans son cercle et de me mener dans sa voie.

Excepté pour elle, on eût dit que je n’existais point ; on parlait devant moi, comme si je n’y avais point été. Quand un étranger arrivait, on disait : « C’est le comte Willy, » comme si on avait dit : Il n’existe point pareillement à vous, — et je voyais la surprise se peindre sur le visage de l’arrivant, et s’il était bon, la pitié. Je n’en étais point humilié.

Peut-être aussi n’ai-je découvert ces impressions que plus tard et par réflexion, elles devaient être confuses alors. Il en a été ainsi bien certainement.

N’allez pas croire que je fusse malheureux ; non, j’étais ainsi, sans penser que je pusse être autrement. On était plein d’égards pour moi, c’était moi qu’on servait le premier, on me donnait les plus beaux habits ; je comprenais, sans chercher à l’expliquer, que ce n’était pas pour moi-même qu’on agissait de la sorte, mais qu’il y avait une idée antérieure et coexistante à laquelle ces déférences s’adressaient plutôt qu’il ma personne. Je les recevais sans y répondre, n’étant point responsable ; aussi, quand M. Evens me saluait très bas, je ne lui rendais point son salut. C’était évidemment quelque chose en dehors de moi qu’il saluait de la sorte, — et c’était moi que la vieille Mose supportait à ses côtés. Il fallait que son âme rayonnât à travers sa peau jaune et tendue, à travers ses yeux d’un bleu pâle. Je la trouvais belle, et je n’aimais, je le sens bien, que sa beauté absolue. Elle ressemblait, sans que je pusse savoir en quoi, aux ouvrages si beaux et si merveilleux de la nature. Je la regardais avec le même contentement que j’éprouvais à contempler les brins d’herbe élégans, les fleurs éclatantes, les oiseaux, les vieux lierres du donjon, les rayons du soleil à travers les arbres, les eaux limpides de l’étang, la blancheur du rocher. Quel rapport toutes ces choses avaient-elles avec la vieille Mose, pour que loin de cette femme elles me la rappelassent, et cela involontairement et subitement ?

Elle était devenue plus lente et plus grave. Elle restait tout le jour dans son grand fauteuil. Sa voix était plus basse, son visage plus allongé ; elle n’était point différente d’elle-même, car tous étaient avec elle comme de coutume. Ils n’entendaient pas le soupir qu’elle exhalait quand elle tombait plus lourdement en s’asseyant. Ce soupir venait du contentement d’un repos tranquillement goûté, plus doux peut-être parce que son fauteuil était devant un bon feu, au coin de la grande cheminée, et que la neige qui couvrait les montagnes environnantes donnait à tous les objets une forme si nette, qu’ils heurtaient le regard et pouvaient amener une lassitude inaccoutumée.

Un soir, M. Evens s’en était allé, la vieille Mose était seule, j’avais le front appuyé sur le coin de son tablier, je respirais d’accord avec sa propre respiration, plus agitée et par moment comme déréglée. Je levai les yeux, son visage était si pensif et pourtant si lumineux, pour ainsi dire, que j’en fus ébloui ; cela venait peut-être de la flamme du foyer, qui, l’éclairant splendidement, rendait plus frappante l’expression majestueuse de ses traits. Sa respiration devenait si précipitée, que je ne pouvais plus la suivre. Je pris sa main, ce que je ne faisais jamais ; je la pris, parce qu’elle pendait le long des bras du fauteuil comme abandonnée. Alors la vieille Mose tressaillit imperceptiblement, et plaçant cette main sur ma tête, cette main lourde et humide, elle me regarda en disant avec une pitié surhumaine : « Pauvre orphelin ! puvre innocent ! » et d’une voix telle qu’elle pénétra matériellement à travers ma poitrine, et me fit éclater en sanglots. Ces sanglots inaccoutumés la tirèrent comme d’un rêve, elle fit des efforts pour me consoler. Je n’étais point triste ; de quoi aurais-je pu être triste ? Ses paroles ou plutôt le son de ses paroles avait fait jaillir de mon cœur une source de pleurs d’une douceur inconnue, qui me détendait.

Craignant de la fatiguer sans pouvoir arrêter ces larmes bienfaisantes, je m’assis à terre en face d’elle, la tête cachée dans l’angle de la cheminée. Quand je la regardai après m’être apaisé, elle me sembla si grande, si pleine de majesté, si transfigurée, que je me mis debout pour la mieux contempler. Ses yeux étaient plus avant dans son crâne, quoique plus largement ouverts ; ils voyaient plus loin, ils avaient dans leur fixité et dans leur expression surprenante une puissance, une bonté, une béatitude si grandes, que je tombai à genoux. La vieille Mose resta immobile, son regard fixé, immuablement fixé sur moi. Je joignis les mains et me mis à la prier en mon cœur, sans remuer les lèvres, mais comme si mon âme sortait de mon sein par un jet de flamme.

Mes yeux se lassèrent-ils, ou mon âme en effet s’échappa-t-elle momentanément de sa prison ? Je ne le sais pas, je le crois. Une sorte de voile ou de vapeur m’enveloppa, je ne vis plus que par de rares accidens son visage bien-aimé ; il me parut s’éloigner, s’éloigner ; l’ombre le couvrit, les ténèbres envahirent tous les objets. Je sentis mon corps inerte attaché à la terre.

Combien cela dura-t-il, et quelle éternité passa sur nous ? Qui peut le dire ? Comment mesurer d’une façon juste et particulière ce qu’ici-bas on appelle le temps ? Ce qui se passe dans le temps peut-il toujours subir les règles établies ? Comment le fini peut-il mesurer l’infini ? Non, personne n’a de données certaines sur la durée de cet état, qui ne fut ni le sommeil ni la mort, et d’où je sortis parce que la lumière vint de nouveau éclairer ce visage blanc et grave. Je le revis tout à coup sans savoir comment, avec ce regard qui ne m’avait point quitté, que par intuition j’avais toujours senti plonger en mon cœur.

Le sentiment de mon être me revint, ce regard m’attira. Je m’avançai vers la vieille Mose, je m’assis à ses pieds, je touchai sa main avec mon front ; elle était si glacée, que je rallumai le feu pour la réchauffer. Toujours ses yeux étaient ouverts sans que sa paupière fît un mouvement. Je n’étais plus dans la direction de leur rayon lumineux, je repris ma place en face d’elle afin de recevoir son regard, et je restai ainsi tranquille.

M. Evens entra, il nous trouva tous les deux immobiles. Le feu pétillait joyeusement dans l’âtre, le soleil pâle de l’hiver envoyait sa lumière à travers les vitraux. Il fit une exclamation de surprise. En effet, il y avait quelque chose d’inaccoutumé dans notre immobilité si longue. Il prit les mains de la vieille Mose, il mit son front sur ses lèvres, il toucha son visage, sonna vivement, et se tourna vers moi pour m’interroger. Depuis, je me suis souvenu qu’il me demanda quand elle était morte ; je ne pus répondre, car une sorte d’angoisse m’avait envahi ; je vis qu’il s’irritait. Les serviteurs entrèrent, il y eut des paroles, puis ils se mirent à genoux ; alors M. Evens toucha les paupières de la vieille Mose et les abaissa sur ses yeux.

Je jetai un cri et je m’élançai sur M. Evens. Je ne voulais pas que l’on m’ôtât ce regard qui ne m’avait point quitté. Il m’arrêta, et j’entendis, comme s’il m’avait parlé de très loin : — Ils sont fermés pour toujours !

Mes yeux se fermèrent aussi, et je tombai sur le sol.

Quand je revins à moi, j’étais couché ; le père Antonin était là, je ne voyais plus la vieille Mose. Il me parla d’elle et fit entrer la douleur dans mon âme. Je compris que l’on voulait me retenir loin d’elle ; je feignis le sommeil, on me laissa seul ; je me levai en toute hâte, je courus dans la grande salle, elle était vide. Le château semblait désert, je le parcourus ; je vis la chapelle éclairée, je montai le petit escalier, et je me glissai dans la tribune haute. Comme j’y arrivais, l’encens montait vers la voûte, les cierges étaient allumés. Je devinai que la vieille Mose était étendue sous les voiles noirs que je voyais au bas des degrés de l’autel. Je savais bien qu’elle était étendue là, parce qu’elle était lasse de marcher dans la vie ; mais je sentais aussi qu’elle n’était point absente, qu’elle entendait mieux que moi ces chants que j’essayais vainement de répéter, et que ses yeux, fermés pour toujours, voyaient désormais sans obstacle l’immensité ; son âme, dégagée de tout lien, se répandait, selon sa volonté, sur toutes choses. Oui, certainement je la sentis m’enveloppe ; j’oubliai la foule, l’église, les lumières ; je regardai en moi-même, parce que là vivait à jamais la vieille Mose !

Les jours suivans, je ne touchai guère à la terre, et je n’ai point souvenir de ce qui se passa. Je rentrai dans le cercle habituel où tous marchaient ; ma personne extérieure fut entourée des mêmes soins, mais j’étais seul, tout à fait seul.

Une lettre vint, elle annonçait à M. Evens l’arrivée d’Isaure : je m’en réjouis pour la vieille Mose. J’attendis auprès de son fauteuil, c’est-à-dire auprès d’elle, car je n’avais rien changé à ma vie ; je vivais sous ses yeux comme par le passé ; elle était présente, seulement je ne la voyais plus effectivement.


II

Lorsque je vis Isaure, malgré sa démarche légère et la blancheur de son front, je crus à l’heure même que la vieille Mose s’était transfigurée. Je reconnus le regard de ses yeux bleus, la forme rafraîchie de ses lèvres ; je la reconnus dans cette enfant : son âme avait pris ce vêtement de jeunesse et de beauté pour soutenir mon âme défaillante. Oui, je la reconnus, et me sentis inondé de joie ! Je ne l’appelai plus la vieille Mose, je l’appelai Isaure, nom facile à prononcer.

Je ne crois plus à la transmission des âmes. Non, l’âme assez heureuse pour avoir échappé à son enveloppe humaine ne revient point dans ses liens étroits ; elle va s’épanouissant, acquérant toujours des forces et des facultés nouvelles à chaque tour de ce cercle éternel qui va toujours en la rapprochant de Dieu sans se confondre jamais en lui ; mais alors je fus consolé par ma croyance, parce que c’était elle pour moi sous une autre apparence.

Je ne protégeai pas Isaure, — je ne protégeais point, — mais je la regardai, je la suivis, j’en fus protégé ; elle eut le sentiment de sa royauté et de mon entière obéissance. Je ne prévoyais rien ni n’agissais en dehors de sa volonté ; je la servais. Ainsi j’étais pour elle un accident sans équivalent dans la nature, mais rien qu’un accident sans doute. Avec moi, elle agissait en toute liberté ; elle était comme si elle avait été seule, tout à fait seule ; mon âme existait à peine visible pour elle.

Elle allongeait son doigt vers l’objet qu’elle voulait ; je le lui donnais. Elle courait dans les bois, et elle se retournait pour me montrer l’obstacle ; je l’écartais. Il en était ainsi en toutes choses. Quand elle me faisait signe de sortir, je m’asseyais à sa porte et j’attendais ; lorsqu’elle me rappelait, je la bénissais de me laisser respirer l’air qu’elle respirait elle-même et de me donner la joie de la contempler, elle, l’image de l’éternelle beauté.

Je sentais que j’étais enchaîné à sa destinée, que j’étais une parcelle de son être ; qu’elle était l’esprit tout puissant, que je n’existais que dépendant essentiellement de sa force et de sa vie ; que tout mon être, matériel et immatériel, était au service, de sa volonté. Cela était et cela devait être ! J’étais au dernier rang, elle était, au premier ; elle pouvait poser ses deux pieds sur mon front ; c’était son droit et l’ordre de notre création. J’étais placé dans son cercle ainsi qu’une planète inférieure dans celui du soleil, et qui ne peut s’en écarter sans tomber et se perdre dans l’espace sans fin.

Aussi, malgré mon infirmité, j’étais directement en rapport avec elle ; je ne sentais rien qui nous put séparer : c’était un repos plein de béatitude. Les autres la voyaient passer en ce monde, mais sans entrer en communication avec son âme. Quoiqu’ils lui parlassent mieux que je ne pouvais le faire, leurs mots étaient des corps opaques, des formes convenues, qui ne renfermaient point la lumière. Ils croyaient marcher dans le même chemin, mais ils ne suivaient point la même voie. Elle et eux ne se connaissaient pas ; ils n’avaient point pour elle mon amour surhumain, à moi, qui marchais dans ses pas et qui recevais ses rayons ravissans ! Elle ne mesurait point ces rayons à ma valeur ; malgré mon abaissement, elle les versait a pleines mains sur ma tête. Elle savait mon langage d’ici-bas ; elle ménageait ma faiblesse ; elle avait compassion de ma misère ; elle l’acceptait sans surprise. Quelle infinie reconnaissance elle me donnait de m’employer à la servir, sans se plaindre de son serviteur ! Je ne pourrais raconter aucun fait de ce temps : je ne me rappelle que sa présence. Je ne pourrais dire combien d’années se passèrent ainsi.

Un jour, oui, c’était le jour, et le soleil brillait, car elle était penchée hors de la fenêtre pour respirer la giroflée, et ses cheveux éclairés faisaient une couronne d’or autour de son front. M. Evens tenait une de ses mains ; il lui parla sans que j’entendisse les sons de sa voix. Isaure demanda : — Me faudra-t-il quitter le château ?

À ces mots, je me levai. M. Evens répondit : — Il le faudra.

Isaure retourna vers la fenêtre. J’arrêtai M. Evens ; il comprit ma question. — Elle doit se marier, et son mari l’emmènera, — dit-il. Un tremblement subit me saisit. — Son prétendu, ajouta-t-il, a plus de vingt-cinq mille…

Comme si un voile tombait tout à coup en me découvrant un abîme, je compris qu’Isaure allait partir et me laisser sans vie. Ma mémoire, qui d’abord était comme une eau trouble, s’éclaircit. Je me rappelai qu’on m’avait parlé de fortune ; mais comme les respects qui m’entouraient et qui s’adressaient à une idée en dehors de moi, la fortune aussi ne semblait point m’appartenir ; pourtant elle pouvait appartenir à Isaure, comme je lui appartenais.

Quand M. Evens eut compris ma pensée, il me regarda avec un intérêt profond ; il se tint en silence devant moi, la tête penchée en avant et sans que son regard abandonnât mon regard. Après un long temps, il alla vers Isaure ; j’entendis le sifflement de sa voix, car il parlait bas, très vite et loin de moi. Isaure s’éloigna de lui en répétant les mots de la vieille Mose : « Le pauvre innocent ! » Sans me rendre un compte exact de sa pitié plus vivement exprimée, mon cœur palpita dans ma poitrine de façon à se briser, et, dans une prière instante, je tendis les bras vers elle comme un mourant qui demande la vie. M. Evens lui parlait toujours ; je l’entendis l’appeler comtesse, et je vis à ce mot le visage d’Isaure se colorer et briller d’une lueur que je ne compris pas.

— Comte Willy, me dit M. Evens en se tournant vers moi, vous avez vingt-deux ans ; vous me demandez Isaure : je vous la donne.

Je répète ces paroles incroyables ; mais elles n’entrèrent point en mon esprit telles qu’il les prononçait. Isaure n’était à personne, puisqu’elle était au-dessus de tous les autres et qu’elle régnait ici-bas absolument ; seulement je compris qu’elle resterait et que je vivrais de sa vie toujours ! toujours !

Le père Antonio entra ; M. Evens le prit, l’entraîna au fond de la grand’salle ; ils revinrent vers Isaure, qui étant demeurée silencieuse ; le père Antonio lui dit de quitter le château. Je m’avançai tout droit, et, me plaçant entre elle et lui, je fis un signe impérieux. Je m’étonnai de ma puissance, je ne me la connaissais pas ; ce fut par instinct et non par réflexion que j’agis de la sorte. Le père Antonin murmura : — Non, non, ce n’est pas vous qui êtes l’insensé !

Je n’étais point insensé, mais ils ne me connaissaient pas, parce que ma pensée, n’ayant point d’issue, ne pouvait parvenir jusqu’à eux. En moi, les instrumens humains étaient trop imparfaits, si imparfaits qu’ils nie cachaient par instant mon âme à moi-même, et jetaient en moi des ombres profondes sur bien des côtés de ce monde ; mais j’avais une force que tous n’avaient pas : c’était une adoration unique, incessante, immense, infinie !

Comme pour la vieille Mose, on alluma les cierges dans la chapelle ; les chants et l’encens montèrent vers la voûte. Isaure se mit à la même place où, couverte de voiles noirs, la vieille Mose s’était reposée pour la dernière fois sur la terre. Isaure, blanche comme le brouillard du matin, s’agenouilla ; mais nul n’eût osé l’emporter, j’eusse fait crouler la chapelle et creusé un abîme en frappant le sol de mes pieds. On mit sa main dans la mienne, et je me sentis protégé par elle pour l’éternité. Les hommes reconnaissaient la volonté de Dieu ; ils liaient à leurs propres yeux ma nature imparfaite à la divine perfection !

On illumina le château, tout retentit de bruits, d’agitation ; Isaure avait sur le front une couronne qui brillait comme le soleil du soir, et son grand manteau brodé d’or traînait sur les tapis avec une majesté qu’elle n’avait point montrée, mais que je savais être en elle ; tous s’inclinaient sur son passage en l’appelant comtesse, seul je l’appelais Isaure et la suivais sans la quitter.

On la mena dans la chambre magnifique où la vieille Mose m’avait dit que ma mère était morte ; M. Evens me conduisit dans la mienne. Alors le silence se fit autour de moi, j’entendis les vents de l’automne secouer les arbres et passer en gémissant sur les toits ; la pluie battait les vitraux. Je pensai qu’Isaure pourrait s’effrayer de ces bruits que j’écoutais depuis longtemps, car le feu ne brillait plus dans l’âtre, et les oiseaux de la tour avaient cessé leurs cris.

Un jour que la vieille Mose n’avait point la clé de la grande porte, je l’avais vue entrer dans la chambre de ma mère par une petite porte qui se trouvait cachée sous les tapisseries, et qui donnait dans un couloir aboutissant à la bibliothèque ; je l’avais suivie ; je me dirigeai vers le couloir, et je fis cela dans une agitation étrange et avec des impressions inaccoutumées.

J’entrai doucement, très doucement, les tapis amortissaient le bruit de mes pas ; je montai les cinq marches du lit qui était au milieu de la chambre ; je vis Isaure toujours blanche comme les flots de mousseline qui l’enveloppaient. Je la regardai sans me lasser ; la flamme de la lampe n’avait que des lueurs intermittentes ; parfois le visage d’Isaure était dans une ombre profonde ou subitement éclairé d’une lumière vive. Mon regard ne la quittait pas, et les idées les plus incohérentes, venant de sensations nouvelles, me causaient un frisson incessant ; je crus que le démon de la nuit planait sur son front ; je me jetai derrière les grands rideaux et nie couchai sur les marches ; j’entendis la respiration d’Isaure paisible, régulière ; le sommeil avait fermé ses yeux, comme il replie l’aile des petits oiseaux ; je me relevai, je la regardai encore ; elle était l’idéal de la beauté ! Une de ses mains était hors du lit, je me penchai sur elle, je sentis sa chaleur et son parfum. Ma vue se troubla tellement que je voyais à peine le visage d’Isaure ; je m’en approchai, son souffle m’enveloppa, tout mon être fut pris d’un frémissement inconnu ; les objets tournèrent autour de moi, j’entrai dans un monde nouveau, je devins différent de moi-même ; le réel n’exista plus, ce fut le rêve ; oui, le rêve souffla sur moi.

J’appliquai mes lèvres sur son visage, je crois qu’elle jeta un cri, je l’entendis vaguement, mais comme si je roulais, sans me reconnaître, dans une tempête étourdissante et sans pouvoir m’arrêter. Je la saisis dans mes bras, et, malgré ce cri que j’avais certainement entendu, l’esclave méconnut la volonté du maître, la matière domina l’esprit.

Revenu à la réalité, je cherchai Isaure. Elle sanglotait cachée en un coin de la chambre. Ah ! malheureux ! malheureux ! Je me traînai à genoux vers elle. À la vue de ses larmes, ma langue se délia, les mots s’échappèrent de mes lèvres. Il me semble que je lui dis mon adoration, il me semble que mon âme pour la première fois s’échappa librement vers elle ; mais je ne me l’appelle pas si elle me répondit : elle resta le front caché dans ses mains, et me fit signe de la laisser à ses impressions. Je me prosternai devant elle.

M. Evens et les femmes entrèrent avec le jour, et moi, je quittai Isaure, je la quittai volontairement Comment cela se fit-il ? Je l’ignore.

Je sortis du château. J’allai très loin. Je m’enfonçai dans les bruyères et me laissai tomber sur le sol. Le ciel, au-dessus de ma tête, roulait de gros nuages noirs qui se heurtaient dans leur course folle, quoiqu’il y eût un grand silence autour de moi, et que le vent ne fit pas incliner les choses de la terre ; je regardai ces nuages terribles dans leur agitation ; je les regardai machinalement, car il y avait un temps d’arrêt dans mes facultés, je me sentais condamné à l’immobilité, comme les rochers du côté nord de l’étang, qui restent des siècles à contempler les deux. Le vide de mon cerveau me causait cependant une souffrance confuse qui me rappelait que j’étais un être différent, des objets inanimés qui m’entouraient.

Le mouvement des nuages, monotone et déréglé tout à la fois, en face de mon inertie de corps et d’esprit, finit par m’étourdir, comme si j’avais été ballotté par les flots, et pourtant mon œil restait invinciblement fixé sur eux. Ils glissèrent plus doucement, puis le ciel reprit une surface unie, et dans sa profondeur brilla tout à coup une étoile ; elle devint de plus en plus visible et brillante, elle se rapprocha, car son feu vivifiant pénétra jusqu’à mon sein, me réveilla de mon engourdissement, et me rappela distinctement le regard de la vieille Mose, son bienfaisant regard, qui me consolait ! Je pus lever mes bras vers elle. Je repris possession de moi-même, et dès lors je pensai à Isaure, je m’étonnai de l’avoir quittée, je me rappelai ses pleurs, et je fus saisi de tristesse et de crainte.

Alors, sans oser me comparer à elle, je la vis dans sa beauté resplendissante, et moi dans ma misère ; j’avais abusé de sa compassion en attachant sa destinée à la mienne ; je vivais de sa vie, mais à la condition que mon âme demeurât soumise et résignée dans la gêne de sa prison terrestre, sans chercher à s’épanouir ici bas. Mon âme devait résister aux suggestions de son enveloppe imparfaite et grossière ; c’était pour une contemplation mystique qu’elle avait été liée à celle d’Isaure. Oui, je devais adorer et servir : c’était la loi qui m’avait été faite par l’auteur de toute harmonie. Je ne devais pas être l’égal de ma souveraine maîtresse ! Cela m’apparut avec une clarté qui m’éblouit, comme si j’avais vu le visage de Dieu. Retombant volontairement à l’infériorité de mon rang, je retrouvai en moi la douceur de mon humilité, la joie profonde de mon adoration, l’orgueil de mon obéissance.

À cet instant, des lumières m’entourèrent ; je vis M. Evens à mes côtés. Il me cherchait ainsi que ses serviteurs, — depuis bien des heures, me dit-il, car il y avait plus d’un jour que j’étais absent.

Je m’élançai en avant pour revenir au château ; j’arrivai dans la cour ; sur le grand perron, je vis Isaure ; elle était debout, écoutant les bruits de la nuit, splendidement éclairée par les rayons de la lune. De l’ombre épaisse où j’étais, je la voyais, tandis qu’elle, les yeux tournés vers moi, ne pouvait m’apercevoir encore. C’était l’image de notre destinée, — elle nageait dans la lumière, et moi j’étais condamné à rester dans les ténèbres ; mais tous les deux nous vivions sous l’œil de Dieu.

Elle entendit le bruit de mes pas, prononça mon nom, et saisit ma main ; la sienne était froide, et je fus frappé de la pâleur de son visage ; le brouillard de minuit l’avait enveloppée et la faisait frissonner. Elle marcha devant moi sans quitter ma main, et se mit près d’un grand feu ; puis, me regardant sans colère, elle se plaignit de mon absence ; je baisai le bas de sa robe ; elle me fit un signe de pardon, et je restai silencieux à ses pieds. La flamme du foyer ne la réchauffait pas ; je sentis son tremblement, et je vis une étrange pâleur couvrir son visage de plus en plus. Sa tête se renversa ; instinctivement je la pris dans mes bras, comme lorsqu’elle était plus petite et qu’elle voulait traverser un ruisseau ; je la portai sur son lit. Ses femmes furent effrayées ; moi, je savais qu’elle vivait, quoiqu’elle eût les yeux fermés.

Elle les ouvrit, mais elle resta immobile ; peu à peu ses joues s’empourprèrent, le son de sa voix fut changé ainsi que son regard, et l’on passa les jours et les nuits à humecter ses lèvres.

Je restai à genoux près de son lit ; le sommeil n’approcha point de mes paupières ; mon regard ne quitta point son visage. Je ne m’étonnai point de l’apparente incohérence de ses paroles ; je compris ses pensées, que les autres ne comprenaient point ; je les suivais toujours sans qu’elles eussent un lien selon la raison convenue et habituelle. Je savais ce qui précédait et ce qui suivait. Le langage humain était inutile entre nous. Elle était encore avec moi, quoiqu’elle ne fût plus avec eux ; ils ne l’entendaient plus quand je l’entendis me dire bas, si bas que seul je pouvais la comprendre : — Adieu, Willy, attends que je t’appelle !

Je m’approchai de ses lèvres. Ah !! que ses yeux étaient grands ! et quelle beauté sur son visage glacé !

Tous pleuraient, mais je ne pleurai pas ; je vis bien qu’elle était morte en ce monde, mais je savais que j’allais partir aussi, car elle allait m’appeler.

On la couronna de fleurs, je crois m’en souvenir ; on l’entoura de flambeaux allumés ; il y eut des parfums répandus autour d’elle.

Après la seconde nuit, je commençai à m’étonner d’être abandonné si longtemps. Tant qu’elle fut là, j’attendis… On l’emporta, je la suivis ; mais, quand elle disparut, je jetai un grand cri, et je courus par instinct me précipiter dans les fossés profonds du château !

Je ne sais ce qui m’arriva, il y a de cela longtemps sans doute ; j’ai été bien des jours sans mémoire et sans savoir si je vivais. La lumière est revenue lentement dans mon esprit : je n’ai point conscience de ce qui est advenu depuis, car je n’ai point regardé les vivans ; mais aujourd’hui je me rappelle et je me demande la cause de mon exil et de notre séparation. « Attends-moi, » m’avait-elle dit, et j’ai voulu la suivre aussitôt ; j’ai manqué d’obéissance et de foi !

Elle savait mieux que moi pourquoi mon enchaînement à la terre était encore nécessaire. Sans doute elle m’enseignait ainsi le moyen de m’élever un jour vers elle.

O Dieu qui nous créas, prends pitié de ma misère, abrège ma séparation, délivre-moi de mon corps, afin que je rejoigne, pour les servir dans tous les siècles, ces deux âmes chéries et protectrices auxquelles tu m’as donné !


EMMY DAWSON.