Le Comte Miot et ses mémoires sur l’empereur Napoléon et le roi Joseph

LE COMTE MIOT
ET SES MÉMOIRES
SUR L’EMPEREUR NAPOLÉON ET LE ROI JOSEPH

Mémoires du comte Miot de Melito, ancien ministre, ambassadeur, conseiller d’état, 3 vol. in-8o; Michel Lévy, 1858.




I.

Les mémoires les plus instructifs, les plus précieux pour l’histoire ne sont peut-être pas ceux qui ont été écrits par les personnages placés dans les positions les plus élevées ou par des hommes de génie. De tels mémoires peuvent sans doute avoir en eux-mêmes une très grande valeur, on peut s’attendre à y trouver des pensées profondes et originales, des révélations curieuses et involontaires sur le caractère des hommes illustres auxquels on les doit; mais au point de vue de l’exactitude des informations, il y a beaucoup à s’en défier. Lors même que ceux qui les écrivent auraient la volonté d’être sincères, lors même qu’en prenant la plume ils ne se seraient pas proposé, ce qui est le cas le plus ordinaire, de faire l’apologie de leurs erreurs et de leurs fautes, de présenter les événemens sous le jour le plus favorable pour eux, il est presque impossible qu’ils ne s’y laissent pas plus ou moins entraîner. Ils sont trop intéressés dans les faits qu’ils racontent, leur gloire, quelquefois leur honneur y sont trop identifiés pour qu’ils puissent les apprécier et en rechercher les causes avec une véritable impartialité. Leur élévation même, en les séparant de la foule, est un obstacle à ce qu’ils puissent bien connaître les hommes de leur propre parti, à plus forte raison ceux des partis qu’ils ont eu à combattre.

Ceux au contraire qui, sans arriver au premier rang, sans gouverner les nations, sans attacher leur nom aux grands souvenirs de l’histoire, ont pris à la conduite des affaires publiques une part assez réelle, assez intime pour en bien connaître tous les ressorts, et cependant ni assez apparente, ni assez décisive pour qu’on leur en attribue la responsabilité, qui ont pu, à raison de l’infériorité de leur situation, se mêler aux divers partis, passer même sans trahison d’un gouvernement à l’autre, étudier leurs différences, se rendre compte sans trop de préoccupation des mobiles de leurs succès et de leur chute, voir à l’œuvre les personnages influens des opinions les plus opposées, — ceux-là, s’ils ont d’ailleurs un sens droit, de la sagacité, si le sentiment de la personnalité n’est pas trop exalté en eux, s’ils sont animés de l’amour de la vérité, sont merveilleusement propres à écrire des mémoires, c’est-à-dire à préparer les matériaux avec lesquels pourra un jour s’édifier l’histoire.

L’auteur de l’ouvrage dont je vais m’occuper réunissait à un degré éminent presque toutes ces conditions. Né en 1762, il faisait partie de cette génération de la fin du XVIIIe siècle qu’on a si souvent essayé de caractériser, et qu’on a peinte sous des aspects si multipliés, si variés, parce qu’en effet sa physionomie est très complexe. Ce n’était plus celle de la régence, si frivole et si corrompue; ce n’était plus même celle des grandes luttes philosophiques et de l’encyclopédie, violente jusqu’au fanatisme dans sa haine de la superstition et des préjugés, animée de toutes les ardeurs du combat, de toutes les angoisses du péril. Dans les temps qui précédèrent immédiatement 1789, si la révolution n’était pas accomplie encore dans les institutions et dans les faits, elle l’était déjà dans les idées et dans les esprits. La philosophie avait complètement triomphé, la cause des réformes était moralement gagnée. On avait le sentiment que toute vie s’était déjà retirée d’un régime qui n’était plus en rapport avec les mœurs et les besoins du temps; on en attendait la chute non pas sans impatience, mais avec une entière certitude, et sans savoir précisément ce qui lui succéderait, sans croire surtout que le renversement du trône et le bouleversement complet de la société dussent être au nombre des réformes ainsi prévues, on se livrait avec une sorte d’enivrement à des rêves d’améliorations indéfinies, fondés sur les progrès de la raison et des sciences. On croyait toucher à un âge d’or dont les siècles passés n’offraient aucun modèle. Cette génération, ramenée par la certitude du triomphe à des sentimens plus calmes et plus bienveillans que ceux qui régnaient au temps de Rousseau et de Voltaire, n’éprouvait plus même, au moins dans les classes élevées et éclairées, contre un régime à demi renversé déjà et devenu presque inoffensif à raison de son impuissance, ces emportemens de haine qu’il avait inspirés naguère, lorsqu’il était encore par momens oppresseur et tyrannique. Une philanthropie optimiste était le trait distinctif de l’époque. Les mœurs s’étaient beaucoup adoucies, bien que cet adoucissement n’eût pas encore pénétré dans les classes inférieures de la population. Malheureusement, là même où il était le moins contestable, il s’y mêlait un certain affaiblissement qui tenait à l’absence de principes bien assurés, Il peut paraître rigoureux et singulier d’accuser les hommes qui professaient en toute sincérité les doctrines les plus généreuses, le plus ardent amour de l’humanité, d’avoir manqué de principes, et cependant ce reproche, qu’on leur a fait souvent, n’était pas dénué de fondement. A défaut des croyances et même des aspirations religieuses qui leur étaient étrangères, ils n’avaient ni ce sentiment stoïque du devoir qui a élevé si haut quelques grands hommes de l’antiquité, ni cette pure et ferme intuition de la beauté morale qui suffit à certaines âmes, sinon pour assurer leur bonheur, au moins pour les diriger dans la voie du bien, pour les préserver des écueils du mal. Leur morale n’était sans doute pas, comme l’ont dit leurs ennemis, la morale de l’intérêt; mais ce n’était pas non plus celle du devoir, la seule qui n’égare jamais, parce qu’elle ne se prête pas aux interprétations arbitraires : c’était celle du sentiment, qu’il est si facile d’ébranler par le sophisme ou par l’émotion. Peut-être ne faut-il pas chercher ailleurs la cause des déplorables égaremens auxquels beaucoup des meilleurs d’entre eux devaient se laisser emporter dans la crise qui se préparait.

Telle était la disposition générale des esprits et des âmes aux approches de 1789. Au-dessus de cette moyenne, on pouvait sans doute trouver quelques nobles natures plus élevées, plus énergiques, plus complètes : au-dessous fermentait cette lie qui existe dans toutes les sociétés, et qui, ignorée de tous et s’ignorant elle-même dans les temps ordinaires, éclate au grand jour pendant les révolutions pour les souiller et les déshonorer; mais ce mélange d’exaltation généreuse et d’aveugle enthousiasme était le vrai caractère de la génération. C’était surtout celui de cette portion supérieure de la bourgeoisie qui, rapprochée par l’éducation et par les manières des classes aristocratiques, aussi éclairée pour le moins, exerçant souvent par la fortune et surtout par les emplois administratifs, qu’elle remplissait presque exclusivement, une influence très réelle sur les affaires publiques, était pourtant exclue des dignités et des honneurs, ce qui la portait nécessairement à désirer l’abolition des institutions et des privilèges qui élevaient devant elle une barrière plus blessante encore pour son amour-propre que pour ses intérêts.

M. Miot appartenait à cette classe dont il partageait les sentimens et les penchans, bien qu’avec plus de modération que beaucoup de ses contemporains, parce qu’il y avait évidemment en lui plus de calme, de raison et d’honnêteté que d’imagination et d’ardeur. Son père était un des premiers commis du ministère de la guerre. Il passa lui-même dans les bureaux de ce ministère, les premières années de sa jeunesse. A l’âge de vingt-six ans, en 1788, il fut envoyé en qualité de commissaire des guerres au camp d’exercice formé à Saint-Omer. Il y fut témoin du mécontentement que faisaient naître dans les troupes les efforts maladroits de quelques officiers-généraux pour les soumettre à la tactique et à la discipline prussiennes, si antipathiques à l’esprit français, et, suivant lui, ce mécontentement ne fut pas sans influence sur l’insubordination qui devait bientôt après se manifester parmi les soldats. Déjà d’ailleurs les préoccupations politiques, l’irritation presque universelle provoquée par les coups d’état du cardinal de Loménie commençaient à pénétrer jusque dans l’armée. On jugea prudent de ne pas laisser plus longtemps les troupes réunies, et le camp fut levé un peu précipitamment.

De retour à Versailles après une absence de quelques semaines seulement, le jeune Miot fut frappé du changement qui s’était opéré pendant ce court intervalle dans l’aspect de la cour. « On apercevait un rapprochement entre les diverses classes de la société, un accès plus facile dans l’intérieur du palais, enfin cette sorte de familiarité que des secours demandés et promis établissent entre les hommes. Les deux assemblées des notables, les desseins avortés du ministère du cardinal de Loménie, la promesse positive de la convocation des états-généraux, les premiers mouvemens séditieux qui s’étaient manifestés à Paris, le retour de M. Necker et les écrits du temps, avaient produit ce grand changement... La cour telle que Louis XIV l’avait faite n’était plus... » Simple spectateur d’un mouvement politique auquel sa position le rendait aussi complètement étranger qu’un Français pouvait l’être alors que tous les intérêts publics et privés étaient en jeu, M. Miot n’entreprend pas dans ses mémoires d’en présenter le tableau. Il se borne à raconter, sur les premiers événemens qui suivirent la réunion des états-généraux, les particularités qui frappèrent ses yeux, ou qu’il apprit dans les conversations du monde. A en juger par les réflexions qu’il joint à son récit, et qui reproduisent les impressions du moment, M. Miot, ami sincère de la royauté, mais convaincu de la nécessité de grandes réformes, déplorait d’autant plus les fautes et la résistance souvent intempestive de la cour qu’il en prévoyait le danger pour elle et pour la France. Il s’était fait inscrire dans la garde nationale au moment même de sa formation. «Cette démarche, dit-il, devait déplaire à la cour, qui défendait à ceux qui lui étaient attachés d’entrer dans la nouvelle milice, et qui ne voulait pas souffrir la présence de quiconque en portait l’uniforme. Aussi me valut-elle l’animadversion de la société dans laquelle j’avais vécu depuis mon entrée dans le monde.»

Après le 6 octobre, le siège du gouvernement ayant été transféré de Versailles à Paris, M. Miot, toujours attaché aux bureaux de la guerre, dut aussi aller s’y établir. Les seuls faits qu’il nous apprenne sur les trois années qui s’écoulèrent jusqu’au renversement de la monarchie, c’est qu’il faisait partie du club des Feuillans, c’est-à-dire des constitutionnels modérés, bien qu’il y assistât rarement; il ajoute que dans cet intervalle il avait été élevé à l’emploi de chef de division.

Les fréquens changemens de ministère qui avaient eu lieu n’avaient apporté aucun obstacle à sa carrière. Il sembla d’abord que la catastrophe du 10 août dut la briser, et peut-être même entraîner pour lui de plus graves conséquences. Il fut en effet compris dans la proscription qui frappa un bon nombre des employés de son administration, l’ordre fut donné de l’arrêter et de le conduire dans les prisons, où l’auraient trouvé les égorgeurs de septembre. Heureusement pour lui, inquiet de la santé de sa femme et de sa fille, qui habitaient alors Versailles, il s’y était transporté le matin même de ce terrible jour, avant que le combat fût commencé. Les agens qui se présentèrent à son domicile pour exécuter le mandat d’arrêt lancé par la commune ne l’y trouvèrent pas. Lorsqu’il fut informé de leur visite, il se rendit, par une inspiration hardie, aux bureaux de la guerre, où il savait pourtant qu’on était aussi allé le chercher. En attendant l’arrivée du général Servan, désigné pour ce ministère et alors absent de Paris, l’assemblée nationale en avait confié la direction provisoire à un de ses membres, M. Lacuée, depuis ministre de l’empire. Celui-ci accueillit très bien M. Miot, l’engagea à reprendre ses fonctions, et, dans l’entretien qu’il eut avec lui, se plaignit vivement des excès de la commune, qui par ses arrestations arbitraires avait désorganisé tous les services. Oublié par la commune, mais placé toujours sous le coup d’un mandat d’arrestation lancé par elle, M. Miot jugea prudent d’accepter l’offre de M. Lacuée, et d’attendre dans une sorte d’asile l’arrivée du général Servan, dont il était déjà connu. Tout en témoignant à M. Miot des dispositions assez cordiales, le nouveau ministre ne put maintenir dans un des postes principaux de son département un homme connu pour ses opinions monarchiques. Il fut convenu que M. Miot donnerait sa démission sous prétexte de santé, et qu’il entrerait comme contrôleur général dans l’administration des étapes et convois militaires, place ignorée et obscure où il espérait échapper aux investigations.

Il n’y trouva pas la sécurité qu’il y cherchait. Le flot révolutionnaire ne cessait de monter. La convention s’étant réunie, le girondin Servan dut céder son portefeuille à une créature de la commune de Paris, Pache, qui désorganisa le ministère de la guerre et en expulsa presque tout ce qui s’y trouvait encore d’employés honnêtes et capables. M. Miot alors se trouva dans une situation vraiment dangereuse. Il en était réduit à essayer de faire perdre sa trace par de fréquentes absences de Paris, lorsqu’un nouveau revirement, amené par l’influence du général Dumouriez, que ses victoires avaient pour un moment rendu tout-puissant, donna pour successeur au misérable Pache le général Beurnonville, l’ami et le compagnon d’armes du vainqueur de Jemmapes. Beurnonville, voulant réparer le mal fait par son ignoble prédécesseur et réorganiser les services qu’il avait jetés dans un effroyable désordre, fit appeler M. Miot et le rétablit dans son emploi de chef de division.

Cette espèce de restauration ne devait pas durer. On sait comment, la fortune des armes étant devenue contraire à Dumouriez, il passa à l’ennemi pour sauver sa tête, et comment, avant de consommer sa défection, il livra aux Autrichiens, avec les commissaires que la convention lui avait envoyés pour le surveiller et le contenir, Beurnonville lui-même, qui les avait accompagnés. On sait aussi que cet événement fut une des causes déterminantes de la chute des girondins et du triomphe définitif de la montagne. Le ministère de la guerre, devenu vacant par la captivité de Beurnonville, fut confié à un officier à peu près inconnu, Bouchotte, dont le seul titre était la faveur de la commune de Paris. M. Miot dut, pour cette fois, se croire perdu; mais Bouchotte était, à ce qu’il paraît, un tout autre homme que Pache. Sous des formes grossières et niaises il avait « un talent et des qualités propres à l’administration, un sens très droit, une application continuelle et raisonnée. Il développa... une grande activité. » M. Miot, qui lui rend ce témoignage, ajoute qu’il fut tout à fait étranger aux proscriptions qui firent tomber la tête de tant de généraux, et que souvent même il détourna le coup fatal de certaines personnes qui ne croyaient pas lui avoir cette obligation. Non-seulement il ne prit contre M. Miot aucune mesure de rigueur, mais il voulut absolument le conserver auprès de lui et lui témoigna une confiance entière pour tout ce qui se rapportait à l’administration, sans jamais lui parler de politique.

M. Miot cependant se sentait mal à l’aise. Il comprenait très bien que le moindre incident malheureux, le moindre revers éprouvé par nos armes pouvait le perdre sans retour, en appelant sur lui quelque que dénonciation, et que Bouchotte serait impuissant à le protéger. D’un autre côté, une démission pouvait l’exposer au soupçon d’hostilité contre le parti que la révolution du 31 mai venait d’investir du pouvoir. Dans cette perplexité, une occasion se présenta de quitter sans éclat le ministère de la guerre, et M. Miot la saisit avec empressement. Un des chefs adjoints de ce ministère, appelé à diriger le département des affaires étrangères avec le titre de commissaire, qu’on substitua alors à celui de ministre, lui proposa de le prendre pour son secrétaire-général. Bouchotte ayant consenti, non sans quelque répugnance, à se séparer de son chef de division, M. Miot se hâta d’aller s’installer dans ces fonctions nouvelles où il devait être moins en vue, l’état de guerre ou au moins de rupture qui existait entre la France et toutes les puissances de l’Europe ayant réduit presqu’à rien les relations diplomatiques, dont on avait cessé de se préoccuper.

Il y trouva d’autres avantages. Son nouveau chef, Deforgues, d’un caractère ferme et prononcé, et moins complètement engagé que Bouchotte avec le parti de la révolution violente, devait être pour lui dans l’occasion un appui un peu plus efficace. Le ministère des affaires étrangères d’ailleurs, qui, depuis la chute de la royauté, n’avait eu à sa tête que le girondin Lebrun, renversé naguère parle 31 mai, n’avait pas subi comme les autres, comme celui de la guerre surtout, l’invasion du jacobinisme. Si ses principaux employés n’étaient plus ceux qui y figuraient avant 1789, c’étaient encore pour la plupart des hommes qui y avaient pris place sous la monarchie constitutionnelle, et dont quelques-uns même avaient rempli sous l’ancien régime des fonctions de quelque importance : c’étaient M. Otto, M. Colchen, M. Reinhardt, M. Boissonade, qu’on a vus depuis se faire dans des carrières diverses un nom honoré et une position considérable. Ils conservaient, sur ce terrain privilégié, des traditions de politesse et de décence qui faisaient un étrange contraste avec ce qu’on voyait partout ailleurs. On comprend sans peine le bien-être que M. Miot dut ressentir lorsqu’il se trouva transporté dans cette nouvelle atmosphère. Deforgues lui-même, qui ne manquait ni d’esprit ni de lumières, semblait s’y complaire et vouloir conserver autour de lui quelques-unes des habitudes d’un autre temps. Si je ne me trompe, c’était un de ces hommes, si nombreux aux époques de révolutions, qui, ne pouvant arriver au pouvoir et à la fortune que par des bouleversemens, se font peu de scrupules sur les moyens d’y atteindre, mais qui, lorsque leur ambition est satisfaite, voudraient arrêter le désordre et mettre fin aux excès de l’anarchie, parce qu’au fond ils ne sont nullement fanatiques, parce que, s’ils manquent de principes, si leur conscience est singulièrement endormie, ils n’ont pourtant pas cette perversité naturelle qui se complaît dans le mal et dans le trouble, parce qu’enfin l’anarchie et la violence ne permettent guère les jouissances du pouvoir. Tels étaient en général les adhérons de Danton, le patron de Deforgues; tel eût été Danton lui-même, si les abominables souvenirs de septembre n’eussent élevé entre lui et les républicains modérés, dont il aurait voulu devenir le chef, une barrière que, pour l’honneur de la morale, il ne lui fut jamais donné de renverser.

Qui le croirait? à cette époque, qui n’était pas encore, il est vrai, celle de l’extrême terreur, mais où déjà l’échafaud se dressait presque chaque jour pour d’innocentes ou d’illustres victimes, et dont le souvenir ne réveille dans les esprits que des pensées de meurtre et de grossière violence, on donnait de grands dîners au ministère des affaires étrangères. Il n’y paraissait pas de diplomates étrangers, aucune des puissances de l’Europe n’étant alors représentée à Paris; mais Deforgues y réunissait beaucoup de membres marquans de la convention. M. Miot y assistait aussi assez souvent avec ses collègues Otto et Colchen. Assis à une extrémité de la table et gardant un profond silence, ils écoutaient, avec une curiosité à laquelle se mêlait sans doute quelque effroi, la conversation de leurs terribles convives. Danton appelait surtout leur attention par sa figure hideuse, par ses formes athlétiques, par le son imposant de sa voix, par la chaleur et l’énergie de son langage. Ses discours étaient toujours accompagnés de gestes violons. Il aimait à se servir d’expressions figurées qui restaient dans la mémoire de ses auditeurs. Il témoignait un profond mépris pour les girondins, affectant de les considérer comme des niais qui avaient reculé devant les conséquences de leurs principes, mais en réalité ne leur pardonnant pas d’avoir repoussé ses avances lorsque, tout couvert du sang de septembre, il avait voulu revenir à eux. Il ne déguisait pas son goût pour les plaisirs et pour l’argent, et se moquait des scrupules de délicatesse et de conscience. Il exprimait un profond dédain pour l’hypocrisie de certains députés, et les sarcasmes dont il les poursuivait étaient évidemment dirigés contre Robespierre. Cependant il n’osait pas le nommer, et il était facile de voir qu’il le redoutait, bien qu’il feignît une entière sécurité. Lacroix, son ami, son séide, qui s’était enrichi comme lui dans une mission en Belgique, homme d’une taille gigantesque et d’une belle figure, parlait peu, mangeait beaucoup, et applaudissait du geste à ce que disait le maître. Fabre d’Eglantine, écrivain assez remarquable, s’énonçait au contraire avec une grâce un peu affectée, tout en essayant de se plier aux formes du langage révolutionnaire, et parfois il dirigeait l’entretien vers des sujets littéraires. Le boucher Legendre, d’une petite stature et défiguré par la petite vérole, parlait avec une extrême facilité, avec une éloquence naturelle, et malgré son défaut absolu de culture, sa conversation abondait en traits originaux et heureux. Grand admirateur de Danton et de sa politique, il n’en éprouvait pas moins une antipathie profonde pour ses mœurs corrompues, pour ses goûts fastueux, et il ne la dissimulait pas; souvent même il s’engageait entre eux à ce sujet des disputes très animées, et quoique Danton affectât de tourner la chose en plaisanterie, on pouvait s’apercevoir que les remontrances de Legendre ne le trouvaient pas tout à fait insensible. Ce dernier, entraîné quelquefois par sa fougue naturelle et son ignorance jusqu’aux excès d’un fanatisme féroce, n’était pourtant pas un méchant homme : son patriotisme, son dévouement à la liberté étaient sincères; il avait l’amour de la famille, et au sortir de la convention, où il venait d’appuyer les motions les plus sanguinaires, on l’entendait, non sans étonnement, vanter son bonheur domestique et parler de sa femme, de ses enfans avec l’accent de la plus sincère tendresse. Camille Desmoulins, d’une figure commune, sans aucun avantage extérieur, n’était plus alors que l’ombre du fougueux démocrate dont la parole brillante et incisive avait si puissamment remué les masses populaires au commencement de la révolution. Triste et taciturne, il portait sur son visage l’empreinte d’une mélancolie profonde. Épouvanté des scènes d’horreur qui se succédaient sans interruption, désespéré d’avoir contribué à dresser l’échafaud des girondins alors que par ses calomnies et ses sarcasmes il se proposait seulement de leur enlever le pouvoir, il essayait en ce moment de ramener les esprits à des sentimens plus humains, et dans son journal, le Vieux Cordelier, il osait faire entendre des conseils de clémence qui excitaient des rugissemens de fureur parmi les jacobins. Danton, qui, au fond du cœur, partageait ses sentimens, le plaisantait pourtant sur ce qu’il appelait ses faiblesses; mais Camille Desmoulins ne répondait rien à ces railleries. Il paraissait livré à de lugubres pressentimens. Le peu de mots qu’il laissait échapper se rapportaient à des recherches, à des observations sur les condamnations du tribunal révolutionnaire, sur le genre de supplice infligé aux condamnés et sur la plus noble ou la plus décente façon de s’y préparer et de le supporter.

Tels étaient les convives les plus habituels de Deforgues et les sujets ordinaires de leurs entretiens. Un jour, M. Miot aperçut au milieu d’eux un personnage qu’on n’avait pas coutume d’y voir : c’était Robespierre. Recherché dans sa toilette, composé dans ses manières, grave dans son maintien, il formait le plus étrange contraste avec le désordre et la grossièreté que les amis de Danton portaient presque tous, les uns par habitude ou par nature, les autres par une affectation marquée, dans leurs vêtemens, leurs gestes et leurs propos. Il ne parlait que par sentences. Malgré l’immobilité de sa pâle et sinistre figure, on reconnaissait facilement qu’il était mal à l’aise, et il sut mauvais gré à Deforgues de l’avoir réuni à des hommes qu’il feignait dès lors de considérer comme des patriotes suspects, comme des modérés, La conversation, pendant ce dîner, fut généralement contrainte. Le peu de paroles que prononça Robespierre révélaient ses prétentions au rôle d’homme d’état. Il parla des relations extérieures de la France, de la nécessité de les étendre, et d’un renouvellement d’alliance avec la Suisse. Il avait déjà fait sur ce dernier point quelques recherches dans les cartons du ministère, et M. Colchen, dont la division comprenait les affaires des cantons, s’était vu avec épouvante appelé un jour à lui donner des renseignemens.

Quelques semaines après le dîner où Robespierre avait ainsi rencontré Danton et ses amis, ceux-ci étaient arrêtés, et cinq jours plus tard tous ceux que j’ai nommés, à l’exception de Legendre, condamnés à mort par le tribunal révolutionnaire, portaient leur tête sur l’échafaud. Deforgues lui-même fut emprisonné, et le président du terrible tribunal, Hermann, chargé par intérim de la direction des affaires étrangères. Il n’en prit pourtant pas possession; mais, sur sa recommandation, on y appela un de ses amis, Buchot, maître d’école dans une petite ville du Jura. « Son ignorance, ses manières ignobles, sa stupidité surpassaient, dit M. Miot, tout ce que l’on peut imaginer... Les chefs de division avaient renoncé à venir travailler avec lui : il ne les voyait ni ne les demandait. On ne le trouvait jamais dans son cabinet, et quand il était indispensable de lui faire donner sa signature pour quelque légalisation,... il fallait aller la lui arracher au billard du café Hardy, où il passait habituellement ses journées. »

Trois mois s’écoulèrent ainsi. Cet étrange ministre, si nul pour les affaires, n’avait d’activité que pour seconder les fureurs du parti jacobin. Il dénonça comme modérés tous les employés principaux de son département, MM. Miot, Otto, Colchen, Reinhardt, et un matin il leur annonça avec un sourire infernal que le comité de sûreté générale venait de lancer contre eux un mandat d’arrêt, puis il sortit pour aller à la commune défendre la cause de Robespierre. Ce jour-là heureusement était le 9 thermidor. Quelques heures après, Robespierre lui-même était arrêté avec ses complices, et en trois jours une centaine d’entre eux, mis hors la loi aussi bien que leur chef, subissant à leur tour le sort qu’ils avaient fait souffrir à tant d’innocens, fermaient par leur supplice le règne de la terreur. Tel était pourtant le désordre de ces premiers momens de réaction que, le 10 thermidor, les agens du comité de sûreté générale se présentèrent au ministère des affaires étrangères pour arrêter M. Miot et les autres employés dénoncés l’avant-veille au comité, et ce ne fut pas sans peine qu’on les congédia.

Un signe plus singulier encore de la confusion dans laquelle toutes choses étaient tombées, c’est que Buchot, échappé par hasard au coup qui venait de frapper ses protecteurs, et entre autres son digne ami Hermann, put impunément reparaître au ministère des affaires étrangères, où il se montra désormais plus humble et moins redoutable, mais non pas moins nul. Il y resta encore deux mois. Le comité de salut public était alors absorbé par des préoccupations d’une nature plus urgente que celles qui tenaient aux rapports extérieurs de la France. Lorsqu’il eut enfin le loisir d’y donner quelque attention, il comprit qu’au moment d’entrer en négociation avec plusieurs des gouvernemens étrangers que la fin de la terreur et les victoires de nos armées disposaient à rechercher la paix, il fallait donner à la diplomatie française un autre chef que l’abject et ridicule client de Robespierre et d’Hermann. Sans daigner même l’avertir de ce qui se préparait, le comité appela MM. Miot, Otto, Colchen et Reinhardt, leur fit subir une sorte d’examen, dans lequel on leur demanda, entre autres choses, s’ils avaient fait leurs études, s’ils savaient le latin, et, à la suite de cet examen, nomma M. Miot commissaire des relations extérieures. Buchot n’apprit ce changement que par un journal qu’il acheta le soir dans la rue. M. Miot ayant cru devoir, le lendemain, se rendre auprès de lui pour lui faire les complimens usités en pareille circonstance, il s’y montra assez peu sensible, et parla seulement de l’embarras où il allait se trouver, si l’on exigeait qu’il quittât immédiatement l’appartement qu’il occupait à l’hôtel du ministère. Rassuré à cet égard par la promesse qu’il pourrait y rester jusqu’à ce qu’il eût trouvé un autre logement, il remercia M. Miot, lui dit qu’on avait bien fait de le nommer, mais ajouta que, quant à lui, il était fort désagréable qu’on lui eût fait quitter son état en province pour le mettre ensuite sur le pavé, et finit par demander à son successeur s’il ne pourrait pas lui donner dans son administration une place de commis ou même de garçon de bureau. M. Miot, embarrassé de tant d’avilissement, le quitta sans être parvenu à lui faire comprendre l’indécence d’une telle demande et l’impossibilité d’y donner suite. Depuis, il n’entendit plus parler de lui[1].

II.

J’ai cru devoir raconter avec quelque détail ces péripéties d’une existence purement administrative à l’époque la plus orageuse de la révolution. Les histoires générales, nécessairement restreintes au tableau des grandes luttes de la tribune, de la place publique, des champs de bataille et de la diplomatie, ne nous disent pas, ne nous mettent pas en mesure de comprendre ce qui se passait alors dans les relations ordinaires de la vie ou dans l’exercice de ces fonctions modestes et paisibles dont la stabilité est en quelque sorte la règle et la condition. On vient de voir quel était le sort des employés supérieurs des bureaux, et au milieu de quelles angoisses les plus heureux pouvaient conserver des positions qui étaient l’unique fortune de la plupart d’entre eux, qu’aucun n’aurait pu quitter volontairement sans se rendre suspect, et qui cependant avaient l’inconvénient de compromettre leur sûreté en appelant l’attention sur eux, en les exposant aux délations de ceux qui pouvaient désirer leurs places. Il est cependant à remarquer que, dans ces terribles conjonctures, par la force des choses, par l’effet des nécessités du service et du besoin absolu de ne pas rompre entièrement le fil de certaines traditions, la carrière des bureaux était, de toutes les professions civiles, la seule où quelques hommes de l’ancien régime pussent encore trouver un asile en se dissimulant autant que possible, en s’amoindrissant, en se taisant, comme M. Miot et ses collègues à la table de Deforgues. On comprend que ceux qui avaient pu supporter ainsi le contact des monstres de la terreur aient trouvé plus tard parfaitement simple de rester en place sous tous les gouvernemens qui ont jugé à propos de se servir d’eux. Les différences qui existaient entre ces gouvernemens, tous préférables au régime de 1793, devaient leur paraître insignifiantes. Peut-être est-ce là qu’il faut remonter pour trouver l’explication de cette facilité des mœurs administratives, si disposées à subir, non pas sans déplaisir, mais sans résistance, tous les pouvoirs successifs imposés par les chances des révolutions. On s’en indigne naturellement lorsqu’on appartient au parti qui vient de succomber; on veut y voir une trahison. Avec plus de calme et de réflexion, on comprendrait, si je ne me trompe, que cette facilité, regrettable sans doute à certains égards, est une des nécessités des temps de bouleversemens, qu’elle a pour conséquence d’amoindrir les souffrances inhérentes à ces collisions, et que sans elle les révolutions, privées de tout modérateur, amèneraient une sorte de dissolution universelle. Je me hâte d’expliquer ma pensée pour qu’on ne lui donne pas une portée qui la fausserait. En thèse générale, il est bon, il est utile, selon moi, que ceux qui ont joué un rôle politique considérable dans un gouvernement se retirent lorsqu’il vient à être irrégulièrement renversé, ou même lorsque, sans être renversé, il change de direction et de système; mais ce devoir, cette convenance ne me paraissent pas s’appliquer à ceux qui n’ont exercé que des fonctions administratives, et je crois même qu’il est heureux pour le pays que la plupart restent à leur poste. Il faut pourtant y mettre une condition : c’est que, sous le gouvernement précédent, ils n’aient pas professé avec une exagération passionnée les opinions politiques de ce gouvernement, et qu’elles n’aient pas été pour eux un moyen d’avancement et de faveur. Ce dernier cas d’ailleurs est plus rare qu’on ne le pense. La carrière administrative, celle des bureaux surtout, porte assez naturellement ceux qui l’ont suivie longtemps à une modération pratique fondée sur une sorte d’indifférence, Habitués dans leur immobilité à voir les personnages politiques qui arrivent au gouvernement après avoir longtemps combattu dans les rangs de l’opposition modifier plus ou moins leurs anciens principes au contact des affaires, ils sont enclins à ne pas prendre au sérieux les querelles des partis et leurs combats les plus violons, à regarder les révolutions comme des crises inévitables et passagères, toujours suivies d’une période d’apaisement où l’on est heureux de recourir à leur expérience, et de renouer le fil des traditions.

Pendant les dix-huit mois qu’il avait passés au ministère des affaires étrangères en qualité de secrétaire-général, et avec fort peu d’occupations, M. Miot avait employé ses loisirs à compulser les archives de ce département pour y étudier la science et l’histoire de la diplomatie. Devenu ministre sous le titre de commissaire, il se hâta de tirer parti des notions qu’il avait acquises pour rétablir l’ordre dans le service et pour y apporter des améliorations de détail. Les relations extérieures avaient, comme je l’ai dit, repris quelque activité. Déjà la Toscane, la Prusse, la Hollande, l’Espagne, se rapprochant de la France, signaient avec elle des traités de paix, et, comme le Danemark, la Suède, la Suisse, les États-Unis, qui ne nous avaient jamais fait la guerre, accréditaient des envoyés à Paris; mais les grandes négociations qui aboutissaient à ces résultats ne passaient point par le ministère même : le comité de salut public se les était réservées. La position de M. Miot était donc loin d’avoir l’importance de celle d’un ministre ordinaire : il désira l’échanger contre un poste d’envoyé au dehors. On lui offrit le choix entre la légation des États-Unis et celle de Toscane : il préféra la Toscane.

Ce n’était pas alors une situation agréable et facile que celle des diplomates français qui commençaient à reparaître dans les cours étrangères. Malgré le 9 thermidor, on ne pouvait se persuader que les envoyés de cette convention, dont le nom n’était prononcé dans le monde entier qu’avec un sentiment d’horreur et d’effroi, pussent être des hommes civilisés. « Les bruits les plus étranges, dit M. Miot, m’avaient précédé à Florence. On s’attendait à voir une espèce de sauvage vêtu d’une manière extraordinaire, ne se servant que du plus grossier langage, n’ayant aucune idée des convenances sociales et disposé à les heurter avec scandale. » M. Miot parvint aisément à dissiper ces premières impressions, à se faire même accepter personnellement jusqu’à un certain point; mais il lui fut bien autrement difficile de faire accepter le gouvernement qu’il représentait, et dont la seule existence était une menace pour tous les pouvoirs monarchiques. Le cabinet de Florence, de tous les cabinets le plus modéré et le plus timide, le plus porté à ménager la France, parce qu’il était un des plus exposés à ses coups, mais forcé aussi de ménager l’Angleterre, et uni à l’Autriche par d’étroits liens, excité d’ailleurs par les émigrés qui s’étaient rassemblés en grand nombre sur son territoire, et entraîné en mainte occasion par les passions de ses propres agens, donnait trop souvent au gouvernement français des motifs de plaintes légitimes. Il y était encouragé par le peu de succès que nos armes, victorieuses partout ailleurs, avaient obtenu jusqu’alors du côté des Alpes. Les choses ne tardèrent pas à changer de face.

Au commencement de l’année 1796, le directoire, qui gouvernait la république française depuis que la dictature de la convention avait fait place à un gouvernement constitutionnel, nomma le général Bonaparte au commandement de l’armée d’Italie. En arrivant à son quartier-général dans les premiers jours d’avril, celui-ci écrivit au ministre de France en Toscane pour le prier de lui faire connaître l’état de la péninsule et de lui procurer toutes les informations qu’il jugerait utiles. «Je reconnus, dit M. Miot, dans son style concis et plein de mouvement, quoique inégal et incorrect, et dans la nature des questions qu’il m’adressait, un homme qui ne ressemblait pas aux autres. Je fus frappé de l’étendue et de la profondeur des vues militaires et politiques qu’il indiquait, et que je n’avais aperçues dans aucune des correspondances que j’avais jusque-là entretenues avec les généraux de l’armée d’Italie. Je prévis donc ou de grands succès ou de grands revers. Cette incertitude dura peu. »

Moins de deux mois suffirent au nouveau général pour remporter, une série de victoires éclatantes qui forcèrent le roi de Sardaigne à acheter la paix au prix de la Savoie et du comté de Nice, réduisirent également les ducs de Modène et de Parme à déposer les armes, et mirent le Milanais au pouvoir de la France. Dès ce moment, Bonaparte, par la force de son caractère autant que par l’éclat de son génie et de ses triomphes, avait acquis en Italie, pour la paix comme pour la guerre, une position dictatoriale que le directoire se voyait contraint de respecter tout en la redoutant, et les agens de la république, dans le petit nombre des états italiens où elle en entretenait alors, n’étaient plus guère pour lui que de dociles instrumens empressés de saluer cet astre nouveau.

Pensant avec raison qu’il lui importait beaucoup, pour régler sa conduite, de connaître les intentions du général, M. Miot partit pour Milan vers la fin du mois de mai. Il espérait l’y rencontrer; mais ce fut seulement à Brescia qu’il put le joindre. Le prétexte et en partie même l’objet de ce voyage, c’était de lui présenter un envoyé napolitain, le prince Belmonte Pignatelli, qui, au nom de son gouvernement, épouvanté par les rapides succès de l’armée française, venait solliciter une suspension d’hostilités. Voici en quels termes M. Miot raconte sa première entrevue avec le futur maître de la France, et l’impression qu’il en éprouva. « Je fus étrangement surpris à son aspect. Rien n’était plus éloigné de l’idée que mon imagination s’en était formée. J’aperçus, au milieu d’un état-major nombreux, un homme d’une taille au-dessous de la taille ordinaire, d’une extrême maigreur. Ses cheveux poudrés, coupés d’une manière particulière et carrément au-dessus de ses oreilles, tombaient sur ses épaules. Il était vêtu d’un habit droit boutonné jusqu’en haut, orné d’une petite broderie en or très étroite, et portait à son chapeau une plume tricolore. Au premier abord, sa figure ne me parut pas belle; mais des traits prononcés, un œil vif et inquisiteur, un geste animé et brusque, décelaient une âme ardente, et un front large et soucieux un penseur profond. Il me fit asseoir près de lui, et nous parlâmes de l’Italie. Son parler était bref, et en ce temps très incorrect. »

M. Miot réussit sans peine à obtenir pour le gouvernement napolitain l’armistice qu’il sollicitait. Bonaparte, tout occupé alors à prendre Mantoue, la seule, mais très importante place forte que les Autrichiens conservassent encore dans la Lombardie, et à se mettre en mesure de repousser les nouvelles forces que le cabinet de Vienne dirigeait sur l’Italie pour essayer de réparer ses échecs, se prêta avec joie à un arrangement qui diminuait le nombre de ses ennemis. Ce point réglé, M. Miot voulut l’entretenir de la politique générale de la péninsule. Sur ce point, il eut à peine le temps d’échanger quelques mots avec lui; mais comme il paraissait croire qu’on aurait à tenir compte des intentions des commissaires du gouvernement auprès de l’armée, le général Bonaparte, trahissant déjà ce besoin d’action indépendante dont il était dévoré, s’écria avec impatience : « Les commissaires du directoire n’ont rien à voir dans ma politique. Je fais ce que je veux. Qu’ils se mêlent de l’administration des revenus publics, à la bonne heure, du moins pour le moment; le reste ne les regarde pas. Je compte bien qu’ils ne seront pas longtemps en fonctions, et qu’on ne m’en enverra pas d’autres. » Bonaparte, pressé de s’éloigner pour aller diriger les opérations militaires, congédia ensuite M. Miot en lui promettant de le revoir bientôt à Bologne. Dans cette courte entrevue, M. Miot avait remarqué l’ascendant que le jeune général avait déjà pris sur les officiers qui l’entouraient. Tous se tenaient devant leur chef dans une attitude de respect et d’admiration. On n’apercevait entre lui et ses compagnons d’armes aucune de ces marques de familiarité auxquelles on était alors habitué dans les autres armées, et que favorisait l’égalité républicaine. « Déjà il avait marqué sa place et établi les distances. »

Le gouvernement toscan, intimidé par nos victoires, avait beaucoup modifié son attitude. Un nouveau ministre, moins hostile à la France, avait pris la direction des affaires étrangères : les relations avec la légation française étaient devenues plus faciles; mais comme au fond les dispositions de ce gouvernement n’avaient pas changé, ne pouvaient pas changer, les occasions de conflit renaissaient à chaque instant. Les autorités de Livourne, dominées par l’influence anglaise, donnaient sans cesse aux Français de nouveaux sujets de plainte. Bonaparte résolut d’y mettre fin en dirigeant sur cette ville un corps de troupes chargé de l’occuper, d’en expulser les Anglais et d’y saisir toutes leurs propriétés. M. Miot, effrayé de l’orage qui allait fondre sur la Toscane, se hâta de courir à Bologne, où le général lui avait donné rendez-vous. Il essaya de lui persuader qu’au point de vue politique, la tentative qu’il voulait faire sur Livourne aurait pour lui plus d’inconvéniens que d’avantages, qu’elle donnerait lieu à des vexations, à des concussions sans profit réel pour l’armée et propres seulement à enrichir les agens du directoire, à exaspérer les populations italiennes, à frapper les Français d’impopularité; il développa même, non sans quelque naïveté, des considérations stratégiques qui lui paraissaient militer dans le même sens. Le général lui répondit très sérieusement que, s’il l’avait entendu plus tôt, il n’aurait peut-être pas ordonné le mouvement en question, mais qu’il n’était plus temps de reculer, ce mouvement étant déjà commencé, et qu’il tâcherait d’ailleurs d’éviter tout désordre. M. Miot, voyant l’inutilité de ses représentations, se borna à demander qu’au moins les troupes françaises n’entrassent pas à Florence; il en reçut la promesse. Livourne fut donc occupé militairement. Après en avoir pris possession, Bonaparte, accompagné seulement de Berthier, de quelques aides-de-camp et d’un piquet de dragons, se rendit à Florence, où le grand-duc, bien que mortellement blessé de ce qui venait de se passer, lui fit rendre de grands honneurs et lui donna à dîner. Il trouvait sans doute bien étrange de recevoir à sa table un général de la république française. Il eût été bien autrement surpris s’il eût pu prévoir que, quelques années plus tard, il irait lui-même aux Tuileries grossir la cour de ce général, devenu souverain d’un vaste empire qui compterait la Toscane au nombre de ses provinces.

Dans son récit de l’entrevue qu’il eut à Bologne avec le général Bonaparte pour le détourner de la pensée d’occuper Livourne, M. Miot raconte un trait assez caractéristique. Le général, le voyant en grande familiarité avec Berthier, lui demanda d’où il le connaissait, et sur sa réponse qu’ils avaient été intimement liés dès leur première jeunesse : « Fort bien, reprit-il; mais est-ce que vous croyez comme tout le monde, et comme je l’ai lu dans les gazettes du pays, que c’est à Berthier que je dois mes succès, que c’est lui qui dirige mes plans, et que je ne fais qu’exécuter les desseins qu’il me suggère? — Nullement, lui répondit M. Miot, je le connais assez pour ne pas lui attribuer un genre de mérite qu’il n’a pas. — Vous avez raison, répliqua Bonaparte d’un ton très animé : Berthier n’est pas capable de commander un bataillon. »

Depuis que M. Miot était en Italie, il avait pu arrêter ses idées sur la politique que la France devait y suivre dans son intérêt bien entendu. Une opinion qui allait triompher momentanément poussait le directoire à profiter des succès de nos armes pour révolutionner entièrement la péninsule, c’est-à-dire pour y renverser tous les gouvernemens existans et y proclamer partout la souveraineté du peuple avec la république. M. Miot n’était pas de cet avis; il connaissait assez le pays pour comprendre que dans son ensemble il n’était pas mûr pour ce degré de liberté, et que si l’on pouvait, ce qui est toujours facile, y exciter des soulèvemens, des rébellions, il n’y avait pas d’élémens pour une véritable révolution. Il pensait donc qu’il suffisait de détruire la puissance de l’Autriche et celle du pape, l’une et l’autre, suivant lui, ennemies irréconciliables de l’influence française, et que, ces deux résultats une fois obtenus, on devait laisser la partie de l’Italie conquise par nos armes se donner, sous notre protection, la forme de gouvernement qui lui conviendrait. Il écrivit dans ce sens au directoire. Le général Bonaparte, d’accord avec lui pour repousser ces projets de révolution universelle, dont il comprenait l’absurdité, ne partageait pas ses idées sur la nécessité de renverser le pouvoir temporel du saint-siège, soit que, moins imbu des préjugés philosophiques du XVIIIe siècle, il comprît mieux le danger de s’aliéner ainsi toutes les populations attachées au catholicisme, soit simplement qu’il ne se crût pas assez fort pour porter un si grand coup. Il avait accordé un armistice à la cour de Rome aussi bien qu’à celle de Naples, en y attachant seulement des conditions plus dures, parce que les États-Romains étaient plus à sa portée. Comme il s’était déjà mis sur le pied de voir dans les agens diplomatiques de la France de purs instrumens placés à sa disposition, il chargea M. Miot d’aller à Rome veiller à l’exécution de ces arrangemens. Ce dernier, malgré ses préventions contre le saint-siège, porta dans l’accomplissement d’une mission aussi délicate des égards et une convenance dont les représentans de la république française étaient loin alors de donner toujours l’exemple; mais il trouva peu de facilités pour mener à bien la négociation confiée à ses soins. De nouvelles armées autrichiennes avaient passé les Alpes, la fortune de Bonaparte parut un moment chanceler. Il n’en fallut pas davantage pour que le gouvernement romain essayât de traîner cette négociation en longueur, espérant sans doute que les chances de la guerre le dégageraient de ses promesses. M. Miot d’ailleurs ne tarda pas à quitter Rome, où Bonaparte le remplaça par un autre agent qu’il jugeait plus disposé à entrer dans ses vues, alors bienveillantes pour le saint-siège, et il retourna à Florence.

Bientôt après, il y reçut sa nomination au poste d’envoyé auprès du gouvernement piémontais. Avant d’en aller prendre possession, le directoire le chargeait de se rendre, en qualité de commissaire extraordinaire de la république, dans l’île de Corse, que les Anglais venaient d’être forcés d’abandonner après l’avoir occupée pendant deux ans, d’y rétablir l’ordre, d’y calmer les haines de parti et de faire passer le plus promptement possible ce pays, encore si étranger à nos mœurs et à nos habitudes, sous l’empire des lois et des institutions communes au reste de la France. La tâche qu’on lui imposait n’était rien moins qu’aisée. Il paraît s’en être acquitté aussi bien que les circonstances le permettaient. Ce fut dans le cours de ce voyage qu’il vit pour la première fois Joseph Bonaparte, et que commença à se former entre eux une liaison qui devait avoir une grande influence sur le reste de sa carrière.

Lorsqu’après cinq mois de séjour en Corse il put, en août 1797, retourner sur le continent de l’Italie, la situation s’y était beaucoup améliorée. De nouvelles victoires de Bonaparte, plus éclatantes, plus complètes encore que les précédentes, avaient enfin réduit l’Autriche à demander la paix. Les préliminaires de Leoben étaient déjà signés. Bonaparte était revenu à Milan jouir de son triomphe, dicter des lois aux peuples conquis et négocier avec les envoyés de la cour de Vienne. M. Miot se hâta d’aller lui offrir ses hommages et recevoir ses directions ou plutôt ses ordres. Il le trouva dans la magnifique résidence de Montebello, entouré de sa famille, qu’il y avait appelée comme pour l’associer à sa grandeur naissante, et « au milieu d’une cour brillante plutôt que dans un quartier-général. Une étiquette sévère régnait déjà autour de lui; ses aides-de-camp et ses officiers n’étaient plus reçus à sa table, et il se montrait difficile sur le choix des convives qu’il y admettait... Il dînait pour ainsi dire en public : pendant son repas, on faisait entrer dans la salle où il mangeait les habitans du pays, qui venaient promener sur sa personne leurs avides regards. Du reste, il ne se montrait nullement embarrassé... de ces excès d’honneur, et les recevait comme s’il y eût été habitué. Les salons et une vaste tente qu’il avait fait dresser devant le palais, du côté des jardins, étaient constamment remplis d’une foule de généraux, d’administrateurs, de grands fournisseurs, ainsi que de la plus haute noblesse et des hommes les plus distingués de l’Italie, qui venaient solliciter la faveur d’un coup d’œil ou d’un instant d’entretien….. Ce n’était déjà plus le général d’une république, c’était un conquérant pour son propre compte... » Ainsi parle M. Miot. Les détails qu’il donne sur le langage tenu à cette époque par le futur empereur ne sont pas moins dignes d’attention. Bonaparte, se promenant un jour avec lui et l’un des principaux citoyens de Milan, M. de Melzi, dans les vastes jardins du château de Montebello, les entretint pendant deux heures des projets qui fermentaient dans son esprit.


« Ce que j’ai fait jusqu’ici, leur dit-il, n’est rien encore. Je ne suis qu’au début de la carrière que je dois parcourir. Croyez-vous que ce soit pour faire la grandeur des avocats du directoire, des Carnot, des Barras, que je triomphe en Italie? Croyez-vous que ce soit pour fonder une république? Quelle idée! Une république de trente millions d’âmes! Avec nos mœurs, nos vices! où en est la possibilité? C’est une chimère dont les Français sont engoués, mais qui passera comme tant d’autres. Il leur faut de la gloire, les satisfactions de la vanité; mais de la liberté!... ils n’y entendent rien. Voyez l’armée! les victoires que nous venons de remporter... ont déjà rendu le soldat français à son véritable caractère. Je suis tout pour lui. Que le directoire s’avise de vouloir m’ôter le commandement, et il verra s’il est le maître. Il faut à la nation... un chef illustré par la gloire, et non pas des théories,... des phrases, des discours d’idéologues... Qu’on leur donne des hochets, cela leur suffit; ils s’en amuseront et se laisseront mener, pourvu cependant qu’on leur dissimule adroitement le but vers lequel on les fait marcher. Quant à votre pays, monsieur de Melzi, il y a encore moins qu’en France d’élémens de républicanisme, et il faut encore moins de façons avec lui... Nous en ferons tout ce que nous voudrons; mais le temps n’est pas arrivé : il faut céder à la fièvre du moment, et nous allons avoir ici une ou deux républiques de notre façon. Monge nous arrangera cela. En attendant, j’en ai déjà fait disparaître deux du territoire de l’Italie, et quoique ce fussent des républiques bien aristocratiques, c’était encore là qu’il y avait le plus d’esprit public et d’opinions arrêtées. Nous en aurions été bien embarrassés par la suite. Au surplus, j’y suis résolu : je ne rendrai ni la Lombardie, ni Mantoue à l’Autriche... Je lui donnerai en indemnité Venise et une partie du territoire de terre ferme de cette vieille république. »


M. Miot et M. de Melzi s’étant récriés à la fois contre un semblable projet, qui mettait encore l’Autriche aux portes de l’Italie, et qui tromperait si cruellement l’espoir d’une population naguère affranchie du joug de l’oligarchie : « Je n’en viendrai là, reprit Bonaparte, que si je suis obligé par quelque sottise à Paris à faire la paix, car mon intention n’est nullement d’en finir si promptement avec l’Autriche. La paix n’est pas dans mon intérêt. Vous voyez ce que je suis, ce que je puis maintenant en Italie. Si la paix est faite, si je ne suis plus à la tête de l’armée que je me suis attachée, il faut renoncer à ce pouvoir, à cette haute position,... pour aller faire ma cour au Luxembourg à des avocats. Je ne voudrais quitter l’Italie que pour aller jouer en France un rôle à peu près semblable à celui que je joue ici, et le moment n’est pas encore venu... La conduite de tout ceci ne dépend pas uniquement de moi. Ils ne sont pas d’accord à Paris. Un parti lève la tête en faveur des Bourbons; je ne veux pas contribuer à son triomphe. Je veux bien un jour affaiblir le parti républicain, mais je veux que ce soit à mon profit, et non pas à celui de l’ancienne dynastie. En attendant, il faut marcher avec le parti républicain; mais la paix peut être nécessaire pour satisfaire les désirs de nos badauds de Paris, et si elle doit se faire, c’est à moi de la faire. Si j’en laissais à un autre le mérite, ce bienfait le placerait plus haut dans l’opinion que toutes mes victoires. »

L’empereur Napoléon était déjà tout entier dans ces paroles du général Bonaparte, avec son ambition et son orgueil gigantesque, son impatience de tout contrôle, ses vues profondes, ses projets illimités, son habitude de tout ramener à lui, de prendre pour unique criterium du bien et du mal les convenances de son absorbante personnalité; on y voit ce qui décida le général victorieux à signer la paix de Campo-Formio, qu’à tort ou avec raison il ne jugeait pas conforme à une saine politique, et à favoriser, à rendre possible par son appui la révolution du 18 fructidor, qui replaça la France sous le joug des jacobins. Il avait d’ailleurs trop de sens, il connaissait trop bien l’Italie, pour approuver le système de bouleversemens révolutionnaires adopté par le directoire à l’égard de ce pays. Il n’entrait pas dans ses vues de détruire la monarchie piémontaise et d’encourager les mouvemens séditieux qui déjà s’y manifestaient à l’instigation secrète de certains agens français. Seulement il ne dissimula pas à M. Miot, qui les désapprouvait comme lui, qu’il ne se sentait pas en mesure de protéger le cabinet de Turin contre le mauvais vouloir du gouvernement français. Lorsqu’après la paix de Campo-Formio, laissant à Berthier le commandement de l’armée, il traversa Turin pour rentrer en France, il refusa de paraître à la cour. « Je ne veux pas y aller, dit-il à M. Miot, je ne veux aucune fête, aucun honneur. Je ne veux pas tromper : ma présence à la cour, un entretien avec le roi, promettraient plus que je ne puis tenir; il se croirait en sûreté après m’avoir fait accepter des distinctions, des faveurs, et puis il n’en serait rien. » Cependant le roi le fit complimenter par un de ses principaux officiers. Le général donna audience aux ministres, reçut les officiers supérieurs, et même quelques particuliers qui essayèrent vainement de l’entraîner à favoriser les projets des agitateurs. Le pauvre roi lui envoya en cadeau un cheval sarde d’une beauté remarquable; la reine, sœur de Louis XVI, avait passé au cou de ce cheval un collier de pierres précieuses, le seul de ses bijoux qu’elle eût conservé en sacrifiant tous les autres pour les besoins de l’état. Il y avait dans ces humbles et muettes supplications d’une grande infortune quelque chose de si touchant que Bonaparte en fut attendri. Il n’osa refuser ces tristes cadeaux ; mais il fit aux officiers du roi qui les lui avaient présentés des dons qui en dépassaient de beaucoup la valeur. Avant de quitter M. Miot, il entra avec lui dans des explications qui tendaient à justifier la part qu’il avait prise au 18 fructidor, à bien établir qu’il n’avait rien de commun avec les hommes dont il avait assuré le triomphe.


« Je ne voulais pas, dit-il, du retour des Bourbons, surtout ramenés par l’armée de Moreau et de Pichegru... Définitivement, je ne veux pas du rôle de Monk, je ne veux pas le jouer, et je ne veux pas que d’autres le jouent... Mais ces avocats de Paris qu’on a mis un directoire n’entendent rien au gouvernement. Ce sont de petits esprits... Je doute fort... que nous puissions nous entendre et marcher longtemps d’accord. Ils sont jaloux de moi, je le sais, et malgré tout l’encens qu’ils me jettent au nez, je ne suis pas leur dupe. Ils se sont empressés de me nommer général de l’armée d’Angleterre pour me tirer de l’Italie, où je suis le maître et plus souverain que général d’armée. Ils verront comment les choses iront quand je n’y serai plus. J’y laisse Berthier, mais il n’est pas en état de commander en chef, et... il ne fera que des sottises. Quant à moi, mon cher Miot, je vous le déclare, je ne puis plus obéir; j’ai goûté du commandement, et je ne saurais y renoncer. Mon parti est pris : si je ne puis être le maître, je quitterai la France; je ne veux pas avoir fait tant de choses pour la donner à des avocats. Pour ce pays (parlant du Piémont), il ne sera pas longtemps en repos. J’ai fait tout ce qui était en mon pouvoir pour assurer la tranquillité du roi, mais le directoire a autour de lui un tas de patriotes et d’idéologues qui n’entendent rien à la politique. Ils mettront l’Italie en combustion, et nous en feront chasser un jour. »


On sait avec quelle ponctualité et quelle promptitude s’accomplirent ces prédictions. M. Miot ne fut pas témoin de ces nouvelles catastrophes. Dans son sincère désir de sauver le gouvernement piémontais, il avait essayé de lui faire comprendre le danger des répressions sanglantes et exagérées qu’il opposait aux tentatives de ses ennemis intérieurs. Le cabinet de Turin, irrité de ces remontrances, avait eu la sottise de demander le rappel de M. Miot. Le directoire, qui ne le trouvait pas assez disposé à seconder ses projets révolutionnaires, s’empressa d’accéder au vœu de la cour piémontaise; mais le nouveau ministre qu’il accrédita auprès d’elle fit bientôt regretter celui dont on avait méconnu la bienveillance. Quelques mois étaient à peine écoulés que le souverain du Piémont était réduit à se réfugier dans l’île de Sardaigne.


III.

Rentrant en France après une absence de près de trois ans, au mois d’avril 1798, M. Miot trouva Paris entièrement transformé. La passion du gain, un goût effréné des jouissances, les recherches du luxe, les frivolités bizarres de la mode, avaient succédé à la grossière simplicité des mœurs républicaines. Cette corruption, cette dissolution presque universelle n’étaient d’ailleurs que l’un des traits de la décomposition morale et politique à laquelle la France était livrée depuis le 18 fructidor. Tout s’abîmait dans une hideuse anarchie, et cependant le jacobinisme, restauré en quelque sorte par cette déplorable journée, n’était pas encore assez complètement affaibli pour rendre possible une réaction dans le sens de l’ordre. Bonaparte le comprit. Mal à l’aise avec le directoire, qui le ménageait et le flattait, mais à qui il était suspect, et convaincu bientôt de l’impossibilité, au moins pour le moment, d’une expédition en Angleterre dont on avait voulu le charger, il accepta le commandement de l’armée destinée à conquérir l’Egypte. Dans l’intérêt de son avenir, il fallait absolument qu’il s’éloignât pour quelque temps, qu’il se mît ainsi à l’abri du mauvais vouloir du directoire et en dehors de toute responsabilité de ce qui se passait sur le honteux théâtre de la politique intérieure, et que cependant il ne restât pas dans une inaction qui l’eût bientôt fait oublier.

M. Miot lui-même était en disgrâce, sort commun en ce moment à presque tous les hommes de quelque probité et de quelque capacité. On ne se souvint de ses services que pour le nommer membre d’une commission du contentieux formée auprès du ministère de l’intérieur. Joseph Bonaparte, avec qui il s’était beaucoup lié depuis quelque temps, essaya de le faire entrer comme secrétaire-général au ministère de la guerre, alors occupé par son beau-frère, le général Bernadette. Ce dernier ne le trouva pas assez patriote. Quelque temps après cependant, on l’envoya en Hollande avec une mission diplomatique déguisée sous l’apparence d’une négociation financière; mais la révolution du 18 brumaire y mit bientôt fin.

On sait quel fut le caractère de cette révolution, par laquelle Bonaparte, revenu d’Egypte de la manière la plus inattendue, s’empara du pouvoir en renversant un gouvernement odieux et discrédité, qui avait réduit la France aux extrémités les plus déplorables. M. Miot exprime ainsi les sentimens que lui inspirèrent d’abord ces grandes nouvelles, lorsqu’elles lui parvinrent en Hollande : « La première impression qu’elles firent sur moi fut, je l’avoue, très pénible; je voyais le corps législatif honteusement chassé, la constitution de l’an III complètement renversée et la liberté gravement menacée. Cependant les noms des hommes qui avaient été les agens ou les confidens de cette révolution, et dont je connaissais les principes, me rassuraient : je ne pouvais me figurer qu’ils eussent prêté leur appui à l’homme qui s’en serait déclaré l’ennemi. Je flottais donc dans cette agitation d’esprit qu’excitent toujours les événemens mal connus, lorsque je reçus un courrier du général Berthier, qui, venant d’être nommé ministre de la guerre, m’appelait auprès de lui pour remplir cette même place de secrétaire-général que le patriote Bernadotte m’avait refusée... Je me déterminai facilement à accepter cette offre, quoique je ne pusse encore me faire une idée bien exacte de ce qui venait de se passer, ni en porter un jugement raisonné. »

A peine arrivé à Paris, M. Miot se présenta chez le général Bonaparte, qui le reçut très cordialement. « Je trouvai, dit-il, sa conversation plus ferme, plus nourrie qu’elle n’était autrefois. Il me parut avoir beaucoup gagné. Son âme, naturellement forte, s’était raidie dans les épreuves de la périlleuse expédition d’Egypte, et son énergie s’était accrue. Comme il connaissait mes opinions, il me montra la ferme résolution de respecter la liberté publique, mais en même temps il insistait sur la nécessité de créer une magistrature plus nerveuse que celle qui venait d’être renversée, et inclinait principalement vers tout ce qui pouvait tendre à centraliser le pouvoir. Du reste, il était moins brusque, et cherchait à mettre une certaine grâce dans ses discours, quoique souvent son impatience naturelle se fit sentir encore. »

Dans la nouvelle organisation donnée à la France, M. Miot ne tarda pas à être nommé membre du conseil d’état, dont les attributions législatives et administratives étaient alors d’autant plus importantes que celles des assemblées représentatives se trouvaient singulièrement amoindries; mais il avait d’abord siégé pendant quelques mois au tribunat, le seul corps qui conservât en réalité le caractère d’une représentation nationale, puisque c’était le seul où la discussion publique fût permise. Je ne reproduirai pas ici ce qu’il dit, après tant d’autres historiens, des tentatives faites par un certain nombre de tribuns, auxquels il ne paraît pas s’être associé, pour former une opposition et arrêter les progrès du pouvoir absolu. On leur a reproché d’avoir, par leurs efforts prématurés et intempestifs, maladroitement compromis la cause qu’ils voulaient servir, irrité le premier consul, et provoqué de sa part de nouveaux empiétemens. Leur véritable tort ou plutôt leur erreur, ce fut de ne pas voir que dans la constitution nouvelle, et surtout dans la disposition générale des esprits, il n’y avait pas de place pour une opposition régulière, par la raison qu’il n’y avait pas de place pour la liberté.

La génération actuelle, ou plutôt la portion de cette génération qui tient à un degré quelconque aux idées libérales, a quelque peine à concevoir la faveur qui s’attacha d’abord dans l’opinion au gouvernement du consulat, faveur si complète, si générale, qu’alors que Napoléon eut succombé quinze ans après sous le poids d’immenses désastres et d’une impopularité presque égale à ces désastres mêmes, le souvenir des premiers temps du régime consulaire se présentait encore aux imaginations comme celui d’une sorte d’âge d’or. Le sénat même, dans l’acte par lequel il vota la déchéance de l’empereur, eut soin de rappeler ces années d’un gouvernement ferme et prudent pour le mieux accabler par le contraste de celles qui les avaient suivies. Il n’était pas jusqu’aux royalistes les plus ardens qui ne s’unissent dans l’occasion à cet hommage rendu au 18 brumaire et à ses conséquences. Quant aux révolutionnaires dont les sentimens ou les intérêts avaient pu être froissés par cette grande journée, ils n’auraient pu en exprimer leur désapprobation et leurs regrets sans exciter une surprise, une indignation comparables à celles qu’aurait provoquées un ancien terroriste déplorant le 9 thermidor.

Cet enthousiasme pour un régime dans lequel dès le début on pouvait cependant apercevoir les germes non équivoques de l’absolutisme étonne aujourd’hui, je le répète, les jeunes amis de la liberté. Ils le comprendraient mieux s’ils se rendaient bien compte de ce qu’était le gouvernement qui avait précédé le consulat, ce directoire dont M. de Barante a écrit une histoire si judicieuse et si instructive. A mesure qu’on s’est éloigné de ces temps calamiteux, l’opinion est devenue singulièrement indulgente pour le directoire. On en est arrivé à croire que la France possédait alors une liberté incomplète peut-être à quelques égards, mais réelle, qu’il s’y mêlait sans doute d’assez nombreux abus, mais que ces abus n’étaient ni sans compensation ni sans remède, puisqu’il existait une presse et des corps électifs contrôlant librement le pouvoir. C’est une grande erreur : le règne du directoire tout entier fut une odieuse tyrannie, non pas tempérée, mais aggravée par des accès d’anarchie démagogique. Depuis le 18 fructidor, il ne soutenait plus son existence chancelante que par une suite de coups d’état et de lois d’exception frappant alternativement tous les partis. Ces proscriptions successives ayant éloigné des affaires non-seulement tous les honnêtes gens, mais presque tous les hommes de quelque capacité, une médiocrité absolue semblait être devenue la condition nécessaire pour obtenir des fonctions publiques. La victoire même avait abandonné nos armées, nos conquêtes étaient perdues pour la plupart, nos frontières menacées, bien que le génie de Masséna et la fortune de Brune en eussent pour le moment détourné l’invasion ennemie.

Il est facile de comprendre comment dut être accueilli dans de telles conjonctures le gouvernement nouveau dont les premiers actes furent de clore les listes de proscription, de laisser rentrer presque tous les exilés, de rapporter les mesures de terreur décrétées par le directoire expirant, d’appeler à lui, sans distinction d’opinions, tous les hommes honnêtes et capables, de rétablir l’ordre dans les finances, enfin d’imposer à l’Europe par d’éclatantes victoires la paix la plus glorieuse, la plus utile que la France ait jamais conclue. Au milieu de ce torrent de prospérités et de bienfaits, à peine apercevait-on quelques actes arbitraires qui, comparés aux iniquités dont on sortait, et frappant presque toujours des hommes odieux, paraissaient presque de la justice. Ce qui manquait aux garanties de la liberté dans les nouvelles institutions était peu regretté de la multitude, fatiguée de voir celles dont on avait été si prodigue dans les constitutions précédentes violées avec la plus impudente audace, ou transformées en instrumens de révolte et de désordre. Enfin la violence même qui avait chassé la représentation nationale du lieu de ses séances, ce scandale déploré plus tard par les amis de la liberté, comme donnant un si dangereux exemple, n’affectait guère une génération qui, témoin des actes de cette assemblée, des atteintes journalières qu’elle portait à la constitution et aux lois, des procédés plus qu’irréguliers par lesquels la majorité qui la dominait s’était formée en repoussant les légitimes mandataires des collèges électoraux, ne voyait dans ceux qui la composaient que de méprisables usurpateurs, et ressentait au spectacle de leur humiliation la satisfaction qu’on éprouve à voir renverser un tyran.

En se rappelant toutes ces circonstances, on appréciera avec plus d’indulgence ce qu’il y avait d’excessif dans la faveur générale avec laquelle nos pères accueillirent le consulat naissant. Il y a deux grandes leçons à en tirer : l’une, que confirment bien d’autres exemples puisés dans notre histoire, et même dans celle d’Angleterre, c’est que les crimes, les excès commis au nom de la liberté, inspirent tôt ou tard, pour un temps plus ou moins prolongé, aux peuples condamnés à les subir, le goût, on pourrait presque dire le besoin du pouvoir absolu; l’autre, qui résulte de l’histoire du consulat et de l’empire suivie dans ses développemens successifs, c’est qu’une nation, en s’abandonnant trop complètement à son gouvernement dans un intérêt mal entendu d’ordre et de paix, en le dégageant ainsi de tout contrôle, en le livrant à l’enivrement de cette toute-puissance qu’aucune tête humaine n’est assez forte pour supporter longtemps sans se troubler, le pousse inévitablement à des folies qui compromettent les résultats mêmes pour lesquels on a fait tant de sacrifices.

Plusieurs complots dirigés contre l’existence du premier consul ne firent que le fortifier, en éveillant vivement dans les imaginations l’idée des périls auxquels la France était exposée, si elle eût perdu le grand homme qui l’avait tirée de l’abîme. On sait à quels excès d’emportement et de frénésie l’inquiétude sincère des uns et le zèle courtisanesque des autres, favorisés par la légitime indignation que l’assassinat excite dans presque tous les cœurs, peuvent arriver en de telles occasions. Les mémoires de M. Miot, en racontant les suites de l’attentat de la machine infernale, offrent un curieux exemple de ces tristes aberrations, et les détails qu’ils contiennent à ce sujet méritent d’être recueillis. Le premier consul, dont la vie avait déjà été menacée par les jacobins, leur imputa d’abord ce nouveau forfait, et traita assez mal le ministre de la police, parce qu’il le voyait enclin à penser que cette fois les coupables appartenaient au parti royaliste. A cet égard, dans les premiers instans, l’opinion du chef de l’état était celle de presque tout le monde. Les sections de l’intérieur et de législation du conseil d’état furent immédiatement réunies pour chercher les moyens de rendre plus actives et plus efficaces les poursuites dirigées contre les auteurs d’attentats à l’existence du gouvernement et à la vie des consuls. Elles proposèrent d’attribuer la connaissance de ces sortes de crimes aux tribunaux spéciaux chargés de juger sans assistance du jury les voleurs de diligences, très nombreux à cette époque, et de plus d’autoriser le gouvernement à éloigner, par mesure de haute police, les individus jugés dangereux pour la tranquillité publique. C’était accorder beaucoup; mais le premier consul, croyant encore que le complot dont il avait failli être victime était l’œuvre des terroristes, s’était tellement préoccupé de l’idée de profiter de l’occasion pour se débarrasser d’eux, qu’il ne se montra nullement satisfait du projet présenté au conseil d’état. Interrompant le rapport dès les premières phrases, il déclara nettement qu’il désirait une loi qui investît le gouvernement d’un pouvoir extraordinaire, et non pas un projet qui, rentrant plus ou moins dans les formes de la justice, ne permettrait ni la punition prompte des coupables, ni l’emploi des grands moyens de haute police indispensables dans la situation où l’on se trouvait.


« Il existe à Paris et dans toute la France, dit-il, environ quatre ou cinq cents individus couverts de crimes, sans asile, sans occupation et sans ressources. Ces hommes sont une armée continuellement agissante contre le gouvernement... Ce sont les ennemis de tout ordre de choses, quels qu’en soient les principes, de toute idée libérale, de toute forme de gouvernement. Ils sont connus, ils ont leurs réunions, leurs intelligences, des moyens d’action puisés dans l’habitude qu’ils ont du crime. Cette poignée de loups enragés, disséminés dans la société entière, signalés partout, portant sur leurs fronts le cachet du crime, y répandent une terreur sans cesse renaissante. Que doit penser l’Europe d’un gouvernement sous lequel ces loups vivent et subsistent? Quelle confiance peut-elle avoir dans ce gouvernement qui ne sait ou ne peut protéger la capitale de l’empire, sous les yeux duquel s’exécute un complot infernal dont l’effet entraîne la ruine et la désolation d’une partie des habitans de cette capitale? Il est impossible que cet état de choses dure plus longtemps : il faut enfin purger la société de ce fléau ; il faut que d’ici à cinq jours vingt ou trente de ces monstres expirent, et que deux ou trois cents autres soient déportés. Quant à moi, je suis prêt à prendre sur moi tout le poids et toutes les rigueurs d’une semblable mesure, et je ne vois rien que d’honorable dans un tel acte de salut public. Je ferais venir ces hommes dont les noms sont dans la bouche de tout le monde, je monterais sur une chaise curule dans la plus grande salle du palais que j’habite; là, en présence du peuple entier, s’il était possible de le réunir, je les condamnerais moi-même, et, partageant la peine de mort et celle de la déportation à peu près dans la proportion que je viens d’indiquer, je vengerais en un seul jour la société et l’humanité outragées. »


C’étaient là de terribles paroles. L’amiral Truguet, qui voulut faire entendre que les jacobins n’étaient pas les seuls ennemis dangereux et qu’il fallait aussi avoir les yeux sur les émigrés, les prêtres, les royalistes, s’attira, de la part du premier consul, une apostrophe foudroyante. Il lui demanda s’il pensait qu’on pût rétablir la loi des otages, persécuter sept ou huit mille prêtres rentrés sur les promesses de sécurité qu’on leur avait faites, chasser du conseil d’état et du tribunat tous ceux qu’on appelait des royalistes, renvoyer Portalis à Cayenne, écarter tous les hommes probes, honnêtes, éclairés, et les remplacer par des patriotes pris dans les débris des clubs. La délibération se prolongea pendant plusieurs jours. Aucune des rédactions successivement proposées ne satisfaisait le premier consul. Il revenait sans cesse aux idées qu’il avait si énergiquement exprimées. On était d’accord sur la nécessité d’une mesure extraordinaire, mais le conseil voulait une loi, et c’était l’arbitraire que désirait le gouvernement. Bonaparte ne se souciait en aucune façon de courir les risques d’une discussion publique au tribunat et au corps législatif, moins complètement assouplis alors qu’ils ne le furent bientôt après. Les conseillers d’état étaient fort embarrassés et ne comprenaient pas bien quelle était la pensée du premier consul. Un entretien que M. Miot eut avec M. de Talleyrand la lui fit entrevoir. M. Miot disait à M. de Talleyrand que si l’on ne voulait pas s’exposer aux chances d’un débat dans le tribunat et à la possibilité du rejet de la loi par le corps législatif, il n’y avait aucun moyen de sortir du défilé, puisqu’un avis du conseil d’état ne pouvait tenir lieu d’un vote législatif.


«Vous avez raison (lui répondit l’astucieux diplomate); mais est-ce qu’il n’y a que ces deux corps? A quoi bon avoir un sénat, si l’on ne s’en sert pas? » Je vis dans l’instant (ajoute M. Miot) la portée de cette insinuation, et je compris aussi d’où elle partait. En transportant une portion de l’autorité législative hors des autorités ordinaires, en réservant au sénat le droit de prononcer par des actes particuliers dans les questions extraordinaires et de salut public, le gouvernement, au lieu d’un corps inerte et sans action, créait un corps dont l’autorité, supérieure à toutes les autres, dominait tout le système constitutionnel, et qui, sous prétexte d’en assurer la conservation, devenait le maître de le modifier au gré du gouvernement, car celui-ci, en donnant au sénat le droit de faire des lois, ne s’en réservait pas moins l’initiative. Les délibérations de ce corps étaient secrètes; il était peu nombreux et à vie; il suffisait de l’avoir gagné une fois pour l’avoir toujours dans la main, et les moyens de séduction ne manquaient pas. On créait des commanderies sous le nom de sénatoreries, on assurait des dotations, et l’on mettait l’hérédité en perspective. Le sénat, nul jusqu’à ce moment, devenait le premier pouvoir de l’état... C’est donc à cette époque qu’il faut faire remonter l’origine de ce pouvoir singulier qui donna une existence légale aux changemens dont nous fûmes témoins dans la suite, et transforma sans convulsions, sans mouvement révolutionnaire et par des gradations insensibles, une république démocratique en monarchie absolue... »


Les esprits ainsi préparés, le conseil d’état, réuni en assemblée extraordinaire, décida, à l’unanimité, moins trois voix, celles de Truguet, de Lacuée et de Defermon, qu’on ne demanderait pas de loi. Après de longues délibérations, après beaucoup d’allées et venues, on s’arrêta à l’idée de faire voter par le sénat, à titre de mesure de salut public, la déportation d’un certain nombre d’individus signalés pour leurs actes et leurs principes révolutionnaires. Le sénat accepta avec sa complaisance ordinaire le rôle qu’on lui assignait ainsi. Dans le conseil d’état même, cette mesure, bien qu’adoptée en définitive à la presque unanimité, avait rencontré plus de résistance. Ce qui avait augmenté au dernier moment les scrupules d’un certain nombre de conseillers, c’est le bruit qui commençait à se répandre qu’on avait découvert les auteurs de la machine infernale, et qu’ils appartenaient, non pas au parti jacobin, mais au parti royaliste. Le fait était vrai, il ne devait pas tarder à devenir public; mais le gouvernement s’abstint d’en informer à l’avance le conseil d’état. Le rapport, les documens que Fouché lui présenta à l’appui du projet étaient même conçus de manière à faire croire à ceux qui les entendaient ou les lisaient, sans en peser tous les termes, que les terroristes étaient les vrais, les seuls coupables. Il est juste de dire que le gouvernement n’usa qu’avec réserve de l’arme terrible qu’on venait de mettre dans ses mains. Suivant M. Miot, quelques-uns seulement des proscrits furent, non pas déportés, mais exilés. L’exemple d’une monstrueuse iniquité n’en avait pas moins été donné; on était entré dans la voie de la confusion, de l’usurpation des pouvoirs, et en attribuant au sénat, docile instrument des volontés du maître, le droit de suppléer à la loi toutes les fois qu’on jugerait à propos de la déclarer insuffisante, on avait en réalité anéanti la constitution et frappé de nullité le corps législatif aussi bien que le tribunal.

La république n’était dès lors plus qu’un mot : tout tendait à la monarchie, et la disposition générale des esprits favorisait singulièrement en cela les vues secrètes de Bonaparte. Bientôt son palais prit un aspect nouveau. L’accès en avait d’abord été ouvert à tous les grands fonctionnaires. Quelque temps après, ces libres communications furent interdites; un cérémonial d’étiquette s’introduisit, et si l’on en murmurait tout bas, le besoin d’approcher la source de toutes les faveurs faisait qu’on s’y soumettait d’assez bonne grâce. Dès que ces hommes qui épient les faiblesses des gouvernans pour en profiter s’aperçurent du goût du premier consul pour les jouissances de la vanité, ils ne manquèrent pas d’y applaudir. « Rien, lui disaient-ils, ne répond mieux aux habitudes des Français, qui ont toujours aimé l’appareil et la pompe autour du pouvoir. Si la révolution a fait violence à ces habitudes, elle ne les a point détruites, et elles renaîtront naturellement de toutes parts. » — « Bonaparte, dit encore M. Miot, n’eut donc aucune peine à nous faire subir ces nouveautés; nous allions au-devant de ses désirs, et dès qu’il voulut avoir une cour, les courtisans ne lui manquèrent pas... Pour mon compte, je m’aperçus, dès les premiers mois qui suivirent l’établissement des nouvelles institutions, du changement de scène. J’avais conservé avec le premier consul des relations assez intimes que le souvenir de notre ancienne liaison en Italie avait maintenues, mais elles durèrent peu. Je ne vis plus Bonaparte que de loin en loin, et cette sorte de familiarité qui avait existé entre nous disparut insensiblement... Ce n’étaient pas seulement les amis du premier consul qui le poussaient vers la royauté;... Les partisans de l’ancienne dynastie l’y encourageaient également, persuadés qu’une fois la monarchie rétablie en France, il n’y aurait plus que le monarque parvenu à en chasser, ou, si on ne pouvait le renverser, à attendre sa mort pour rendre aux anciens possesseurs le trône qu’il aurait relevé. Ainsi, de même que, dix ans auparavant, le mouvement imprimé à la société la portait incessamment vers la destruction de toutes nos anciennes institutions et qu’un besoin universel de changemens se manifestait de toutes parts, de même en 1800 tous ceux qui exerçaient quelque influence sur la nation tendaient à la faire revenir sur ses pas, et ce qui avait été autrefois fut donné alors pour modèle de ce qui devait être. Rien n’était bien que le passé, et l’on préludait à son rétablissement dans les formes du gouvernement par tout ce qu’on pouvait tenter immédiatement sans révolter trop ouvertement les habitudes contractées pendant le cours de la révolution. »

Sans approuver complètement ce qui se faisait ni surtout ce qui s’annonçait, M. Miot était satisfait de sa position personnelle. Ce ne fut donc pas sans une vive contrariété qu’il se vit enlever à une existence qui lui plaisait sous tous les rapports pour une mission qui lui convenait beaucoup moins. Le premier consul, s’étant décidé à suspendre dans l’île de Corse le régime constitutionnel et légal que comportaient difficilement l’état sauvage de cette contrée et la violence des factions qui en divisaient les habitans, le chargea de l’administrer pendant cette suspension. Il eût voulu décliner cette tâche ingrate et pénible, mais ses objections ne furent pas admises. Déjà on ne discutait plus avec le maître. Dans cette espèce de dictature, qui commença au mois de mars 1801, M. Miot fit preuve, à en juger par son récit, de capacité et de vigueur; mais les ministres, voyant avec jalousie le pouvoir presque indépendant qu’il exerçait, le firent rappeler au bout de dix-huit mois, à sa grande satisfaction.


IV.

De retour à Paris, où, pendant son absence, le consulat décennal avait été remplacé par le consulat à vie, M. Miot reprit sa place au conseil d’état. Le changement qu’un aussi court espace de temps avait suffi pour opérer dans les habitudes du pays le frappa vivement. Chaque jour en effet voyait éclore quelque nouveau symptôme du retour aux usages de l’ancienne cour et de la royauté. Le général Leclerc, premier mari de Pauline Bonaparte, étant mort dans l’expédition de Saint-Domingue, le conseil d’état, convoqué extraordinairement, fit une visite de cérémonie au premier consul; le sénat et la magistrature suivirent cet exemple, tous les corps de l’état prirent le deuil, et ce deuil fut notifié officiellement au corps diplomatique. Cette circonstance fit beaucoup de sensation, et fut considérée comme une entreprise plus audacieuse que tout ce qu’on avait fait jusqu’alors pour détruire la liberté. Bientôt après, un arrêté du gouvernement substitua sur les monnaies l’effigie de Bonaparte à celle de la liberté. Au point où les choses en étaient venues, il n’était plus possible de se faire illusion sur le but auquel on tendait. Il n’y avait presque plus d’obstacles à craindre de la part des corps constitués ni même de l’opinion. Si, comme on le verra bientôt, l’opinion n’était plus à beaucoup près aussi favorable au premier consul que trois ans auparavant, l’esprit de servilité chez les uns, le découragement et l’indifférence chez les autres avaient fait de tels progrès, qu’aucune résistance sérieuse n’était plus possible; mais Bonaparte rencontrait dans sa famille et dans son propre caractère des difficultés, des complications qui le tenaient encore en échec.

Les détails que nous donne M. Miot sur cette phase de l’histoire napoléonienne sont, sans contredit, la portion la plus curieuse et la plus neuve de son livre. Ce n’est pas dans l’exercice de ses fonctions officielles qu’il a puisé ces précieuses informations; ce n’est pas non plus dans ses rapports personnels avec le premier consul : ces rapports avaient depuis longtemps cessé d’être confidentiels et fréquens. Il s’était lié au contraire de la manière la plus étroite avec Joseph Bonaparte, dont les idées et les sentimens n’étaient pas sans analogie avec les siens. Comme M. Miot, le futur roi de Naples et d’Espagne était profondément pénétré des idées du XVIIIe siècle. Il se croyait philosophe, libéral, et il l’était dans une certaine mesure, autant qu’on peut l’être avec une grande facilité de principes et de mœurs. Sa nature était bienveillante; ses idées de philanthropie et d’humanité contrastaient avec celles de son terrible frère. Il aimait la conversation des gens d’esprit; il cherchait à s’entourer des hommes qui, en d’autres temps, s’étaient signalés par leur amour pour la liberté, et qui se ralliaient volontiers à lui parce qu’ils n’étaient pas obligés, pour lui être agréables, d’abjurer leurs anciens principes, un peu aussi parce que sa petite cour, où figuraient les Girardin, les Jaucourt, les Rœderer, avait encore, au milieu de l’asservissement général, une légère apparence d’opposition.

Parmi les personnages qui se groupaient ainsi autour de Joseph dès l’époque du consulat, M. Miot était, sinon un des plus considérables, au moins un des plus intelligens, des plus dévoués, de ceux qui lui inspiraient la plus entière confiance. Il s’entretenait librement avec lui non-seulement des affaires de l’état, mais encore des dissentimens qui commençaient à troubler la famille du premier consul, et qui devaient devenir plus profonds à mesure que la fortune la porterait plus haut. Déjà le premier consul était à peu près brouillé avec celui de ses fières qui avait le plus de capacité et d’énergie, avec Lucien, dont M. Miot peint le caractère des couleurs les plus défavorables, mais qui, quels que fussent ses motifs et ses aspirations, eut au moins le mérite bien rare alors de ne pas plier sous le despotisme. Comme M. Miot, causant un jour avec Joseph de l’avenir monarchique qui se préparait, lui témoignait sa surprise de le voir encore dans la position d’un simple particulier, et l’engageait à ne rien négliger pour se mettre en mesure d’appeler sur lui l’attention publique, d’obtenir des distinctions et des emplois qui le désignassent en quelque sorte au rang suprême dans le cas où le premier consul viendrait à manquer :


« Vous raisonnez juste (lui répondit Joseph) ; mais, comme tous ceux qui me jugent, vous partez d’une base fausse. Vous supposez qu’il ne faut attribuer le peu de crédit dont je jouis et l’obscurité du rôle que je joue qu’à mon indolence naturelle, et qu’il s’agit seulement de la vaincre pour arriver où, selon vous, il conviendrait de me placer. Détrompez-vous : je sens parfaitement tout ce qu’il y aurait d’avantageux pour moi dans un changement de position, et s’il ne tenait qu’à moi de le produire, je le ferais sans aucun doute ; mais vous connaissez mal mon frère. L’idée de partager le pouvoir l’effarouche tellement que mon ambition lui est aussi suspecte que celle de tout autre, peut-être même davantage, parce qu’elle est la plus plausible de toutes celles qui peuvent se manifester, et parce qu’elle serait plus aisément justifiée dans l’opinion générale. Il veut surtout que le besoin de son existence soit si vivement senti et que cette existence soit un si grand bienfait, que l’on ne puisse rien voir au-delà sans frémir. Il sait et il sent qu’il règne par cette idée plus que par la force ou la reconnaissance. Si demain, si un jour on pouvait se dire : « Voilà un ordre de choses stable et tranquille ! voilà un successeur désigné qui le maintiendra ! Bonaparte peut mourir, il n’y a ni trouble ni notation à craindre, » mon frère ne se croirait plus en sûreté. Tel est le sentiment que j’ai démêlé en lui, telle est la règle immuable de sa conduite. Pensez-vous donc maintenant qu’il me laisserait exécuter le plan que vous me tracez ? Et s’il ne lui convient pas, pensez-vous que je serais assez fort pour l’exécuter malgré lui ? Non, certes ! Ainsi, comme il m’est impossible de parvenir au point qu’il me faudrait atteindre, j’aime mieux ne jouer aucun rôle que d’en jouer un subalterne. Ma politique est de faire vanter la modération de mes désirs, ma philosophie, mon amour du repos et des jouissances tranquilles, enfin de faire dire à tout le monde ce dont vous étiez persuadé vous-même il y a un instant : que je ne veux pas, et non que je ne peux pas être plus que je ne suis. »


M. Miot, étonné de cette confidence, ne dissimula pas qu’il la croyait peu sincère : il demanda à Joseph s’il ne cherchait pas à colorer les véritables motifs de sa conduite pour échapper au reproche d’indolence et de paresse ; il lui rappela le soin que le premier consul avait eu de le charger de la négociation du traité d’Amiens et du concordat pour l’associer à la popularité de ces deux grands actes, les honneurs extraordinaires qu’il lui avait accordés à cette occasion.


« Vous êtes encore dans la même erreur (reprit Joseph), et vous supposez toujours que ces distinctions, ces honneurs me sont offerts de bonne foi ; mais moi, je suis certain qu’ils n’étaient qu’un piège, et j’ai dû éviter d’y tomber. Que voulait le premier consul ? M’offrir à l’envie, à la jalousie des autres consuls, des ministres, des conseillers d’état, sans me donner aucun moyen de braver ces sentimens haineux, et en même temps s’acquitter envers moi. Aurais-je eu en effet quelque droit de me plaindre après tant de marques d’égards qui faisaient de moi en quelque sorte un successeur désigné ? Mon frère n’aurait-il pas toujours pu dire : Mais que demande-t-il de plus ? pouvais-je faire davantage pour lui ? est-ce ma faute s’il ne sait pas se tenir où je l’ai porté ? J’aurais ainsi perdu toute la considération que me procure ma conduite simple et modérée sans avoir acquis une puissance plus réelle, et peut-être sans pouvoir échapper au ridicule attaché à tout homme qui montre une grande ambition sans la justifier par ses talens. Si le premier consul avait voulu sincèrement ma fortune personnelle, il aurait saisi l’occasion de la faire lors de la nomination du président de la république italienne. Il est vrai qu’il m’a offert ce poste brillant, et qui flattait réellement tous mes désirs ; mais il voulait en même temps m’y enchaîner, m’y faire jouer le rôle que joue en ce moment M. de Melzi, et moi, qui connais parfaitement mon frère, qui sais tout ce que son joug a de pesant, qui ai toujours préféré une obscure existence à celle d’un mannequin politique, j’ai dû refuser. Je lui ai cependant fait connaître les conditions auxquelles j’eusse accepté… J’exigeais que le Piémont fût réuni à la république italienne, qu’on me laissât la liberté d’en rétablir les principales forteresses, qu’on retirât du territoire de la république les troupes françaises… En obtenant ces conditions, j’étais véritablement le maître. Je dépendais de la France par le cabinet, par les relations politiques, mais je n’en dépendais pas matériellement. Mon frère, dont l’ambition est sans bornes, n’eut garde de consentir à ces conditions, et il se fit nommer lui-même président. Vous ne le connaissez pas… ; c’est un homme prodigieux, et la profondeur, l’étendue, l’audace de ses vues m’étonnent chaque jour. Croyez qu’il n’est pas encore au terme qu’il se propose d’atteindre. »


Dans la suite de cet entretien, M. Miot, parlant des vastes projets dont l’ambition du premier consul était déjà préoccupée, et qui, disait-il, n’allaient à rien moins qu’à l’empire de l’Europe partagé tout au plus avec la Russie et fondé sur la ruine de l’Autriche et de l’Angleterre, lit l’observation que, pour compléter ce plan, il fallait un enfant, une descendance, et qu’on ne pouvait plus en attendre de Mme Bonaparte. Il suggéra la possibilité d’un divorce, d’un nouveau mariage, et s’attacha à persuader à Joseph que cette combinaison serait dans son intérêt, que dès que le premier consul aurait un enfant, il serait éventuellement son tuteur-né ; que sa position, devenue ainsi simple et naturelle, le préserverait des défiances et des soupçons de son frère, qui n’aurait plus aucun motif de le retenir dans la nullité, qui tout au contraire voudrait sans doute grandir le protecteur, le gardien de son fils, de son héritier. On voit par cette conversation quel chemin les idées avaient parcouru pendant les trois années qui s’étaient écoulées depuis le 18 brumaire. Ce qu’il y a peut-être de plus remarquable dans les étranges révélations faites à M. Miot par Joseph Bonaparte, c’est la répugnance du premier consul à fonder un établissement qui pût subsister indépendamment de sa personne, le calcul singulier qui lui faisait chercher sa sûreté dans la conviction généralement répandue que, lui venant à manquer, la France retomberait infailliblement dans l’anarchie. Cette profondeur de personnalité surmontant le penchant même qu’ont naturellement les hommes à essayer de se survivre dans leurs œuvres est quelque chose d’effrayant. Et ce n’était pas de la part de Joseph une pure conjecture inspirée peut-être par un mouvement de dépit. Quelque temps après, il revint encore sur ce sujet en s’entretenant avec M. Miot et deux autres de ses familiers, MM. de Girardin et de Fréville :


« Le projet de régner seul, leur dit-il, et de prendre un titre qui soit en harmonie avec ceux que portent les chefs des états de l’Europe est arrêté dans la tête de mon frère... Toute sa conduite, les honneurs qu’il se fait rendre, ceux qu’il exige pour sa femme, sont la suite d’un calcul pour familiariser l’opinion et la plier au grand changement qu’il prépare. Il pense que pour lui la meilleure marche à suivre est d’obtenir de la docilité et de la faiblesse d’une population qu’il méprise au fond de son âme pour sa servilité tout ce qu’un souverain pourrait en exiger avant d’en prendre le titre, persuadé que lorsqu’on a acquis une fois la réalité du pouvoir, le pas à faire pour obtenir la dénomination qui l’exprime est bien facile. Mais il a longtemps flotté entre le titre de roi et celui d’empereur, et s’est enfin déterminé pour ce dernier. Dans l’opinion généralement admise en Europe, l’idée d’un roi rappelle un pouvoir tempéré jusqu’à un certain point par une aristocratie, par une classe intermédiaire, et un ordre de succession qui, par la sécurité et la stabilité, compense les vices d’un pouvoir arbitraire. Celui qui porte le titre de roi est enchaîné lui-même par ces liens, contenu par des usages qu’il ne peut pas toujours plier à ses caprices, et enfin l’hérédité établie, en indiquant d’avance le successeur, rallie autour de cet héritier les mécontens et fait naître des espérances indépendantes du maître actuel. Un tel système ne convient pas à mon frère; il veut que hors lui tout soit égal, et que sa tête seule s’élève au-dessus du niveau qu’il promène indistinctement sur toutes les autres têtes, qu’aucun corps intermédiaire n’arrête sa puissance, que le bonheur et le repos dont il pourra faire jouir la nation soient tellement son ouvrage que l’imagination ne voie au-delà de lui que trouble et confusion, que l’incertitude sur son successeur ne laisse aux partis aucun appui, enfin que la faculté de désigner ou de changer ce successeur soit pour lui un moyen puissant de nourrir les espérances des ambitieux, et de s’attacher, par l’espoir d’un si grand héritage,... tous ceux dont la renommée, dont la puissance sur l’opinion pourraient lui faire des ennemis redoutables. Le titre d’empereur et les idées qui y étaient jadis attachées... répondent à ces vues... Point d’hérédité, point de famille, point de castes intermédiaires! Point d’obstacles dans l’ambition des chefs militaires pendant sa vie, parce que, leur maître en l’art de la guerre, il ne ne craint pas leur réputation, que la sienne surpasse, et qu’il leur laisse après lui l’espoir d’obtenir la place qu’il a créée et qu’il occupe ! Point de résistance dans les corps de l’état dont il est le chef, même selon l’ordre actuel des choses! Point de changemens apparens à cet ordre de choses : le sénat reste. Présidé par lui et docile instrument de ses volontés, ce corps lui répond des fantômes de représentation nationale qu’on peut laisser subsister. Enfin le mot même de république pourra survivre. La vaine ombre de cette forme de gouvernement consolera encore ceux qui s’égarèrent en cherchant à réaliser cette chimère au milieu d’un peuple léger et corrompu. »


Ainsi parla Joseph. Cette aversion du premier consul pour un système d’hérédité qui eût associé sa famille à sa propre grandeur blessait vivement ses frères. L’irritation de Joseph éclatait parfois avec une violence d’autant plus surprenante, que, pendant de longues années, une tendre amitié avait paru l’unir à Napoléon. Un jour que M. Miot s’efforçait de le calmer : « Il ne me trompera plus, s’écria-t-il, je suis las de sa tyrannie, de ses vaines promesses, tant de fois répétées et jamais remplies. Je veux toutou rien : qu’il me laisse simple particulier, ou qu’il m’offre un poste qui m’assure la puissance après lui ! Alors je me livrerai, je m’engagerai ; mais s’il s’y refuse, qu’il n’attende rien de moi ! N’a-t-il pas assez du funeste pouvoir qu’il exerce sur la France, sur l’Europe, que son insatiable ambition a troublée, sans me traîner après lui en esclave soumis, offert tantôt au respect, tantôt au mépris de ses généraux, qui, ne recevant d’ordres que de lui, me fouleront aux pieds ou me porteront la queue suivant ce qui leur aura été ordonné par leur maître ? Qu’a-t-il fait jusqu’ici pour nous ? quel pouvoir nous a-t-il donné ? Un préfet de mon département se joue de moi, et je n’exerce pas, dans le pays où mes possessions sont situées, la plus légère influence ! Mais je suis homme, et je veux qu’il s’aperçoive qu’on peut oser ne pas céder à ses caprices. Qu’il aille encore une fois ensanglanter l’Europe par une guerre qu’il pouvait éviter !… Et moi, je me réunirai à Sieyès, à Moreau même s’il le faut, à tout ce qui reste en France de patriotes et d’amis de la liberté pour me soustraire à tant de tyrannie ! »

Cette explosion passionnée, dans laquelle le dépit personnel empruntait d’une manière si naïve les accens du patriotisme indigné, fut suivie de quelques nouvelles confidences. Joseph raconta que, voulant déterminer son frère à adopter le principe d’hérédité, il l’avait pressé de répudier sa femme et de se remarier. « Tu balances ? lui avait-il dit. Eh bien ! qu’en arrivera-t-il ? Qu’un événement naturel amène la mort de cette femme, tu seras pour la France, pour l’Europe[2], pour moi qui te connais bien, tu seras un empoisonneur. Qui ne croira que tu n’aies fait ce qu’il était si parfaitement dans ton intérêt de faire ? Il vaut mieux prévenir ces honteux soupçons. Tu n’es pas marié ; jamais tu n’as voulu consentir à faire consacrer ton union avec cette femme. Quitte-la pour des raisons politiques, et ne laisse pas croire que tu t’en sois défait par un crime. J’ai vu, continua Joseph, mon frère pâlir à ce tableau, et voici ce qu’il m’a répondu : Tu me fais concevoir ce que je n’aurais jamais pensé, la possibilité d’un divorce; mais sur qui, dans cette supposition, dois-je porter mes vues? — Sur une princesse d’Allemagne, lui ai-je répliqué, sur une sœur de l’empereur de Russie. Ose seulement faire ce pas, et tu changes ta condition, la nôtre, sans attendre même que tu aies un enfant. Tout est créé par cela seul; le système de famille est établi, et nous sommes à toi. »

Des querelles violentes, des rapprochemens bientôt suivis de ruptures nouvelles, tels étaient les rapports du premier consul et de Joseph. Napoléon, que le sentiment de sa supériorité et son immense ambition disposaient à ne voir dans les autres hommes, et même et surtout dans les membres de sa famille, que des instrumens de ses projets, se plaignait amèrement de ses frères, qui, lui devant tout ce qu’ils étaient, au lieu de le seconder, se plaisaient à faire la satire de sa conduite, à le blâmer lorsqu’il affectait des formes monarchiques, aie contrarier en tout. « Du reste, ajoutait-il, je ne trouve pas plus d’affection dans tout ce qui m’environne : je vis dans une défiance continuelle; chaque jour voit éclore de nouveaux complots contre ma vie, chaque jour des rapports plus alarmans me parviennent. Les partisans des Bourbons, les jacobins me prennent pour leur unique point de mire, et, comprenant parfaitement que ni les uns ni les autres ne peuvent rien faire sans me perdre, ils sont du moins d’accord sur ce seul point. » Joseph de son côté, et aussi Lucien et Louis, — Jérôme à cette époque sortait à peine de l’enfance, — se révoltaient à la pensée de voir, dans la politique du premier consul, leurs vœux, leurs intérêts, leurs affections, leurs convenances, comptés absolument pour rien et subordonnés d’une manière absolue à ses moindres calculs. De part et d’autre, l’irritation était naturelle, et elle devait sans cesse renaître, parce qu’elle tenait au fond même de la situation.

Au milieu de ces embarras domestiques. Napoléon marchait rapidement vers le trône, tous les obstacles disparaissaient peu à peu, et cependant, comme je l’ai déjà dit, le sentiment public lui était devenu beaucoup moins favorable qu’au début de son gouvernement. Les royalistes, dont un grand nombre avaient d’abord cru trouver en lui un autre Monk, lui étaient décidément hostiles depuis qu’il ne leur était plus possible de se faire illusion sur ses projets. Les républicains, et en général tous les amis de la liberté, ne pouvaient plus se dissimuler qu’elle avait en lui son plus mortel ennemi. La masse de la nation, qui l’avait accueilli comme le restaurateur de l’ordre et le pacificateur de l’Europe, lui savait gré encore de la compression de l’anarchie; mais les espérances qu’elle avait fondées sur la paix un moment rétablie s’étaient déjà évanouies. Au bout de quelques mois, la guerre avait recommencé avec l’Angleterre, et bien que le motif apparent de cette rupture fût le refus du cabinet de Londres de restituer Malte conformément à une des clauses de la paix d’Amiens, tous les gens de bonne foi étaient forcés de reconnaître que le gouvernement français l’avait provoquée par ses empiétemens continuels sur l’indépendance des états étrangers, par l’incorporation à la France de plusieurs territoires qu’aucun traité ne lui avait cédés, et par l’occupation militaire de l’Italie, de la Hollande, de la Suisse, sans concert avec les autres puissances. Le premier consul faisait usage, pour justifier ces usurpations, d’un argument étrange. Aucun article du traité d’Amiens ne les lui interdisant formellement, l’Angleterre, suivant lui, n’avait pas le droit de lui en demander compte. Cet argument avait une portée qui le rendait plus effrayant encore que les actes mêmes qu’il tendait à justifier. Tôt ou tard il ne pouvait manquer d’armer l’Europe entière contre celui qui prétendait faire accepter un pareil droit des gens, ou, pour mieux dire, une négation aussi complète du droit des gens. L’affaiblissement où les guerres précédentes avaient laissé l’Autriche et les autres états du continent pouvait retarder le moment d’une lutte nouvelle; mais on sentait que la paix n’était qu’une trêve dont. L’Angleterre, par l’offre de ses subsides, s’efforçait d’abréger la durée. Napoléon d’ailleurs, loin de redouter une guerre continentale, la désirait ardemment : elle seule pouvait le tirer de la situation fausse où le plaçaient les hostilités engagées contre l’Angleterre, qui, sans lui fournir un champ de bataille où il pût lutter corps à corps avec elle, livraient nos colonies et le reste de notre marine à la dominatrice des mers. Il s’efforçait, il est vrai, de changer cette situation au moyen d’un débarquement sur le sol britannique pour lequel il faisait d’immenses préparatifs; mais, sans aller jusqu’à supposer, comme beaucoup de personnes le faisaient alors, qu’il n’y avait rien de sérieux dans ces démonstrations, on doit croire qu’il éprouvait quelque hésitation à se jeter dans une entreprise dont le succès était soumis à tant de hasards, et qui devait le perdre si elle ne réussissait pas. Il ne pouvait cependant y renoncer, après tant de pompeuses menaces, sans se déconsidérer et s’affaiblir, à moins d’avoir à offrir aux esprits l’éclatante diversion d’une guerre contre quelque grande puissance du continent. Il la désirait donc, je le répète. Ce qui est du moins certain, c’est qu’il ne faisait rien pour l’éviter, et par là il sapait de ses propres mains un des principaux fondemens de l’immense popularité qui s’était pendant quelque temps attachée à son gouvernement.

La conspiration de George, découverte sur ces entrefaites, eût pu la retremper momentanément, les conspirations qui échouent ayant pour effet ordinaire de fortifier moralement les pouvoirs contre lesquels elles sont dirigées. Elle présentait d’ailleurs, dans quelques-uns de ses élémens, des circonstances odieuses faites pour discréditer les partis qui y avaient pris part, et même le gouvernement anglais, dont quelques agens s’y étaient mêlés; mais la colère qu’en éprouva le premier consul l’entraîna à des excès qui lui firent perdre ce bénéfice, et pour quelque temps au moins soulevèrent contre lui l’opinion publique. M. Miot peint en traits énergiques l’émotion produite par l’exécution du duc d’Enghien. « Il y avait, dit-il, inquiétude, effroi, stupeur. On n’osait ni se parler ni s’interroger. Ce premier sang répandu avec des circonstances si terribles, si révoltantes,... cette adoption des-formes des tribunaux révolutionnaires,... effrayaient comme les signes d’une altération intérieure, comme le développement de passions funestes dont cet attentat n’était que la première explosion. On craignait qu’entré une fois dans cette sanglante carrière, le premier consul ne sût plus s’y arrêter; on frémissait de voir à sa disposition des instrumens si serviles et des juges qui pouvaient condamner l’accusé avant qu’il fut amené devant eux. » M. Miot ajoute que, dans cette disposition des esprits, les bruits les plus effrayans et parfois les plus étranges, les plus invraisemblables, se succédaient sans interruption, toujours accueillis par la crédulité publique. Un prince de la maison de Bourbon, le duc de Berri, était, disait-on, caché chez l’ambassadeur d’Autriche. Duroc était parti pour Vienne, afin de négocier et d’obtenir la faculté de visiter l’hôtel de cet ambassadeur. Le premier consul crut devoir intervenir pour mettre fin à ces rumeurs. Sortant de la retraite où il s’était tenu renfermé pendant quelques jours, il parut au conseil d’état et prononça le discours suivant.


« J’ai peine à concevoir comment, dans une ville aussi éclairée que Paris,... on peut accueillir des bruits aussi ridicules que ceux qui y circulent... Comment peut-on croire qu’il existe ici un prince de la maison de Bourbon, qu’il est caché chez l’ambassadeur de l’empereur, et que je n’ai pas osé le faire saisir! C’est bien peu me connaître; c’est avoir une faible idée de la politique qui doit guider un gouvernement. Si le duc de Berri... était caché chez M. de Cobentzel, non-seulement je l’aurais fait saisir, mais j’aurais dans la journée fait fusiller lui et M. de Cobentzel lui-même. Si l’archiduc Charles était à Paris, et s’il eût donné asile à l’un de ces princes, j’aurais fait la même chose, et je l’aurais fait fusiller. Nous ne sommes plus au temps des asiles... Supposer que j’aie fait partir Duroc... pour négocier avec l’empereur la permission de visiter la maison de son ambassadeur, lorsqu’on soupçonne qu’elle recèle un de nos plus grands ennemis, c’est rabaisser la France à la condition des plus petites républiques de l’Europe, de Gênes, de Venise... Ces bruits, ces suppositions sont injurieux pour moi; ils le sont aussi pour l’ambassadeur, dont je n’ai pas à me plaindre. J’ai donc pensé devoir éclairer le conseil d’état sur la vérité de tout ceci, afin que les hommes qui le composent puissent dans leurs conversations rectifier l’opinion... Du reste, reprit le premier consul après quelques minutes d’intervalle, j’ai fait connaître au sénat les détails de la correspondance organisée par Drake (envoyé d’Angleterre à Munich) ; le conseil en sera également instruit : il verra quels sont les principes que suivent les ministres anglais, et si nous devons bien des égards à ceux qui, sous le manteau d’un caractère diplomatique, organisent l’assassinat… On verra quels ménagemens peut mériter une famille dont les membres se sont faits les sicaires de l’Angleterre….. Que la France ne s’y trompe pas ? Elle n’aura ni paix, ni repos jusqu’au moment où le dernier individu de la race des Bourbons sera exterminé… J’ai fait juger et exécuter promptement le duc d’Enghien pour éviter de tenter les émigrés rentrés… J’ai craint que la longueur d’un procès, la solennité d’un jugement, ne réveillassent dans leur âme des sentimens qu’ils n’auraient pu s’empêcher de manifester, que je ne fusse obligé de les abandonner à la police, et d’étendre ainsi le cercle des coupables… Au surplus, il a été jugé par une commission militaire, et il en était justiciable : il avait porté les armes contre la France… Par sa mort, il nous a payé une partie du sang de deux millions de citoyens français qui ont péri dans cette guerre. On verra par les papiers saisis chez lui qu’il n’était établi à Ettenheim que pour être à portée d’entretenir une correspondance dans l’intérieur de la France. Je l’ai fait arrêter dans le margraviat de Bade. Qui sait si je n’aurais pas pu faire également enlever à Varsovie les autres Bourbons qui s’y trouvent ? Croit-on que c’est sans mon aveu qu’il en existe à Varsovie ? C’est uniquement avec mon consentement. Paul… m’avait proposé lui-même d’éloigner les Bourbons de ses états. L’Autriche n’en a souffert aucun chez elle, et actuellement je ne ferai la paix avec l’Angleterre que lorsqu’elle aura consenti à l’expulsion totale des Bourbons et des émigrés. Il fallait cependant leur laisser un lieu à habiter : Varsovie fut choisi, et j’y consentis. J’allai même plus loin : sur la proposition du roi de Prusse, et pour arracher les restes de cette famille à l’influence de l’Angleterre, j’étais résolu de leur faire un traitement convenable… Je sais à quels bruits ridicules cette négociation a donné lieu : on a dit que j’avais exigé de ces princes une renonciation au trône, et que leur refus… avait tout fait échouer. Il n’y a rien de vrai dans ce conte absurde, et tout se réduit à ce que je viens de dire[3]. »


M. Miot affirme qu’il a écrit ce discours le jour même où il l’avait entendu. Il ajoute que, le lendemain, le premier consul, recevant aux Tuileries les autorités, les généraux et les personnages de distinction, parla beaucoup à tout le monde, répéta en partie ce qu’il avait dit au conseil d’état, et eut l’air de chercher des approbateurs. Quelques mois après, s’entretenant avec Joseph et quelques généraux de son intimité, il revint, en termes plus violons et plus positifs encore, sur la nécessité d’assurer son repos et celui de la France par la destruction de la maison de Bourbon.

Il fallut quelque temps pour dissiper le sentiment d’épouvante qui pesait sur les imaginations. Le meurtre du duc d’Enghien en faisait soupçonner d’autres ; un des complices de George, l’illustre et coupable Pichegru, s’étant donné la mort dans sa prison, on raconta, et beaucoup de personnes crurent, contre toute vraisemblance, que le gouvernement l’avait fait assassiner pour cacher les traces de la torture, à laquelle, disait-on, il avait été soumis. La mort d’un officier anglais, le capitaine Wright, détenu comme prisonnier d’état, fut interprétée de la même manière. On croyait entrer dans un nouveau régime de terreur. C’était une exagération, et lorsque la suite des faits eut prouvé qu’en cela on s’était trompé, on parut, par un de ces retours si fréquens en France, oublier l’acte odieux dont on avait d’abord tiré des conséquences si extrêmes. Le premier consul, en immolant le duc d’Enghien, avait sans doute porté à sa propre gloire une irréparable atteinte; mais, au bout de quelques semaines, la France n’était plus occupée que des préparatifs de la création du régime impérial, qui allait succéder à la république.

Bonaparte avait fini par comprendre que l’hérédité était une base nécessaire de la monarchie, et que c’était même le seul moyen de la faire accepter avec faveur par l’opinion, qui cherchait avant tout un principe de stabilité et de durée. Modifiant alors son premier plan, mais fidèle au sentiment de défiance égoïste qui l’avait inspiré, il imagina un nouveau système qui, écartant ses frères de la succession, consistait à désigner un enfant comme héritier de l’empire. Ici encore il faut citer textuellement M. Miot.


« Le premier consul, dit-il, fit une démarche dont le but était de reconnaître par lui-même jusqu’à quel point il pouvait, avec quelque probabilité de succès, tenter l’exécution du plan dont j’ai parlé plus haut... Je vais rendre compte des détails de cette singulière démarche, presque généralement ignorée, tels qu’ils nous ont été communiqués, à Rœderer, à Girardin et à moi, par Joseph Bonaparte. Dans ce récit, que j’écrivis le soir même du jour où la confidence nous fut faite,... on trouvera une peinture... fidèle des passions qui animaient les personnes intéressées... Voici donc ce que Joseph Bonaparte nous raconta d’une conversation qu’il avait eue dans la matinée avec son frère Louis... Le premier consul s’était rendu la veille avec sa femme chez Louis Bonaparte. Il était venu en grand apparat... Louis ne s’était pas trouvé chez lui quand son frère y arriva, et n’était rentré qu’au moment où celui-ci se préparait à partir. Il fut étonné de cette visite extraordinaire et de l’éclat qu’on paraissait avoir voulu y mettre. Le premier consul avait l’air froid et embarrassé; mais sa femme, ayant pris Louis à part, lui fit entendre, par une suite de demi-mots, qu’on était venu pour lui communiquer un grand projet, et qu’il s’agissait d’être homme dans de telles circonstances. Après cet exorde préparatoire, elle lui annonça d’abord qu’on avait rédigé une loi sur l’hérédité. Elle ajouta ensuite que, lorsqu’une loi était faite, il fallait bien s’y conformer, et que lui, plus que tout autre, y trouverait de grands avantages, que, suivant les dispositions de cette loi, le droit de succession ne serait conféré qu’aux membres de la famille dont l’âge serait au moins de seize ans au-dessous de celui du premier consul, enfin qu’on avait calculé que son fils, le fils de Louis, était le seul qui remplît cette condition, que c’était donc à cet enfant que la succession serait dévolue, puisque elle-même (Mme Bonaparte) ne pouvait plus donner des héritiers à son mari, que d’ailleurs cette combinaison offrait au père une assez belle perspective pour le consoler de n’être pas appelé lui-même à l’hérédité. Louis, qui, malgré l’ascendant que depuis ses plus jeunes années son frère Napoléon exerçait sur lui,... conservait une âme élevée, repoussa cette proposition : elle lui rappelait les bruits injurieux que la malveillance avait cherché à répandre dans le public sur Hortense Beauharnais avant qu’il l’eût épousée, et, bien qu’en comparant la date de son mariage avec celle de la naissance de son fils il dût reconnaître que ces bruits étaient dénués de fondement, il sentit que l’adoption de cet enfant par le premier consul les eût nécessairement réveillés. Il avait donc refusé de prêter l’oreille aux insinuations de sa belle-mère, et déclaré à son frère Joseph que jamais il ne donnerait la main à cette proposition; mais, ajoutait-il, ce consentement était-il nécessaire? La loi pouvait être rendue et colorée du prétexte de l’intérêt général. La force était là prête à faire exécuter cette loi, à lui ravir même son fils pour le faire élever au palais, et Mme Bonaparte avait déjà insinué que cet arrangement serait nécessaire à l’égard d’un héritier présomptif. S’échauffant ainsi par degrés, Louis, dans l’épanchement de sa douleur, s’emporta violemment contre sa belle-mère, disant d’elle tout ce que la haine la plus prononcée aurait à peine osé en penser. — Joseph Bonaparte, en nous faisant le récit des plaintes et des emportemens de son frère Louis, ne nous dissimula point lui-même toute l’indignation que lui faisait éprouver le projet du premier consul. Il y voyait le renversement de tout son avenir : plus de succession, plus de pouvoir pour lui ni pour ses enfans. Par la plus perfide des combinaisons, il était trompé dans toutes ses espérances, écarté pour toujours des affaires, et de plus privé des droits qu’il aurait eus par lui-même, et par la seule affection que lui portait le sénat, à succéder à son frère, si le choix du successeur eût été laissé au cours naturel des événemens. A mesure qu’il parlait, son ressentiment s’enflammait, et bientôt ses passions, excitées au plus haut degré, s’exhalèrent dans les plus violentes expressions qu’une âme profondément blessée peut suggérer à la parole. Il maudit l’ambition du premier consul, et souhaita sa mort comme un bonheur pour sa famille et pour la France, et, malgré tous nos efforts pour le calmer, il nous quitta dans cet état d’irritation... Quant à nous, tristes confidens de ces détails, profondément affligés de tout ce que nous venions d’entendre, nous ne pouvions nous dissimuler l’abîme vers lequel nous étions poussés, et nos réflexions mutuelles ne faisaient qu’aigrir notre douleur, en y ajoutant le pressentiment des malheurs dont l’avenir nous menaçait. Dans ces projets, nous voyions la France comptée pour rien. Ce n’était pas la sécurité et le repos qu’on voulait donner à une nation; ce n’était plus d’une institution politique qu’il s’agissait, mais d’une conquête, d’une proie qu’une famille mal unie se disputait... Le refus absolu de Louis de consentir à l’arrangement que lui proposait sa belle-mère, les dissensions que ce bizarre projet fit naître dans la famille, les murmures de tous ceux qui, dans l’entourage du premier consul, n’étaient pas entièrement dévoués à la cause de Mme Bonaparte, le forcèrent à modifier ce plan. Sans y renoncer absolument, il n’osa cependant pas braver le mécontentement universel que l’exécution complète eût excité. Il revint donc à des idées plus simples, et se rapprocha de ses deux frères, Joseph et Louis, qu’il résolut de faire entrer dans la ligne d’hérédité... Il sut néanmoins se réserver la faculté de revenir au fils de Louis par le moyen de l’adoption, combinaison nouvelle qu’il fit passer dans le sénatus-consulte qui constitua le système impérial[4]. »


Je ne retracerai pas, d’après M. Miot, les curieux détails des moyens par lesquels le plan si laborieusement élaboré dans la famille du premier consul fut mené à maturité et la république transformée en une monarchie absolue avec le concours servile d’hommes bien connus, soit pour leur attachement à la cause des Bourbons, soit pour l’exagération de leurs principes démocratiques. Cela se trouve plus ou moins complètement dans toutes les histoires du temps. Quelques-uns de ces hommes obéissaient en toute sincérité au penchant qui les portait à se rallier à un régime ennemi de la liberté. D’autres ne cédèrent à cet entraînement, alors presque universel, qu’à contre-cœur, en murmurant, mais ils y cédèrent. Il est à remarquer que de tous les grands corps constitués, le seul où il se soit manifesté une opposition tant soit peu sérieuse, quoique bien faible encore, c’est le conseil d’état, que sa composition et la nature de ses attributions semblaient mettre plus qu’un autre à la merci du pouvoir. Berlier, Boulay de la Meurthe, Treilhard, Dauchy, Bérenger, osèrent s’y prononcer, avec de grands ménagemens, il est vrai, contre la monarchie héréditaire, qui fut défendue par Defermon, Fourcroy, Portails, Pelet et Bigot de Préameneu. Le reste se tut. « En général, dit M. Miot, il était évident que la majorité du conseil était opposée au nouveau système; elle hésitait seulement à manifester son opinion. Plusieurs membres ne voulaient au fond que tâcher de deviner ce que désirait le premier consul, afin de s’y conformer. » Lorsque la question arriva au tribunat, ce vœu n’était plus douteux : aussi une seule voix s’éleva-t-elle pour la république, celle de Carnot; un autre tribun, Gallois, se borna à insister pour le maintien des résultats de la révolution et à réclamer des institutions favorables à la liberté et à l’égalité. Il ne fut pas plus écouté que ne l’avait été Rœderer lorsque, dans un conseil privé tenu peu auparavant en présence du premier consul et où la création de l’empire avait été décidée en principe, il s’était hasardé à demander par forme de compensation qu’on attribuât au corps législatif la discussion publique des lois, et que le sénat fût transformé en une chambre haute. Au sénat, trois membres seulement votèrent contre l’empire : c’était, dit-on, Grégoire, Garat et Lanjuinais. Le premier consul s’était depuis longtemps assuré de la docilité de cette assemblée par les faveurs dont il l’avait comblée. Sous prétexte de la constituer définitivement et de lui donner une existence plus stable et plus brillante, il lui avait assigné une dotation de 5 millions de rente, au moyen de laquelle le minimum des appointemens d’un sénateur s’était trouvé porté à 40,000 francs. Cette dotation fournissait en outre à la dépense extraordinaire d’un conseil d’administration composé de six grands-officiers richement rétribués. Enfin des sénatoreries étaient créées dans divers départemens, chacune avec 25,000 francs de rente et une résidence, pour être données en surcroît aux sénateurs qui feraient preuve de plus de dévouement. Toutes ces dispositions, lorsqu’elles avaient été proposées au sénat, avaient passé à l’unanimité. Au sortir de la séance, Joseph Bonaparte parlait avec indignation du spectacle qu’elle lui avait offert : « Je suis, disait-il à M. Miot, je suis tout à fait désabusé du républicanisme en France; il n’y en a plus. Pas un membre du sénat n’a ouvert la bouche contre les mesures proposées, et ne s’est même donné la peine de montrer au moins un désintéressement feint. Les plus républicains prenaient un crayon pour calculer ce qui reviendrait à chacun dans le partage du dividende commun. »

Ces mêmes hommes qui subissaient avec tant de facilité l’anéantissement de la liberté semblaient parfois retrouver leurs scrupules et leurs susceptibilités pour des choses bien insignifiantes. L’expression de fidèles sujets employée pour la première fois par M. de Fontanes haranguant le nouvel empereur à la tête du corps législatif excita parmi les assistans les témoignages d’une extrême surprise. Après l’audience, le président trop zélé reçut les plus vifs reproches de ses collègues, avec qui il s’était bien gardé de se concerter sur cette innovation dans l’étiquette. Ce qui augmentait leur mécontentement, c’est que M. Fabre (de l’Aude), portant la parole au nom du tribunat immédiatement après M. de Fontanes, n’avait pas fait usage de la même formule. M. de Fontanes alla trouver l’empereur et lui fit part de l’embarras où il se trouvait. L’empereur, pour l’en tirer, fit dire à M. Fabre (de l’Aude) qu’il entendait que les termes employés par le président du corps législatif se trouvassent également dans le texte imprimé de l’adresse du tribunat, qui devait paraître le lendemain au Moniteur. « Fabre, dit M. Miot, qui attendait de jour en jour sa nomination au sénat, ne fit aucune objection, et en s’éveillant, les tribuns apprirent par le Moniteur que la veille ils s’étaient reconnus les fidèles sujets de l’empereur. Le tribunat, dont l’existence devenait de plus en plus précaire, et dont les membres, dans la ruine qui les menaçait, n’avaient, pour obtenir quelque dédommagement, d’autre recours que la bienveillance de l’empereur, supporta cet affront sans se plaindre; mais le corps législatif manifesta quelque ressentiment, et crut sauver son honneur en faisant insérer au feuilleton de ses séances une note explicative qui dit que la formule employée est celle dont la chambre des communes fait usage. » De vétilleuses chicanes bientôt abandonnées, de timides allusions, des sarcasmes où l’impuissance se déguisait sous l’apparence du dédain, telles étaient les seules et misérables armes de l’opposition. Un des tribuns qui avait parlé en faveur de l’empire, Carrion Nisas, ayant eu la malencontreuse idée de faire représenter en ce moment une tragédie de sa façon qui avait quelque rapport aux circonstances, on se donna le plaisir de la siffler, et les Parisiens crurent avoir remporté ce jour-là une victoire sur le despotisme.

Il y eut pourtant une occasion dans laquelle ce qui subsistait encore d’esprit d’indépendance et de liberté put se manifester d’une manière plus sérieuse et plus efficace. C’était pendant le procès de George et de Moreau. Bien qu’on les eût traduits devant un tribunal spécial jugeant sans jury. Napoléon était profondément irrité de la fermeté des défenseurs, de la faveur que le public leur témoignait, et aussi de ce qu’il appelait les lenteurs de la procédure et l’irrésolution des juges. Il s’en plaignit amèrement dans une séance du conseil d’état, qui avait été convoqué pour examiner un projet de code criminel. Lorsqu’il eut fini de parler, Cambacérès, qui présidait le conseil, exposa l’objet réel de la convocation. « Avant d’entrer, dit-il, dans la discussion du code, il est nécessaire que le conseil se prononce sur quelques questions préliminaires... La plus essentielle qui se présente est celle-ci : la procédure criminelle par jurés sera-t-elle conservée? » La question ainsi posée excita une vive surprise. Très peu de personnes étaient dans la confidence de la pensée qui se révélait de la sorte, et le plus grand nombre n’imaginait même pas que le maintien du jury pût être l’objet d’un doute. Cependant Portails, l’interprète habituel des volontés du gouvernement en matière de législation, prit la parole, s’éleva avec force contre cette institution, reproduisit les doctrines de l’ancienne magistrature, et s’étendit longuement sur la nécessité d’une éducation appropriée pour prononcer en matière criminelle, sur la sécurité que donnaient aux coupables, dans les procès politiques particulièrement, des jurés ignorans ou faciles à entraîner par les émotions d’une sensibilité mal entendue, enfin sur la prétendue incompatibilité de ce mode de procédure avec le retour au système monarchique. Bigot de Préameneu, autre confident de Cambacérès, s’exprima dans le même sens, quoiqu’avec plus de ménagement. Le conseil, pris au dépourvu, paraissait incertain, quand Berlier, dans un discours méthodique, bien qu’improvisé et plein de force et de logique, réfuta victorieusement les deux préopinans. L’effet qu’il produisit fut si grand que lorsqu’on alla aux voix, la majorité se prononça pour la conservation du jury. Après un moment d’hésitation, Cambacérès se tourna vers l’empereur, et, étendant les bras comme s’il eût voulu lui dire qu’il ne s’était pas attendu à ce qui se passait, lui annonça le résultat du vote. L’empereur leva brusquement la séance : son mécontentement était visible. Néanmoins il ne crut pas devoir supprimer le jury contre l’avis du conseil d’état; il se borna à le dénaturer par l’organisation qu’il lui donna, et le principe fut sauvé, en sorte que dans des temps plus heureux on n’eut qu’à en rectifier l’application.

Napoléon avait donc consenti à reculer devant l’opposition du conseil d’état. Ce conseil étant en réalité une émanation, un instrument du pouvoir, qui y cherchait des lumières et prenait ensuite librement ses déterminations, céder à ses représentations, ce n’était donc point, de la part du chef de l’état, faire une concession à un autre pouvoir ni subir un échec. C’était simplement modifier sa première pensée après un plus mûr examen, et il n’y avait rien là qui pût soulever les susceptibilités de l’absolutisme le plus ombrageux, d’autant plus que les délibérations de ce corps étaient secrètes. Ainsi s’explique l’espèce de liberté qu’on y laissa subsister, alors même que les grands corps qui avaient en droit une existence et des attributions indépendantes étaient réduits au silence et à la nullité. On sait que le tribunat ne tarda pas à être supprimé. Quant au corps législatif. Napoléon, d’après un système qu’il avait développé en plein conseil d’état, pensait qu’il ne fallait lui soumettre, en dehors du budget, que des généralités, des questions purement spéculatives, dont la solution dans un sens négatif ne pût embarrasser la marche du gouvernement, et qu’on devait se passer de son concours pour tout ce qui avait un caractère pratique. C’était singulièrement restreindre le domaine de la loi. Napoléon semblait reconnaître qu’un pareil système n’était pas absolument conforme à la lettre de la constitution; « mais, ajoutait-il, c’est l’esprit,... non pas la lettre qu’il faut suivre, et cette constitution, dont j’ai été un des grands architectes, n’a jamais eu pour but de conserver à une assemblée délibérante et essentiellement étrangère à l’administration l’influence dans la direction des affaires, qu’elle a voulu expressément réserver au gouvernement pour la paix et la stabilité de l’état. » Napoléon disait encore que c’était rendre un mauvais service au corps législatif que de l’appeler à discuter des questions sur lesquelles il ne pouvait réellement pas avoir d’opinion, que cela avait pu se comprendre dans le temps où il envahissait tous les pouvoirs et se considérait comme investi de la souveraineté, mais que l’époque de ces vaines utopies était passée, et que le gouvernement, le sénat, le conseil d’état étaient aussi bien les représentans de la nation que le corps législatif. Quelques années après, perfectionnant encore cette théorie, il faisait déclarer par le Moniteur qu’il était absurde de voir dans les membres du corps législatif des représentans de la nation, que ce titre n’appartenait qu’à l’empereur, que s’il avait pu convenir à un corps quelconque, c’eût été au sénat et au conseil d’état plutôt qu’au corps législatif, et que ce dernier ne venait qu’au quatrième rang.

La création de l’empire héréditaire, en faisant cesser le dissentiment qui avait si longtemps séparé Napoléon de ses frères, était loin d’avoir établi entre eux un accord parfait et durable. Chaque moment voyait surgir de nouveaux différends, dont quelques-uns sont dignes d’être recueillis par l’histoire. Il faut lire les singuliers détails que donne M. Miot sur le conseil dans lequel on régla le cérémonial du couronnement, les efforts de Joseph, secondé par l’archi-trésorier Lebrun, pour dégager ce cérémonial de la pompe ridiculement surannée qu’on voulait y introduire, son opposition à ce que sa femme et les autres princesses fussent obligées à porter la queue de l’impératrice, la discussion qui s’engagea à grand renfort de souvenirs historiques, l’irritation de Napoléon, qui, se levant brusquement de son fauteuil, apostropha son frère avec rudesse, et déclama avec autant de véhémence que d’amertume contre ses opinions populaires comme aussi contre les amis qui les entretenaient en lui. Les choses allèrent si loin, que plusieurs fois Joseph fut sur le point d’offrir sa démission. Il se contint pourtant; mais après le conseil, la discussion ayant recommencé entre les deux frères et les deux grands dignitaires, Cambacérès et Lebrun, et la querelle s’étant échauffée, Joseph crut devoir faire ce que, par prudence, il n’avait pas fait dans le conseil même : il proposa de tout quitter et de se retirer en Allemagne. Cette proposition calma l’agitation de l’empereur; il se radoucit un peu, et l’on se sépara froidement.

Quelques jours après. Napoléon fit appeler Joseph, et eut avec lui une explication sérieuse : « J’ai beaucoup réfléchi, lui dit-il; au différend qui s’est élevé entre vous et moi, et je commencerai par vous avouer que, depuis six jours que dure cette querelle, je n’ai pas eu un instant de repos. J’en ai perdu jusqu’au sommeil, et vous seul pouvez exercer sur moi un tel empire; je ne sais aucun événement qui puisse me troubler à ce point. Cette influence tient encore à mon ancienne affection pour vous, au souvenir que je garde de celle que vous m’avez témoignée dans mon enfance, et je suis beaucoup plus dépendant que vous ne le croyez de ce genre de sentimens. D’ailleurs mon attachement pour vous tient aussi à l’idée que j’ai de l’excellence de votre caractère et de votre naturel. Je sais que vous êtes incapable d’un crime, et que jamais, quels que soient les avantages que vous puissiez trouver à ma mort, vous ne les achèterez par un attentat. Je ne pense pas ainsi de Lucien, et voilà pourquoi je l’ai écarté, pourquoi je ne le rappellerai jamais[5]. » Après ce préambule, Napoléon déclara à Joseph qu’il avait à choisir entre trois partis : celui de donner sa démission et de se retirer de bonne foi des affaires publiques, de renoncer à tout; celui de continuer à jouir des avantages du rang de prince tout en restant, comme par le passé, en opposition au système du gouvernement; enfin celui de s’unir franchement à l’empereur et d’être son premier sujet. Le premier parti, dit-il, pouvait se soutenir, quoiqu’il ne convînt pas parfaitement à ses vues. Si Joseph l’adoptait, on lui donnerait un million, deux millions au besoin, avec lesquels il pourrait acheter une terre en Italie, et voyager en Allemagne, en Russie. Le second parti, c’est-à-dire celui qu’il avait suivi jusqu’alors, ne pouvait être toléré; il aurait pour résultat infaillible quelque catastrophe. Le troisième était le plus simple, celui qui convenait le mieux aux intérêts de Joseph, celui auquel il devait s’arrêter.


«C’est un assez beau rôle à jouer, dit encore Napoléon, que d’être le second homme de la France, peut-être de l’Europe. Tout se justifie alors par l’importance du résultat, et ce résultat, vous ne le connaissez pas encore tout entier. Je suis appelé à changer la face du monde, je le crois du moins. Quelques idées de fatalité se mêlent peut-être à cette pensée, mais je ne la repousse pas; j’y crois même, et cette confiance me donne des moyens de succès. Tenez-vous donc au système monarchique héréditaire, où tant d’avantages vous sont promis. Regardez-vous comme un successeur nécessaire, et tout ce que vous ferez pour moi, c’est l’autoriser pour vous dans l’avenir. Ce système, vous le savez, n’était pas le mien : je préférais le système impérial électif. Là, rien ne gênait mes pensées : je ne voyais jamais autour de moi de successeur à qui l’on pût s’attacher; je ne voyais pas se former des espérances ou des craintes indépendantes de moi ; j’étais le maître du présent et de l’avenir, puisque cet avenir dépendait d’un choix que j’avais à faire. Mais enfin nous y sommes, et bien que votre conduite, votre opposition m’aient fait faire contre les idées ordinairement admises dans une monarchie héréditaire beaucoup de choses que je n’aurais pas faites,... nous pouvons y rester, et j’y trouve assez d’avantages pour m’y tenir. Mais soyez alors ce qu’il vous convient d’être dans une monarchie, faites mes volontés, suivez les mêmes idées que moi; ne flattez pas les patriotes quand je les repousse; n’éloignez pas les nobles quand je les appelle; formez votre maison d’après les principes qui m’ont dirigé;... soyez prince enfin, et ne vous effrayez pas des conséquences de ce titre. Quand vous me succéderez, vous reviendrez, si vous voulez, à vos idées favorites... À ces conditions, nous vivrons bien ensemble, et je veux bien vous dire encore que le troisième parti est celui que je désire que vous adoptiez, quoiqu’à la rigueur je puisse m’accommoder du premier ; mais je ne vous laisserai pas suivre le second. Vous m’avez entendu. »


Joseph se laissa convaincre; il accepta le magnifique esclavage qu’on lui offrait. Il remplit, le jour du couronnement, les fonctions que le cérémonial lui attribuait. Sa femme s’y conforma aussi de bonne grâce; seulement, pour ménager les amours-propres, on employa dans le procès-verbal les mots : soutenir le manteau, au lieu de l’expression : porter la queue. Tel fut le dénoûment burlesque de ce différend, qui avait eu un moment un caractère presque tragique.


V.

Après avoir transformé en empire la république française, Napoléon s’occupa de changer en royaume la république d’Italie, qu’il gouvernait sous le titre de président. Il ne pensait pourtant pas d’abord à prendre pour lui-même cette seconde couronne. Pour des motifs divers, il voulait la donner à Joseph, qui, à ce prix, eût renoncé à son droit éventuel à l’empire, ce qui aurait concentré la succession dans la branche du prince Louis, dont le fils aîné était depuis longtemps, comme on l’a vu, l’héritier désigné dans la pensée de l’empereur. Joseph trouvait cette condition injurieuse et humiliante. Déjà une première fois il avait mal accueilli les ouvertures qu’on lui avait faites à ce sujet. M. de Talleyrand fut chargé de lui soumettre une proposition nouvelle, conçue dans un sens un peu moins absolu, qui n’exigeait plus de lui une renonciation formelle, mais qui au fond avait le même but, et devait, selon toute apparence, avoir le même résultat. Les amis de Joseph, M. Miot entre autres, le pressèrent vainement d’accepter ce qu’on lui offrait, de ne pas sacrifier le présent aux chances d’un avenir qui, suivant toute apparence, ne devait jamais se réaliser, puisqu’il était plus âgé que l’empereur, à qui la constitution donnait d’ailleurs le droit de se choisir un successeur en dehors de la ligne directe. Ces conseils ne firent aucune impression sur l’esprit du prince, qui considérait comme une sorte de lâcheté ce qu’on désirait de lui. Il refusa donc. L’empereur, très mécontent, pensa alors à donner la couronne d’Italie, non pas à Louis, mais à son fils, à cet enfant pour qui il rêvait de si hautes destinées, et que la mort ne devait pas tarder à enlever. Jusqu’à sa majorité, Louis aurait gouverné en son nom. Ce dernier repoussa de la manière la plus absolue une idée aussi étrange. « Tant que j’existerai, dit-il à l’empereur, je ne consentirai ni à l’adoption de mon fils avant qu’il ait atteint l’âge fixé par le sénatus-consulte, ni à aucune disposition qui, en le plaçant à mon préjudice sur le trône de Lombardie, donnerait, par une faveur aussi marquée, une nouvelle vie aux bruits répandus dans le temps au sujet de cet enfant. Je consens, si vous le voulez, à aller en Italie, mais à la condition que j’emmènerai avec moi ma femme et mes enfans. » — « Ce nouveau refus, ajoute M. Miot, et le ton dont il fut énoncé et soutenu, portèrent la colère de l’empereur au dernier excès. Il saisit le prince Louis par le milieu du corps et le jeta avec la plus grande violence hors de son appartement[6]. » C’est alors que Napoléon se décida à prendre lui-même le titre de roi d’Italie, et à envoyer à Milan, en qualité de vice-roi, le prince Eugène Beauharnais, qu’il destinait à y régner un jour.

Pendant ces luttes domestiques, un orage se préparait au dehors, L’Autriche, la Russie, la Suède, la Prusse même, prenaient contre la France une attitude de plus en plus hostile. Les trois premières de ces puissances formaient, avec l’Angleterre et avec la cour de Naples, une coalition dont le but avoué était de réduire la France dans les limites fixées par la paix d’Amiens, et de délivrer l’Italie et la Hollande, occupées par ses armées. Une guerre continentale était donc imminente, et Napoléon la désirait, comme pouvant seule le tirer de la situation fausse et pénible où l’avait jeté sa rupture avec l’Angleterre. Confiant dans son génie et dans les dispositions de ses soldats, il ne doutait pas du succès. Il mettait tous ses soins à réchauffer l’ardeur de ses généraux, chez qui l’amour du repos commençait à se faire sentir, en ouvrant à leur ambition une nouvelle et immense carrière. « Ce que j’ai fait jusqu’ici n’est rien encore, dit-il un jour, au camp de Boulogne, à quelques-uns de ceux qu’il admettait dans son intimité. Il n’y aura de repos en Europe que sous un seul chef, sous un empereur qui aurait pour officiers des rois, qui distribuerait des royaumes à ses lieutenans, qui ferait l’un roi d’Italie, l’autre roi de Bavière, celui-ci landamman de Suisse, celui-là stathouder de Hollande, tous ayant des charges dans la maison impériale avec les titres de grand-échanson, grand-pannetier, grand-écuyer, grand-veneur, etc. On dira que ce plan n’est qu’une imitation de celui sur lequel l’empire d’Allemagne a été établi, et que ces idées ne sont pas neuves; mais il n’y a rien d’absolument nouveau, les institutions politiques ne font que rouler dans un cercle, et souvent il faut revenir à ce qui a été fait. »

Malgré tous les efforts de l’empereur pour exciter les esprits, l’opinion de Paris n’était pas favorable à la guerre. « On ne voyait pas sans trembler, dit M. Miot, remettre en question tant d’intérêts qu’une suite de revers aurait pu compromettre, peut-être même ruiner entièrement; et, si l’enthousiasme se montrait parmi les troupes, le découragement était visible dans le peuple, et les ennemis de l’empereur ne manquaient pas de l’entretenir. A peine avait-il quitté la capitale, que des inquiétudes assez vives se manifestèrent à la Banque pour l’échange des billets qu’elle avait mis en circulation. Le numéraire manquait; elle fut donc forcée de réduire ses échanges, et dans la journée du 3 vendémiaire, lendemain du départ de l’empereur, elle ne put échanger que pour environ cinq cent mille francs, en ne recevant qu’un seul billet de mille francs par chaque individu qui se présentait. Les murmures éclatèrent : on accusa la Banque, ou du moins les principaux actionnaires, de faire le commerce du numéraire, et d’en avoir exporté une grande partie. D’autres faisaient retomber les causes de cette disette d’argent sur le gouvernement et sur les emprunts qu’on supposait qu’il avait faits à la Banque; mais cette dernière accusation n’était nullement fondée. »

Les dispositions pacifiques de la population éclataient en toute circonstance. Lorsque, avant la bataille d’Austerlitz, on apprit que deux plénipotentiaires autrichiens s’étaient présentés au quartier-général français, cette nouvelle, que Joseph, placé pendant l’absence de l’empereur à la tête du gouvernement, fit annoncer dans les spectacles, y excita de véritables transports de joie. Napoléon fut très mécontent de l’empressement qu’avait mis son frère à donner tant de consistance aux bruits de paix. « Je suis fâché, lui écrivit-il, de l’éclat que vous avez donné à la nouvelle de l’arrivée des plénipotentiaires,... et que vous ayez la faiblesse de céder aux discours de gens qui ne parlent que de paix. Ce n’est pas la paix, ce sont les conditions de la paix qui sont tout, et la question est trop compliquée pour qu’un bourgeois de Paris puisse la connaître. Je n’ai pas coutume de soumettre ma politique aux discours des oisifs de Paris. Mon peuple sera toujours satisfait lorsque je le serai. J’exécute toujours ce que j’ai dit, ou je meurs. Tel qui crie aujourd’hui après la paix blâmera les conditions que j’aurai acceptées. Il ne faut pas laisser égarer l’opinion par les journaux. Je suis particulièrement très mécontent du Journal de Paris et des articles qui y sont insérés depuis quelque temps. Il n’y a que des sols ou des intrigans qui puissent penser et écrire ainsi. » Le rédacteur du Journal de Paris était alors M. Rœderer, un des amis de Joseph.

La victoire d’Austerlitz, bientôt suivie de la paix triomphante de Presbourg, mit un terme à cette agitation, et pour quelque temps l’opinion, qui commençait à se détacher de Napoléon, lui redevint favorable. Pour l’Europe comme pour la France, c’est alors qu’il prit rang véritablement parmi les souverains, et que son trône parut affermi. Les immenses résultats qu’il venait d’obtenir étaient incontestablement dus aux profondes combinaisons de son génie. Il ne les avait achetés ni par ce prodigieux déploiement de forces, ni par ces effroyables immolations de victimes humaines, ni par ces dévastations impitoyables qui devaient, dans les guerres postérieures, épuiser la France, réduire l’Europe au désespoir et préparer la ruine du vainqueur. Il semblait alors qu’il commandât à la fortune. Son ascendant paraissait tellement irrésistible, que les partis, malgré tout ce qu’il y a de vivace dans leurs espérances et dans leurs illusions, en furent découragés. Les républicains disparurent en quelque sorte; les royalistes cessèrent de conspirer; leurs comités, en permanence à Paris depuis le temps du directoire, tombèrent en dissolution; bon nombre d’entre eux se rallièrent au gouvernement ou même à la cour, et les autres bornèrent leur opposition à attendre, sans beaucoup d’espoir, des temps plus favorables.

Ce fut là la meilleure époque de l’empire. Plus tard, après le traité de Tilsitt, la destinée de Napoléon a pu sembler plus brillante encore; mais déjà la première campagne de Pologne, en le mettant au bord du précipice, en détruisant presque la meilleure armée qu’il ait jamais eue, avait indiqué son côté faible, celui par lequel il devait périr un jour; déjà il était lancé dans cette carrière d’aventures illimitées où l’on est presque assuré de se perdre, lorsqu’on s’y est malheureusement engagé. Après Austerlitz au contraire, il pouvait encore s’arrêter; les ressources de la France étaient entières, et, par une heureuse coïncidence, la mort de Pitt venait de porter au gouvernement de l’Angleterre des hommes qui auraient tenu à honneur de faire avec l’empereur des Français une paix tant soit peu raisonnable. Il dépendit alors de Napoléon de se réconcilier avec l’Angleterre, de se faire reconnaître par elle sans rien abandonner de ses conquêtes, sans faire même aucun sacrifice d’amour-propre; il ne le voulut pas. Cette occasion ne devait plus se retrouver.

Déjà le vertige auquel le pouvoir absolu et les faveurs excessives de la fortune livrent tôt ou tard les plus fortes têtes s’était emparé de lui. Cette idée, que naguère, au camp de Boulogne, il exprimait à ses généraux, de créer autour de la France des trônes relevant de lui, idée qui n’était peut-être d’abord qu’un caprice de son imagination, un moyen de tenir en haleine l’ambition de ses compagnons d’armes, il commençait à la prendre au sérieux. La première application qu’il en fit, ce fut de donner à Joseph le royaume de Naples, enlevé à son souverain légitime, qui avait fait partie de la dernière coalition contre la France. Joseph accepta cette couronne parce qu’on n’y mit pas la condition contre laquelle il s’était révolté lorsqu’on lui avait offert la Lombardie. Cet événement exerça une influence décisive sur la destinée de M. Miot. Depuis son retour de Corse, il n’avait pas cessé de siéger au conseil d’état. Seulement, lors de la réorganisation du ministère de la police, qui avait eu lieu en 1804, le territoire de l’empire ayant été partagé entre quatre conseillers d’état, choisis dans la pensée de tempérer et de contrôler au besoin l’action de Fouché, il avait été l’un des quatre élus, et il n’avait pas cru pouvoir refuser, bien que ces fonctions lui fussent peu agréables. Joseph, devenu roi de Naples, demanda et obtint qu’on le mît à sa disposition pour qu’il pût l’employer dans l’administration de ses nouveaux états,

À partir de ce moment et jusqu’aux derniers mois qui précédèrent la chute de l’empire, c’est-à-dire pendant sept années, l’existence de M. Miot, étroitement liée à celle de Joseph, qu’il suivit de Naples à Madrid, devint presque étrangère à la France. Successivement ministre de la guerre et de l’intérieur à Naples, il eut la plus grande part aux réformes qui introduisirent dans l’administration napolitaine les principes français dont elle porte encore aujourd’hui l’empreinte si marquée. En Espagne, simple intendant de la maison du roi, il n’exerça pas sur les affaires une influence officielle et directe; mais il fut constamment le confident, le conseiller, quelquefois trop peu écouté, de Joseph, qu’il essaya vainement de décider à l’abdication, lorsqu’il fut devenu évident que l’invincible répugnance de la nation espagnole et les intolérables exigences de l’empereur ne laissaient au prétendu monarque aucun moyen d’affermir sa domination, ni même d’y travailler honorablement.

Si la partie des mémoires de M. Miot qui se rapporte à cette époque eût paru il y a dix ans, elle n’eût pas excité un intérêt moins vif que celle dont j’ai cru devoir donner une analyse étendue. Depuis lors, la mise au jour des correspondances publiées sous le titre de Mémoires du roi Joseph a en quelque sorte défloré ce sujet. Cependant l’ouvrage de M. Miot ajoute plus d’un détail curieux à ceux qu’on trouve dans ces correspondances, et il les complète par les appréciations d’un témoin oculaire doué au plus haut degré de la faculté assez rare de juger sans prévention, avec calme et bon sens, les événemens mêmes auxquels il s’est mêlé d’une manière active. Nulle part peut-être la position de Joseph en Espagne n’a été mieux présentée. M. Miot explique très bien les circonstances qui, en deux ou trois occasions, pendant une lutte de six années, purent faire croire à ce prince que la fortune allait cesser de lui être contraire, que les Espagnols se lassaient de leur résistance, et qu’en persévérant à travers tant de déboires et d’obstacles de toute nature dans ses efforts pour les réduire et les gagner, il finirait par en venir à bout. Il nous fait comprendre aussi comment Joseph, engagé par la volonté de l’empereur dans une entreprise dont le succès était impossible, celle de soumettre un peuple fier et courageux qui ne voulait pas de lui et qui avait de puissans moyens de résistance, se trouva hors d’état d’y renoncer, bien qu’à plusieurs reprises il eût annoncé l’intention de le faire, parce qu’il n’avait pas la force d’âme et d’esprit nécessaire pour braver le mécontentement et les menaces de son frère, et aussi parce que son amour-propre était engagé, parce que l’ambition, les illusions de la grandeur, avaient décidément pris le dessus sur les sentimens philosophiques qu’il professait quelques années auparavant.

Cependant les désastres de Russie avaient fait éclater les inévitables conséquences du système de domination universelle dont le roi Joseph s’était fait l’instrument résigné. Napoléon, réduit en 1813 à réunir sous sa main tout ce qui lui restait de bonnes et vieilles troupes pour lutter contre la grande alliance européenne, dut retirer d’Espagne une grande partie des forces qui y soutenaient contre les insurgés et contre les Anglais la royauté de son frère, dont le trône s’écroula aussitôt. Au commencement de juillet, alors que Napoléon, à qui les victoires de Lutzen et de Bautzen avaient rendu quelque ascendant, contenait encore en Allemagne les efforts de la coalition, Joseph était forcé de se réfugier en France, où il trouvait pour toute consolation l’ordre de se retirer à Morfontaine, dans une espèce d’exil et presque de captivité. Bientôt cependant Napoléon, frappé à son tour par la fortune, vaincu à Leipzig, expulsé de, l’Allemagne et n’ayant plus qu’une poignée de soldats pour défendre le territoire de l’ancienne France, devait se montrer moins sévère à l’égard de Joseph, parce qu’il n’était plus en état de se passer d’aucun de ceux qui consentaient à lui prêter encore leur concours. Après l’avoir décidé, non sans quelque peine, à renoncer à sa couronne d’Espagne, dont l’abandon devait être une des conditions de la paix, si on parvenait à la conclure, il le chargea de présider à Paris le conseil de régence pendant que lui-même s’efforcerait d’arrêter en Champagne les progrès de l’invasion.

M. Miot, qui était revenu en France avec Joseph, avait repris sa place au conseil d’état. Il fut témoin de cette crise suprême de l’empire, qui aboutit à la prise de Paris et à l’abdication de Fontainebleau. Fidèle jusqu’au dernier moment à la cause qu’il avait servie dans des temps plus heureux, il suivit la régence à Blois. Cette circonstance l’empêcha, après le rétablissement des Bourbons, d’être maintenu sur la liste du conseil d’état, où il ne demandait pas mieux que de continuer à figurer. Mis ainsi à l’écart par les ministres de la royauté, M. Miot se rattacha sans difficulté en 1815 au régime impérial, rétabli pour un moment par la révolution du 20 mars. Il rentra au conseil d’état. Il fut même un des commissaires extraordinaires envoyés dans les départemens avec la mission de destituer et de remplacer les autorités civiles, d’organiser les gardes nationales, d’encourager les fédérations de volontaires, et de diriger ces forces sur les frontières menacées par l’étranger. Les départemens de la douzième division militaire, qui lui était échue en partage et dont La Rochelle était le chef-lieu, présentaient des difficultés particulières: longtemps désolés par la guerre civile, ils contenaient un grand nombre de partisans des Bourbons et d’ennemis acharnés du gouvernement impérial. M. Miot ne dissimule pas que sa mission, rapidement accomplie, n’eut qu’assez peu d’efficacité. Ses mémoires s’accordent avec presque tous ceux de cette époque sur l’aversion que le gouvernement impérial inspirait alors aux classes élevées et moyennes de la société, même dans les lieux où il était encore un objet de sympathie pour les classes populaires, et sur le découragement qui s’était emparé de presque tous ses agens. Napoléon lui-même en paraissait souvent atteint. M. Miot, après avoir raconté un entretien qu’il eut avec lui en revenant de La Rochelle, ajoute : « Je sortis de cette audience peu satisfait. Je n’y avais pas retrouvé l’empereur tel que je l’avais vu autrefois. Il était soucieux. Cette confiance qui jadis se manifestait dans ses discours, ce ton d’autorité, cette hauteur de pensée qui dominait dans ses paroles et dans ses mouvemens, avaient disparu; il semblait déjà sentir la main de l’adversité, qui devait bientôt s’appesantir sur lui; déjà il ne comptait plus sur sa destinée. »

La défaite de Waterloo vint peu après justifier ces tristes pressentimens. Le gendre de M. Miot resta sur le champ de bataille, son fils y reçut une blessure mortelle. Il perdit donc à la fois dans ce grand désastre sa position, sa fortune, et ce qui aurait pu consoler et soutenir sa vieillesse. Étranger désormais aux affaires publiques, exclu même de la possibilité d’arriver à la chambre des députés, puisqu’il n’était ni électeur ni éligible, il se consacra tout entier à des travaux littéraires qui lui ouvrirent en 1835 les portes de l’Institut. Le seul incident qui interrompit pour un instant la tranquille monotonie de cette longue retraite, c’est un voyage qu’il fit en 1825 aux États-Unis pour y visiter Joseph Bonaparte. Leurs relations, jadis si intimes, s’étaient un peu altérées vers la fin de l’empire; mais, revenu envers M. Miot à des sentimens plus affectueux, Joseph lui avait témoigné un vif désir de le revoir. M. Miot le trouva riche, considéré dans sa patrie d’adoption, mais troublé encore par des souvenirs mêlés d’espérances et d’illusions qui l’empêchaient d’être vraiment heureux et désirant revoir l’Europe, où il ne pouvait se persuader que toutes chances d’avenir lui fussent fermées. M. Miot essaya de l’amener à se contenter de la grande et belle existence qu’il avait en Amérique; mais la suite a prouvé qu’il n’y avait pas complètement réussi.

En ne m’attachant dans cette étude qu’à l’époque du consulat et des premières années de l’empire, je n’ai pas prétendu tirer des mémoires de M. Miot tout ce qu’ils renferment d’informations importantes et curieuses. Ces souvenirs méritent d’être lus d’un bout à l’autre par ceux qui veulent étudier sérieusement les origines et la nature du régime impérial. Indépendamment du grand intérêt du sujet, peu d’ouvrages de ce genre se recommandent à un égal degré par l’absence des préoccupations de l’amour-propre personnel, par le bon sens, la justesse des vues, et en général l’impartialité. Sauf quelques appréciations politiques dans lesquelles les préjugés de la philosophie du XVIIIe siècle se font encore sentir, sauf aussi quelques jugemens individuels dont la rigueur excessive a le caractère d’une rancune de parti plutôt que d’une sévère justice, M. Miot, en écrivant ce livre, semble s’être placé au point de vue de la postérité. Il parle des grands événemens qui se sont accomplis sous ses yeux, et auxquels il a pris quelquefois une part effective, bien que modeste, comme en parlent aujourd’hui les hommes qui ne se laissent entraîner ni à une servile admiration, ni à un dénigrement systématique. Partout il flétrit le crime, partout il signale et déplore les erreurs et les enivremens de l’ambition ou de l’esprit de parti. L’ancien régime, le gouvernement constitutionnel de 1791, la convention, le directoire, le consulat, l’empire, la première restauration, l’empire des cent jours, sont successivement représentés ou esquissés dans son livre avec une ressemblance presque parfaite. On voit que son esprit est resté libre à travers tant de catastrophes et de changemens. Chose étrange pourtant! cette indépendance d’esprit qui l’a prémuni contre toutes les illusions, contre tous les entraînemens, qui lui a si bien fait voir en toute occasion où était le bien, où était le mal, qui l’a préservé, dans ces temps malheureux, de toute participation aux souillures du crime, ne s’est pas élevée jusqu’à lui faire concevoir la possibilité de se séparer d’un seul de ces innombrables gouvernemens dont plusieurs étaient si odieux. M. Miot les a tous acceptés l’un après l’autre, sans une seule exception, car il dit lui-même qu’il aurait servi la restauration, si elle ne l’avait pas écarté. Il n’en a trahi aucun, mais il n’a jamais éprouvé le moindre scrupule à passer de celui qui venait de tomber à celui qui prenait sa place. En présence des actes les plus coupables, auxquels, je le répète, il est toujours resté personnellement étranger, il n’a jamais cru qu’il y eût pour lui un devoir de conscience ou de convenance à marquer sa désapprobation en se retirant; il est même évident que cette idée ne lui a jamais traversé l’imagination. Voilà ce que les révolutions multipliées font, à bien peu d’exceptions près, en France comme en tout pays, des hommes les plus honnêtes, les plus sensés, et ce n’est pas un des moindres motifs de les maudire.


L. DE VIEL-CASTEL.

  1. La tradition des bureaux des affaires étrangères a longtemps conservé le souvenir de cet inqualifiable ministre. Il y a quelques années, d’anciens employés y racontaient encore ses faits et gestes ; de vieux garçons de bureau parlaient de lui comme d’un camarade. Sous l’empire, M. de Talleyrand, apprenant un jour par son médecin qu’il venait de voir à l’Hôtel-Dieu un malade dénué de toutes ressources, qui prétendait avoir jadis tenu le portefeuille des relations extérieures, lui fit allouer une pension de 6,000 francs. Ce malade, c’était Buchot.
  2. Au risque de rendre ce passage beaucoup moins piquant et de paraître bien naïf à certaines personnes, j’ose soupçonner ici une faute de copie ou d’impression : avant les mots pour moi qui te connais, n’aurait-on pas omis le mot excepté ? Le sens serait ainsi tout à fait changé, mais plus naturel et plus en rapport avec le ton de l’entretien.
  3. Mémoires du comte Miot, tome II, pages 153 et suiv.
  4. Mémoires, tome II, pages 178 et suiv.
  5. Mémoires du comte Miot, tome II, page 238. — Plus tard cependant Napoléon lui fit faire des offres de rapprochement.
  6. Mémoires du comte Miot, tome II, page 257.