Le Comte Gaston de Raousset-Boulbon, sa vie et ses aventures, d’après ses papiers et sa correspondance/12

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XII

Des légistes condamneront peut-être M. de Raousset. Il devait, dira-t-on peut-être, obéir, même à un ordre inique, et protester sans tirer l’épée. Nous pensons que pour juger avec équité il faut tenir compte des pays, des hommes, des situations. On n’agit pas dans des terres à demi-barbares comme chez les peuples civilisés ; à moins d’être fellah, moujik ou paria, on ne renonce pas à ses droits, à son bien, parce qu’il plaît à un fonctionnaire de vous dire : va-t’en !…

Dans tous les pays du monde, le droit est le même. Lorsque l’autorité devient l’arbitraire, lorsque le pouvoir devient un instrument de rapine, la résistance est un droit. Lorsqu’à la honte de la retraite, il faut ajouter la honte de l’aumône qui la rendrait possible, est-il étonnant de voir des Français embrasser leurs armes, comme le condamné embrassait l’autel en criant : Asile !

Plaçons-nous au point de vue humain seulement. Qu’aurait-on dit de deux cent cinquante hommes, pourvus de carabines et de canons, venus dans un pays avec des droits reconnus, sympathiques aux populations, réunissant à une force matérielle relativement respectable, celle que donne la conscience du droit ; qu’aurait-on dit de les voir plier sous les exigences inqualifiables d’un gouvernement avili, ou retourner sur leurs pas après tant de difficultés vaincues, laisser là leurs armes inutiles, se courber devant une menace, et se réembarquer ? On aurait dit que ces hommes avaient manqué de cœur ; on aurait dit qu’ayant affaire, non contre le pays, puisque le pays était pour eux, mais contre les autorités qui prostituaient le pouvoir au service d’un intérêt privé, ces hommes devaient faire appel au pays même ; on aurait dit enfin que deux cent cinquante Français s’étaient laissés bafouer et spolier en Sonore par le général et le gouverneur, et qu’après s’être complaisamment prêtés à ce rôle ridicule, ils avaient fini par se retirer lâchement.

Telle fut aussi dans la compagnie le cri de l’honneur blessé ; d’un même mouvement elle rejeta ces conditions insultantes ; elle invoqua la justice et se mit sous la protection de ses armes.

C’était la guerre, la compagnie le savait bien ; restait à savoir quelle guerre était possible à cette poignée d’hommes.

Une guerre défensive était impraticable. Aller s’établir dans la montagne, prendre possession des mines, les travailler, les défendre contre une agression, ce projet, plus respectueux envers la légalité, plus conforme à la conduite pleine de réserve observée jusqu’alors, ne pouvait que perdre la compagnie. M. de Raousset n’y pensa même pas.

L’offensive, une agression vigoureuse, appuyée sur le pays, sur les sympathies acquises, sur le bon sens et l’intérêt public, tel était le seul parti raisonnable ; avant tout, il fallait vaincre.

Les circonstances firent de M. de Raousset un général. Naturellement énergique et résolu, il se révéla tout d’un coup homme politique profond et hardi. Rien ne fut épargné par lui pour mettre à profit l’état des esprits, et se créer un point d’appui sérieux dans le pays même. Les habitants de la frontière, incessamment pillés par les Apaches, réduits à l’indigence et au désespoir, se montraient exaspérés contre un commandant général qui consacrait à des entreprises de mines, au service d’intérêts particuliers, les troupes et l’argent destinés à protéger la Sonore contre les Indiens. L’émigration seule pouvait opposer une barrière efficace à ces terribles voisins. Le séjour des Français au Saric l’avait prouvé ; à trois reprises différentes ils avaient repoussé les Apaches, et victime de son courage, un brave sergent, frappé dans une de ces courses, reposait auprès de la vieille abbaye.

Les esprits étaient partout dans une grande fermentation ; ces populations, engourdies par un long servage, semblaient vouloir enfin secouer leur torpeur et briser leurs chaînes. M. de Raousset parcourut les rives du San Ignacio et de l’Altar, il excita les ressentiments, il échauffa les sympathies ; il ne laissa pas un seul pueblo où des hommes influents ne fussent prêts à soutenir sa cause ; il se créa des partisans jusque dans le clergé ; bientôt il eut en main les preuves qu’un parti se lèverait pour lui le lendemain de la victoire. Quant à la victoire elle-même, c’était son affaire et celle de ses compagnons.

Il écrivit à ses co-intéressés de Mexico des lettres multipliées et pressantes ; un homme sûr fut expédié à San Francisco pour aller chercher des renforts et des munitions ; un autre partit pour Mazatlan dans le même but ; enfin, le 23 septembre, toutes les mesures prises, la compagnie quitta le Saric et rétrograda vers Hermosillo.

Le 29 au soir, elle campait à San Lorenzo sur le Rio San Ignacio.

Chaque année des fêtes, célèbres dans le pays, réunissaient au pueblo de la Madelaine plusieurs milliers de personnes accourues de tous les points de la Sonore. On était à la veille de ces fêtes, et la Madelaine touche presque à San Lorenzo. Profiter de cette occasion pour mettre la compagnie en relation avec la Sonore entière, c’était répondre par des faits aux calomnies infatigables dont les Français se voyaient poursuivis par leurs adversaires. Le 30 septembre, la compagnie campait à la Madelaine.

Les fêtes se poursuivent du 1er au 4 octobre. L’affluence n’y fut pas moins grande que dans les années précédentes. La présence des Français n’effrayait personne. Leur camp, dépouillé de tout aspect hostile, s’ouvrait aux promeneurs ; la plupart des Sonoriens de distinction venus à la fête voulurent le visiter ; les dames surtout en faisaient un but de promenade ; elles venaient s’asseoir volontiers sous la tente de celui qu’on appelait un chef de pirates ; leur sympathie n’était pas indifférente dans un pays ou l’influence de la femme est incontestable. Pendant ce temps-là, les Français se mêlaient dans la ville à la foule des Mexicains ; la plus grande harmonie régnait entre les deux peuples ; pas une querelle ne s’éleva pendant les quatre jours que durèrent les fêtes. Ces faits ont leur éloquence[1].

Dès le jour de son arrivée à la Madelaine, M. de Raousset reçut deux communications officielles, l’une du général, l’autre du gouverneur. Le général reproduisait les trois conditions, en insistant de nouveau sur le voyage d’Arispe. Quant au gouverneur, il formulait une sommation menaçante : obéir en rendant au général Blanco les armes de guerre dont la compagnie était pourvue, ou reprendre le chemin de Guaymas avec interdiction de paraître dans les lieux habités ; sinon, ajoutait-il, vous serez mis hors la loi et traités comme pirates.

Désormais toute pensée d’accommodement paraissait absurde : inévitablement, la solution devenait l’affaire des armes ; M. de Raousset ne répondit même pas.

Pendant le séjour à la Madelaine, une conférence de la plus haute importance eut lieu avec les chefs des pueblos du nord. M. de Raousset était venu en Sonore, bien résolu à ne se mêler en rien aux crises politiques du pays ; mais à la veille de tirer l’épée, les intérêts et la sécurité de ses compagnons lui faisaient un devoir de se créer le plus grand nombre possible de partisans. Des ouvertures, des propositions lui furent faites ; M. de Raousset accepta résolûment.

Si la lutte s’engageait, les pueblos devaient se prononcer pour les Français, qui, autant que possible, devaient s’emparer d’une ville importante. D’abord, on devait se borner à demander justice pour l’émigration, mais si le gouvernement prolongeait sa résistance, on proclamerait l’indépendance de la Sonore, et le gouvernement nouveau appellerait à lui l’émigration française de Californie.

Tout fut promis de part et d’autre, mais si chaude que fût la sympathie des pueblos, M. de Raousset ne se faisait point d’illusions sur la nature de leur concours. Rompus à l’obéissance passive, pliés par l’aristocratie, ignorants, timides, sans caractère, sans vigueur, on n’en pouvait espérer d’initiative. Les Français devaient se résigner à courir seuls les premières chances de la guerre. Vaincus, l’abandon de leurs amis était une certitude ; vainqueurs, ils pouvaient compter sur un dévouement qui n’entraînait plus de péril. L’appui matériel n’existait donc pas, mais l’appui moral était considérable pour deux cent cinquante hommes engagés comme l’étaient les Français.

De son côté, le gouvernement sonorien ne perdait pas de temps et avait de longue main pris ses dispositions. Dans les villes d’Hermosillo et de Ures, les gardes nationaux s’exerçaient depuis deux mois au maniement des armes. Quelques centaines d’Indiens avaient été recrutés dans le Rio Jaqui et chez les Opatas, la tribu guerrière par excellence ; les garnisons des présidios ne conservaient que les hommes hors d’état de faire une campagne ; les troupes se concentraient à Arispe. Un fait important à constater, c’est que dans le nord, et généralement parmi ce que les Sonoriens appellent gente de razon, toutes les tentatives, mesures et ordres donnés par le gouvernement pour armer les milices demeurèrent sans effet. Tous disaient : « Qu’avons-nous à faire d’aller nous battre pour les mines de MM. Cuvillas et Blanco, contre des gens qui viennent ici pour travailler ! »

Le gouvernement ne comptait pour lui que des soldats, l’aristocratie que des clients, des créatures, des mercenaires et des Indiens fanatisés. Quiconque avait le sentiment du bien public et l’instinct de la liberté faisait ouvertement des vœux pour le triomphe des Français.

Le séjour de la compagnie à la Madelaine n’avait pas eu pour seul but de montrer les Français aux Sonoriens ; la nécessité de cacher la marche véritable de la troupe y était pour beaucoup. Prévenu à temps, le général Blanco aurait pu se fortifier dans Hermosillo, et M. de Raousset voulait y arriver aussitôt que lui. La Madelaine forme le point de jonction de trois chemins ; l’un monte au nord et gagne Arispe par Santa Cruz ; l’autre aboutit au même lieu par un passage difficile, mais plus direct ; le troisième enfin descend sur Hermosillo à travers les plaines.

Incertain sur les mouvements de son adversaire, le général était forcé de demeurer immobile dans Arispe, à cinquante lieues d’Hermosillo.

Le 6 octobre, dans la soirée, la compagnie quitta la Madelaine et prit à marches forcées la route du sud. Cette route conduit également à Ures et à HermosiUo. De son côté, le général Blanco descendit d’Arispe, afin de couvrir celui de ces deux points que menaceraient les Français. Des bruits répandus à dessein firent penser qu’ils attaqueraient Ures. Quand le général fut informé du contraire, la compagnie, continuant sa marche rapide, avait gagné sur lui l’avantage d’une journée. Désormais, si le général parvenait à Hermosillo, il ne pouvait plus la devancer que de quelques heures.

La compagnie comptait à ce moment un effectif de deux cent cinquante-trois hommes. L’infanterie, sous les ordres de M. Fayolle, était divisée en huit sections de vingt à vingt-trois hommes chacune ; l’artillerie, composée de deux pierriers et de deux pièces de bronze d’un faible calibre, était servie par vingt-six hommes, presque tous marins. L’esprit de corps et l’amour-propre devaient faire exécuter des prodiges à ces braves jeunes gens. Quarante-deux hommes formaient la cavalerie, sous les ordres de M. Lenoir.

L’armée de M. de Raousset fera peut-être sourire ; nous rappellerons seulement que nous sommes en Sonore, et que cette troupe, numériquement si faible, était réellement redoutable par son instruction et sa discipline militaires, par la supériorité de son armement et par son intrépidité.

Le gouverneur et le général se flattaient d’en avoir bon marché ; les officiers mexicains parlaient avec une joyeuse espérance de ce prochain combat, où ils voyaient la gloire et l’avancement. Cette confiance anticipée n’avait-elle pas contribué aux exigences du général ? On est en droit de le penser.

Cependant, officiers et général se berçaient d’une vaine illusion : en rase campagne surtout, rien ne devait arrêter l’élan des Français ; ajoutons que le plus humble soldat de la compagnie avait conscience du rôle important qu’il allait jouer, que tous pensaient à la France et sentaient qu’une grande pensée allait être réalisée par eux.

Ces hommes étaient vraiment dignes d’accomplir une noble entreprise. Pendant quatre mois et demi, tracassés et calomniés comme on l’a vu, ils avaient donné des preuves de la patience et de la moralité les plus hautes : pendant ce long espace de temps, pas une plainte ne fut portée contre la compagnie, soit par les autorités, soit par les habitants. Ces faits sont extrêmement remarquables. Il faut les consigner ici, et nous avons le droit d’en être fiers. La compagnie française s’est montrée digne du nom qu’elle portait. La Sonore aime aujourd’hui et respecte ce nom ; elle regrette cette émigration qui lui promettait de meilleurs jours. Les hommes qui l’ont repoussée sont tombés depuis sous le poids d’une juste impopularité, et l’opinion publique a rejeté sur eux seuls le sang versé.

  1. C’est à ce séjour à la Madelaine que se rapporte la lettre suivante, écrite par M. de Raousset à M. le comte Edme de M., et que nous donnons en note pour ne pas ralentir le récit. Cette lettre prouvera, au besoin, que si nous eussions voulu faire une histoire romanesque, les matériaux ne nous auraient pas manqué.

    « . . . . . . . . . . . . . . . . . . Et puis tant de choses me préoccupent ; tant de soins divers m’obligent à une acre et persistante activité de tous les instants ! Songes-y ! Peu d’hommes en état de me seconder ; pas un capable de me remplacer. — Deux cent cinquante aventuriers à commander, moitié héros, moitié bandits, qui, semblables aux bêtes fauves de Van-Amburg, n’obéissent qu’à la voix connue.

    « Obligé de courir à travers les espaces sans fin qui séparent ces populations clair-semées ; aujourd’hui, pour aller réchauffer l’enthousiasme de la révolution nationale dans un pueblo à trente ou quarante lieues de mon camp ; demain une course aux Indiens ; puis, un soir, monter à cheval, franchir quinze lieues de désert, pour aller… quelque part, dénouer les tresses blondes d’une Mexicaine amoureuse !… Car en Sonore, ami, et c’est une des excellences de cette terre bénie par le soleil, on rencontre jusqu’à des femmes blondes parmi ces groupes de belles chairs bronzées, de rondes épaules, de pieds nerveux, de regards noirs et de cheveux teints dans les eaux du Styx.

    » Les femmes de Sonore sont belles, bonnes et spirituelles. La race s’est concentrée en elles. Tout ce qu’il y avait de chevaleresque dans le caractère espagnol, au temps immortel de Cortez, s’est conservé en elles : seules elles ont conservé la tradition noble que vainement on chercherait chez, les hommes.

    » Peu de jours après que le gouvernement de Sonore m’eut déclaré rebelle et pirate ; au moment même où j’étais mis hors la loi, où tout individu avait le droit de me tuer comme un chien enragé et devait ainsi bien mériter de la patrie, il se trouvait à ces fêtes de la Madelaine, qui réunissent l’élite du pays, une grande et belle jeune fille nommée Dona Maria-Antonia ***. Elle appartient à une famille considérable ; son père, qui est une des principales autorités du pays, figure nécessairement parmi mes ennemis. On parlait de moi. On m’attaqua ; elle prit ma défense. Sa tante, une vieille dame de beaucoup d’esprit, lui dit assez sérieusement. « Est-ce que tu serais amoureuse du chef des pirates ? » Mon cher Edme, Antonia se leva sans hésitation, se drapa dans son rébozo, et, du plus grand sang-froid : « Oui, je suis amoureuse de celui que vous appelez un pirate ! À cette heure de malédiction pour la Sonore, il n’y a qu’un seul homme qui pense réellement à la sauver de sa ruine ! c’est le comte ! Si les hommes de ce pays n’étaient pas tous des lâches, ils prendraient les armes comme lui pour secouer le joug de Mexico ! Oui, j’aime le comte ! (Si quiero el conde, y loquiero con amore.) » Antonia, mon cher Edme, est grande, belle et blonde. Elle était là, au milieu de ses brunes compagnes, comme une rose dans un bouquet de tulipes noires.

    » Hier, à la vue de cinq à six mille personnes, Antonia est venue dans mon camp, sous ma tente.

    » Je ne te raconte pas cela pour satisfaire la fatuité commune aux animaux de notre espèce, mais afin de te donner à juger ce que valent les femmes en Sonore, et si j’ai si grand tort de croire que j’ai un parti pour moi, dans le pays.

    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    » Raousset-Boulbon. »