Le Compagnon du tour de France/Tome II/Chapitre XXII

CHAPITRE XXII.

D’abord sa rêverie fut vague et mélancolique. La dernière impression sous laquelle il était resté en quittant Achille Lefort, c’était cette découverte ou cette fable de la bâtardise illustre de mademoiselle de Villepreux. Pierre ne pouvait se défendre de repasser dans sa tête tous les romans qu’il avait lus, et il n’en trouvait aucun aussi étrange que celui qu’il avait fait dans le secret de son cœur, lui épris et presque jaloux de la fille de César. Singulière destinée pour elle, se disait-il, si elle est et si elle se sent quelque peu taillée dans le flanc du colosse, de se trouver placée entre un artisan qui ose l’admirer et un commis voyageur qui se permet de la dédaigner ! Combien son orgueil serait en souffrance, si ce qui se passe autour d’elle pouvait lui être révélé !

Et pourtant les paroles qu’il avait entendu sortir de la bouche d’Achille, au moment où son entretien avec mademoiselle de Villepreux avait été rompu, revenaient lui donner de l’inquiétude. Peut-être est-il plus fin qu’il ne semble ? se disait-il ; peut-être est-ce lui qu’elle aime en secret et contre le vœu de ses parents ? peut-être feint-il de ne pas se soucier d’elle, pour cacher son bonheur ? Et tout aussitôt Pierre trouvait mille bonnes raisons pour se persuader qu’il en était ainsi. Mais de quel droit cherchait-il à pénétrer un secret qui pouvait être sérieux et digne de respect ? « Si elle aimait, se disait-il, un homme sans naissance et sans fortune comme il déclare l’être, ne serait-ce pas une chose bien délicate et bien romanesque que ce semblant de fierté, cette réserve avec tout le monde, cet air d’indifférence pour tout ce qui n’est pas lui ? Enfin ce qui paraît étrange en elle ne deviendrait-il pas poétique et touchant ? Ne lui pardonnerais-je pas le mal qu’elle m’a fait, sans le vouloir, sans le savoir peut-être ? » Et, tout en s’efforçant de s’intéresser au bonheur présumé d’Achille Lefort, Pierre se sentait malade et désespéré. Ce fut durant cette nuit d’insomnie et de tourment qu’il s’avoua à la fin qu’il aimait passionnément, et qu’il eut pleinement conscience de sa folie.

Cependant l’effroi qu’il ressentit de cette découverte se dissipa bientôt. Comme il arrive dans les grandes crises où la vue lucide du danger ranime les forces et réveille la prudence, il sentit peu à peu revenir en lui la volonté et la puissance de lutter contre la chimère de son imagination. Il résolut d’écarter ce vain fantôme et de tourner sa pensée vers les sujets plus sérieux dont l’avait entretenu Achille pendant toute la soirée.

Il réussit à s’absorber dans ces réflexions nouvelles ; mais il ne fit en cela que changer de souffrance. Il y avait un tel vague dans la cervelle du Carbonaro, qu’il n’avait laissé dans celle de son néophyte qu’incohérence et confusion. La contention d’esprit avec laquelle Pierre essayait de débrouiller quelque chose dans le chaos de théories qu’Achille avait mêlées devant lui comme un jeu de cartes, lui donna une sorte de fièvre. Ses idées s’obscurcirent ; le malaise que semble éprouver la nature à l’approche du jour passa en lui ; et il se jeta tout de son long sur la mousse, oppressé, accablé, et recevant, comme un choc dans tout son être, les douleurs exquises et profondes de René et de Childe-Harold, auxquelles la loi des âges venait l’initier, lui simple manœuvre, sans plus de réserve que si la société l’eût formé pour les souffrances de l’esprit, au lieu de le destiner exclusivement à celles du corps.

Lorsque le jour parut et qu’une faible blancheur se répandit sur les objets, il se sentit, sinon soulagé, du moins plus doucement ému. L’orage était passé ; l’atmosphère sèche et lourde s’humectait de la fraîcheur du matin, et les brises de l’aube semblaient balayer les soucis de la nuit. Les natures formées dans le robuste milieu populaire vivent beaucoup par les sens, et cette puissance est un perfectionnement de l’être quand elle est jointe à celle de l’intelligence. L’absence de clarté depuis une assez longue suite d’heures avait beaucoup contribué à la tristesse de Pierre. Lorsque la lumière se répandit sur la nature, il se sentit renaître, et admira, dans une sorte de transport d’artiste, ce beau parc, ces arbres immenses de feuillage et de fraîcheur, cette herbe unie et verte au milieu de l’été comme aux premiers jours du printemps, ces sentiers sans cailloux et sans épines, toute cette nature soignée, luxueuse et parée des jardins modernes.

Mais son admiration le ramena peu à peu au problème qui l’avait obsédé toute la nuit.

Il avait lu, dans les philosophes et dans les poëtes du siècle dernier, que la cabane du laboureur, la prairie émaillée de fleurs, et le champ semé de glaneuses, étaient plus beaux que les parterres, les allées droites, les buissons taillés, les gazons peignés et les bassins ornés de statues qui entourent le palais des grands ; et il s’était laissé aller à le croire, car cette idée lui plaisait alors. Mais, forcé de parcourir la France, à pied et en toute saison, il avait reconnu que cette nature tant vantée au dix-huitième siècle n’était réellement nulle part, sur un sol divisé à l’infini et indignement torturé par les besoins individuels. Si, du haut d’une colline, il avait contemplé avec ravissement une certaine étendue de pays, c’est que, dans l’éloignement, cette division s’efface et se confond à la vue ; les masses reprennent leur apparence de grandeur et d’harmonie ; les belles formes primitives du terrain, la riche couleur de la végétation que l’homme ne peut détruire, dominent et dissimulent à distance la mutilation misérable qu’elles ont subie. Mais en approchant de ces détails, en pénétrant dans ces perspectives, notre voyageur avait toujours éprouvé un désenchantement complet. Ce qui, de loin, avait l’aspect d’une forêt vierge, n’était plus de près qu’une suite d’arbres alignés maladroitement sur les marges disgracieuses des enclos. Ces arbres eux-mêmes étaient privés de leurs plus belles branches, et n’avaient plus de forme. Les pittoresques chaumières étaient sales, entourées d’eau croupie, privées d’abris naturels contre le vent ou le soleil. Nulle chose n’était à sa place. La maison du riche détruisait la simplicité de la campagne ; la cabane du pauvre ôtait au château tout caractère d’isolement et de grandeur. La plus belle prairie, faute d’un filet d’eau qu’on n’avait pas le droit ou le moyen d’emprunter au ruisseau voisin, manquait souvent d’herbe et de fraîcheur. Point d’harmonie, point de goût, et surtout point de fertilité réelle. Partout la terre, livrée à l’ignorance et à la cupidité, s’épuisant sans donner l’abondance, ou bien abandonnée à l’impuissance du pauvre, se flétrissant dans une aridité séculaire. Et pour le voyageur, pas un sentier qu’il ne fallût chercher et conquérir en quelque sorte par la mémoire ou par l’agilité du corps ; car tout est clos, tout est défendu, tout se hérisse d’épines et s’entoure de fossés et de palissades. Le moindre coin de terre est une forteresse, et la loi constitue un délit à chaque pas hasardé par un homme sur la propriété jalouse et farouche d’un autre homme. Voilà donc la nature, comme nous l’avons faite, pensait Pierre Huguenin lorsqu’il parcourait ces déserts créés par l’humanité. Dieu peut-il reconnaître là son ouvrage ? Est-ce là le beau paradis terrestre qu’il nous avait confié pour l’embellir et l’étendre, d’horizon en horizon, sur toute la face du globe ?

Parfois il avait traversé des montagnes, côtoyé des torrents, erré dans des bois épais. Là seulement où la nature se conserve rebelle à l’envahissement de l’homme en résistant à la culture, elle a gardé sa force et sa beauté. D’où vient donc, se disait-il, que la main de l’homme est maudite, et que là seulement où elle ne règne pas, la terre retrouve son luxe et revêt sa grandeur ? Le travail est-il donc contraire aux lois divines, ou bien la loi est-elle de travailler dans la tristesse, de ne savoir créer que la laideur et la pauvreté, de dessécher au lieu de produire, de détruire au lieu d’édifier ? Est-ce donc bien vraiment ici la vallée des larmes dont parlent les chrétiens, et n’y sommes-nous jetés que pour expier des crimes antérieurs à cette vie funeste ?

Pierre Huguenin s’était souvent perdu dans ces amères pensées, et il n’avait pu y trouver une solution. Car si la grande propriété est meilleure conservatrice de la nature, si elle opère avec plus de largeur et de science l’œuvre du travail humain, elle n’en est pas moins une monstrueuse atteinte au droit impérissable de l’humanité. Elle dispose, au profit de quelques-uns, du domaine de tous ; elle dévore insolemment la vie du faible et du déshérité qui crie vainement vengeance vers le ciel.

Et cependant, se disait-il, plus on partage, plus la terre périt ; plus on assure l’existence de chacun de ses membres, plus le corps de l’humanité languit et souffre. On a rasé des châteaux, on a semé le blé dans les parcs seigneuriaux ; chacun a tiré à soi un lambeau de la dépouille, et s’est cru sauvé. Mais de dessous chaque pierre est sorti un essaim de pauvres affamés, et la terre se trouve maintenant trop petite. Les riches se ruinent et disparaissent en vain. Plus on brise le pain, plus de mains s’étendent pour le recevoir, et le miracle de Jésus ne s’opère plus, personne n’est rassasié ; la terre se dessèche, et l’homme avec la terre. L’industrie déploie en vain des forces miraculeuses ; elle suscite des besoins qu’elle ne peut satisfaire, elle prodigue des jouissances auxquelles la famille humaine ne participe qu’en s’imposant, sur d’autres points, des privations jusqu’alors inconnues. On crée partout le travail, et partout la misère augmente. Il semble qu’on soit en droit de regretter la féodalité, qui nourrissait l’esclave sans l’épuiser, et qui, le sauvant des tourments d’une vaine espérance, le mettait du moins à l’abri du désespoir et du suicide.

Ces réflexions contradictoires, ces incertitudes douloureuses lui revinrent à mesure qu’il voyait les beautés du parc seigneurial de Villepreux se révéler à la clarté du matin. Malgré lui il comparait le soin et l’intelligence qui avaient réglé l’ordonnance de cette nature à l’effet de l’éducation sur le caractère et l’esprit de l’homme. En retranchant les branches inutiles de ces arbres, on leur avait donné la grâce, la santé et la taille majestueuse que le climat leur apporte sous des latitudes plus efficaces que la nôtre. En coupant souvent et en arrosant sans cesse ces gazons, on leur avait donné l’admirable fraîcheur qu’ils reçoivent de la chute des eaux abondantes au versant des montagnes. On avait acclimaté là des fleurs et des fruits de diverses régions en leur ménageant à point l’air, l’ombre ou la lumière. C’était une nature factice, mais étudiée avec art pour ressembler à la nature libre sans perdre les conditions de bien-être, de protection, d’ordre et de charme qu’elle doit avoir pour servir de milieu et d’abri à l’humanité civilisée. On y retrouvait toute la beauté de l’œuvre de Dieu, et on y sentait la main de l’homme, dominatrice avec amour, conservatrice avec discernement. Pierre convint avec lui-même que, dans nos climats, rien ne ressemble plus à la véritable création divine, à la Nature, en un mot, telle que l’ont définie les philosophes qui ont pris pour drapeau ce mot de Nature, qu’un jardin entendu de cette manière ; tandis que rien ne s’en éloigne autant que la culture nécessitée par la division territoriale et le morcellement de la petite propriété. Dans des clairières assez vastes et sans cesse remuées, on avait semé des grains dont la vigueur et l’abondance étaient décuplées par la richesse de la culture. Le gibier, protégé par la sage prévoyance du maître, était assez abondant pour alimenter sa table sans compromettre les produits du sol. C’était donc bien là l’idéalisation et non pas la mutilation de la nature. C’était la production bien comprise, bien répartie et suffisamment aidée. C’était l’utile dulci de la vie patricienne, qui devrait être la vie normale de tous les hommes policés.

Il fallait donc bien le reconnaître, c’était là la demeure et la propriété d’une famille qui y vivait simplement, noblement et d’une manière tout à fait conforme aux lois providentielles. Et cependant aucun pauvre ne pouvait, ne devait voir cela sans haine et sans envie ; et si la loi de la force n’eût protégé le riche, il n’est aucun pauvre qui n’eût trouvé et qui n’eût senti que la violation de cet asile et le pillage de cette propriété étaient des actes légitimes. Comment donc accorder ces deux principes : le droit de l’homme heureux à la conservation de son bonheur, le droit de l’homme misérable à la fin de sa misère ?

Tous deux semblent également les enfants de Dieu, ses représentants sur la terre, les mandataires qu’il a investis de la propriété et de la culture universelles. Ce riche vieillard qui repose sa tête blanche et qui élève ses enfants à l’ombre des arbres qu’il a plantés, ne sera-ce point un crime que de l’arracher de son domaine pour le jeter nu et mendiant sur la voie publique ? Et pourtant, ce mendiant, vieux aussi, père de famille aussi, qui tend la main à la porte du seigneur, n’est-ce pas un crime aussi de le laisser périr de froid, de faim et de douleur, sur la voie publique ?

Dira-t-on que ce riche a joui bien assez longtemps de la fortune, et que c’est au tour du pauvre de le remplacer au banquet de la vie ? Cette jouissance tardive effacera-t-elle chez le pauvre la trace des longues privations qu’il a subies ? pourra-t-elle acquitter envers lui la dette du passé, compenser les maux qu’il a soufferts, et réparer les désordres que le malheur a portés dans son intelligence ?

Dira-t-on que ce pauvre a bien assez supporté la souffrance, que c’est au tour du riche à lui céder la place au banquet de la vie ? De ce que le riche a joui des dons de Dieu jusqu’à ce jour, s’ensuit-il qu’il doive en être violemment arraché pour retomber dans la misère ? Ce besoin de jouissance, que l’Éternel a mis dans le cœur de l’homme comme un droit et sans doute comme un devoir, constitue-t-il un crime dont il faille le punir et que d’autres hommes aient le droit de lui faire expier ?

D’ailleurs, si le pauvre a droit au bonheur, ce riche que vous aurez fait pauvre aura le droit aussitôt de réclamer sa part de bonheur, et le droit du nouveau riche sera fondé, comme celui de son prédécesseur, sur le vouloir et sur la force. Il faudra donc étouffer la plainte et la révolte de ce pauvre nouveau par la guerre, et la seule fin possible de cette guerre sera l’extermination du riche dépossédé. Acceptez cette sauvage solution : la terre n’est encore balayée que d’une petite minorité, elle demeure encore surchargée d’une multitude de besoins individuels qu’elle ne peut satisfaire aux mêmes conditions qui lui ont été imposées jusqu’à ce jour. Ceux que le pillage aura enrichis, et ce sera encore une minorité, entendront gémir ou blasphémer à leurs portes ceux qui n’auront rien recueilli dans la conquête, et ceux-là seront encore les plus nombreux. Vous les maintiendrez par la force pendant quelque temps ; mais ils multiplieront comme les grains de blé, ils grossiront comme les flots de la mer, et chaque génération changera donc de maîtres sans voir fermer l’abîme béant, incommensurable, d’où sortira sans cesse la voix de l’humanité souffrante, un long cri de désespoir, de malédiction, d’injure et de menace ! Faut-il donc s’abandonner sur cette pente fatale, où les châtiments succéderont aux châtiments, les désastres aux désastres, les victimes aux victimes ? Ou bien faut-il laisser les choses comme elles sont, perpétuer l’iniquité du droit exclusif, du partage inégal, placer une caste privilégiée sur des trônes inamovibles, et condamner les nations à la misère, ou à l’échafaud et au bagne ?

Retournons donc au partage qu’avaient rêvé nos pères. La terre a été divisée par eux ; divisons-la plus encore ; nos enfants la diviseront jusqu’à l’infini, car ils multiplieront encore, et chaque génération exigera un nouveau partage qui réduira toujours plus l’étroit domaine des ancêtres et l’héritage des descendants. Avec le temps, chaque homme arrivera donc à posséder un grain de sable, à moins que la famine et toutes les causes de destruction qu’engendre la barbarie ne viennent décimer à propos, dans chaque siècle, la population. Et, comme la barbarie est le résultat inévitable du partage et de l’individualisme absolu, l’avenir de l’humanité repose sur la peste, la guerre, les cataclysmes, tous les fléaux qui tendront à ramener l’enfance du monde, la rareté de l’espèce humaine, l’empire farouche de la nature, la dissémination et l’abrutissement de la vie sauvage. Plus d’un cerveau du dix-neuvième siècle, non réputé féroce ou aliéné, est arrivé à cette conclusion absurde et antihumaine, faute d’en trouver une meilleure, soit en partant du point de vue socialiste, soit en partant du point de vue individualiste.

Au milieu de toutes ces hypothèses, le brave Pierre, ne pouvant en contempler aucune sans effroi et sans horreur, fut pris d’un accès de désespoir. Il oublia l’heure qui marchait et le soleil qui, en montant sur l’horizon, lui mesurait sa tâche de travail. Il tomba le visage contre terre, et se tordit les mains en versant des torrents de larmes.

Il était là depuis longtemps lorsqu’en relevant la tête pour regarder le ciel avec angoisse il vit devant lui une apparition qu’il prit, dans son délire, pour le génie de la terre. C’était une figure aérienne, dont les pieds légers couchaient à peine le gazon, et dont les bras étaient chargés d’une gerbe des plus belles fleurs. Il se releva brusquement, et Yseult, car c’était elle qui faisait paisiblement sa poétique récolte du matin, laissa tomber sa corbeille, et se trouva devant lui, pâle, stupéfaite et tout entourée de fleurs qui jonchaient le gazon à ses pieds. En reprenant sa raison et en reconnaissant celle qui lui avait fait tant de mal, Pierre voulut fuir ; mais Yseult posa sur sa main une main froide comme le matin, et lui dit d’une voix émue :

— Vous êtes bien malade, ou vous avez un grand chagrin, monsieur. Dites-moi le malheur qui vous est arrivé, ou venez le confier à mon père ; il tâchera de le réparer. Il vous donnera de bons conseils, et son amitié pourra peut-être vous faire du bien.

— Votre amitié, madame ! s’écria Pierre encore égaré et d’un ton amer ; est-ce qu’il y a de l’amitié possible entre vous et moi ?

— Je ne vous parle pas de moi, monsieur, répondit mademoiselle de Villepreux avec tristesse ; je n’ai pas se droit de vous offrir mon intérêt. Je sais bien que vous ne l’accepteriez pas.

— Mais à qui donc ai-je dit que j’étais malheureux ? s’écria Pierre avec une sorte d’égarement que dissipaient peu à peu la confusion et la fierté. Est-ce que je suis malheureux, moi ?

— Votre figure est encore couverte de larmes, et c’est le bruit de vos sanglots qui m’a attirée auprès de vous.

— Vous êtes bonne, mademoiselle, très-bonne, en vérité ! mais il y a un monde entre nous. Monsieur votre père, que je respecte de toute mon âme, ne me comprendrait pas davantage. Si j’avais fait des dettes, il pourrait les payer ; si je manquais de pain ou d’ouvrage, il saurait me procurer l’un et l’autre ; si j’étais malade ou blessé, je sais que vos nobles mains ne dédaigneraient pas de me porter secours. Mais si j’avais perdu mon père, le vôtre ne pourrait pas m’en tenir lieu…

— Ô mon Dieu ! s’écria Yseult avec une effusion dont Pierre ne l’aurait jamais crue capable, le père Huguenin est-il mort ? Ô pauvre, pauvre fils, que je vous plains !

— Non, ma chère demoiselle, répondit Pierre avec simplicité et douceur ; mon père se porte bien, grâce au bon Dieu. Je voulais dire seulement que si j’avais perdu un ami, un frère, ce n’est pas votre digne père qui pourrait le remplacer.

— Eh bien, vous vous trompez, maître Pierre. Mon père pourrait devenir votre meilleur ami. Vous ne nous connaissez pas ; vous ne savez pas que mon père est sans préjugés, et que, là où il rencontre le mérite, l’élévation des sentiments et des idées, il reconnaît son égal. Je voudrais que vous l’entendissiez parler de vous et de votre ami le sculpteur : vous n’auriez plus cette méfiance et cette aversion pour notre classe que je devine maintenant en vous, et qui m’afflige plus que vous ne pouvez le croire.

Pierre aurait eu bien des choses à répondre dans une autre circonstance ; mais cette rencontre émouvante et ces marques d’intérêt dans un moment où son cœur se brisait de douleur étaient une diversion qu’il n’avait pas la force de repousser, un baume dont il sentait malgré lui le douceur pénétrer dans son âme. Affaibli par ses larmes, et presque effrayé de la bonté d’Yseult, il s’appuya contre un arbre, chancelant et accablé. Elle se tenait toujours debout devant lui, prête à s’éloigner sitôt qu’elle le verrait calme, mais ne pouvant se résoudre à le quitter sur une parole amère. Et, comme elle le vit les yeux baissés, la poitrine oppressée encore, dans l’attitude d’un homme brisé de fatigue qui n’a pas le courage de reprendre son fardeau et de marcher, elle ajouta à ce qu’elle avait dit :

— Je vois bien que vous êtes très-malheureux, et on dirait presque humilié de ma sympathie. C’est peut-être ma faute, et je crains d’avoir mérité ce qui m’arrive.

Pierre, étonné de ces paroles, leva les yeux, et la vit pâlir et rougir tour à tour, en proie à une lutte intérieure très-vive où son orgueil faisait résistance. Néanmoins il y avait tant de noblesse et de courage dans l’expression de son repentir, que Pierre sentit s’évanouir tout son ressentiment ; mais il voulut être sincère.

— Je vous comprends, mademoiselle, dit-il avec cette assurance que lui rendait toujours le sentiment de sa dignité. Il est bien vrai que vous avez inutilement blessé une âme déjà souffrante. Je n’avais pas besoin d’être rappelé au respect que je vous dois, et votre réponse à madame des Frenays ne m’a pas persuadé que je ne fusse pas une créature humaine. Non, non ! l’artisan et le bois façonné qui sort de ses mains ne sont pas absolument la même chose. Vous n’étiez pas seule l’autre jour, car vous étiez avec un être qui comprenait votre bonté affable et qui se prosternait devant elle. Mais je vous jure que ce souvenir pénible n’entrait pour rien dans l’accès de chagrin et de folie que vous venez de surprendre.

— Et maintenant, dit Yseult, voudrez-vous me pardonner une faute que rien ne peut justifier ?

Pierre, vaincu par tant d’humilité, la regarda encore. Elle était devant lui les mains jointes, la tête inclinée, et deux grosses larmes roulaient sur ses joues. Il se leva, saisi d’un généreux transport. — Oh ! que Dieu vous aime et bénisse, comme je vous estime et vous absous ! s’écria-t-il en élevant les mains au-dessus de la tête penchée de la jeune fille… Mais c’est trop, trop de choses à la fois ! ajouta-t-il en tombant sur ses genoux et en fermant les yeux.

En effet trop d’émotions l’avaient brisé. Yseult ne pouvait pressentir le fanatisme de vertu et l’exaltation d’amour qui fermentaient ensemble dans cette âme enthousiaste. Elle fit un cri en le voyant devenir pâle comme les lis de sa corbeille, et tomber à ses pieds, suffoqué, ivre de joie et de terreur, évanoui d’abord, et puis bientôt en proie à une crise nerveuse qui lui arracha des cris étouffés et de nouveaux torrents de larmes.

Quand il revint à lui-même, il vit à quelques pas de lui mademoiselle de Villepreux plus pâle encore que lui, effrayée et consternée à la fois, prête à courir pour appeler du secours, mais enchaînée à sa place, sans doute par l’espoir d’être plus directement utile à cette âme en peine par des consolations morales que par des soins matériels. Honteux de la faiblesse qu’il venait de montrer, Pierre la supplia, dès qu’il put parler, de ne pas s’occuper de lui davantage ; mais elle resta et ne répondit pas. Sa figure avait une expression de tristesse profonde, son regard était presque sombre.

— Vous êtes bien malheureux ! répéta-t-elle à plusieurs reprises, et je ne puis vous faire aucun bien ?

— Non, non ! vous ne le pouvez pas, répondit Pierre.

Alors Yseult fit un pas vers lui ; et, après quelques instants d’hésitation, tandis qu’il essuyait ses joues inondées de sueur et de larmes :

— Maître Huguenin, lui dit-elle, en votre âme et conscience, pensez-vous ne devoir pas me dire la cause de vos larmes ! Si vous répondez que vous ne le devez pas, je ne vous interrogerai plus.

— Je vous jure sur l’honneur que je pleure à présent sans cause réelle, à ce qu’il me semble. Je ne sais vraiment pas pourquoi je me sens terrassé ainsi, et il me serait impossible de vous l’expliquer.

— Mais tout à l’heure, reprit Yseult avec effort, quand je vous ai surpris dans le même état où vous venez de retomber, qu’aviez-vous ? Est-ce donc un secret que vous ne puissiez confier !

— Je le pourrais, et vous verriez que ce ne sont pas des pensées indignes de vous occuper aussi.

— Mais ne voudriez-vous pas confier ces pensées à mon père ?

— Je pourrais les dire tout haut et devant le monde entier ; mais je ne sais pas s’il y aurait dans le monde entier un seul homme qui pût répondre.

— Moi, je crois que cet homme existe, et c’est celui dont je vous parle. C’est le plus juste, le plus éclairé et le meilleur que je connaisse ; vous devez trouver naturel que je vous le recommande. Écoutez : dans deux heures il viendra s’asseoir sous ce tilleul que vous voyez là-bas, à l’entrée du parterre. C’est là qu’il vient, tous les jours de beau temps, déjeuner, lire ses journaux, et causer avec moi. Voulez-vous venir causer aussi ? Si je vous gêne, je vous laisserai seul avec lui.

— Merci ! merci ! répondit Pierre. Vous voulez me faire du bien ; vous êtes charitable, je le sais. Je sais aussi que votre père est savant, qu’il est sage et généreux ; mais je suis peut-être trop fou et trop malade pour qu’il me délivre l’esprit d’un souci cruel. D’ailleurs j’ai un meilleur conseil : je l’interroge souvent, et j’espère qu’il finira par me répondre. Ce conseil, c’est Dieu !

— Qu’il vous soit donc en aide ! répondit Yseult ; je le prierai pour vous.

Et elle s’éloigne, après l’avoir salué timidement ; mais, en se retirant, elle s’arrêta et se retourna plusieurs fois pour s’assurer qu’il ne retombait pas dans le délire. Pierre, voyant cette sollicitude délicate et franche, se leva pour la rassurer, et reprit le chemin de l’atelier. Mais, dès qu’il eut vu Yseult rentrer dans le château par une autre porte, il revint sur ses pas, et ramassa quelques-unes des fleurs qu’elle avait laissées sur le gazon. Il les cacha dans son sein comme des reliques, et alla se mettre à l’ouvrage. Mais il n’avait pas de force. Outre qu’il était à jeun, n’ayant ni l’envie ni le courage d’aller déjeuner, il était brisé dans tous ses os ; et, si l’ivresse d’un irrésistible amour ne fût venue le soutenir, il eût déserté l’atelier.

— Qu’as-tu ? lui dit le père Huguenin, qui remarqua l’altération de ses traits et la mollesse de son travail. Tu es malade ; il faut aller te reposer.

— Mon père, répondit le pauvre Pierre, je n’ai pas plus de courage aujourd’hui qu’une femme, et je travaille comme un esclave. Laissez-moi dormir un peu sur les copeaux, et je serai peut-être guéri quand vous me réveillerez.

Amaury, le Berrichon et les apprentis lui firent un lit de leurs vestes et de leurs blouses, en lui promettant de regagner le temps à sa place, et il s’endormit au bruit de la scie et du marteau qui lui était trop familier pour interrompre son sommeil.