Le Communisme jugé par l’histoire/Conclusion

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CHAPITRE VI

Conclusion.

Lorsqu’on embrasse dans leur ensemble les systèmes et les faits qui viennent de passer sous nos yeux, on se trouve conduit à un certain nombre d’observations générales qui, si je ne me trompe, sont d'un sérieux intérêt, non-seulement pour la société française, mais pour la société européenne de notre temps.


On remarquera d’abord que le socialisme, par conséquent le communisme, qui en est le dernier mot, loin d'être un progrès de la raison humaine et la condition inévitable des générations à venir, n’est qu’un retour à de vieilles erreurs, à des rêves suranés ou à des essais malheureux, constamment répudiés par le bon sens et par la conscience des peuples. Toutes les idées qu’il nous présente depuis cinquante ans comme de hardies, de salutaires ou de séduisantes nouveautés, l'organisation du travail, le droit au travail, le travail attrayant, la réhabilitation de la chair et l’émancipation des passions, la suppression de l’inégalité des hommes par la suppression de la propriété ; nous les avons rencontrés dans quelqu’hérésie religieuse, dans quelque roman philosophique ou quelqu’utopie révolutionnaire dont le nom même ne peut plus être retrouvé qu’avec effort. Elles sont aussi anciennes que l’envie, que la sensualité, que la paresse ; car elles ne sont le plus souvent que ces passions elles-mêmes érigées en principes et transformées en droits.


Voici une seconde observation à laquelle ne manqueront pas de s’arrêter les esprits attentifs. Ainsi qu’on a pu s’en convaincre par les doctrines de Mably, de Morelly, de Babœuf et des anabaptistes du seizième siècle, le but que le communisme poursuit avant tout, c’est l’égalité de tous les membres du corps social. Mais l’égalité, telle qu’il la comprend, telle qu’il la veut et la promet à ses adeptes, est de toutes les chimères créées par l’imagination des utopistes la plus irréalisable et la plus malfaisante. L’égalité, si on la transporte hors du droit, si on la considère comme un niveau identique imposé aux faits, je veux dire au degré de pouvoir, de bien-être, d’influence, d’instruction, de valeur personnelle qu’on veut mesurer aux hommes réunis en société ; l’égalité entendue de cette manière est absolument incompatible avec les attributs les plus essentiels de la nature humaine. La nature humaine, comme la nature universelle, est soumise à la grande loi de l’inégalité et de la diversité. La ressemblance qu’on chercherait en vain entre les arbres de la même forêt et entre les feuilles du même arbre, on la trouverait encore moins entre les citoyens de la même patrie, entre les habitants de la même cité, entre les membres de la même famille. Inégaux par la force, par la santé, par la beauté, les hommes le sont au moins autant par l’intelligence, par l’imagination, par le sentiment, par le courage, par la joie ou la souffrance dont leurs âmes sont capables. À cette inégalité native de leurs facultés il faut ajouter l’usage inégal qu’ils ne manquent pas d’en faire, parce qu’ils en ont le pouvoir, et le développement inégal qu’ils sont appelés à leur donner en raison de la diversité des circonstances ou des impulsions extérieures.

Repoussée par tous les instincts, par toutes les facultés, par tous les actes de la nature humaine, comment l’égalité pourrait-elle exister de fait dans l’ordre social ? Comment un ordre social qui voudrait la prendre pour base pourrait-il se fonder ?


Mais si l’égalité se trouve exclue du domaine des faits, le droit ne peut absolument pas s’en passer ; elle fait partie de la liberté, qui, dans l’ordre civil, comme dans l'ordre moral, est la source, le fondement, le principe de tous les droits. La seule liberté possible dans l'état de société est celle qu’on peut définir par ces mots : le droit égal pour tous d’exercer et de développer leurs facultés inégales.

L’égalité et la liberté ne peuvent, en effet, exister qu’à la condition d’être inséparables ou d’entrer, en quelque sorte, l’une dans l’autre. La liberté sans égalité ou qui ne serait pas la même pour tous les citoyens, dont tous les citoyens ne pourraient faire usage sous une responsabilité et dans une étendue égales ; une telle liberté ne serait qu’un privilège, c’est à-dire un instrument de domination pour les uns, un état de servitude pour les autres. L’égalité sans liberté, ou plus exactement l'égalité hors de la liberté, serait pour tous, sans distinction, la servitude. Ne pouvant élever les buissons à la hauteur des chênes, il faudra bien abaisser les chênes à la taille des plus humbles buissons. Il sera défendu de dépasser un certain niveau d’instruction, de moralité, d’intelligence, d’activité, de bien-être, sinon l’égalité est détruite et avec elle toute espérance de communauté. On n’imagine pas un esclavage plus dégradant que celui-là.

Et qu’est-ce que les faibles, les ignorants, les incapables (car en dépit de l'instruction intégrale, réclamée avec tant d’instance par les organes de la Société internationale, il y aura toujours une ignorance au moins relative et des incapacités absolues) ; qu’est-ce que les cœurs étroits, les âmes basses et vulgaires, les infirmes de toute espèce auront à gagner à cette oppression, j’allais dire à cette répression systématique de la force, du talent, du génie, de la vertu, de la foi, des généreuses affections, de l’énergie fécondante du travail libre, de toutes les grandeurs et de toutes les puissances de la nature humaine ? Tout ce qu’on aura enlevé à la liberté individuelle, on l’aura, retranché à la société. Le savant n’est pas seul à profiter de sa science, ni l’artiste des créations de son génie, ni le commerçant et l’industriel des capitaux qu’ils ont formés ; c’est le corps social tout entier qui en jouit de proche en proche, comme on voit une source bienfaisante descendre des sommets d’où elle a jailli jusque dans les vallées les plus profondes. Oui, Proudhon a raison, le communisme, conséquence nécessaire de l’égalité sociale, ne peut être caractérisé que par ces mots : « la religion de la misère. »

De là une dernière réflexion, étroitement liée à la précédente et qui servira peut-être à ébranler un des préjugés les plus répandus aujourd’hui, une des erreurs les plus dangereuses de la politique révolutionnaire. On dit : de même que la bourgeoisie a pris en 1789, dans la société et dans le pouvoir, la place de la noblesse, de même le peuple doit désormais prendre la place de la bourgeoisie. Et si vous voulez savoir en quoi consiste l'avénement du règne du peuple, on ne manquera pas de vous répondre que c’est dans la réalisation des idées socialistes, c'est-à-dire dans l'établissement d’un communisme plus ou moins conséquent. Ces deux propositions ne sont pas seulement fausses, elles sont incompréhensibles pour tout esprit que la passion ou l'idolâtrie des formules n’ont pas subjugué d’avance.

D’abord le communisme, comme on vient de s’en convaincre, ayant pour résultat inévitable de paralyser l’action de toutes les facultés ou au moins des plus nobles facultés de l’homme, de tarir toutes les sources de la richesse publique, de courber tous les membres de la société sous le joug de la même servitude ; le communisme, s’il pouvait de notre temps s’établir quelque part, ou si, après s’être établi, il pouvait durer, serait un mal pour tout le monde et ne serait un bien pour personne, il ne pourrait être considéré comme l’avénement d’un nouveau règne ; il ne serait que la fin de la liberté et de la civilisation.

Ensuite, comment comprendre que le peuple remplace la bourgeoisie ? Est-ce que ce sont là deux castes ennemies dont l’une est opprimée ou même gouvernée par l’autre ? Ce ne sont pas même deux classes distinctes, mais simplement, ainsi que je le disais plus haut, deux situations. Lorsqu’on vit du travail de ses mains, l'on est un ouvrier, et la totalité des ouvriers d’un même pays, voilà ce que l'école socialiste ou révolutionnaire a pris la vicieuse habitude d’appeler le peuple, quoique ce nom ne soit applicable qu’à l'universalité des citoyens. Le bourgeois est celui qui possède un capital, et personne n’ignore que parmi les capitaux l'on comprend aussi la terre, qui ne donne rien sans culture, et les outils ou instruments de travail, dont la propriété n'empêche pas de mourir de faim si l’on néglige de s’en servir. De là résulte que bourgeois et ouvriers, non-seulement se touchent et se mêlent, mais souvent se confondent. L’ouvrier d’aujourd’hui pourra être bourgeois demain et le bourgeois d’aujourd’hui est un ouvrier d’hier. Le paysan qui laboure son champ lui-même et le propriétaire d’un atelier qui seul, ou avec un certain nombre de compagnons, le met en activité, sont tout à la fois des bourgeois et des ouvriers. Comment donc bourgeois et ouvriers pourraient-ils être considérés comme les oppresseurs et les successeurs les uns des autres ?

Quant à l’argument que le socialisme prétend tirer de l’histoire, il est complètement dépourvu de valeur. En 1789, ce n’est pas la bourgeoisie qui a détrôné la noblesse, c’est la liberté qui a détrôné la servitude, c’est le droit qui a détrôné le privilège, c’est le mérite personnel qui s’est substitué aux prérogatives iniques de la naissance, c’est un principe qui a triomphé et non pas une caste ou une classe de la société. Ce principe n’est pas de ceux que le temps peut détruire ; au contraire, son autorité doit s’étendre avec le temps. Nobles, bourgeois et ouvriers, tous sont également couverts de sa tutelle, tous sont également libres, tous, à mérite égal, sont admis par les lois, si non par l’équité des hommes, au même degré de considération, de dignité, de bien-être et d’influence.


Il ne viendra pas pour cela à l’esprit d’un homme sensé que tout soit pour le mieux dans les relations économiques de la société contemporaine. Il est juste de souhaiter et permis d’espérer une répartition moins inégale des produits de l’industrie, des fruits du travail national entre l’ouvrier et le capitaliste. Les situations que présentent ces deux noms devraient être plus rapprochées l’une de l’autre. Mais par quels moyens ce rapprochement si désirable pourra— t-il se réaliser ?

Le premier de tous, c’est l’accroissement de la valeur personnelle de l’ouvrier par l’instruction et par la moralité. Plus éclairé et plus rangé, il saura tirer un meilleur parti du travail de ses mains et il sera lui-même plus respecté. L’œuvre et l’artisan se feront valoir mutuellement. Il pourra compter sur les autres, parce que les autres pourront compter sur lui. Plaçant sa dignité dans les services qu’il est appelé à rendre, cherchant son bonheur dans la famille, et le cœur plein de sollicitude pour les siens, il cessera de prêter l'oreille à ceux qui lui disent qu'il n’a que des droits et point de devoirs, et que ses droits se confondent avec ses besoins.

Aux forces qu'il trouvera en lui-même, l’ouvrier ainsi préparé pourra joindre la puissance de l’association. Uni à des compagnons non moins intelligents, non moins honnêtes que lui, il pourra traiter d’égal à égal avec ses patrons. Car si les bras réclament le concours du capital, le capital n’a pas moins besoin de la coopération des bras. Mais il faut avant tout que l’association soit libre, qu’elle naisse et se conserve par le libre consentement de ses membres, qu’elle soit une application nouvelle et non la répudiation du principe de liberté. La Société internationale a pris pour base le principe contraire. Son but est le communisme, ses moyens sont la violence et la terreur. C’est par la révolution et la guerre civile qu’elle essaie en ce moment même[1] de réaliser son programme. Aussi la Société internationale, loin de servir les classes laborieuses qu’elle a la prétention de représenter, est elle l’instrument de leur ruine et de leur abaissement.

Enfin, il ne suffit pas que les ouvriers s’entendent entre eux, il faut aussi qu’ils s’entendent avec ceux qui dirigent les travaux de l’industrie par leur science et ceux qui les entretiennent par leur fortune. A quoi leur servirait-il de dicter des conditions qui ne pourraient être acceptées sans amener la ruine, non-seulement des industriels, mais de l’industrie elle-même ? Quelle espérance y a-t-il d’améliorer le sort des travailleurs si l'on fait disparaître le travail ? Il est donc indispensable qu’aux libres et pacifiques associations viennent s’ajouter les libres et pacifiques discussions ; je parle de discussions ou de conférences mixtes, périodiques si cela est possible, entre les ouvriers et les patrons. Les grèves ne sont qu'un état de guerre, également désastreux pour les deux parties belligérantes.

Mais tout ce qu’on pourra faire pour diminuer la distance qui sépare encore aujourd’hui les deux principales fractions de la société, restera infécond sans l’intervention d’une influence suprême, aussi douce à subir qu’à excercer : c’est l’influence d’une bienveillance mutuelle, ou pour l’appeler de son vrai nom, de son nom religieux, d’une mutuelle charité. La charité est également nécessaire au riche et au pauvre, au bourgeois et à l’ouvrier, et elle peut être exercée par tous les deux, car elle réside moins dans les actes extérieurs que dans les sentiments. Avec elle tout est facile, sans elle tout est hérissé de difficultés, tout est matière à soupçon, et l’homme arrive bientôt à ne voir dans son semblable qu’un ennemi. La charité devrait être le dernier mot de la politique et même de l' économie politique aussi bien que de la morale. Elle a en outre cet avantage d’être la plus complète et la plus sublime manifestation de la liberté.




  1. 15 mai 1871.