Le Commerce et le gouvernement considérés relativement l’un à l’autre/Deuxième Partie/Section 14


Nous avons vu le monopole naître des réglements faits pour la police des grains. Dans le dessein où je suis de faire connoître les manœuvres des monopoleurs, j’aurois besoin qu’ils me donnassent eux-mêmes des mémoires. Je me bornerai à quelques observations. On ne pouvoit point faire le trafic des bleds sans en avoir obtenu la permission. Mais il ne suffisoit pas de la demander pour l’obtenir : il falloit encore avoir de la protection ; et la protection ne s’accordoit gueres qu’à ceux qui la payoient, ou qui cédoient une part dans leur bénéfice.

Le droit de faire le monopole des grains se vendoit donc, en quelque sorte, au plus offrant et dernier enchérisseur ; et souvent, quand on l’avoit acheté, il falloit encore donner de l’argent pour empêcher qu’il ne fût vendu à d’autres. Peu de personnes pouvoient donc jouir de ce privilège. Aussi les monopoleurs, en trop petit nombre, ne faisoient-ils pas un trafic assez grand pour fournir aux besoins de toutes les provinces. Mais il ne leur importoit pas de faire un grand trafic : il leur importoit seulement de faire un gros bénéfice.

Ce bénéfice leur étoit assuré, s’ils achetoient bon marché, et s’ils vendoient cher. Pour payer les propriétaires, l’impôt et la culture à faire, les petits fermiers sont obligés de vendre de bonne heure dès le mois de septembre, octobre ou novembre. Alors donc le prix des grains baisse par l’affluence des vendeurs. Voilà le temps que prennent les monopoleurs pour remplir leurs magasins ; et ils font la loi aux fermiers qui ne peuvent vendre qu’à eux.

Cependant, comme il y auroit eu du danger à se prévaloir trop ouvertement du droit de faire seuls le trafic des grains, ils employoient l’artifice. Ils faisoient leurs approvisionnements dans les provinces où la récolte avoit été plus abondante, et ils y répandoient qu’elle avoit été bien plus abondante ailleurs. Pour confirmer ces bruits, ils faisoient entr’eux, publiquement dans les marchés, des ventes simulées, et ils se livroient les uns aux autres des bleds au plus bas prix. Ensuite, comme on leur avoit accordé le privilege d’acheter par-tout, ils alloient dans les fermes, et ils achetoient ou arrhoient les bleds au bas prix, qu’ils y avoient mis eux-mêmes dans les marchés. Ils n’ont donc plus pour concurrents que les gros fermiers qui, n’ayant pas été si pressés de faire de l’argent, ont attendu le moment de vendre avec plus d’avantage. Mais ces fermiers n’ont pour vendre qu’un temps limité, puisqu’il leur est défendu de faire des amas de grains. Les marchands privilégiés au contraire vendent quand ils veulent. Il arrivera donc enfin qu’ils vendront seuls.

Alors ils mettent en vente peu-à-peu. Ils répandent de nouveaux bruits sur les dernières récoltes. Ils persuadent qu’elles n’ont pas été aussi belles qu’on l’avoit cru. Ils ne manquent pas de le confirmer encore par des ventes simulées, et ils se livrent publiquement le bled au plus haut prix. Il y a donc disette : ce n’est pas que le bled manque, mais on l’a soustrait à la consommation. Cependant la disette n’est pas générale, parce qu’il importe aux monopoleurs mêmes qu’elle ne le soit pas. Il faut qu’ils puissent se faire honneur du bon marché qu’ils maintiennent dans quelques provinces, pour se justifier de la cherté qu’ils mettent dans d’autres ; et il leur suffit que la disette les parcoure toutes successivement. Ils causoient de si grands désordres, qu’on voyoit quelquefois, dans une province, le peuple condamné à se nourrir de toutes sortes de mauvaises racines ; tandis que, dans une province voisine, on jettoit le plus beau froment aux bestiaux. Chargés seuls de faire réfluer les grains par-tout où ils manquoient, ils le faisoient lentement, sous divers prétextes ; et ils trouvoient, dans leur lenteur, un grand bénéfice, parce qu’elle faisoit durer la cherté.

Ces monopoleurs s’enrichissoient donc, parce qu’ils achetoient bon marché, et qu’ils vendoient cher. Il y en avoit d’autres qui ne s’enrichissoient pas moins, et qui cependant achetoient cher, et vendoient bon marché. Je veux parler des commissionnaires qui faisoient des achats et des ventes de grains pour le compte du gouvernement. On leur accordoit deux pour cent de bénéfice sur l’achat, et deux pour cent sur la vente. Ils achetoient de grains, et plus ils les achetoient cher ; plus, par conséquent, ils avoient de bénéfice. Ils achetoient donc à quelque prix que ce fût.

Pour faciliter leurs opérations, on avoit ordonné aux marchands de notifier leurs sociétés, de déclarer leurs magasins, et de ne trafiquer que dans les marchés réglés à tel jour et à telle heure. Tous ces marchands étant connus, et tous leurs magasins étant à découvert, il étoit facile de faire avorter tous leurs projets. Par-tout où ils pouvoient se présenter pour acheter, les commissionnaires mettoient l’enchère sur eux ; et par-tout où ils pouvoient se présenter pour vendre, les commissionnaires vendoient au rabais. Ne pouvant donc plus soutenir la concurrence sans se ruiner, ils renoncèrent les uns après les autres au commerce des grains, et alors les commissionnaires achetèrent et vendirent seuls.

Ceux-ci avoient intérêt d’acheter beaucoup et d’acheter cher, puisque le bénéfice de deux pour cent étoit plus grand en raison du haut prix des achats ; et quoiqu’à la vente le bénéfice de deux pour cent fût moindre en raison du bas prix, ils n’avoient pas moins d’intérêt à vendre bon marché, puisqu’ils devenoient seuls marchands de grains.

C’est le gouvernement qui faisoit toutes les avances pour les achats, comme toutes les pertes dans les ventes. Il lui en coûtoit plusieurs millions par an ; et s’il est vrai que pour en trouver un, il fût obligé d’en imposer trois, on peut juger combien ce monopole étoit de toute manière à charge à l’état. Les avances étoient payées comptant aux commissionnaires. Ils en faisoient valoir, dans la capitale, la plus grande partie ; et ils payoient dans les provinces ou chez l’étranger, avec des opérations de change. Ainsi ce monopole devenoit pour eux un fonds de banque, ou plutôt un véritable agiotage.