Le Commerce et le gouvernement considérés relativement l’un à l’autre/Deuxième Partie/Section 12


On entend par police des grains, les réglements que fait le gouvernement, lorsqu’il veut lui-même diriger le commerce des grains. Pour juger des effets de cette police, je suppose que, de tous temps, ce commerce a joui, dans nos quatre monarchies, d’une liberté pleine et entière ; et qu’en conséquence, les marchands s’étant multipliés en raison du besoin, la circulation s’en faisoit sans obstacles, et les mettoit par-tout à leur vrai prix. Les choses en étoient là, lorsque, dans une de nos monarchies, on demanda lequel pouvoit être plus avantageux de permettre l’exportation et l’importation des grains, ou de les défendre l’une et l’autre ; et bientôt on se décida pour la prohibition. Ce n’est pas qu’on eût remarqué des inconvénients dans la liberté. Mais si, pour l’ordinaire, ceux qui gouvernent laissent aller les choses comme elles alloient avant eux, il arrive aussi quelquefois qu’ils innovent pour le plaisir d’innover. Ils veulent que leur ministère fasse époque. Alors ils changent sous prétexte de corriger, et le désordre commence. Nos terres, disoient-ils, produisent, années communes, autant que nous consommons. Nos bleds, par conséquent, tomberont à vil prix, si on nous en apporte plus qu’il ne nous en faut ; et nous en manquerons, si nous exportons une partie de ceux qui nous sont nécessaires. Cet inconvénient n’est pas encore arrivé ; mais il est possible, et il est sage de le prévenir. Tel fut le fondement des prohibitions. Il n’est pas vrai que cet inconvénient soit possible. On en sera convaincu, si on se rappelle, comment une circulation libre met nécessairement les bleds au niveau par-tout. On n’en importe pas plus qu’il n’en faut, parce que ce plus ne se vendroit pas, ou se vendroit à perte ; et on n’exporte pas ceux qui sont nécessaires, parce qu’il n’y auroit pas de bénéfice à les vendre ailleurs. Ces prohibitions portoient donc sur de fausses suppositions : voyons quelles en furent les suites.

Dans une première année de surabondance, le prix des bleds baissa : dans une seconde il baissa plus encore : il devint vil dans une troisième. Le peuple aplaudissoit au gouvernement qui lui faisoit avoir le pain à si bon marché. Mais cette surabondance fut une calamité pour les cultivateurs ; et elle eût été une richesse pour eux, si on eût pu vendre à l’étranger. C’est ainsi que les graces du ciel se changent en fléaux par la prétendue sagesse des hommes.

Le peuple travailloit peu. Il subsistoit sans avoir besoin de beaucoup travailler. Souvent il ne pensoit pas à demander de l’ouvrage, et les cultivateurs, pour la plupart, ne pensoient pas à lui en donner. Les ouvriers, auparavant laborieux, se faisoient une habitude de la fainéantise ; et ils exigeoient de plus forts salaires, lorsque les cultivateurs pouvoient à peine en payer de foibles. La culture tomba : il y eut moins de terres ensemencées ; et il survint des années de disette. Le prix du bled fut excessif.

Le peuple alors demanda de l’ouvrage. Forcés par la concurrence, les ouvriers, dans tous les genres, offrirent de travailler au rabais. Ils ne gagnoient donc que de foibles salaires, et cependant le pain étoit cher.

Voilà l’effet des réglements qui défendoient l’exportation et l’importation. Il ne fut plus possible, ni aux bleds, ni aux salaires, de se mettre à leur vrai prix ; et il n’y eut que misere, tantôt chez les cultivateurs, tantôt chez le peuple. On dira qu’il n’y avoit qu’à permettre l’importation. C’est aussi ce qu’on disoit dans les autres monarchies qui sentoient tout l’avantage qu’elles en pouvoient retirer. Elles offrirent des bleds, et on les accepta. Mais si le besoin du moment eut plus de force que les réglements, il ne les fit pas révoquer. Le gouvernement s’obstina dans ses maximes. C’est fort bien fait, disoit le gouvernement dans une autre monarchie, de défendre l’exportation, parce qu’il ne faut pas s’exposer à manquer. Mais on ne doit jamais défendre l’importation, qui peut suppléer à ce qui manque dans une année de disette. En conséquence, on défendit l’exportation, et on permit l’importation.

Mais dès qu’il ne fut plus permis d’exporter, le cultivateur vendit en moindre quantité et à plus bas prix. Moins riche, il fut moins en état de cultiver, et il cultiva moins. La récolte fut donc, d’année en année, toujours moins abondante ; et l’exportation, qu’on avoit défendue pour ne pas s’exposer à manquer, produisit un effet contraire : on manqua. Pour surcroît de malheur, l’importation ne suppléa à rien. Il faut remarquer que lorsque je dis que l’exportation étoit défendue, c’est qu’on avoit mis de forts droits sur la sortie des grains ; et lorsque je dis que l’importation étoit permise, c’est qu’on n’avoit mis aucun droit sur l’entrée.

Dans cet état des choses, les marchands avoient plusieurs risques à courir.

Si un grand nombre de concurrens apportoient en même temps une grande quantité de grains, ils en faisoient baisser le prix ; et il pouvoit arriver que la plupart ne trouvassent plus, dans la vente, un bénéfice suffisant. Ils faisoient une perte, s’ils les vendoient au prix bas où ils étoient tombés ; et s’ils vouloient les remporter, ils en faisoient une autre, parce qu’ils avoient à payer les droits de sortie. Souvent même ils étoient forcés, par le peuple ou par le gouvernement, à livrer leurs bleds au prix auquel on les taxoit. On conçoit donc que, puisque le pays qui leur étoit ouvert pour l’entrée, leur étoit fermé par la sortie, ils ne devoient pas apporter des bleds, au risque d’être forcés de les vendre à perte ; et que, par conséquent, la permission d’importer ne suppléoit à rien. Concluons que l’importation, quelque libre qu’elle paroisse, est sans effet, toutes les fois qu’on ne permet pas d’exporter. Ce n’est pas l’exportation qu’il faut défendre, disoit-on dans une troisième monarchie. Plus on exportera, plus nos bleds auront de prix : plus ils auront de prix, plus il y aura de bénéfice pour le cultivateur : plus il y aura de bénéfice pour le cultivateur, plus il cultivera ; et plus il cultivera, plus l’agriculture sera florissante. Il faut donc encourager l’exportation : il faut même accorder une gratification aux exportateurs. Mais il ne faut pas permettre l’importation, parce qu’elle feroit tomber nos bleds à vil prix. On ne peut disconvenir que, dans cette monarchie, on ne raisonnât mieux que dans les deux autres. L’exportation produisit l’abondance, comme on l’avoit prévu.

Mais la gratification étoit de trop : car l’exportation porte sa gratification avec elle, puisqu’on exporte toutes les fois qu’on trouve plus d’avantages à vendre au-dehors qu’au-dedans. Cette gratification d’ailleurs avoit l’inconvénient d’empêcher les bleds de monter à leur vrai prix ; parce que les marchands nationaux, qui l’avoient reçue, pouvoient vendre à un prix plus bas que les marchands étrangers.

Il y avoit plus d’inconvénients encore dans la défense d’importer. Cette défense n’étoit pas absolue : elle consistoit dans des droits d’entrée plus forts ou plus foibles.

Ils étoient plus forts, lorsque les bleds étoient à bas prix ; parce qu’on jugeoit que l’importation, si elle avoit été permise, les auroit fait baisser de plus en plus. C’étoit une erreur : car les marchands ne portent pas leurs bleds dans les marchés, où ils les vendroient moins avantageusement.

Ces droits étoient plus foibles, lorsque, dans la monarchie, les bleds étoient à trop haut prix. C’est qu’alors on avoit besoin de les faire baisser ; et comme l’importation pouvoit produire cet effet, on jugeoit avec raison qu’il la falloit favoriser.

Il y avoit plusieurs années que cette monarchie jouissoit de l’abondance qu’elle devoit à l’exportation, lorsqu’une mauvaise récolte ayant amené la disette, on diminua les droits d’entrée sur les grains : on les retrancha même tout-à-fait. Mais les marchands étrangers, qui, depuis long-temps, n’étoient point dans l’usage de concourir dans les marchés de cette monarchie, ne pouvoient pas prendre, sur le champ, toutes les mesures nécessaires pour y porter suffisamment de bled. La plupart n’avoient à cet effet, ni voituriers, ni commissionnaires, ni correspondants. Il en arriva donc trop peu, et la cherté se maintint.

Alors le gouvernement défendit l’exportation. Précaution inutile. Pouvoit-il supposer que les marchands nationaux porteroient chez l’étranger des grains qu’ils vendoient dans le pays avec plus de bénéfice ?

Pour avoir défendu l’importation, cette monarchie s’ôtoit donc toute ressource dans une disette, et elle se mettoit à la merci des monopoleurs.

Or, lorsque les monopoleurs se sont saisis du commerce, le prix du bled ne peut plus être permanent. Tour-à-tour il hausse et baisse tout-à-coup et comme par secousses, cher ou bon marché, suivant les bruits qu’il en arrive, ou qu’il n’en arrive pas.

Pendant ces variations, le gouvernement ne savoit quel parti prendre. D’un jour à l’autre, il augmentoit les droits sur l’entrée des bleds : d’un jour à l’autre, il les diminuoit.

Les marchands étrangers ne savoient donc non plus sur quoi compter. Si, lorsque les droits d’entrée étoient foibles, ils se préparoient à faire des envois, dans l’espérance du bénéfice que le haut prix paroissoit leur promettre ; souvent, lorsque leurs bleds arrivoient, les droits d’entrée avoient haussé, parce que les grains avoient baissé de prix ; et ils se trouvoient avoir fait, à pure perte, beaucoup de frais pour apporter leurs bleds et pour les remporter. On peut juger qu’ils se dégoûtoient de commercer avec cette monarchie, et que, par conséquent, lorsqu’elle étoit dans la disette, ils l’y laissoient.

Il n’y avoit donc que des abus dans ces trois monarchies. Dans la quatrième, on jugea qu’il ne falloit point de prohibition, ni de défense permanente, soit d’exporter, soit d’importer ; mais qu’il falloit tour-à-tour permettre et défendre l’exportation et l’importation, suivant les circonstances. Ce parti parut le plus sage, et cependant il l’étoit le moins. Il avoit tous les inconvénients dont nous venons de parler, et de plus grands encore.

Il avoit, dis-je, tous ces inconvénients, lorsqu’il défendoit l’exportation ou l’importation : il en avoit de plus grands, parce qu’il mettoit dans le commerce une incertitude qui suspendoit continuellement la circulation des grains.

Puisque, dans cette monarchie, la police varioit, suivant les circonstances qui ne cessent point de varier, les prohibitions et les permissions ne pouvoient être que passagère. On permettoit d’exporter avec la clause ; jusqu’à ce qu’il en soit ordonné autrement, lorsque les bleds baissoient de prix ; et lorsqu’ils haussoient on permettoit d’importer, toujours avec la clause, jusqu’à ce qu’il en soit ordonné autrement. cette clause étoit nécessaire, puisque les circonstances pouvoient varier d’un jour à l’autre ; et elles devoient varier, sans qu’il fût possible au gouvernement d’en prévoir les variations, parce qu’ il dépendoit des monopoleurs de faire baisser le prix des grains, lorsqu’ils vouloient importer, et de le faire hausser, lorsqu’ils vouloient exporter.

Mais quand l’exportation étoit permise pour un temps incertain, on ne savoit pas dans l’intérieur de la monarchie, si on pourroit exporter avant que la permission eût été révoquée ; par conséquent il y avoit des risques à prendre des mesures pour exporter ; et ceux qui ne vouloient pas les courir, ne voyoient dans la permission que l’équivalent d’une prohibition. Les provinces intérieures ne profitoient donc pas des débouchés, qu’on paroissoit leur fermer presque aussi-tôt qu’on les leur avoit ouverts. Sur les frontieres, les marchands, qui prévoyoient une nouvelle prohibition, se hâtoient de faire passer leurs bleds chez l’étranger. Ils établissoient leurs magasins au dehors, afin de les soustraire à la police. Alors les bleds haussoient subitement de prix, parce que l’exportation se faisoit coup sur coup et en grande quantité.

La permission d’exporter, favorable aux marchands seuls, arrivoit trop tard pour le laboureur. Forcé de payer le bail, l’impôt, le salaire des journaliers, il avoit vendu ses bleds, lorsqu’ils étoient à bas prix ; ou s’il ne les avoit pas vendus, elle arrivoit encore trop tard, parce que la saison, propre aux travaux de la culture, étoit déja passée. Dans un cas il avoit perdu sur la vente de ses grains : dans l’autre, il ne pouvoit pas employer son bénéfice à s’assurer une abondante récolte pour l’année suivante.

Enfin ces permissions passagères étoient d’autant plus préjudiciables, que, dans la crainte d’une prohibition, le cultivateur se pressoit de vendre ; et, par conséquent, il vendoit mal, ou à trop bas prix.

Cependant tout le bled surabondant avoit été exporté, lorsqu’on fit une récolte qui ne suffisoit pas à la consommation. Alors le gouvernement défendit l’exportation, et il permit l’importation, toujours avec la clause qui en rendoit la durée incertaine. Aussi-tôt les marchands nationaux, qui se félicitoient d’avoir fait passer leurs bleds chez l’étranger, se hâtent de les faire revenir à diverses reprises, mais à chaque fois en petite quantité ; et on rachete d’eux fort cher ce qu’on leur avoit vendu bon marché. La cherté dura. Ils la maintenoient, parce qu’ils étoient seuls vendeurs. L’étranger ne vint point, soit que n’ayant pas eu le temps de prendre ses mesures pour faire des envois, il craignit de n’arriver qu’après que l’importation auroit été prohibée, soit qu’il appréhendât d’être forcé, par quelque coup d’autorité, à laisser ses bleds à bas prix. Voilà les effets des permissions passageres. On n’a point de règles, ni pour les accorder, ni pour les révoquer. Tous les droits sur l’entrée ou sur la sortie des grains, sont nécessairement arbitraires, et on ne sauroit dire pourquoi on les met à un taux plutôt qu’à un autre. L’exportation et l’importation ne se font donc qu’au hasard toutes les fois qu’elles se font d’après des réglements incertains et variables. Alors la confiance est perdue, et le commerce, livré à des monopoleurs, est continuellement arrêté dans son cours. Passons aux réglements qu’on a cru devoir faire sur la circulation intérieure des grains.