Le Commerce de la Chine et du Japon

Le Commerce de la Chine et du Japon
Revue des Deux Mondes3e période, tome 28 (p. 84-111).
LE
COMMERCE DE LA CHINE
ET DU JAPON

Au moment où la Chine et le Japon étalent au Champ de Mars les produits de leurs industries et attirent de nombreux visiteurs, il n’est pas sans intérêt de mesurer le développement actuel du commerce européen dans ces contrées et de faire connaître la nature et la consistance des liens qui rattachent les marchés de l’extrême Orient à ceux de l’Occident. Cette étude servira d’introduction naturelle à la visite que nous nous proposons de faire avec les lecteurs de la Revue dans les salles de l’exposition occupées par les Chinois et les Japonais.

Après des vicissitudes dont nous n’avons pas à faire ici l’histoire, les relations internationales ont pris un cours régulier. L’offre et la demande se sont peu à peu équilibrées, les distances semblent s’effacer chaque jour davantage entre les ports de la mer de Chine et les nôtres. L’Europe et l’Asie constituent désormais l’une pour l’autre une clientèle normale et un débouché assuré, dont l’importance mérite d’être signalée. Dans quelles conditions, s’exerce le commerce européen en Chine et ail Japon, quels sont les chiffres qu’il atteint, les transactions qu’il comporte et les fluctuations qu’il subit ? Telles sont les questions sur lesquelles le lecteur nous permettra de nous arrêter pour aujourd’hui, avant de passer à l’examen des délicates merveilles que tout le monde a déjà voulu admirer.


I

On sait que la situation des étrangers résidant en Chine et au Japon a été déterminée par des traités internationaux qui ont placé leurs personnes et leurs intérêts sous la protection des consuls installés dans les ports ouverts. Dans chacune de ces places, les Européens peuvent s’établir eux et leurs familles ; ils peuvent circuler de l’une à l’autre librement, sous la condition de se munir d’un passeport délivré par leur consul et de ne se livrer à aucun commerce clandestin dans les lieux intermédiaires. Ils peuvent également se rendre, munis de passeports, dans les villes de l’intérieur ; mais, en l’absence de cette autorisation, ils ne peuvent sortir du territoire restreint tracé autour de chaque settlement par l’autorité locale d’accord avec les consuls. Dans les villes qui leur sont affectées, ils peuvent louer des maisons ou affermer des terrains pour y bâtir eux-mêmes, mais ils ne peuvent détenir le sol qu’à titre d’emphytéose et non de propriété. Ils peuvent enfin s’entourer de domestiques, de comptables, d’interprètes indigènes. Leurs biens sont inviolables. Aucune coalition ne peut se former, aucune société privilégiée s’établir parmi les indigènes pour entraver la liberté du commerce ou lui imposer des prix arbitraires. Toutes les marchandises indigènes doivent circuler librement des villes de l’intérieur jusqu’aux ports ouverts. En échange de ces facilités, les navires doivent subir un droit de tonnage à leur entrée dans les ports, et les marchandises sont sujettes à des droits d’importation et d’exportation fixés par un tarif annexé au traité et d’ailleurs essentiellement perfectible ; ces droits une fois acquittés, les marchandises de provenance étrangère doivent circuler sans en subir de nouveaux, dans tout l’intérieur.

Tel est le régime général sous lequel vivent les étrangers établis en Chine et au Japon. On en comprendra mieux les conditions en regardant de plus près l’activité d’un seulement tel que Shanghaï, qui peut être choisi comme type. Jamais établissement n’eut des commencemens plus difficiles ; le climat malsain, les marécages qui entouraient la ville et bordaient le fleuve, menaçaient sans cesse la santé des Européens mal logés et mal nourris. Cependant l’essor pris par le commerce de la soie engagea les gouvernemens français, anglais et américain à demander des concessions, qui leur furent accordées par le gouvernement chinois. Par là il faut entendre qu’ils furent autorisés à louer à perpétuité, moyennant une redevance nominale, certains emplacemens, désignés pour chaque pays, et à s’y administrer à peu près librement. Il fallait absolument aux hommes de la race blanche cette faculté de se bâtir de vastes maisons, des rues larges et bien aérées, des squares, des quais où les navires pussent aborder facilement pour charger et décharger leur cargaison. Aussi la nouvelle ville sortit du sol comme par enchantement, et l’on vit au bout de quelques années une sorte de Londres, mieux aligné et moins brumeux, s’élever sur la rive du Hwang-pu, à côté du vaste et profond cloaque de la ville chinoise. Les Anglais et les Américains ne tardèrent pas à sentir l’avantage de fusionner leurs concessions et de les placer sous une autorité et une administration uniques. La France resta à l’écart, et s’administra séparément.

Le régime des concessions anglo-américaines d’une part et française de l’autre diffère autant que le tempérament des deux races et la forme des gouvernemens métropolitains : c’est la république chez nos voisins ; c’est chez nous l’absolutisme, qui régnait lors de leur établissement à tous les degrés de notre administration.

Les résidens anglo-américains nomment un conseil municipal, composé d’un président et de six membres, dont les pouvoirs sont annuels et renouvelables. C’est cette assemblée, responsable devant le corps électoral, qui vote et perçoit l’impôt, règle les dépenses, décide et accomplit les travaux publics, veille aux besoins de la voirie, de l’édilité et de la sûreté publique, au moyen d’un personnel qu’elle nomme et qu’elle solde. Le consul n’intervient absolument que pour opposer son veto aux mesures qui seraient contraires au traité, pour trancher les procès entre ses nationaux ou entre étrangers de nationalités différentes et pour régler au mieux soit les contestations entre Européens et Chinois, soit les difficultés entre la municipalité et le tao-tai (gouverneur) ou le vice-roi. Il n’est que le ministre des relations extérieures de la communauté. Quant à l’autorité chinoise, elle a sa part. Outre la perception de la rente foncière, représentant le loyer des terrains, elle peut lever des taxes, pourvu qu’il s’agisse de taxes communes à tout l’empire et non de perceptions locales et vexatoires ; elle doit apposer son sceau sur les transferts de terrains pour que ceux-ci constituent un titre de propriété valable ; enfin elle peut poursuivre les délinquans indigènes sur les concessions, pourvu que le mandat d’arrestation soit contre-signé par l’un des consuls.

Tout autre est l’organisation de la concession française. Ici, le conseil municipal est présidé par le consul lui-même et choisi par une assemblée de notables dont le consul arrête la liste ; il peut être suspendu (le cas s’est présenté) ; ses délibérations ne sont exécutoires qu’en vertu d’un arrêté du consul. C’est ce fonctionnaire qui nomme aux emplois municipaux et révoque les titulaires ; c’est lui qui veille à la sécurité sur la concession. Il joue le rôle d’un préfet ou d’un gouverneur de colonie ; il est responsable, non comme la municipalité voisine, devant des commettans appelés à juger quotidiennement sa conduite, mais devant le ministre de France confiné à Pékin et le ministre des affaires étrangères à Paris. On voit qu’au lieu d’une république cosmopolite, établie sur un terrain neutre, la France en ces parages couvre de son pavillon consulaire une véritable autocratie, établie sur un terrain qu’elle traite comme terre française et dont elle s’engage implicitement par là à garantir l’intégrité. Aussi, tandis que les concessions fusionnées attirent le plus d’habitans et de contribuables, 2,500 Européens et 100,000 Chinois, la quasi-colonie française ne compte que 460 étrangers dont 230 Français. Dans les ports de Tientsin et de Canton, il existe aussi des concessions administrées de même. Ailleurs, les Européens ne sont que de simples locataires. A Canton comme à Tientsin, la concession française est un terrain absolument nu, sur lequel aucun négociant français n’a jamais songé à s’établir ; seule Shanghaï, avec ses palais et ses larges voies éclairées au gaz, ses wharves, son luxe d’équipages, ses fêtes princières, offre l’aspect d’une prospérité peu commune.

Mais ici comme ailleurs au prix de quels dangers les Européens ont-ils pu sauver et maintenir leurs établissement ! Sans parler des alarmes perpétuelles et de la situation précaire des settlements jusqu’en 1860, au bord de quels abîmes on s’est vu depuis lors, et quelle énergie il a fallu déployer pour n’y pas glisser ! Profitant de la désorganisation complète dans laquelle l’immense révolte des Taï-pings avait jeté l’empire, une insurrection locale se forma aux portes de Shanghaï, pillant et brûlant les villages des environs et menaçant les factoreries. Les bandes féroces des rebelles campaient à un mille de la concession. Les troupes anglaises ne suffisaient pas à veiller au salut de la population européenne, qui s’était organisée en corps de volontaires et attendait l’ennemi de pied ferme. Après divers aventuriers, le major Gordon, un jeune et vaillant officier anglais, prit le commandement d’un corps chinois, le disciplina, l’arma et réussit à purger de rebelles toute la province (1863). Faut-il rappeler les massacres de Tientsin, qui saignent encore au cœur de la France, ou des faits moins connus et moins graves, mais non moins alarmans, comme l’attaque, en 1874, d’un navire anglais, le Spark, par des pirates déguisés en passagers, et le meurtre de tous les passagers européens ? A Canton, à Tientsin, à Shanghaï, partout l’Europe semble un poulpe attaché aux flancs d’une baleine que l’immense cétacé peut secouer à chaque instant. La moindre convulsion de ce grand corps peut nous perdre. Mais la présence perpétuelle d’un danger qui éclate rarement amène une sorte d’incrédulité, et l’énergie redouble avec l’incertitude des résultats ; jamais le commerce ne fut plus actif qu’aux heures les plus inquiétantes de la colonisation.

Le mot concession n’a pas au Japon le même sens qu’en Chine ; car il ne représente plus une portion de territoire dévolue à un état étranger pour l’occuper à un titre quelconque. La concession est l’espace limité dans lequel doivent habiter les Européens sans distinction de nationalité : là, et là seulement, ils peuvent louer des terrains et bâtir, mais à la charge de payer une rente annuelle au gouvernement japonais. Celui-ci restait même au début le seul administrateur de la concession ; c’était lui qui était chargé de la voirie, de la police, de la création et de l’entretien des rues, de l’arrosage et de l’éclairage. Les résidens essayèrent un moment sans succès de gérer eux-mêmes les affaires municipales. Il fut convenu en 1864 que les concessionnaires de Yokohama, formés en une sorte de syndicat, se chargeraient de tous les travaux urbains et y feraient face avec un prélèvement de 20 pour 100 déduit du montant des rentes foncières dues à l’état. Mais ce système, pour plusieurs motifs, fonctionna si mal qu’il fallut l’abandonner et demander aux Japonais de reprendre la direction municipale, qui rentra dans les attributions du gouverneur de Kanagawa. Les étrangers se contentèrent de placer à côté de lui un directeur municipal européen, qui veille sur leurs intérêts et porte leurs réclamations ou leurs desiderata devant l’autorité indigène. A cet effet, les étrangers se. réunissent dans des meetings où sont arrêtées les résolutions utiles. De cette façon, les charges municipales retombent de tout leur poids sur le trésor japonais, qui reçoit 57,000 piastres de rentes foncières et en dépense annuellement 70,000 pour la police et la voirie de Yokohama.

Il est juste de reconnaître que sous ces deux rapports les étrangers n’ont pas à se plaindre, que le gouvernement a assumé les travaux onéreux de dessèchement du swamp qui s’étend derrière Yokohama, et que si les rues du settlement ne sont pas éclairées au gaz comme celles de Benten, la ville japonaise, c’est plutôt par suite de la mauvaise entente des propriétaires européens que par la faute des autorités locales. Mais il ne faut chercher ici ni l’économie, ni la vigoureuse impulsion de l’administration européenne de Shanghaï. Tandis que les Chinois ne cherchent qu’à isoler les étrangers et à les laisser s’arranger entre eux comme ils peuvent, les Japonais ne perdent aucune occasion de réclamer la gestion des affaires mixtes, si onéreuse qu’elle puisse être pour leur bourse, si accablante qu’elle soit pour leur capacité. Yokohama est le principal établissement où ces questions aient une véritable importance, parce que c’est à la fois le point le plus fréquenté et celui où l’affluence étrangère a produit les plus grands changemens. A Osaka, la concession est presque déserte, le nombre des Européens s’élève à 44. Il est de 35 à Hiogo, où les maisons sans locataires tombent en ruine. Il atteint 234 à Nagasaki, où le petit îlot de Désima, en forme d’éventail, continue d’être le quartier réservé aux étrangers comme au bon temps des Hollandais. A Hakodaté, on compte 27 résidens, Seul Yokohama présente à la fois une population respectable de 1,500 résidens et l’aspect d’une ville quasi européenne.

Aujourd’hui la vie des immigrans a pris son assiette dans tous ces ports ; une activité régulière a remplacé les fièvres et les secousses des premiers temps ; les dangers du dehors ont disparu et avec eux les grosses aventures, les spéculations hasardeuses, les gains énormes et subits, ainsi que les folies et les fêtés. Beau temps évanoui qui a laissé plus d’un regret aux vétérans ! On courait bien un peu risque, quand on s’aventurait dans la campagne, de rentrer estropié, ou même de ne pas rentrer du tout ; mais quelles aubaines, quels marchés et quelle intensité de vie chez ces spéculateurs placés constamment à deux pas de la ruine ou du massacre ! La concurrence d’une part et la pacification des samurai de l’autre ont calmé tout cela. Le settlement a pris des allures monotones et casanières ; les courses, les régates, le tir suisse, des parties de cricket, viennent à peine rompre de temps en temps cette uniformité. Les affaires le matin, le club anglais ou allemand après déjeuner ; puis la plupart du temps le retour à la colline, où chacun a un bungalow bien aéré, telles sont les phases quotidiennes de l’existence facile et fastidieuse, où les plus robustes laissent peu à peu s’affaisser leur esprit et leur corps. A mesure que la colonisation est devenue plus aisée, le besoin de cohésion a décru, le sentiment de la solidarité s’est refroidi, les liens du corps social se sont relâchés, et l’individualisme a fait comme toujours cortège à la prospérité.

Seule, la presse étrangère fait entendre sa voix au nom de la communauté. Trois journaux anglais : le Japan-Mail, le Japan-Gazette, le Japan-Herald et un journal français, l’Écho du Japon, se publient à Yokohama. Il est difficile d’imaginer la liberté et parfois la vivacité d’expressions avec laquelle ils attaquent les actes du gouvernement, qui ne peut exercer aucune action sur eux, si ce n’est par les voies amiables, et ne peut leur appliquer les lois draconiennes qu’il a promulguées sur la presse. Cette franchise gêne d’autant plus les maîtres du Japon que beaucoup d’indigènes lisent les publications anglaises et y puisent des alimens pour exercer l’esprit critique si développé chez eux. Ce n’est qu’à force de précautions et en s’entourant du plus grand secret que les ministres du mikado réussissent à tromper cette surveillance implacable ; mais ils ont beau faire, une indiscrétion, un indice, avertissent les rédacteurs alertes, et au moindre prétexte, journaux de crier comme les oies du Capitule. Un Anglais a même poussé l’intempérance polémique jusqu’à imprimer à Yédo un journal en langue japonaise, où il se livrait à des censures au moins sévères. Poursuivi, comme n’ayant fait que prêter son nom à un journaliste indigène qui voulait esquiver les lois de presse, il démontra que le journal était réellement à lui et soutint son droit de libre Anglais ; mais le ministre d’Angleterre, sir Harry Parkes, prit sur lui de suspendre la publication, et invita le belliqueux polémiste à donner une autre carrière à son ardeur.

A part cette exception, la presse anglaise mérite généralement les mêmes éloges que celle de la métropole. Elle sait parler avec fermeté de toutes choses et se taire à propos. On ne la verra pas attaquer les représentans officiels de la Grande-Bretagne, glisser des insinuations malveillantes sur leur caractère, et, si elle discute leurs actes, ce sera toujours avec mesure et urbanité. Elle prendra volontiers sa revanche à l’égard des autres Européens, qu’elle malmène souvent sans pitié, distribuant sans trop d’égards les boutades et les leçons, notamment à son confrère français. Le cabinet d’Yédo s’inquiète plus qu’il ne veut l’avouer de cette publicité gênante, qui lui rappelle à chaque heure la place considérable qu’occupe au Japon l’élément européen et le contrôle qu’il y exerce. Telles sont les institutions à l’abri desquelles fonctionne, au Japon et en Chine, un commerce d’échange dont nous allons étudier la nature et l’activité dans chacun de ces pays.


II

Ce n’est pas sans quelque honte qu’en faisant le dénombrement des principaux articles du commerce européen avec la Chine on est obligé de donner la première place à l’opium. La consommation de cette drogue malsaine a été la cause déterminante sinon unique de la guerre de 1840 ; elle fait encore, il faut bien le dire, la préoccupation constante des consuls anglais dans leurs consciencieux rapports. Après s’être élevée en 1866 à 64,5l6 piculs, elle avait baissé en 1869 à 53,413 ; mais en 1875 elle s’est relevée à 66,461. Ces chiffres ne comprennent d’ailleurs que les quantités entrées dans les trade-ports. Quant aux quantités considérables qui passent par la douane de Canton, elles échappent à tout contrôle. L’augmentation des dernières années est d’autant plus douloureuse à constater que la production indigène du Yunnan et de l’ouest s’est accrue en même temps considérablement et que l’usage de ce toxique paraît s’être de plus en plus généralisé.

Après l’opium, qui figure aux importations pour une somme de 240 millions de francs, viennent les cotonnades et les lainages, qui atteignent ensemble 200 millions ; les métaux figurent pour 23 millions, le coton brut pour 16 millions, le riz pour 11 millions, le charbon de terre pour 6, les bois d’ébénisterie pour 7, les bois de construction pour 3. Les articles les plus demandés sont ensuite : le ginseng, le sucre, les épices, les algues marines, l’indigo, la sèche de mer, les nids d’hirondelles, les aiguilles, les allumettes, les poissons secs ou salés, les huiles, le rotin, qui montent ensemble pour 1874 à 44 millions, enfin 21 millions sont représentés par divers articles.

En tête des exportations, il faut placer le thé, dont la Chine vend annuellement à l’Europe pour 800 millions de francs, et la soie grège ou en cocons, qui atteint 225 millions. Viennent ensuite : la soie en pièces, 17 millions, et le sucre, 14 millions ; 14 autres millions sont représentés par la cannelle, les nattes, la porcelaine, le papier, et 26 par des articles divers. En résumé, le commerce chinois repose principalement sur l’échange de l’opium et des cotonnades de l’Inde et de Manchester contre le thé et la soie de Chine.

La clientèle chinoise constitue pour l’industrie anglaise une branche toute spéciale. Inutile, en effet, de chercher à faire accepter aux Fils du ciel une autre forme de vêtement ou un autre métrage que ceux auxquels ils sont habitués de temps immémorial. Il a donc fallu installer à Manchester des métiers destinés à fabriquer les pièces étroites dans lesquelles le tailleur chinois n’a plus que quelques coups de ciseaux à donner pour découper le vêtement du coulie ou du petit marchand. Il en est de même des lainages. Il est une sorte de drap léger teint en gros bleu qui vient d’Angleterre et dont on ne trouverait pas à acheter une aune ailleurs que dans les treaty-ports.

Il s’en faut bien que ces produits ne rencontrent aucune concurrence de la part de l’industrie indigène. Sans parler des tissus si répandus en Europe sous le nom de Nankin, les tisserands chinois fabriquent aussi ces cotonnades bleues qui servent à l’habillement de la classe ouvrière. Cruellement éprouvée par l’insurrection des Taïpings, qui avait arrêté tous les métiers, en forçant les malheureux villageois à se réfugier dans les villes murées et les consommateurs à se pourvoir à l’étranger, cette industrie a regagné peu à peu le terrain perdu, et fait d’autant plus de progrès que les manufacturiers anglais, lancés dans une concurrence outrée, ont expédié des produits médiocres qui ont été rejetés. Le consul général d’Angleterre à Pékin, dans son rapport pour 1876, signale ce fait à l’attention de ses compatriotes en leur rappelant que les Chinois, s’ils se décident lentement à retirer leur clientèle, se déterminent rarement à la rendre une fois reprise. Quant à la laine, l’industrie européenne n’a pas à disputer le terrain à des produits similaires. Le Thibet fournit, il est vrai, d’excellente laine de chèvre, mais on n’en fait que des tapis de haut prix, du même mérite que ceux de Perse ; la Mongolie nourrit de grands troupeaux de moutons, mais leur laine est de qualité inférieure. Quant aux plaines voisines du littoral, elles pourraient entretenir de riches troupeaux, mais elles sont consacrées sans partage à des cultures plus intensives, plus rémunératrices, comme le thé, le mûrier et le coton. A part quelques draps russes, les lainages anglais ont donc toute facilité pour se répandre, surtout dans les provinces du nord, où la rigueur du climat en rend l’emploi nécessaire.

Le thé chinois est trop connu aujourd’hui pour qu’il soit besoin d’en parler longuement. On sait que cet arbuste donne des produits essentiellement variables, suivant la qualité du terrain où il est planté, l’époque à laquelle est faite la cueillette (car il y a parfois jusqu’à trois récoltes) et le soin apporté à la torréfaction des feuilles. Le thé noir ne diffère du thé vert que par le mode de préparation ; il subit une cuisson de plus, et perd une grande partie des principes qui constituent ses qualités excitantes. Le thé dit de caravane, venu à dos de chameau par la Mongolie et la Sibérie, était jadis fort justement estimé à cause de sa provenance méridionale ; aujourd’hui que la même qualité vient par Canton et Hong-Kong, il n’a plus d’autre mérite que d’avoir échappé aux avaries du transport maritime. Enfin, sous le nom de thé en briques, les provinces du nord consomment et commencent à expédier une qualité inférieure, qui comprend les déchets et les feuilles médiocres pressées en blocs compacts. Cette exportation a sensiblement augmenté dans ces dernières années par suite de la consommation faite en Californie et ailleurs par les innombrables émigrans chinois.

Les thés de Chine ont pour cliens fidèles les Anglais de toutes conditions, chaque sujet du Royaume-Uni en consommant en moyenne 2 kilogrammes par an. L’exportation directe pour la France a commencé en 1874, et s’est élevée pour la première année à 418,560 kilogrammes. Nous sommes encore, pour la plus grande partie de notre consommation, tributaires de l’Angleterre. L’Amérique importe de très grandes cargaisons, mais elle s’est depuis quelque temps habituée au thé japonais, qui fait une concurrence importante au thé chinois. Les essais faits dans l’Inde, à Java et en Australie pour cultiver le thé n’ont pu jusqu’ici changer sensiblement l’état du marché.

La soie, dont le nom a servi aux anciens pour désigner le peuple qui, selon toute vraisemblance, en a le premier connu l’usage, est encore aujourd’hui la principale industrie chinoise. Les soies grèges sont d’une bonne et solide qualité. Celles qui ont été moulinées par les procédés primitifs des indigènes sont peu propres au tissage par nos métiers, et les négocians préfèrent les expédier à l’état brut, contrairement aux tendances du gouvernement chinois, qui ne voudrait pas laisser dépérir cette industrie et serait disposé, assure-t-on, à fournir à ses sujets les moyens d’améliorer leur fabrication. Quant aux soieries, si la fantaisie européenne peut demander à l’Empire du Milieu quelques-unes de ses tentures ou de ses étoffes écrues, il ne faut jamais perdre de vue que les tissus chinois, absolument incapables de rivaliser avec notre industrie lyonnaise, sont néanmoins maintenus à des prix relativement très élevés et par conséquent peu engageans.

Le chiffre des affaires avec la Chine s’est élevé en 1873 à 1,188,431,503 francs, se décomposant en 590,366,433 francs à l’importation et 597,065,070 à l’exportation. C’était alors et c’est encore aujourd’hui[1]la Chine qui s’enrichit à nos dépens, mais l’intercourse n’en est pas moins profitable à l’Europe en lui fournissant les matières premières et le débouché de plusieurs grandes industries. L’Angleterre, par elle-même ou par ses colonies, absorbe près de 1 milliard, soit cinq fois plus que tous les autres pays réunis ensemble. La balance de son commerce avec la Chine est toute en sa faveur, puisqu’elle vend pour 546 millions de marchandises et n’en achète que pour 430. Le reste du continent européen au contraire, n’ayant que peu d’articles à fournir à l’Empire du Milieu, y fait une recette de 5 millions et une dépense de 56 millions. La Russie solde ses affaires par une perte de 25,209,000 francs presque égale à leur chiffre total. Mais il ne faut pas oublier qu’une grande partie des échanges avec la Russie ayant lieu par terre peut échapper beaucoup plus facilement au contrôle de la douane chinoise, qui nous fournit les chiffres ci-dessus[2]. En résumé, les deux principaux intéressés dans ce vaste mouvement commercial sont l’Angleterre et la Chine, Londres et Calcutta d’un côté, Shanghaï et Canton de l’autre. Le rôle de la France est plus modeste. Tandis que le pavillon anglais couvre 4,700,000 tonneaux et le pavillon américain 3,200,000, on n’en voit entrer sous le nôtre que 137,000, soit environ 1/70 du total des entrées et sorties.

Les détails qui précèdent ont déjà fait connaître sur quels articles repose et comment s’exerce cette prodigieuse activité. La navigation à vapeur trouve un emploi facile, dans ces mers, inhospitalières aux bâtimens voiliers ; et des compagnies se sont formées en grand nombre pour les navigations transatlantique et fluviale ainsi que pour le cabotage entre les ports chinois. Toutefois deux faite tendent à diminuer cette source de revenus pour les étrangers : c’est d’une part le bon marché croissant auquel tombe le fret par suite de la grande, concurrence des navires qui s’offrent à l’expéditeur ; c’est d’autre part la formation récente d’une compagnie chinoise pour la navigation, à vapeur sur les côtes, dans les grands fleuves et jusqu’au lapon. Le transport des coulies pour Callao n’intéressait que le Pérou et, dans quelques, rares occasions, la France, qui prêtait parfois son pavillon à ce trafic. Il a aujourd’hui cessé de se faire à Macao, dont la ruine n’a pas tardé à suivre cette mesure généreuse, mais ; peut-être trop radicale, du gouvernement portugais. Aujourd’hui la Chine expédie plus d’émigrans que jamais ; mais ils partent de Hong-Kong, d’Amoy et de Swatow sous pavillon anglais.

Quand on a parcouru les quais de Hong-Kong ou les rues de Shanghaï, on n’est pas sans avoir encore besoin de quelques explications pour comprendre comment se pratiquent les transactions internationales. On a rencontré dans des palais, spacieux des gentlemen, généralement peu affairés, qui mènent une vie élégante ; on a vu, au rez-de-chaussée de leurs habitations, des bureaux où quelques employés européens ont sous leurs ordures un petit nombre d’employés chinois. Au fond d’une cour ou même dans un enclos séparé et entouré de murailles, des magasins, dont les lourdes portes s’ouvrent de temps à autre pour laisser entrer ou sortir des ballots. On a d’autre part coudoyé dans les ruelles de la ville indigène de graves marchands à la figure parcheminée, au teint hâve, les yeux cachés sous de grosses lunettes rondes à monture de corne. Mais comment se fait le rapprochement entre ces deux sortes de négocians d’allures si différentes, c’est ce que l’on ne saisit pas du premier coup. Tout le commerce en effet repose sur un personnage mixte attaché à chaque maison européenne, et sans intermédiaire duquel on ne fait aucune négociation, le compradore.

Le compradore est un Chinois qui parie couramment l’anglais ou tout au moins le pigeon[3], et possède des notions exactes sur le mode de placement des marchandises européennes et les meilleures provenances des produits chinois. C’est lui qui, par ses relations personnelles, procure à son patron la clientèle des courtiers indigènes et par suite lui fait faire presque tous ses marchés, aucune affaire ne se traitant ou du moins ne s’engageant directement. Le compradore doit donc se renseigner sur les mercuriales, sur les variations dans la qualité des produits de telle ou telle provenance, sur le crédit et la solvabilité des contractans ; en un mot, il a une responsabilité considérable, sans être cependant assujetti à une garantie quelconque. Une étroite camaraderie ou plus exactement une solidarité complète règne entre tous les compradores d’un même settlement, qui forment une sorte d’association non pas juridiquement, mais moralement responsable pour les fautes d’un de ses membres, et jouissant d’un crédit illimité. Il est telle occasion dans laquelle un énorme déficit fut constaté dans la caisse tenue par un de ces employés. Les sacs d’argent, qui étaient censés représenter le stock métallique d’une grande banque, avaient été remplacés par des sacs de plomb, et la fraude avait passé ainsi inaperçue de plus d’un vérificateur. Le coupable demanda quelques heures pour rapporter plusieurs centaines de mille taëls, et n’eut qu’à passer chez ses amis pour leur reprendre les capitaux qu’il, avait placés entre leurs mains. Tous les rieurs furent de son côté. La leçon profita-t-elle à la banque, dont les règlemens méticuleux rendaient obligatoire une encaisse aussi inutile ? Le caissier avait fait une fortune en faisant valoir l’argent ainsi déplacé.

Sans recourir à ces moyens frauduleux, le compradore peut facilement réaliser des bénéfices importans, parfois plus certains que ceux de son patron accablé de frais généraux ; il obtient de celui-ci une remise sur les affaires, il en obtient une du négociant indigène, il ajoute à cela quelques petites opérations personnelles et place à gros intérêts ses premiers bénéfices ; de sorte qu’avec quelque intelligence (et quel Fils du ciel en manque en cette matière), il arrive très vite à devenir un gros personnage avec lequel le chef de maison traite de puissance à puissance. Ses conseils sont écoutés, ses préférences sont décisives. On sait qu’à moins d’un juste motif de plainte, le renvoyer ce serait se priver pendant longtemps d’un employé nécessaire. Grâce à l’esprit de corps si développé dans cette catégorie, et en général chez tous les Chinois, à l’encontre des Européens, ils se mettraient en grève et force serait de capituler. Ces égards qu’il exige, le compradore les mérite par une sorte de dévoûment aux intérêts de sa maison, par une assiduité que rien ne lasse, une patience que rien ne rebute (et il en faut dans les transactions entre Chinois), par des qualités solides sinon aimables, qui en font un serviteur aussi indispensable que fâcheux.

Le compradore est loin d’être le seul intermédiaire par lequel il faut passer pour arriver au producteur ou au consommateur. Il n’a lui-même affaire le plus souvent qu’à des courtiers qui sont en rapport avec le paysan ou le fermier. Ces courtiers tiennent dans leurs mains, grâce aux avances qu’ils leur ont faites dans quelque moment difficile, les malheureux producteurs à qui ils font durement la loi ; mais eux-mêmes sont forcés de subir le contrôle et par conséquent de payer la bonne volonté du mandarin local qui peut, s’il lui plaît, gêner leur négoce par mille vexations. Il faut donc faire la part de ce fonctionnaire, celle de ses subalternes, celle du moindre scribe, et la marchandise n’arrive à sa destination que grevée de toutes ces taxes occultes, plus inévitables que celles établies par la loi. C’est pour se fortifier contre ces exactions que se sont formées, entre gens du même métier, des corporations qui réussissent à se défendre contre l’excès de l’injustice administrative, en même temps qu’à dicter leur loi et imposer leurs prix aux négocians étrangers incapables d’entamer cette autre muraille de la Chine. Rarement ces derniers se lancent eux-mêmes dans l’intérieur pour y traiter directement leurs affaires ; ils ne trouveraient que des autorités antipathiques, une population défiante, une clientèle accaparée par les courtiers en titre, des prix maintenus avec persistance par tout un district, et si, après bien des efforts, ils parvenaient à vaincre ces obstacles pour expédier au port voisin un convoi de marchandises, ils courraient de grandes chances de le voir pillé par quelque bande de malfaiteurs. On voit qu’en résumé le pouvoir régulateur du commerce reste entre les mains chinoises, et que la Chine n’achète et ne vend jusqu’à présent que ce qu’elle veut, au prix qui lui convient.

Ce serait sans doute faire trop d’honneur au négociant chinois que de le représenter comme un modèle de délicatesse et de désintéressement, mais il sait à merveille que l’honnêteté commerciale est le meilleur véhicule du crédit ; il est trop habile pour manquer à ses engagemens, trop prudent pour en contracter d’exagérés. Les relations avec lui sont parfaitement sûres, et, comme il constitue l’une des classes les plus éclairées de la population, c’est sur lui que les Européens peuvent le mieux compter pour leur ouvrir peu à peu l’accès au cœur de la Chine ; mais il faut se garder de brusquer les choses et de choquer les préjugés locaux. Les Anglais, qui donnent ici le ton, sont des maîtres dans l’art de ménager les susceptibilités des peuples qu’ils subjuguent, de transiger avec les croyances religieuses, les superstitions les plus absurdes et de se faire respecter en respectant les autres.

Les opérations commerciales n’ont pas pour unique objet des articles de consommation ; quelques-unes roulent aussi sur cette marchandise plus délicate à marner que toute autre : l’argent. Les banques européennes, en tête desquelles il faut citer la Hong-Kong-et-Shanghaï-bank, l’Oriental-bank et le Comptoir d’escompte de Paris, sont venues porter une rude atteinte au monopole des grandes maisons établies au début : les Jardine, les Russell, les Dent, qui étaient seules en état, par l’importance de leurs capitaux, de fonder des établissemens dispendieux comme ceux qui font la gloire de Shanghaï. Aujourd’hui quiconque offre des garanties peut trouver dans ces banques des capitaux qu’il rembourse avec ses bénéfices ; on leur emprunte les fonds nécessaires pour les achats de soie, en leur donnant la marchandise en gage jusqu’à son arrivée en Europe au moyen d’une formalité désignée dans la langue du commerce sous le nom de traite documentaire ; et, presque sans bourse délier, le débutant bien accrédité auprès d’une banque peut louer des capitaux pour une saison, les rembourser sur le produit de ses ventes à Lyon ou à Londres et recommencer ainsi chaque année. La facilité de ces opérations, en augmentant la concurrence, a rendu les bénéfices minimes, et le temps des rapides coups de fortune n’est plus.


III

La prospérité des settlements étrangers a subi de nombreuses fluctuations dont il faut chercher le secret tantôt dans des perturbations locales, tantôt dans des causes générales. Au lendemain des traités, en 1861, on se plaignait que la guerre n’eût en rien augmenté les débouchés et que l’ouverture de nouveaux comptoirs n’eût servi qu’à détourner la clientèle dans les anciens établissemens sans en procurer une nouvelle à l’Europe. La rébellion des Taï-pings sévissait alors dans toute sa force, et les marchandises ne pouvaient arriver, à travers les bandes de pillards et d’incendiaires, jusqu’aux ports d’embarquement. Mais, par un singulier retour des choses d’ici-bas, cette rébellion, qui désolait le commerce de la Chine, allait faire la fortune de Sanghaï. Cette ville fut en effet le foyer d’une insurrection partielle ainsi que toute la province du Kiangshu. Tout ce qui avait un patrimoine à défendre vint demander l’hospitalité sur la concession européenne, respectée par la révolte et défendue par les troupes anglaises. Des maisons bâties en toute hâte reçurent les réfugiés, que l’on comptait par centaines de mille ; les terrains acquirent un prix exorbitant ; tout le monde se fit entrepreneur de logemens. Le sort de la guerre venait d’amener dans la nasse européenne une riche capture que, pendant trois ans, on exploita sans vergogne. Il faut avoir vu, disent les témoins oculaires, Shanghaï à cette époque, pour se faire une idée du mouvement qui l’animait et de la fièvre des affaires en présence de ces consommateurs forcés, bloqués par les rebelles dans la ville européenne. La fin de la révolte marqua aussi la fin de cette ère de prospérité violente. Le Chinois avait eu beau goûter pendant trois ans nos produits, il retourna, dès qu’il le put, à son foyer en cendres, laissant vides les maisons construites pour Lui, dont les carcasses inutiles sont aujourd’hui en train de périr comme les carènes d’une flotte naufragée. Plus de locataires, plus de ressources pour payer les terrains achetés à crédit et les constructions élevées à force d’emprunts. La secousse avait été terrible ; elle fut salutaire. On comprit qu’il fallait renoncer aux bénéfices extraordinaires, aux coups de bourse ; qu’il fallait faire du commerce et non de la spéculation. Jusque-là, on avait tout osé : un négociant faisait venir.une immense cargaison de tel ou tel article, sans connaître le moyen de l’écouler, et faisait fortune ou faillite suivant qu’il avait deviné juste. Deux maisons rivales envoyaient jusqu’à Singapore des steamers à fortes machines au-devant de la malle, pour rapporter avant son arrivée les dernières cotes des marchés anglais ou lyonnais, d’après lesquelles on pouvait spéculer à coup sûr.

Aujourd’hui le télégraphe, qui arrive à Shanghaï de deux côtés, par voie de Sibérie et par voie des Indes, a changé la situation. Une concurrence plus vaste s’est établie ; l’Europe a produit en plus grande, en trop grande quantité, et la dépréciation qui s’en est suivie a diminué les bénéfices des intermédiaires. Les Chinois, de mieux en mieux renseignés sur l’état de la demande en Europe, ne fixent leur prix qu’à bon escient. Ils se font eux-mêmes importateurs ou exportateurs et s’approprient une partie des profits. En un mot, si le chiffre d’affaires n’a que faiblement diminué, les avantages personnels qu’en retiraient les fondateurs de Shanghaï ont singulièrement décru. Qu’on ajoute l’encombrement général du marché européen dans certaines années, la baisse des soies à Lyon, et l’on comprendra aisément d’où viennent les plaintes individuelles que l’on entend retentir de toutes parts et que l’éloquence des statistiques générales les plus consolantes ne calme pas.

L’histoire des treaty-ports n’est qu’une série de doléances, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre. Celles du gouvernement chinois ont eu longtemps pour objet la contrebande effrénée qui se pratiquait ; les douanes placées entre les mains des mandarins étaient si mal gérées qu’une bonne partie des entrées échappait à la surveillance et qu’une faible partie des recettes accusées parvenait jusqu’au trésor impérial. A la suite des traités de 1860, le produit des douanes fut affecté au paiement de l’indemnité de guerre fixée à 8 millions de taëls (ou 60 millions de francs) ; on n’avait pas réfléchi que, ces taxes étant uniquement levées sur le commerce étranger, c’était l’Europe qui allait faire les frais de l’indemnité qu’elle stipulait. Le cabinet de Pékin se montra aussitôt fort empressé de porter l’ordre et l’exactitude dans cette administration, et ne crut pouvoir mieux faire pour cela que de la confier à des mains européennes. Sur le conseil de lord Elgin, un Anglais, M. Hart, fut placé en 1861 à la tête des douanes. Il est entouré d’un groupe nombreux d’Européens fort distingués, fort bien rétribués, recrutés parmi l’élément le plus actif des légations et des consulats, dont le personnel se trouve ainsi fort appauvri. Cette organisation fonctionne encore sous le même chef, qui est l’un des principaux personnages de la Chine officielle ; elle a donné lieu au début à toute sorte de récriminations de la part des négocians étrangers, gênés dans leurs habitudes ; elle est reconnue aujourd’hui comme excellente et peut donner une idée de la sagesse du gouvernement chinois, qui sait faire violence à sa haine des barbares toutes les fois qu’il y voit son avantage. Le tarif des droits fixes établis par le traité de 1860 est d’ailleurs très modéré et peut passer pour le moins protecteur du monde. Si on le compare avec le prix moyen auquel se vendent en Chine les objets sur lesquels il porte, on trouve que les droits représentent :


Pour l’opium 6 3/4 pour 100 de la valeur
Pour les cotonnades supérieures 6 7/10 —
Pour les cotonnades inférieures 1 7/10 —
— ou, suivant la qualité. 3 à 5 —
Pour les lainages supérieurs 3 à 5 1/2 —
Pour les lainages inférieurs 2 à 3 1/2 —
Pour les métaux 5 1/2 —
Pour le thé noir 11 4/10 —
Pour le thé vert 8 6/10 —
Pour la soie grège 2 8/10 —
Pour les allumettes 5 —
Pour l’horlogerie 5 —

En outre une série d’articles sont exempts de droits, quoique certains d’entre eux constituent une branche de commerce assez considérable. De ce nombre sont les denrées alimentaires destinées aux consommateurs européens, le tabac à fumer, les spiritueux, la parfumerie et la droguerie.

Une fois débarquées et retirées de la douane, les marchandises étrangères ne devraient plus acquitter, pour pénétrer dans l’intérieur, que le droit de transit stipulé par l’article 23 du traité. Moyennant le paiement de ce droit, toute marchandise de provenance européenne ou à destination d’un comptoir européen est affranchie en principe de toutes les taxes connues sous le nom de li-kin, exigées à chacune des barrières qui couvrent la Chine d’un réseau de douanes intérieures. Il fallait en effet assurer la liberté de circulation aux produits du commerce étranger et de l’industrie indigène, sans quoi l’ouverture des trade-ports n’eût été qu’une vaine comédie. Ces droits de transit, d’ailleurs très modérés, s’élèvent à la moitié du tarif douanier et à 2 1/2 pour 100 sur les objets exempts du droit d’entrée ou de sortie. Toute marchandise étrangère voyageant vers l’intérieur doit être accompagnée d’un passavant délivré par la douane du port de débarquement ; toute marchandise indigène se rendant vers un treaty-port pour le compte d’un étranger doit se munir d’une semblable passe à la première barrière qu’elle rencontre. L’opium seul est excepté de cette mesure protectrice. Il ne peut voyager dans l’intérieur que comme propriété chinoise et sous le coup de toutes les taxes qu’il peut plaire aux mandarins de lui imposer. Chaque caisse, dit-on, supporte environ 20 livres sterling d’impôts divers avant même de quitter le port ; s’il en est ainsi sous les yeux du consul anglais, on peut juger du sort qui attend ce produit dans l’intérieur.

Mais il s’en faut de beaucoup que les dispositions des traités relatives au transit soient scrupuleusement exécutées. A la vérité, dans les districts du nord et dans la province de Kwangtung, les li-kin ou taxes de barrières sont si faibles qu’il y a peu d’intérêt à en exempter la marchandise par l’acquittement préalable du droit de transit, et il est juste d’ajouter que, dans la généralité des provinces, les convois protégés par le passavant régulier cheminent librement ; mais, à l’inverse, dans les provinces du centre et sur le cours du Yang-tse-kiang, les produits qui font route vers les ports sont, en dépit de toutes les précautions prises par les expéditeurs, en butte à toute sorte de vexations et de contributions, et les plaintes à ce sujet n’ont fait qu’augmenter dans les dernières années. Non pas que le gouvernement chinois viole ouvertement l’article 23 du traité ; mais, si les autorités locales ne perçoivent pas les li-kin, elles ont mille moyens de frapper la marchandise, soit en cours de voyage par des taxes spéciales et extraordinaires pour la guerre, pour l’indemnité de guerre, pour l’anéantissement de la rébellion, pour la reconstruction des digues d’un canal ou d’un fleuve, ou bien entre les mains du producteur et avant toute prise de possession européenne, de sorte que les passes et les acquits ne servent tout au plus qu’à éviter les retards, mais n’assurent pas la franchise.

Aux plaintes des étrangers, le gouvernement chinois répond qu’ils ne sauraient sans abus s’ingérer dans ses affaires intérieures en critiquant des taxes générales ou locales dont il lui plaît de frapper toute une catégorie de produits. Il ajoute, la plupart du temps, que les prélèvemens taxés d’arbitraires ont porté sur des marchandises qui se couvraient d’un nom européen pour arriver aux ports de la côte, en réalité, au compte d’un négociant indigène. Tout dernièrement, la suppression des li-kin était au nombre des conditions dont le ministre d’Angleterre à Pékin, M. Wade, avait déclaré au Tsung-li-yamen qu’il faisait la rançon du meurtre de M. Margary[4].

Mais, il faut bien le reconnaître, la mauvaise volonté du pouvoir central n’est pas, en cette matière, le seul obstacle à renverser ; l’insuffisance des revenus du trésor et l’absence de direction centrale dans l’administration des finances publiques sont les difficultés fondamentales, qu’il faudrait préalablement vaincre avant de donner satisfaction aux étrangers. Les Chinois oseront-ils mettre un Européen à la tête de leurs finances comme il l’ont fait pour leurs douanes ? C’est peu probable, et cependant ce serait le seul moyen d’y mettre un peu d’ordre.

Ce n’est pas d’ailleurs le seul changement à l’état existant que réclame le commerce européen. Outre certaines modifications au tarif, il insiste surtout sur les moyens d’accélérer et de resserrer les relations commerciales, sur la création de voies ferrées, de lignes télégraphiques et de services réguliers de navigation fluviale, enfin sur le droit pour les étrangers de s’établir dans l’intérieur du pays. Mais le gouvernement de Pékin ne se soucie nullement de fortifier des liens qui lui semblent des chaînes et de hâter le développement du commerce avant que les industries nationales soient en état de supporter la concurrence.

Paraître en voie de progrès aux yeux de l’Europe est le moindre des soucis et la dernière des préoccupations des Chinois. Nous sommes volontiers portés à les regarder comme des barbares obtus et pétrifiés, parce qu’ils n’admirent pas sans réserve tous les produits de cette civilisation dont nous sommes si fiers. Notre orgueil s’indigne, et notre rancune nous égare. Il faut en convenir ; leurs hommes d’état nous jugent froidement, nous, nos machines, nos engins, nos idées, nos besoins et tout l’attirail branlant et compliqué de notre existence européenne ; ils ne se trompent ni sur les mérites ni sur les misères de nos sociétés occidentales, ni sur le degré d’aptitude de leurs compatriotes à notre genre de vie moderne. Ils n’ont pas d’illusions sur nous et n’en ont guère sur eux-mêmes. Ils savent à quoi s’en tenir sur notre fausse grandeur comme sur leur force et leur faiblesse réelles. Chacun d’eux est doublé d’un philosophe aussi dédaigneux de l’opinion des barbares qu’il est peu friand de leur contact, et ne goûtant, de leur commerce forcé, que le profit positif qu’il en petit retirer. Malgré quarante ans l’intercourse, deux invasions, trois traités léonins, une prodigieuse décomposition et une caducité manifeste, la Chine s’appartient encore et a résolu de s’appartenir toujours en présence de l’Europe impatiente et impuissante.

IV.

Au Japon, les négocians ont trouvé un terrain plus accessible, quoique moins sûr qu’en Chine, et rencontré, dans la population, à la fois moins d’aptitude et plus de complaisance. Il manque en effet au Japonais la plupart des grandes qualités commerciales, l’ordre, la méthode, la sûreté du coup d’œil, l’esprit large et l’économie ; mais il a en revanche une intelligence très vive et très ouverte, un grand amour des nouveautés, un certain empressement à satisfaire l’acheteur, une vraie hardiesse de spéculation ; de telle sorte que s’il fait médiocrement ses affaires, il aide les autres à faire les leurs. On ne trouverait pas cinq ou six millionnaires parmi les indigènes, et une fortune de 50,000 dollars passe chez eux pour considérable ; mais plus d’un négociant européen a fait fortune à leurs dépens, tandis que peu de Chinois se sont ruinés en traitant avec les Européens. D’une manière plus générale, tandis que le commerce enrichit la Chine, il appauvrit le Japon, qui exporte beaucoup moins qu’il n’achète et se dépouille ainsi de son numéraire.

Les articles du commerce d’importation sont plus nombreux qu’en Chine. Il faut placer en premier lieu les tissus de toute sorte, indiennes, calicots, flanelles, tricots, velours, lainages, couvertures, qui s’élèvent ensemble, en 1875, à 14,847,205 piastres[5]. Les métaux figurent pour 1,464,963 piastres ; les armes et munitions pour 44,576. Les articles divers, comprenant la verrerie, la pharmacie, l’horlogerie, le pétrole, les machines, la chaussure, la coiffure, le savon, le cuir, le vin, la bière, les denrées alimentaires, atteignent le chiffre de 8,546,835 piastres. Enfin, sous le nom de produits d’Orient, les statistiques révèlent l’importation d’une somme de 4,863,488 piastres de marchandises d’origine chinoise, consistant principalement en sucre et coton. Parmi les tissus, l’Angleterre fournit le plus gros contingent des cotonnades, mais la France expédie en grande quantité des mousselines de laine qui conviennent parfaitement au goût indigène. Le cuir, les chaussures, le pétrole viennent d’Amérique, les machines de Glascow et des ateliers des forges et chantiers où elles sont fabriquées sur commande, l’horlogerie de Suisse, le savon, la parfumerie, la droguerie de France et de Hollande, la bière d’Angleterre. La plus curieuse des révélations de cette statistique, c’est la quantité de produits chinois qui se fraient un chemin jusqu’au marché japonais. Presque toutes les industries européennes y ont un débouché plus ou moins considérable, depuis le fabricant de vélocipèdes jusqu’au marchand de parapluies à bas prix.

Les principaux objets d’exportation sont la soie grège et le thé, le premier atteignant en 1875 5,739,691 piastres et le second 6,915,692. Viennent ensuite les graines de ver à soie pour 474,921 piastres, le cuivre pour 425,160, le tabac pour 201,148, la cire végétale, le camphre, le charbon, le poisson sec, le riz pour 1,874,942, et des articles divers s’élevant à 2,384,890 piastres, parmi lesquels il faut ranger les laques et les porcelaines. Quand on examine en détail les tableaux d’où sont extraits ces chiffres, on y remarque beaucoup moins de fixité que dans les documens correspondans relatifs à la Chine. Le commerce a ici des allures moins régulières et quelquefois capricieuses ; il subit les fluctuations du sentiment public et reflète l’engoûment qui se produit tantôt pour un article, tantôt pour un autre, un jour pour les lapins aux longues oreilles, le lendemain pour les chapeaux de haute forme. Une seule colonne de ce tableau reste invariablement composée de même, c’est celle des exportations, qui ne changent pas plus de nature qu’elles ne s’accroissent. En d’autres termes, les ressources demeurent les mêmes, limitées et médiocres, mais les achats augmentent et les fantaisies se multiplient.

Nous ne dirons qu’un mot de chacun des produits indigènes et des conditions de leur vente. La soie, par sa nature d’article de luxe, est sujette à de grandes variations, et souffre de toutes les catastrophes qui forcent le monde à serrer les cordons de sa bourse. En 1868, au moment où l’insurrection des Taï-pings entravait la production chinoise, elle se vendait 880 dollars le picul (60 kilogrammes) ; Mais depuis les événement de 1870 elle a subi une dépression considérable ; elle est tombée en 1874 à 500 dollars ; puis elle a repris en 1876 des cours plus élevés. Pourtant les quantités exportées n’ont pas cessé de diminuer. Outre la concurrence chinoise, qui, jetant sur le marché 80,000 balles par an, écrase sans peine les 13,000 balles du Japon, la soie subit d’autres causes de dépréciation. La première est le fléau du grainage qui s’est exercé jusque dans ces dernières années ; les producteurs japonais, alléchés par de gros gains, vendaient aux sériculteurs européens, pour en faire des élèves, leurs meilleurs œufs de ver à soie, ne gardant pour leurs propres magnaneries que ceux de qualités inférieures ; le mérite de leurs cocons et de leur soie s’en ressentait nécessairement l’année suivante ; ils avaient, comme Panurge, « mangé leur bled en herbe. » À cette cause de dépréciation s’en ajoutait une autre ; les fileuses japonaises, en se hâtant de beaucoup produire pour suffire au marché, se gâtaient la main. Heureusement le commerce des graines a complètement cessé ; les cartons, après s’être vendus 4 dollars, sont tombés à presque rien, par suite de la cessation de la demande, et les éleveurs japonais n’en feront plus ; le gouvernement s’occupe d’améliorer la culture du mûrier et la confection de la soie. Il a institué à Yédo une école de sériculture, et à Tomyoka, par les soins de M. Brunat, une filature très importante. Il compte vulgariser une méthode et des mécanismes plus perfectionnés que les engins primitifs dont se servent les paysannes.

C’est aux États-Unis que se rend tout le thé exporté du Japon ; il y obtient, grâce à son bon marché et à une préparation spéciale, un grand succès. Mais, comme il est arrivé pour la soie, les producteurs ont voulu forcer leur récolte, ils ont jeté sur le marché des feuilles cueillies et séchées à la hâte, en si grande quantité que la marchandise s’est trouvée dépréciée. D’ailleurs l’Amérique ne peut consommer au-delà de ce qu’elle importe actuellement, et, comme elle est le seul client du Japon, beaucoup de planteurs japonais renoncent à cette culture, faute de débouchés rémunérateurs. On sait que le thé japonais, d’un usage universel dans le pays même, ne possède aucune des qualités de goût, de couleur et de parfum du thé chinois, et n’aurait aucune chance de lui faire concurrence en Europe.

Le tabac s’exporte peu. Les manufactures européennes en achètent cependant annuellement quelques manoques destinées à faire des mélanges. 2,640,000 livres seulement sortent des ports sur une production de 52 millions de livres japonaises. Comme le tabac, le riz et le saki ou eau-de-vie qu’on en retire se consomment sur place. L’exportation du riz n’est d’ailleurs pas libre ; elle est soumise au bon plaisir du gouvernement, qui tantôt l’autorise et tantôt l’arrête, suivant qu’il y a ou non surabondance, mais de manière à ne laisser jamais s’élever le prix de la denrée. On calcule que près de 2 millions d’hectares de rizières produisent 27 millions de kokous (ou 48 millions d’hectolitres), dont 66,000 (ou 118,500 hectolitres) seulement sont exportés. C’est la première de toutes les cultures aux yeux des Japonais ; pas un pouce n’est perdu des terres arrosées où il peut pousser ; mais, faute de confiance dans l’utilité des autres céréales, d’immenses plateaux où elles pourraient prospérer restent incultes et déserts ; le jour où ces terres seraient mises en valeur, elles pourraient servir de grenier aux pays voisins et à l’Europe elle-même.

La production du charbon, tiré principalement des mines de Takasima (près Nagasaki), va en augmentant : elle était en 1873 de 93,000 tonnes, elle est aujourd’hui de 174,000. La mine de Takasima n’est pas seulement la plus abondante et la mieux exploitée, c’est la seule qui fournisse un charbon de bonne qualité, brûlant sans encrasser les machines et ne donnant que 8 1/2 parties de cendres.

Le tableau suivant montre comment s’établit la balance entre le Japon et l’Europe :


Importations Exportations Total
1871 17,745,605 19,184,805 36,930,410 piastres
1872 26,188,441 24,294,532 50,482,973
1873 27,440,068 29,660,994 48,105,062
1874 24,223,629 20,001,637 44,225,266
1875 29,467,067 18,014,890 47,481,957
1876 23,681,416 27,233,013 50,914,429

On voit par ces chiffres qu’à part la dernière année, où le marché des soies a subi des fluctuations tout à fait extraordinaires, par suite des craintes qu’inspirait la récolte française, le chiffre des importations a constamment augmenté par rapport à celui des exportations. Comme corollaire, l’exportation des métaux précieux et de la monnaie d’or est devenue chaque année plus considérable : elle a atteint, en 1875, 13 millions 33,771 piastres. Si l’on compare l’importance respective du commerce japonais et chinois, on trouve que l’un est à l’autre comme 250 millions de francs sont à 1,188 millions, c’est-à-dire un peu plus de 1/5.

Les documens émanés des douanes japonaises n’indiquant ni la provenance ni la destination des diverses marchandises, il est impossible de se rendre exactement compte de la part que prend chaque nation dans ces échanges. On peut cependant s’en faire approximativement l’idée par le tableau des différens pavillons sous lesquels ont voyagé les marchandises de toute sorte. Voici ce tableau pour l’année 1876 :


Pavillons Navire Tonnes
Anglais 356 301,832
Américain 167 237,182
Allemand 45 15,370
Français 38 47,803
Russe 29 10,273
Danois 10 4,180
Suédois 9 5,124
Chinois 9 5,799
Hollandais 2 2,683
Hawaïen 1 473
666 630,719

La navigation a subi un ralentissement sensible, puisqu’en 1875 831 navires tonnant 951,523 tonnes et en 1874 899 navires jaugeant 969,942 tonnes étaient entrés dans les différens ports. En revanche, des compagnies japonaises se sont formées pour l’exploitation des lignes de la côte et de la ligne entre Yokohama et Shanghaï, en touchant à Osaka et Nagasaki. Après de longs mois d’une concurrence ruineuse, la compagnie américaine du Pacific-Mail, qui faisait le même trajet, a vendu sa flotte aux Japonais, qui font désormais seuls le service postal, mais ne réalisent, comme toujours, que des pertes sur une entreprise montée à trop grands frais.

En résumé, l’Angleterre, l’Amérique, l’Allemagne et la France sont les principales puissances intéressées au commerce japonais ; le Japon demande une infinie variété d’articles à l’industrie européenne et lui offre en échange ses produits agricoles : la soie et le thé. Quant à ses industries nouvelles, malgré la place qu’il essaie de leur donner dans les expositions continentales, elles ne lui rapportent pas encore de quoi couvrir les frais d’installation, et les anciennes n’ont d’importance qui au point de vue de l’art, témoin les chiffres d’exportation suivans : bronzes, 6,808 piastres ; Jaques, 115,225 piastres ; porcelaines, 19,870 piastres. En ajoutant ce qui échappe à la douane, c’est à peine si les bénéfices des arts industriels représenteraient un million de francs.


V

En passant de Chine au Japon, les Européens y ont transporté les habitudes commerciales et le genre de vie qu’ils avaient contractés en Chine. Il ne faut donc pas s’étonner de retrouver dans les factoreries de Yokohama, avec moins de luxe et moins de grandeur, les mêmes mœurs qu’à Shanghaï, légèrement modifiées par la différence de caractère entre les Chinois et les Japonais. L’emploi des intermédiaires, quoique général, est ici moins nécessaire, parce que le négociant japonais ne refuse pas d’entrer en rapports directs avec l’Européen. Cependant, tout chef de maison étrangère a son banto ! qui lui sert d’intermédiaire et de courtier auprès des indigènes, et en même temps un compradore chinois qui tient les comptes-matières, garde les clés du godown (magasin) et surveille les employés japonais. Tandis que le compradore fait peu à peu sa fortune, le banto amasse généralement peu ; mais il exerce son intelligence, étend ses connaissances, et quitte souvent son patron pour tenter les affaires, ou parfois, changeant de terrain, pour se lancer dans la politique ; on en a vu en passe de devenir ministres.

Quand on parcourt les rues de Benten, il n’est pas rare de voir un étranger, assis sur les nattes qui garnissent la boutique d’un marchand de soie, de thé ou de laques, discuter avec son hôte et faire ses achats lui-même ; mais c’est rarement ainsi que se font les grandes affaires : elles passent d’ordinaire par plus de mains. Autrefois c’étaient les karo des daïmios qui venaient avec des interprètes s’aboucher avec nos résidens pour leur acheter des armes, des munitions, des équipemens et mille fantaisies ; ils engageaient leur prince à son insu, quelquefois en falsifiant son sceau, et leurs successeurs refusaient de satisfaire à de pareils contrats. Aujourd’hui les grandes fournitures à faire au gouvernement se traitent encore sous le manteau de la cheminée par l’intervention des vice-ministres, de leurs secrétaires et des subalternes de ceux-ci, sans qu’aucun s’abstienne de percevoir son tribut. Quant aux commandes faites par des particuliers, nos négocians ne les acceptent plus que sur de bonnes garanties déposées dans leurs godowns et facilement réalisables.

Le commerce de détail tient une grande place à l’importation, et repose sur une coutume qui déroute un peu nos habitudes d’esprit et qu’on pourrait appeler, si le mot n’était barbare, le polymorphisme du trafic. Nous sommes habitués ai trouver un seul et même genre d’articles chez- un même boutiquier ; ici des porcelaines, là des étoffes, ailleurs des denrées alimentaires. Il n’en est pas de même chez les débitans japonais ; ils étalent ensemble et pêle-mêle tous les objets de provenance européenne ; il n’est pas rare de voir, dans la même montre, des lampes à pétrole, des boîtes de sardines, des caleçons de tricot, des chapeaux de feutre, des cigares, du savon, de la bière, des vins frelatés, des brosses à dents, et des lithographies. Les indigènes ne font en cela qu’imiter les store-keepers de Yokohama, qui tiennent tous de véritables bazars où tous les articles sont confondus. Une seule spécialité ne suffirait pas en effet, vu le petit nombre de consommateurs soit européens soit japonais, à défrayer un commerce. Le petit débitant d’Yédo ou des grandes villes de l’intérieur vient donc faire à Yokohama sa pacotille, et la vend comme ces colporteurs qu’on rencontre dans nos provinces avec un magasin roulant. Souvent le négociant européen, las d’attendre l’écoulement d’un stock excessif, vide son magasin dans l’échoppe d’un petit débitant japonais et lui livre la marchandise en dépôt, sauf à lui demander compte à un taux très modéré des objets vendus. C’est ainsi qu’on achète parfois au rabais, dans les rues d’Yédo, des articles qu’on paierait plus cher à Paris, sortant de la même fabrique. C’est l’importateur en pareil cas qui supporte la perte ; quant aux intermédiaires, ils ne réalisent que des bénéfices.

Les achats de marchandises destinées à l’exportation sont bien plus sujets à la nécessité des intermédiaires. Il est interdit aux Européens de pénétrer dans l’intérieur. C’est là qu’il faudrait aller trouver le producteur ; or le chemin est barré par les traités : le producteur, il est vrai, dirige ses récoltes sur les ports, mais, ignorant les conditions réelles du marché, il subit celles que lui font les décrets, les courtiers et les accapareurs. En effet, malgré les stipulations contraires des traités, le gouvernement se croit en droit d’arrêter ou de restreindre la vente de certains produits, pour le plus grand bien des industries sans doute et pour empêcher les prix de s’avilir, mais au grand embarras des industriels qui se trouvent gênés pour l’écoulement de leur production. D’autre part, les courtiers font aisément la loi aux habitans de l’intérieur, qui ne peuvent sans de grandes dépenses venir à Yokohama faire eux-mêmes leurs affaires. Enfin des sociétés indigènes se sont formées, avec l’encouragement du cabinet, dans le dessein d’accaparer certaines denrées et de s’interposer entre le vendeur et l’acheteur pour leur dicter des conditions factices. Ces corporations font main-basse sur tous les arrivages de l’intérieur : en vain le paysan essaierait de se soustraire à leur pression, il est assailli de conseils, aidé parfois de secours pécuniaires et devient l’homme-lige de la « guilde. » De tels procédés sont la mort du commerce sur lequel ils s’exercent, mais il s’en faut que les Japonais aient compris encore le dogme de la liberté en pareille matière ; quand ils ont tiré d’un homme une corvée et d’une industrie florissante une taxe, ils croient avoir fait merveille. Il leur a toujours manqué, parmi leurs ministres, un économiste qui sût se détacher des préjugés répandus, rompre avec la tradition des pots-de-vin et débarrasser le commerce des entraves qui en paralysent l’essor. Celui-là ferait plus pour son pays en quelques années que ne saurait faire en un demi-siècle la politique opposée.

Ces difficultés ne sont pas les seules que rencontre le trafic international. S’il n’existe ni tarifs élevés de douanes, ni droits de transit dans l’intérieur, comme en Chine, l’instabilité de la plupart des maisons japonaises constitue un grand désavantage. C’est en vain que pour traiter avec sécurité on leur demanderait des hypothèques ; le défaut de publicité et le danger de trouver toujours un créancier occulte inscrit avant soi ôte toute valeur aux sûretés immobilières. Reste donc le nantissement exigé pour couvrir le négociant européen des différences qu’il peut avoir à subir ; les Japonais sont moins commerçans que joueurs, et bien souvent ne déposent un gage que pour se procurer les fonds nécessaires à des spéculations de hasard sur les cours des marchandises.

Une autre plaie des relations commerciales, c’est la variabilité du change de la piastre et la rareté de la monnaie métallique indigène. La baisse de la piastre a été la cause de vrais cataclysmes survenus dans le commerce lyonnais. La quotité des bénéfices réalisables sur certaines marchandises telles que la soie est en effet si minime que, pour la changer en perte, il suffit de quelque dépression dans les cours des monnaies. Le mieux est alors de s’abstenir d’entamer aucune négociation, et c’est le parti que prennent tous ceux qui peuvent faire face à leurs frais généraux. Les autres essaient de liquider. Rien ne peut donner une preuve plus manifeste de l’état d’inertie du marché que la suppression récente de l’agence du Comptoir d’es compte à Yokohama. L’état général des diverses branches du commerce est loin d’être satisfaisant. L’Europe a concentré sur ce pays trop d’efforts pour ne pas se ressentir dans une certaine mesure de sa prospérité ou de sa détresse, et l’étude des intérêts européens appelle nécessairement l’examen des causes qui modifient la situation commerciale du Japon.

Indiquons d’abord celles qui sautent aux yeux. La première est l’encombrement du marché par un stock énorme de produits européens qui grossit sans cesse, les fabricans ne pouvant se résoudre à arrêter leurs ateliers et expédiant toujours sans savoir s’ils vendront. Le pays est pauvre, le nombre des acheteurs est limité à la population des villes, et, quoique séduits par toutes nos nouveautés, les Japonais, obligés de serrer les cordons de leur bourse, les regardent d’un œil d’envie sans les acheter. Quelques anciens daïmios consacrant leurs rentes à des fantaisies exotiques ne sont pas une clientèle, et le peuple ne peut aborder que des articles d’un extrême bon marché. Si du moins on pouvait remporter et rembarquer les marchandises refusées pour les offrir ailleurs ! Mais elles ont supporté en entrant des droits de douane qui s’élèvent à 5 pour 100 sur les bois, le charbon, les machines à vapeur, le zinc, le plomb, l’étain, les étoffes de coton et de laine, à 35 pour 100 sur les liqueurs enivrantes et 20 pour 100 sur tous les autres objets. A la sortie, elles subiront encore un droit de 5 pour 100. Ce n’est pas ainsi grevées qu’elles pourront affronter les hasards d’un autre débouché. Le remède consisterait à introduire l’usage du drawback à la douane japonaise et à restituer au réexportateur le droit perçu à l’importation. Mais il faudrait pour cela le consentement du gouvernement, qui ne se prête pas à cette modification des traités, trouvant sans doute, avec plus de raison apparente que de sagesse réelle, qu’il n’y a pas d’inconvénient pour lui à voir se multiplier les offres au-delà de ses demandes.

La seconde cause de marasme est l’incapacité où se trouve le Japon de produire assez pour faire face à la demande européenne. Tandis qu’on lui offre plus qu’il ne peut consommer, il ne peut vendre de quoi payer sa dépense annuelle, solde la différence à son détriment en espèces et se ruine. « Un pays, dit Montesquieu, qui envoie toujours moins de marchandises qu’il n’en reçoit se met lui-même en équilibre en s’appauvrissant : il recevra toujours moins, jusqu’à ce que, dans une pauvreté extrême, il ne reçoive plus rien. » L’absence de numéraire est une gêne considérable dans les négociations avec les Européens, qui ne sauraient que faire du papier-monnaie garanti par le mikado. Il faudrait, pour remédier à cette difficulté, chaque année plus grave, trouver une nouvelle source de richesse et un nouvel objet d’échange, ou apprendre à se passer des Européens en fabriquant sur place les objets manufacturés qu’on leur demande ; ce sont les deux moyens auxquels on a recours par l’exploitation des mines et la création de plusieurs industries nationales. Mais les mines semblent infiniment moins riches qu’on ne l’avait cru, et peu d’entre elles sont en état, quant à présent, de donner des produits rémunérateurs[6] ; quant aux industries nouvelles, elles ne peuvent fonctionner qu’en ayant recours à l’Europe pour leurs agencemens et leurs mécanismes, aux ingénieurs étrangers pour leur direction, et elles ne fonctionnent qu’à perte. Le Japon peut, il est vrai, fabriquer aujourd’hui des canons et frapper des yen (piastres de 6 francs), mais il gagnerait à acheter se » batteries au Creuzot et à faire frapper sa monnaie à San-Francisco. Il est en un mot hors d’état de tenir tête à l’Europe et de résister à la concurrence du bon marché qu’elle lui oppose.

A ces maladies économiques, il se trouve toujours des médecins de bonne volonté qui proposent leur remède empirique, et l’idée de garantir les produits indigènes par un système protecteur n’a pas manqué de partisans. Mais ce n’est pas alors qu’il se lance dans les nouveautés qu’il sied au Japon de s’encombrer de cette vieillerie jugée et rejetée par l’Europe : il lui serait beaucoup plus profitable d’accepter franchement la loi naturelle de l’échange, et, laissant de côté des industries qu’il ne peut acclimater chez lui, de développer la seule qui lui convienne, l’agriculture, pour acheter au dehors ce qu’il ne fabriquera jamais à bon compte. Quant aux vieilles industries nationales, telles que la laque, la porcelaine, les tissus de soie, le bronze, leur premier élément de succès est une originalité de conception et un fini d’exécution qui diminuent chaque jour et risquent de se perdre. Ce n’est pas en effet impunément qu’on passe de la culture des arts aux préoccupations mercantiles, et du souci exclusif du mérite esthétique au calcul des profits et du rendement. Le goût s’altère, la précipitation engendre la négligence du détail et une médiocrité insupportable dans des articles de luxe.

Le contact étranger a déterminé au Japon une révolution économique dont il est difficile de calculer dès à présent les dernières conséquences, mais dont on peut dire qu’elle a déjà bouleversé le pays ; Institutions politiques, classifications sociales, mœurs, religions, tout y est remis en question. Tandis que les étrangers se plaignent qu’une barrière les empêche de pénétrer dans le pays et de le transformer plus vite, les Japonais s’indignent de voir la prépondérance acquise chez eux par ces nouveaux venus, qu’ils qualifiaient tout haut de barbares, il n’y a pas longtemps. Aux demandes d’ouverture complète, ils répondent en sommant les étrangers de renoncer à la clause d’exterritorialité et de se soumettre aux tribunaux indigènes, ce que ni l’orgueil ni la prudence européennes ne sauraient admettre. Cependant, pour montrer à leurs hôtes occidentaux qu’ils ne sont plus rebelles à la civilisation et qu’ils ont droit d’être traités sur le pied de l’égalité internationale, il n’est point de sacrifices que ne s’imposent les Japonais, masquant, à grand’peine, l’état réel de leur pays derrière le décor de fantaisie et l’européanisme de convention qu’ils étalent dans les ports accessibles à nos navires. Au milieu de cette confusion, la prospérité de l’empire est sans cesse menacée, et l’influence étrangère, qui pourrait sous une bonne impulsion profiter à toute la nation, ne fait que mettre sa sécurité en péril.

On ne peut envisager ce spectacle sans se rappeler et répéter les paroles par lesquelles Engelbert Kœmpfer terminait au XVIIe siècle l’histoire des mœurs et des institutions japonaises, alors que la barrière qui les protégeait contre l’étranger venait de s’élever de toute sa hauteur : « Civils, obligeans et vertueux, pourvus abondamment de tous les besoins de la vie et jouissant avec cela des fruits de la paix et de la tranquillité, une suite si continuelle de prospérités doit les convaincre nécessairement, lorsqu’ils font réflexion sur la vie libertine qu’ils menaient auparavant, ou qu’ils consultent les histoires sur les siècles les plus reculés, que leur pays ne fut jamais dans une situation plus heureuse qu’à présent qu’il est gouverné par un monarque despotique et arbitraire, fermé et gardé de tout commerce et de toute communication avec les nations étrangères. » Mais ce n’est pas à l’Europe de se montrer aujourd’hui gardienne plus attentive de l’isolement des Japonais que les Japonais eux-mêmes. Ils ne négligent aucune occasion de se faire admettre dans le concert des nations civilisées. Ils viennent avec entrain prendre part à nos luttes économiques, et l’importance qu’ils ont donnée à leur exposition actuelle dit assez qu’ils ont voulu attirer sur eux l’attention de l’Europe et provoquer sur l’état de leur industrie un jugement que nous essaierons prochainement de formuler.


GEORGE BOUSQUET.

  1. Les chiffres de 1875 sont 523,981,700 à l’importation, — 532,559,400 à l’exportation ; la balance a plutôt augmenté en faveur de la Chine.
  2. Voici pour 1875 le tableau représentant la part prise par les différentes nations au commerce chinois :
    Possessions anglaises 79.29 pour 100
    Continent européen moins la Russie 7.10 —
    Amérique 6.29 —
    Russie, via Odessa et via Sibérie 2.91 —
    Japon 3.19 —
    Philippines, Cochinchine, Siam, Java, etc. 1.22 —
    100.00


    L’importance du commerce anglais tend à diminuer au profit des autres nations. Il était en 1872 de 85 pour 100 et a constamment baissé.

  3. Prononcez pidjinn. C’est la langue qui s’est faite toute seule dans ces parages pour servir de moyen d’échange aux deux nations. C’est une sorte de patois composé de mots anglais mal prononcés et disposés suivant la syntaxe chinoise. On se fera une idée de ce singulier idiome en songeant que le mot même qui le désigne n’est autre que la transformation dans une bouche chinoise du mot anglais business et veut dire en effet « langue des affaires. »
  4. Le traité de Cho-fou, conclu à la suite de laborieuses négociations, a en effet supprimé les li-kin, en principe.
  5. La piastre mexicaine, dont, la valeur intrinsèque est de 5 fr. 15, sert à toutes les transactions internationales en Chine et au Jupon. Son cours, après avoir atteint 5,85, est tombé à 4,50.
  6. Nous aurons occasion d’entrer à ce sujet dans quelques détails à ce sujet des documens fournis sans doute par la section compétente de l’exposition.