Le Commerce de l’Extrême Orient et la question du Tonkin

Le Commerce de l’Extrême Orient et la question du Tonkin
Revue des Deux Mondes3e période, tome 59 (p. 188-205).
LE
COMMERCE DANS L'EXTREME ORIENT
ET LA QUESTION DU TONKIN

Les incidens survenus au Tonkin ont attiré l’attention sur les affaires de l’extrême Orient. En France, l’opinion publique se préoccupe de la Cochinchine, où nous avons fondé une colonie, des relations politiques avec l’empire d’Annam, des complications éventuelles du côté de la Chine, qui est limitrophe, et qui revendique un droit de suzeraineté auquel feraient échec nos plans d’annexion ou de protectorat. À ces différens points de vue, la question du Tonkin présente de sérieuses difficultés, elle peut prendre de grandes proportions, et mener loin notre diplomatie, notre drapeau et nos finances. Nous sommes là, qu’on ne s’y trompe pas, sur un terrain très accidenté, en plein Orient, et, qui pis est, en pays chinois. De plus, on doit prévoir que si le différend se prolonge et s’envenime, il ne demeurera point confiné entre la France, l’empire d’Annam et la Chine ; il affectera nécessairement les intérêts de l’Europe et de l’Amérique en Asie, intérêts politiques, commerciaux et même religieux ; il atteindra, par contre-coup, des relations péniblement établies, et il pourrait troubler le bon accord qui a régné jusqu’ici entre les différentes nations liguées depuis un demi-siècle pour conquérir l’accès du Céleste-Empire. L’isolement de la France dans l’extrême Orient serait, à tous les points de vue, fort regrettable. Cette région est devenue une sorte de terre commune pour la civilisation de l’Europe et pour le commerce universel. Si l’on mesure les progrès accomplis, et la part que prend chaque pays au mouvement des affaires, on se rendra compte des embarras qui peuvent naître des incidens du Tonkin et de la sollicitude, inquiète ou malveillante plutôt que jalouse, dont s’inspirent la presse anglaise et la presse américaine en observant nos opérations sur le fleuve Rouge, ainsi que l’état de nos relations avec l’empereur d’Annam et surtout avec le cabinet de Pékin. Il suffira d’une courte étude d’histoire et de statistique commerciale pour exposer la situation politique de l’Europe dans l’extrême Orient, et pour apprécier l’importance des intérêts qui se rencontrent et qui risquent de se heurter dans ces lointaines contrées.


I

Au commencement de ce siècle, le commerce de l’Europe et des États-Unis avec les pays de l’extrême prient, Chine, Japon, Cochinchine et Siam, représentait à peine une valeur de 200 millions de francs. Actuellement, il est de 2 milliards. Et, si l’on observe les conditions dans lesquelles s’est produit cet accroissement, ainsi que les facilités de plus en plus grandes qui entretiennent et développent les communications maritimes, on doit prévoir, dans un avenir prochain, des progrès encore plus rapides. Sauf pour la Cochinchine, le mouvement du commerce n’est point dû à la création d’un établissement colonial ni aux encouragemens ou aux sacrifices d’une métropole ; il est le produit de l’échange avec une région qui compte quatre cents millions d’habitans, sur un vaste marché longtemps fermé, à peine entr’ouvert aujourd’hui, et auquel donnent accès de nombreux ports et des fleuves larges et profonds. Avec de pareils élémens, le progrès futur est sans limites. Le vieux monde asiatique, sorti de l’isolement, devient, pour toute l’Europe, une colonie qui ne coûte rien, qui rapporte beaucoup, et dont les profits valent la peine d’être âprement disputés : de là les compétitions, les luttes d’influences, la concurrence commerciale et maritime, les conflits, peut-être, que doit naturellement provoquer l’exploitation commune de ce grand domaine.

Les Portugais et les Espagnols parurent les premiers, au XVIe siècle, sur le sol de l’Asie ; c’était l’époque des découvertes ; à leur suite vinrent les Anglais, les Hollandais, les Français. Les établissemens qui furent alors créés, l’Inde, les Philippines, les Moluques, Java, demeurèrent jusqu’à la fin du XVIIIe siècle rigoureusement soumis au régime exclusif connu sous le nom de « système colonial. » Ils n’entretenaient de relations avec l’Europe que par l’intermédiaire de leurs métropoles, ils ne trafiquaient pas entre eux ; et l’organisation de compagnies privilégiées, dont quelques-unes étaient investies de véritables droits de souveraineté, rendait plus facile l’exécution des lois sévères qui s’appliquaient aux opérations du commerce. Dès l’origine cependant, sur les traces des Portugais, qui avaient pris pied à Macao, les colons de l’Inde s’étaient aventurés dans les eaux de la Chine, et ils avaient obtenu l’autorisation de créer des factoreries à Canton, où se vendaient la soie et le thé. Ce trafic ne faisait point brèche au système colonial ; il. devint assez important pour attirer successivement tous les pavillons européens et pour éveiller la concurrence. Tandis que le Japon, la Cochinchine et Siam restaient hermétiquement fermés, la Chine s’ouvrait, par une fente étroite, au commerce étranger, et, empruntant aux Européens leur système de monopole et de privilèges, elle instituait à Canton la corporation des marchands hanistes, qui seule avait le droit de trafiquer avec les étrangers. Ce fut ainsi que, par degrés assez lents, et grâce surtout à l’activité de la compagnie des Indes anglaises, le chiffre des échanges atteignit une moyenne annuelle de 200 millions.

A la suite des guerres de la révolution et de l’empire, l’Angleterre demeura la puissance prépondérante en Asie ; elle n’avait à compter qu’avec la Hollande, qui, redevenue maîtresse de l’archipel de la Sonde, cherchait à s’étendre vers le nord, dans la direction de la Chine, et qui aurait pu occuper des positions gênantes pour les opérations directes du commerce indo-britannique. Un traité conclu en 1824 délimita d’une manière plus précise les possessions attribuées aux deux nations, et, vers, la même époque, l’Angleterre s’établit à Singapore, d’où elle avait pour ainsi dire l’œil et la main sur toute la région de l’extrême Orient. La création du pont de Singapore, conçue par sir Stramford Raffles, fut un trait de génie. Quelques milliers de roupies payées à un rajah malais pour un îlot sans valeur ont donné à l’Angleterre la clé des mers de Chine. — Dès ce moment, les relations avec la Chine s’accrurent plus rapidement ; les négocians américains ouvrirent des comptoirs à Canton et vinrent y faire concurrence aux factoreries anglaises. En 1834, le privilège de la compagnie des Indes, arrivé à échéance, fit place au régime de liberté pour le commerce anglais, et ce nouveau régime fut très favorable à l’ensemble des transactions. Restait le privilège de la corporation chinoise des hanites ; il disparut à son tour. La première guerre de Chine, en 1840, — celle que l’on a appelée la guerre de l’opium, — aboutit, au traité signé en 1842 sous les murs de Nankin, traité en vertu duquel la Chine, vaincue, fut obligée d’accorder aux étrangers la faculté de trafiquer directement dans cinq de ses ports, Canton, Amoy, Foo-chow, Ningpo et Shanghaï. Par ce même traité, l’Angleterre se fit céder la petite île de Hong-Kong, d’où son pavillon pouvait surveiller tout le littoral du Céleste-Empire. D’après les statistiques, les opérations du commerce étranger, en Chine, pendant les années qui ont précédé la guerre de 1840, représentaient une valeur de près de 500 millions ; les importations de l’opium introduit en contrebande figurent dans cette somme pour 70 millions de francs, chiffre à peu près égal à celui des exportations de thés.

Du traité de Nankin date une nouvelle ère dans l’histoire de la Chine. Pour la première fois, ce pays entrait en relations régulières avec une nation européenne, et son gouvernement consacrait par un acte diplomatique l’extension des transactions commerciales qui jusqu’alors n’avaient été tolérées que dans le seul port de Canton. Les États-Unis, la France, l’Espagne, la Belgique etc., vinrent successivement réclamer le bénéfice des conditions obtenues par l’Angleterre ; de 1844 à 1846, les mandarins chinois, qui ne s’étaient jamais vus à pareille besogne, eurent des ambassades à recevoir et des traités à signer. Le traité de Whampoa, du 24 octobre 1844, négocié au nom de la France par M. de Lagrené, ne se borna pas à stipuler pour les intérêts commerciaux ; il fit en même temps reconnaître la liberté des communions chrétiennes à l’intérieur de l’empire, liberté dont les missions protestantes étaient appelées à profiter en même temps que les missions catholiques. La Chine s’ouvrait ainsi, contrainte et forcée, aux idées comme aux produits de l’Europe, à la civilisation comme aux religions des barbares. L’orgueil de la cour de Pékin n’avait pu sauver que l’interdiction du commerce de l’opium ; les Anglais lui avaient facilement abandonné cette épave. L’interdiction n’était qu’officielle, diplomatique et platonique. L’opium allait, comme par le passé, entrer en contrebande, et les Anglais pouvaient le vendre d’autant mieux, et d’autant plus cher, qu’il conservait la valeur du fruit défendu.

Au point de vue politique, cette période des traités marque une véritable révolution dans l’existence du Céleste-Empire. La Chine s’était vue, par un premier effort, arrachée à son état d’isolement et elle subissait le contact violent de l’Europe. Par sa population, par son étendue, par sa masse, et aussi par le rayonnement qu’elle exerçait sur la plupart des pays de l’extrême Orient, elle représentait en quelque sorte un monde nouveau qui venait d’être découvert, sondé, pénétré, sinon encore conquis. Mais, au point de vue commercial, les résultats de cette révolution ne furent point tout d’abord aussi décisifs que les diplomates européens l’avaient espéré. Les ports d’Amoy, de Foo-chow, de Ningpo ne reçurent qu’un très petit nombre de navires étrangers ; il y eut plus d’activité dans le port de Shanghaï, qui était appelé par son excellente situation à devenir un marché très considérable. L’insalubrité de l’île de Hong-Kong fit obstacle pendant plusieurs années aux progrès de la colonie anglaise. Les affaires les plus importantes continuaient à se traiter à Canton. Il fut prouvé d’ailleurs, que le gouvernement chinois s’appliquait à neutraliser l’effet des concessions stipulées dans les traités et qu’il essayait de repousser, au moyen de taxes intérieures, les marchandises qui auraient dû être dirigées sur les ports récemment ouverts. Il était bien difficile de déjouer ces manœuvres, contre lesquelles le gouverneur de Hong-Kong et les consuls élevaient de fréquentes réclamations. Les mandarins protestaient de leur bonne foi, de leur respect pour les conventions et pour la liberté du commerce ; ils désavouaient toute intention de gêner les affaires dans les nouveaux ports ; ils alléguaient que, par la force de l’habitude, les échanges entre l’intérieur de la Chine et les pays étrangers continueraient longtemps encore à s’effectuer principalement sur le marché de Canton. Cette dernière explication pouvait être acceptée dans une certaine mesure ; mais il n’en demeurait pas moins établi que le gouvernement chinois était peu disposé à faciliter l’installation des Européens sur divers points du littoral : sa politique traditionnelle l’engageait à repousser autant que possible ce qu’il considérait comme une véritable invasion. Il faut ajouter qu’à cette époque, l’intérieur de la Chine était le théâtre d’une insurrection qui avait pris les proportions d’une guerre civile, arrêtant la production dans plusieurs provinces et interrompant les communications avec la mer. Pour ces divers motifs, le commerce ne fit point les progrès que l’on avait immédiatement espérés à la suite des traités, et la déception fut d’autant plus grande que les négocians anglais et américains avaient augmenté sensiblement les frais généraux, le capital, les moyens de transports destinés aux transactions avec l’extrême Orient. De là un malaise général qui, s’ajoutant à la tension permanente des rapports officiels entre les mandarins et les consuls, devait amener une nouvelle guerre. Les Anglais, notamment, qui l’emportaient de beaucoup sur les autres nations quant au chiffre des affaires, appréciaient, malgré leurs mécomptes, les ressources immenses que leur offrait dans l’avenir le marché de la Chine ; ils avaient intérêt à recommencer l’assaut contre ce marché, puisque la première brèche était reconnue insuffisante ; et, comme le gouvernement chinois, affaibli par la guerre civile, se trouvait hors d’état d’opposer une résistance sérieuse, le moment paraissait opportun pour lui donner, à coups de canon, une seconde leçon de civilisation et de free-trade. Il suffit d’une misérable querelle survenue en 1857, à propos d’un petit bateau de pêche (la lorcha Arrow) pour justifier la reprise des hostilités, au profit de la politique anglaise et du commerce européen. Le docteur Bowring, un économiste, membre de tous les congrès de la paix, était alors gouverneur de Hong-Kong, mais lord Palmerston était ministre des affaires étrangères, et son humeur belliqueuse ne pouvait résister à l’entraînement d’une guerre contre les Chinois.

À cette guerre, entremêlée d’incidens diplomatiques dont la Revue a publié le récit[1], lord Palmerston eut le talent d’intéresser et d’associer la France qui avait à se plaindre de nombreux actes de persécution commis contre les missions catholiques, malgré la stipulation formelle du traité de 1844. Les alliés eurent raison de la Chine, à laquelle ils imposèrent, en 1858, les traités, de Tientsin, et, en 1860, les traités de Pékin. Ces conventions devaient nécessairement accorder au commerce étranger des facilités et des garanties plus efficaces ; elles lui ouvrirent de nouveaux ports, non-seulement sur le littoral maritime, mais encore sur les rives du fleuve Yang-tse-Kiang, et dans les îles jusqu’alors interdites de Formose et d’Haïnan ; elles réglèrent avec plus de précision les rapports des Européens avec les douanes chinoises, les attributions des consuls, le mode de correspondance avec les mandarins, et jusqu’au protocole, détail très important dans un pays où le moindre fonctionnaire se croyait autorisé à traiter les étrangers comme les vassaux du Fils du Ciel ; enfin, elles donnèrent aux gouvernemens européens le droit d’entretenir des ambassades ou des légations à Pékin même, dans la capitale de l’empire, au seuil du palais de l’empereur ; ce qui, dans les idées chinoises, constituait presque une profanation,.. mais cette clause avait été jugée nécessaire pour consacrer la politique nouvelle et mater définitivement sa cour et ses mandarins. — Tels furent les résultats de la double expédition entreprise en 1858 et 1860. C’est ainsi que les principales puissances ont des ministres à Pékin et que la Chine est représentée en Europe par une légation. Les intérêts maritimes et commerciaux ont fini par obtenir un marché plus large et une sécurité plus grande sous le patronage direct des autorités diplomatiques et consulaires, avec une organisation douanière dont le personnel est dirigé par des fonctionnaires européens et à la faveur des progrès qu’ont amenés successivement l’emploi de la navigation à vapeur, l’installation des compagnies de paquebots et le percement de l’isthme de Suez.

De cette même période date également l’ouverture du Japon. Plus encore que la Chine, le Japon avait pratiqué la politique d’isolement. Les Hollandais seuls avaient accès dans la baie de Nangasaki, où ils n’envoyaient, chaque année, qu’un navire parti de Batavia et voici, d’après un rapport du commandant de la corvette l’Héroïne, qui fit relâche à Nangasaki en 18Zf3, comment s’opéraient les transactions : « Arrivé dans la baie défendue de chaque côté de l’entrée par un fort de vingt bouches à feu, le navire met en panne auprès d’un de ces forts pour attendre un canot qui porte un agent du gouvernement japonais. Dès que cet agent est à bord, c’est lui qui commande, et chacun doit lui obéir en esclave ; on dirige d’abord le navire vers une anse, où il débarque son artillerie, puis on le conduit auprès de la petite île de Décima, où il mouille. Une fois mouillé, il dévergue ses voiles, que l’on envoie à terre avec le gouvernail. Toutes ces formalités remplies, on procède à la mise à terre de la cargaison ; le capitaine donne l’inventaire de son chargement à l’agent japonais ; il en délivre un double au résident hollandais, qui est enfermé dans un lazaret sur l’île Décima ; mais cette remise d’inventaire est une pure affaire de forme, car le résident, pas plus que le capitaine, n’est appelé à savoir ce que devient la cargaison ; c’est le gouvernement japonais qui en effectue la vente comme il l’entend ; les Hollandais ne sont pas même présens. On leur dit ensuite : « Voilà ce que votre cargaison a rapporté en échange de cette valeur, nous vous donnons tels objets (au nombre desquels il y a toujours 7,000 piculs de cuivre et une certaine quantité de camphre), Pour l’année prochaine, nous vous ordonnons de nous apporter telle ou telle marchandise. » — C’était ainsi que les choses se passaient, il y a quarante ans à peine. Il n’est pas indifférent de rappeler les conditions presque humiliantes auxquelles était assujetti le commerce, européen sous le vieux régime japonais : les progrès accomplis par une évolution presque soudaine n’en paraîtront que plus saisissans.

De 1854 à 1858, le gouvernement du Japon consentit à traiter avec les États-Unis et avec les différentes puissances de l’Europe. Témoin des défaites successives qu’avait subies la politique chinoise, prévoyant qu’il allait être exposé aux mêmes assauts, il comprit que le moment était venu de renoncer à sa politique traditionnelle et de faire accueil aux étrangers. Ce mouvement d’opinion fut secondé par une révolution intérieure qui, mettant fin au régime féodal, constitua l’autorité du mikado et attribua à ce dernier, devenu souverain effectif, le pouvoir de traiter avec l’Europe. Au système d’exclusion a succédé, depuis 1858, un régime de liberté relative qui, pour les relations politiques comme au point de vue commercial, établit des communications régulières avec un pays qui compte 35 millions d’habitans et qui s’est révélé à nous avec tous les caractères d’une nation intelligente, industrielle, accessible à tous les progrès. Décidé ou obligé, bien après la Chine, à se laisser pénétrer par la civilisation occidentale, le Japon est devenu, en peu d’années, le plus européen des pays de l’extrême Orient.

Le royaume, de Siam, qui fut longtemps et qui est peut-être encore aujourd’hui tributaire de la Chine, tenta dès le commencement de ce siècle, l’esprit d’entreprise de la compagnie des Indes orientales : mais ce pays, soumis au régime despotique et peuplé seulement de cinq à six millions d’habitans, ne devait procurer au commerce étranger que des bénéfices très restreints : c’était surtout l’intérêt politique qui engageait l’Angleterre à ouvrir des relations avec la presqu’île trans-gangétique et à y faire prédominer son influence, en prenant les devans sur les rivaux qu’elle pouvait rencontrer en Asie. Dès 1833, le gouvernement des États-Unis avait conclu un traité de commerce avec Siam ; l’Angleterre, en 1855, et la France, en 1856, obtinrent également des traités destinés à assurer la liberté des transactions.

Quant à l’empire d’Annam, il intéresse particulièrement la France, qui s’y était établie avant les autres nations européennes, par l’influence que, vers la fin du XVIIIe siècle, les missionnaires catholiques avaient acquise à la cour de l’empereur Gya-Long. En 1787, une ambassade annamite, conduite par l’évêque d’Adran, signa à Versailles un traité faisant cession à la France de la baie de Tourane, de plusieurs îles et d’un territoire adjacent, en échange de l’assistance armée qui aurait été donnée Gya-Long contre une révolution qui l’avait obligé à chercher un asile chez son voisin le roi de Siam. Les événemens de 1789 empêchèrent l’exécution de ce traité. Plus heureux que Louis XVI, l’empereur Gya-Long reprit possession de ses états, et sous son règne, qui se prolongea jusqu’en 1819, l’influence française, habilement servie par l’évêque d’Adran, demeura prédominante ; plusieurs Français, officiers ou ingénieurs, occupèrent à la cour les principaux emplois ; le commerce français était l’objet de faveurs spéciales. Les successeurs de Gya-Long n’héritèrent point de ses sentimens pour la France ; ils poursuivirent les missionnaires, ils persécutèrent les communautés chrétiennes quittaient devenues assez nombreuses, et, se conformant à la tradition chinoise, ils fermèrent leurs ports aux étrangers. Les Annamites n’eurent pas même le droit de trafiquer au dehors. L’empereur était le seul commerçant, l’unique armateur. La cour possédait quatre ou cinq grands bâtimens, décorés du titre de frégates, qui allaient chaque année à Batavia et à Singapore faire les échanges pour le compte et au profit du trésor impérial. Comme à Siam, la production à l’intérieur du pays était assujettie au régime du monopole.

Le gouvernement d’Annam repoussa obstinément toutes les demandes qui lui furent adressées dans l’intérêt du commerce étranger ; une démarche, tentée en 1855 par l’Angleterre, n’obtint aucun succès. A diverses reprises, la France dut montrer son pavillon, et même faire parler le canon, dans la baie de Tourane, pour tirer satisfaction des mauvais traitemens infligés aux missionnaires catholiques ; elle avait perdu le bénéfice des souvenirs laissés par l’évêque d’Adran ; il ne lui restait plus rien de son ancien prestige dans ce pays, sur lequel la politique coloniale du règne de Louis XVI avait un moment porté ses vues, et il ne fallait plus compter que sur la force pour avoir raison de l’empire d’Annam. La violence de la persécution religieuse et l’insolente attitude des mandarins dans leurs rapports avec les officiers français fournissaient de nombreux cas de guerre. Ce fut seulement en 1859, au cours de l’expédition de Chine, qu’une division navale franco-espagnole opéra contre les côtes d’Annam. Tourane fut d’abord occupé, puis Saïgon ; après deux années de combats, la France s’établit dans trois provinces de la Basse-Cochinchine, qui lui furent définitivement cédées par le traité du 5 juin 1862, en même temps qu’elle se réservait un droit de circulation et de police dans la région du Tonkin par laquelle, en remontant le fleuve Rouge, on accède aux frontières méridionales de la Chine. L’expédition militaire, qui ne semblait, à l’origine, destinée qu’à réprimer les méfaits reproches à la cour d’Annam, devint ainsi le point de départ de la conquête. Un second traité, signé en 1874, étendit le territoire cédé en 1862 dans la Basse-Cochinchine, et reconnut à la France, pour ce qui restait de l’ancien empire d’Annam, un rôle et des attributions qui équivalent à une sorte de protectorat.

Tels sont les débuts d’une entreprise de colonisation qui nous introduit et nous fixe au milieu des possessions anglaises, hollandaises, espagnoles, portugaises, au seuil de la Chine et du Japon. L’entreprise conçue dès le dernier siècle est justifiée par l’intérêt politique et par l’intérêt commercial ; elle nous associe à la croisade que l’Europe poursuit dans l’extrême Orient ; elle nous donne droit de présence et d’action dans ces régions lointaines où d’autres peuples, nos rivaux en Europe, nous ont depuis longtemps devancés. Cette entreprise, on le voit par les incidens qui se sont succédé depuis 1862 et qui s’aggravent en ce moment même, n’est point exempte d’embarras, ni même de périls. Elle exige autant de prudence que de fermeté, car elle touche à l’ensemble des relations qui existent entre l’Europe et l’Asie.

Après avoir indiqué très rapidement les phases principales et les dates des progrès accomplis par l’Europe dans l’extrême Asie, nous avons à recueillir les informations nécessaires pour nous éclairer sur l’importance actuelle de ces nouveaux marchés, sur les profits que les diverses nations en retirent, et spécialement sur la part qui revient à chacune d’elles. En définitive, tous les efforts de la diplomatie, tous les coups de canon qui ont été tirés dans les mers de Chine, ont eu pour objectif beaucoup moins la propagande civilisatrice que l’extension des affaires commerciales. Sauf pour quelques apôtres en religion et en politique, qui aspirent à convertir les infidèles ou à moderniser la vieille Asie, la Chine et le Japon apparaissent avant tout comme de grands marchés à conquérir pour les échanges. Ce que valent ces marchés, ce qu’ils rapportent aux concurrens, ce qu’ils contiennent de ressources pour l’avenir, voilà la question pratique, question de chiffres, dont la statistique commerciale fournit les élémens.


II

D’après les documens officiels, le commerce de la Chine avec l’étranger dépasse 1 milliard 100 millions de francs par la frontière maritime, et il atteint 80 millions par les frontières de terre. C’est un total de 1 milliard 200 millions de francs régulièrement constaté. Mais il faut ajouter à ce chiffre les opérations de contrebande, qui sont considérables. La douane n’exerce de surveillance efficace que dans les ports ouverts au commerce étranger en vertu des traités. Le service est confié, dans ces ports, à des commissaires européens qui perçoivent les revenus pour le compte du gouvernement chinois. En 1881, les droits ont produit une somme de 103 millions, ce qui représente environ 10 pour 100 de la valeur des marchandises importées ou exportées régulièrement. Les tarifs sont assez modérés. Le mode de perception profite à la fois au commerce et au trésor : l’administration européenne offre toutes garanties d’égalité, et le trésor reçoit intégralement, en numéraire, une centaine de millions qui seraient plus ou moins allégés s’ils avaient à passer par les caisses des mandarins.

Aux cinq ports ouverts en 1842 les traités de 1858 ont ajouté quatorze ports nouveaux où le commerce étranger est admis. Cinq de ces ports, en amont de Shanghaï, sont situés sur le fleuve Yang-tse-Kiang. Le plus éloigné, I-chang, est à 1,800 kilomètres de la mer Hankeou, placé à la rencontre du fleuve et du grand canal, est à plus de 900 kilomètres de l’embouchure du Yang, et ce port, d’où les thés de l’intérieur sont expédiés directement sur l’Europe, entretient avec l’étranger un courant d’affaires qui, en 1881, s’est chiffré par 300 millions. Au nord, le port de Newshwang, qui ouvre les relations avec la Corée, Tien-tsin, qui dessert Pékin ; au sud, Swatow et Pakhoi, qui trafiquent avec le Tonkin et Singapore ; Tamsin et Takow, dans l’île Formose ; Kiungchow, dans l’île d’Haïnan, complètent le système d’investissement commercial par lequel l’Europe pénètre plus avant chaque année sur les marchés du Céleste-Empire. Shanghaï et Canton demeureront longtemps encore, à raison de leur voisinage de la mer, les métropoles du commerce européen en Chine ; mais les autres ports, surtout ceux qui sont abordables par le Yang-tse-Kiang, offrent d’inépuisables ressources qui doivent se développer avec une grande rapidité si le gouvernement, en paix avec l’Europe, est de force à les garantir contre les guerres civiles qui, par deux fois déjà depuis trente ans, ont dépeuplé et ruiné plusieurs provinces. — La Chine est vraiment privilégiée pour la navigation fluviale. Si les canaux, creusés il y a plusieurs centaines d’années, aux temps de la prospérité et de la puissance, sont aujourd’hui mal entretenus, envasés, presque en ruines, les fleuves et les rivières restent ; les fleuves, navigables sur d’énormes parcours, procurent aux transports l’économie et la rapidité. Il faut avoir vu la Chine pour se rendre compte de l’activité qui règne sur ces cours d’eau sillonnés par des myriades de navires, petits et grands, où grouille et se multiplie, vit et meurt, une population de matelots telle qu’il n’en existe de semblable nulle part ailleurs. La Tamise paraît déserte quand on se souvient de la rivière de Canton. Ce souvenir me reste après un intervalle de quarante ans. Lorsque l’ambassade de M. de Lagrené visita, en 1845, les villes récemment ouvertes, il n’y avait à Ningpo, à Amoy, à Shanghaï qu’une seule maison accessible, celle du consul anglais, qui venait de s’installer ; pas un négociant, pas une auberge ; dans le port, deux ou trois navires envoyés à la découverte par des négocians de Canton pour inaugurer en quelque sorte la Chine nouvelle ; les bateaux à vapeur se comptaient. Et maintenant, quand je lis les récits des voyageurs et les chiffres moins attrayans, mais plus sûrs de la statistique, j’apprends que des quartiers européens, avec des hôtels aussi luxueux que ceux de Calcutta, la ville des palais, se sont élevés à côté des villes chinoises, qu’il y a là des colonies composées de toutes les nationalités, qu’il s’y fait couramment de grandes affaires avec tous les points du monde, et que l’air y est embrumé par la fumée de nombreux paquebots. Ce serait un rêve d’extrême Orient si les tableaux de douanes n’étaient là pour démontrer la réalité du progrès qui, en moins d’un demi-siècle, a transformé la vieille Chine partout où celle-ci a subi le contact de l’Europe.

Il nous faut revenir aux chiffres. Les principaux articles d’importation sont l’opium (263 millions de francs en 1881) et les tissus de coton (182 millions) ; puis viennent les tissus de laine, les métaux, les bois, la houille. A l’exportation, deux articles, le thé et la soie, forment le principal objet du trafic ; le thé, pour 230 millions en 1881, et la soie, pour 188 millions ; viennent ensuite le sucre, le papier, la porcelaine, les peaux, etc. Alors que le commerce était monopolisé à Canton, les frais et vies délais nécessaires pour le transport des produits de l’intérieur rendaient les échanges difficiles ; aujourd’hui les marchés sont établis sur les lieux mêmes de production ; les navires européens peuvent embarquer et débarquer leurs cargaisons dans les principaux ports du littoral et, par les fleuves, aux plus grandes distances de la côte. Les comptoirs se sont, dès lors, créés dans les régions où se produisent les différentes qualités du thé et de la soie.

Les Anglais ont redouté un certain ralentissement dans la vente de l’opium de l’Inde ; ce serait pour leur commerce et pour le budget indien un sérieux mécompte. Longtemps interdit sous les peines les plus sévères, l’opium a fini par obtenir d’abord une certaine tolérance, puis droit de cité. Aujourd’hui même, la culture du pavot s’est introduite dans plusieurs provinces ; elle se propage rapidement à cause des bénéfices qu’elle procure ; elle est appelée à prendre, comme celle du tabac, une extension très considérable. L’opium chinois fait ainsi concurrence à l’opium de l’Inde, et il commence à paraître en abondance sur les marchés : c’est ce qui explique les appréhensions du commerce anglais. Toutefois cette concurrence ne paraît pas de voir diminuer les ventes de l’Inde. L’opium de Patna, de Malwa et de Benarès, supérieur en qualité à l’opium indigène, conservera la clientèle des classes riches. En outre, l’habitude de l’opium s’est tellement répandue dans toutes les classes de la population que les produits des diverses provenances trouveront toujours un placement facile. Les Chinois ne se cachent plus pour fumer l’opium ; la drogue se débite publiquement ; dans la plupart des villes, il existe des établissemens disposés à l’usage des fumeurs ; la pipe d’opium tend à remplacer, dans les visites d’affaires ou de politesse que se font les Chinois, l’innocente tasse de thé. C’est un goût populaire, une passion. Le moraliste et l’hygiéniste peuvent fulminer contre cette passions qui abrutit et qui tue. Edits impériaux, sermons, ordonnances de médecins, rien n’y fait. L’opium est et demeurera, entra les mains des Anglais, le principal article de commerce avec la Chine.

Les documens officiels n’indiquent point avec précision la provenance et la destination des marchandises qui ont passé par la douane ; on peut seulement se rendre compte des mouvemens du trafic avec les différentes nations en consultant les tableaux qui résument la valeur des transports effectués sous chaque pavillon. En 1881, les transports se sont ainsi répartis : pavillon anglais, 866 millions de francs., ce qui représente les trois quarts du commerce étranger ; — pavillon français, 124 millions ; — japonais, 48 millions ; — allemand, 40 millions ; — russe, 27 millions ; — américain, 16 millions, etc. La France, le Japon et l’Allemagne doivent leur supériorité aux services réguliers de paquebots que ces trois pays entretiennent à destination de la Chine. Pendant la période qui a précédé l’organisation de la compagnie des Messageries maritimes, la part du pavillon français dans la navigation des mers de Chine était à peu près nulle ; les soies destinées à notre marché étaient transportées par navires anglais et ne nous arrivaient qu’après un long détour, par la voie de Londres ou de Liverpool. Aujourd’hui, nos relations avec la Chine sont directes, les soies chargées à Shanghaï sont débarquées à Marseille, d’où elles remontent à Lyon, qui est devenu le principal marché de l’Europe pour cet article. De même, l’établissement d’un service de paquebots entre le port de Hambourg et la Chine a été très profitable pour l’Allemagne. Il y a là un enseignement qui ne doit pas être perdu de vue lorsqu’il s’agit de régler les conditions des lignes postales. On est trop porté, dans les parlemens, à critiquer les chiffres élevés des subventions réclamées pour l’entretien de ces lignes, et l’on n’apprécie pas suffisamment ce qu’elles rapportent sous toutes les formes, soit en bénéfices commerciaux, soit en influence politique. Elles rendent beaucoup plus qu’elles ne coûtent. Ces paquebots rapides, réguliers, partant et arrivant la heure fixe, sont de merveilleux instrumens, dont l’emploi, en ce temps d’activé concurrence, assure de grands avantages au pays qui les a créés. En réalité, nos relations directes avec la Chine ne datent que de l’organisation de la compagnie des Messageries.

Les échanges qui dopèrent par la voie de terre sur la frontière chinoise sont concentrés à Kiakhta. Aux termes d’anciennes conventions, les Russes étaient seuls admis sur ce marché, l’entrée dans les ports leur demeurant interdite. Les échanges consistaient en lainages et pelleteries fournis par la Russie, qui recevait en paiement les thés de Chine, ces fameux thés dits de caravane. De Kiakhta les produits chinois étaient transportés à la foire de Novogorod, d’où ils se répandaient en Russie et en Europe. Depuis que le pavillon russe a été admis, comme les autres pavillons étrangers, dans les ports chinois, ce commerce, qui était très prospère, a sensiblement décliné. L’économie et la facilité des transports par mer ont déterminé les négocians russes à changer de route. Les paquebots sont plus commodes que les caravanes. Les Russes possèdent aujourd’hui des comptoirs à Canton, à Shanghaï, à Hankeou, sur le Yang-tse-kiang, et ils expédient les thés à Odessa. Les échanges par terre, si diminués qu’ils soient, n’en conservent pas moins, d’après des calculs approximatifs, une valeur de 80 millions.

La statistique nous donne ainsi un chiffre total de 1,200 millions de francs pour le commerce de la Chine avec l’étranger ; mais, si l’on veut mesurer exactement l’importance des intérêts européens en Chine, il faut, en outre, tenir compte du cabotage sur les côtes et de la navigation intérieure. Il y a là, par suite de la configuration du pays et de son régime fluvial, une abondance extrême de frets. D’après les relevés fournis par les commissaires des douanes, la valeur des marchandises expédiées ou réexpédiées entre les dix-neuf ports ouverts, s’est élevée, en 1881, à plus de 1 milliard, dont le transport a été effectué, pour les deux cinquièmes, sous pavillon chinois, et, pour les trois cinquièmes, sous pavillon européen. Les cargaisons se composent principalement des produits indigènes qui s’échangent entre le Nord et le Sud, entre les provinces intérieures et le littoral ; elles appartiennent à des marchands chinois, mais le bénéfice du transport revient en majeure partie aux pavillons étrangers, surtout au pavillon anglais, et ce bénéfice est considérable : la plus forte part de la navigation côtière, de même que la navigation au long cours, se fait à la vapeur. La proportion des steamers par rapport aux voiliers a été, pour l’ensemble, de 79 pour 100 quant au nombre des navires et de 92 pour 100 quant au tonnage. Elle parait tout à fait exceptionnelle et elle s’explique par ce double fait que le commerce avec l’Europe passe par Suez et que la remonte des fleuves de la Chine exige l’emploi de la vapeur. — Il nous faut répéter que ces chiffres du cabotage ne concernent que les opérations de dix-neuf ports. Quel accroissement d’intérêts et d’affaires n’est-on pas autorisé à prévoir pour l’avenir, lorsque la Chine, rassurée et confiante, s’ouvrira tout entière, pour son profit comme pour le nôtre, aux entreprises du commerce européen !

Les rapports du Japon avec l’Europe ne remontent qu’à une vingtaine d’années ; nous avons vu à quelles formalités les Hollandais étaient assujettis dans la baie de Nangasaki. Les traités ont modifié cet état de choses en admettant les étrangers dans plusieurs ports[2] ; mais la liberté du trafic avec les Japonais reste soumise à de nombreuses restrictions qui ne tarderont sans doute pas à disparaître, le gouvernement de Yédo étant plus libéral que celui de Pékin et semblant mieux disposé à se rapprocher des idées et des pratiques européennes. En 1875, le commerce extérieur du Japon atteignait à peine 150 millions de francs ; il a dépassé 300 millions en 1881. Dans ce dernier chiffre, l’Angleterre figure pour 110 millions ; les États-Unis, pour 75 ; la France, pour 57 ; la Chine, pour 55. Au Japon comme en Chine, ce sont les paquebots de la compagnie des Messageries qui entretiennent le mouvement du commerce français. Bien que l’ensemble des transactions européennes ait doublé depuis 1875, les progrès ne sont pas en rapport avec les ressources que l’on attribue au Japon. Ici encore on peut compter sur l’avenir, pourvu que les choses suivent leur cours naturel et que la paix ne soit point troublée dans l’extrême Orient.

Le royaume de Siam ne figure que pour une somme assez minime dans la statistique commerciale de l’Asie : 32 millions à l’importation et 48 millions à l’exportation, soit un mouvement total de 80 millions. Le riz est la principale culture de Siam ; il s’en exporte chaque année pour une valeur de 30 millions. Le trafic appartient en grande partie aux Anglais et aux Chinois. Là, comme partout, les Chinois ont accaparé les cultures et le commerce de détail. Les renseignemens fournis par les consuls ne permettent pas d’espérer un accroissement très sensible des opérations avec Siam, bien que le gouvernement de ce pays manifeste les dispositions les plus bienveillantes à l’égard des étrangers.

Quant à l’empire d’Annam, la statistique ne le cite guère que pour mémoire. Ses relations avec l’étranger sont insignifiantes. C’est un pays mal gouverné, sans industrie, dépourvu de routes. Les rares échanges qu’il effectue avec le dehors passent par Saïgon ou par le fleuve Rouge. Il n’y’a d’intéressant à étudier pour nous, dans cette région, que notre colonie de Cochinchine, à laquelle se rattache la récente question du Tonkin.

La population de la colonie est de 1 million 600,000 habitans, soit 1,431,000 Annamites, 102,000 Cambodgiens, 50,000 Chinois, et seulement 1,707 Européens, parmi lesquels on compte l,642 Français[3] qui résident, pour la plupart, dans l’arrondissement de Saïgon. Ces chiffres se rapportent à l’année 1881. Sur 21,116 patentés, c’est-à-dire chefs de familles exerçant un commerce ou une industrie, on ne compte que 124 Européens : en réalité, la population française ne se compose guère que de fonctionnaires et de fournisseurs du gouvernement. N’oublions, pas les congréganistes, qui sont au nombre de 125, chiffre supérieur à celui des patentés français. le commerce de la Cochinchine avec l’étranger est de 41 millions à l’importation et de 55 millions à l’exportation. En ajoutant à ces chiffres les mouvemens du numéraire, on obtient un total de 100 millions, qui a plutôt diminué qu’augmenté depuis cinq ans, à cause des variations dans la récolte du riz. Les transactions se concentrent dans les ports de Saigon, Mytho, Rachgia, Camau et Hatien ; Saïgon absorbe la plus grande part. Les marchandises importées d’Europe sont destinées aux services du gouvernement, aux familles des fonctionnaires et à la garnison ; celles qui viennent de Chine (environ 15 millions de francs) sont destinées aux immigrans chinois. Le riz forme le principal article d’exportation (35 millions de francs) ; il s’expédie à Hong-Kong et à Java. Le mouvement général du commerce direct de la Cochinchine avec la France n’atteint pas 8 millions ; c’est avec la Chine, Singapore et Java que les relations sont le plus actives. Quant à la navigation, le pavillon anglais domine. Le pavillon français ne viendrait qu’au troisième rang, après le pavillon allemand, si l’on éliminait du calcul les voyages réguliers du service postal. De même dans les ports du Tonkin, sur le fleuve Rouge. Depuis l’ouverture d’Haïphong, ce sont les Anglais, les Allemands, les Chinois qui s’y livrent au trafic ; la part des armateurs et des négocians français est presque nulle.

Tels sont les faite et les chiffres qui ressortent des statistiques officielles. Actuellement la Cochinchine, même additionnée du Tonkin, est une colonie peu importante ; pour nos industriels, pour nos négocians, pour nos armateurs, elle est inférieure, comme produit, à nos petites colonies des Antilles. On assure qu’elle ne coûte rien au budget de la métropole : c’est une erreur. Si l’on faisait état de toutes les dépenses militaires qui devraient être imputées sur le compte de la Cochinchine, et surtout de la mortalité et des maladies qui résultent de l’insalubrité du climat, le déficit serait manifeste. Est-ce à dire qu’il faille désavouer ce qui a été fait et renoncer à la pensée politique qui a engagé la France à s’établir en Cochinchine ? Non, certes ; il y a là un intérêt d’avenir qui, malgré les difficultés et les déceptions du début, nous commande de persévérer ; il importe que nous ayons, nous aussi, un établissement dans ces terres lointaines, où nos rivaux d’Europe nous ont devancés. Mais quand, à propos de Saïgon, on nous parle « d’empire colonial, » quand on prétend avoir découvert dans le Tonkin une source de richesses pour la France, on commet une exagération qui peut devenir très périlleuse en égarant l’opinion publique et en poussant le pays vers la politique d’aventure. Il faut surtout considérer que les incidens qui se produisent dans une région Quelconque de l’Asie, alliances ou querelles, intéressent non pas seulement la diplomatie orientale, mais encore, au plus haut degré, la politique de l’Europe. À ce dernier point de vue, les difficultés qui viennent de se produire en Cochinchine et au Tonkin peuvent avoir des conséquences dont il est prudent de mesurer dès à présent l’étendue et de prévoir la gravité.


III

En Asie, toutes les nations de l’Europe sont solidaires. L’histoire de leurs relations avec l’extrême Orient montre au prix de quels efforts, persévérans et patiens, tantôt par les ; négociations, tantôt par la force des armes, elles ont obtenu peu à peu la faculté de pénétrer en Chine et au Japon. Jusqu’ici elles ont été d’accord, poursuivant une conquête qui devait leur être commune, donnant leur concours, ou tout au moins leur assentiment et leurs vœux aux gestes successifs de la croisade engagée pour ouvrir au commerce les marchés de l’extrême Orient. Lorsque l’Angleterre a fait seule, la guerre de 1840, toute l’Europe et les États-Unis savaient que les résultats de la victoire leur profiteraient en même temps qu’aux Anglais et que, les portes de la Chine une fois ouvertes, le commerce général aurait ses entrées sur les marchés nouveaux. Lorsque l’Angleterre et la France firent ensemble les campagnes de 1858 et de 1860 (et l’on ne doit pas oublier que cette grande expédition fut, sous le rapport militaire, quelque peu risquée), les autres gouvernemens de l’Europe suivirent avec sympathie la marche des deux drapeaux dont le succès allait servir les intérêts de toutes les nations et pratiquer dans les vieilles murailles de la Chine une ouverture plus large. À la suite de cette guerre, la politique traditionnelle des anciens empires de l’Orient s’est transformée. Des ambassadeurs européens résident à Pékin et à Yedo ; des traités, ont été signés, la paix a été maintenue, et les affaires commerciales et maritimes s’accroissent chaque année. Toutes les nations, l’Angleterre, la France, l’Allemagne, les États-Unis, l’Espagne, etc., ont tiré avantage de cet état de choses ; elles y ont gagné, dans des proportions inégales, il est vrai, mais au même titre, comme des associés qui, dans une entreprise concertée, ont apporté leur part différente de capital et d’activité. Voilà des résultats que chacun des associes est intéressé à ne point voir compromis. N’oublions pas qu’ils datent de trente ans à peine, qu’ils ont été subis plutôt que consentis, qu’ils demeurent exposés aux variations et aux caprices de la diplomatie orientale, qu’il existe à Pékin, à Yedo, à Hué, des partis puissans qui demandent le retour à l’ancienne politique et poussent à l’exclusion des étrangers, des barbares. » Les rapports avec les gouvernemens de l’Asie exigent donc de grands ménagemens, et surtout la continuation de l’entente qui a été observée jusqu’ici entre les divers gouvernemens européens. La solidarité est nécessaire. Le gouvernement qui tenterait d’y échapper et qui prétendrait agir seul, contre l’avis ou même sans l’assentiment des alliés, encourrait une responsabilité sérieuse. Ce n’est pas tout, pour l’Europe, que d’avoir pris pied en Asie, il faut y rester. Il s’agit, comme on l’a vu par les documens statistiques, d’un commerce qui représente dès aujourd’hui plus de 2 milliards. Dans ce chiffre, la France est intéressée pour 200 millions ; c’est le dixième. La proportion de l’intérêt français, même en estimant très haut la valeur d’avenir que l’on attache à la Cochinchine, pourrait-elle justifier, aux yeux de l’Europe, notre action isolée sur un terrain qui appartient à tous ? Les autres nations nous laisseraient-elles absolument libres d’exercer, en cas de guerre, dans cette région tout à fait exceptionnelle, les droits de belligérans ? Cela est douteux.

Quelques publicistes ont exprimé l’opinion que nos rivaux en Europe se réjouissent de l’affaire d’Hanoï, qui a coûté la vie au commandant Rivière, comme d’un échec qui affaiblirait notre situation en Cochinchine, et que les Anglais, particulièrement, veulent nous voir loin du Tonkin et du fleuve Rouge pour s’emparer, au moment favorable, d’une grande route qui ferait entrer leurs marchandises dans la province chinoise du Yunnan. — Il n’en est rien, croyons-nous. L’échec d’Hanoï, si douloureux qu’il soit, ne saurait avoir la portée que l’on a tort de lui attribuer. Les Anglais, dans l’Inde et ailleurs, les Hollandais, à Sumatra, ont subi de ces échecs accidentels qui n’ont en rien diminué leur puissance coloniale. L’affaire d’Hanoï n’aurait d’importance que si elle pouvait atteindre le prestige du drapeau européen aux yeux des populations de l’Asie, et, dans ce cas, loin de s’en réjouir, les Anglais, les Hollandais, les Espagnols auraient à la déplorer ; car, par suite de la solidarité qui unit devant l’Asie les drapeaux de l’Europe, le coup qui nous aurait frappés les frapperait également. — Quant au Tonkin, au fleuve Rouge et à la grande route, les Anglais, comme les Hollandais et les Allemands, ont tout intérêt à ce que la France y fasse les frais d’un établissement, car ce sont eux, plutôt que les Français, qui en profiteront. Ils savent que l’administration française leur procurera une garnison, une police, des tribunaux, des hôpitaux, et ils comptent qu’ils se livreront, sous notre drapeau et à nos frais, à leurs opérations de commerce. C’est ce qui s’est passé depuis l’ouverture du fleuve Rouge. Le calcul est trop simple pour que l’on suppose aux Anglais d’autres visées.

Serait-il plus exact que les difficultés survenues entre le gouvernement français et le cabinet de Pékin, au sujet des droits de suzeraineté que la Chine revendique sur l’empire d’Annam et sur le Tonkin, seraient en partie le fait de la politique allemande, désireuse de nous voir occupés loin de l’Europe ? Cette supposition ferait peu d’honneur à l’habileté du cabinet de Berlin. Les colons de la race germanique sont répandus dans toutes les régions du globe, et, depuis quelques années, ils se dirigent en grand nombre du côté de l’Asie. Le commerce allemand dans l’extrême Orient est devenu très actif ; les maisons de Brème et de Hambourg ont des succursales dans tous les ports de la Chine et du Japon. Ce serait une singulière façon de protéger ces grands intérêts que de pousser la Chine à une guerre qui devrait les compromettre. A supposer, d’ailleurs, contre toute vraisemblance, que le cabinet de Pékin reçoive d’un gouvernement quelconque de l’Europe des inspirations et des excitations qui nous seraient contraires, le gouvernement français n’y verrait sans doute qu’une raison de plus pour apporter une extrême prudence dans les négociations engagées avec la Chine.

La question de suzeraineté, qui donnerait lieu, paraît-il, aux plus grandes difficultés, ne vaut certainement pas pour nous l’honneur ni les frais d’une guerre. Dans notre Orient, la suzeraineté qui siège à Constantinople n’embarrasse pas l’Angleterre en Égypte ; elle ne nous gêne point à Tunis. Dans l’extrême Orient, la suzeraineté qui siège à Pékin ne nous a point arrêtés lors de la prise de possession de la Cochinchine. Devant ces suzerainetés, on salue, si l’on veut, mais l’on passe. Que nous faut-il de plus, à nous Européens ? Est-il besoin que, par un écrit scellé et signé, ces suzerains abdiquent, tantôt ici, tantôt là, leur titre traditionnel ? Ce serait leur demander beaucoup, et exiger, non pas seulement de leur orgueil personnel, mais encore des nécessités de leur politique, plus peut-être qu’il ne peuvent donner. Ne convient-il pas d’avoir égard à la situation de ce souverain « Fils du Ciel, père et mère du peuple, » dont l’empire s’intitule : « l’Empire céleste, » comme étant d’origine surhumaine, et « l’Empire du milieu » comme étant le centre du monde, qui compte ses sujets par centaines de millions, et qui ne peut les tenir unis et soumis que par le prestige !

Il est du plus haut intérêt pour la France et pour l’Europe que la question du Tonkin ne s’étende pas au-delà des limites de l’Annam. Notre diplomatie serait difficilement excusée, si cette affaire d’Hanoï allait devenir une cause de trouble pour l’ensemble des intérêts politiques et commerciaux dans l’extrême Orient.


C. LAVOLLEE.

  1. Voyez la Revue du 1er mars 1858, du 1er juillet et du 1er décembre 1859, du 15 juillet et du 1er août 1865.
  2. Voici l’indication des six ports ouverts et le chiffre de leur commerce avec l’étranger en 1881 : Yokohama, 211 millions de francs ; Kobé, 63 millions ; Nangasaki, 17 millions ; Osaka, 8 millions 1/2 ; Hakodato, ! million 1/2 ; Niigate, 0.
  3. La statistique officielle publiée par le gouvernement de la Cochinchine porte le chiffre de 1,862 Français ; mais elle comprend dans ce chiffre 220 Asiatiques, sujets français. En déduisant 700 femmes ou enfans, on voit ce qu’il reste d’électeurs français. La Cochinchine élit un député.