Le Commerce de coton depuis la pose de cable/L’agiotage indien

II

L’agiotage indien.

J’ai mis la main, à ce qu’il paraît, dans un guêpier par l’article que j’ai publié dans le Journal de Gand du 17 avril 1870, sur le commerce de coton actuel. Les blessés — ce n’est que la vérité qui blesse — me jettent la pierre ; mais j’aime encore mieux la vérité avec ses déboires que de faux amis, à qui, pour plaire, il ne s’agit de rien de moins que de les aider aveuglément à s’enrichir.

Je continue donc à compléter mes révélations, malgré la colère et les dénégations cyniques de mes adversaires.

Les grands faiseurs anglais, ne sachant comment faire mousser l’article, se sont réfugiés derrière une statistique dressée à leur gré, pour démontrer que les approvisionnements actuels et futurs de l’Europe étaient et seront, par le déficit que présentent les importations de l’Inde, plus faibles que ceux de l’an dernier, et là-dessus reprise la semaine dernière (13 mai 1870), tristement amortie par l’avis de 80,000 balles de recettes dans une semaine, que le télégraphe de Bombay nous annonçait, le 14 mai, contre 15,000 balles en 1869. (Grand pays de surprises ! je t’admire.) Ces énormes recettes ont versé de l’eau glacée sur la tête échauffée des honorables gentlemen haussiers, qui croient sérieusement qu’une grande partie du genre humain n’est composée que de moutons de Panurge.

En effet, qu’ont-ils imaginé, à l’aide des courtiers, fatigués eux-mêmes de la marche indécise des affaires ? Ils prétendent, sincèrement ou non, peu importe, que la consommation anglaise est et sera de 54,000, et celle du continent de 38,000 balles par semaine. Cela ferait 92,000 balles, et d’après les débouchés de quatre principaux marchés d’Europe, ce n’est que la semaine finissant le 14 mai, que la consommation, augmentant, prenait 74,893 contre 74,959 balles de l’an dernier. Comme on voit, il y a là une différence de 17,107 balles par semaine, qu’on ne peut guère attribuer aux importations directes du continent ni à celles du Levant, ou aux livraisons des ports secondaires, tels que Brême, Hambourg, etc.

D’un autre côté, la statistique générale nous offre les expéditions suivantes :

1870 1869
Des États-Unis :
Du 1er sept. au 31 mai 1,844,000 1,287,000
De Bombay :
Du 1er janv. au 14 mai 417,000 617,765


Balles 2,261,000 1,904,765


donnant un excédant de 356,235 balles, excédant qui existe en partie encore, car, le 10 mai, les stocks à Liverpool, Londres, Havre, Brême, Hambourg et Marseille étaient de 681,900 balles, contre 500,600 balles l’an dernier.

Pourquoi les courtiers, d’accord avec les grands faiseurs, cherchent-ils maintenant les raisons aux Indes pour exciter à la hausse ? C’est que les affaires de l’Inde aussi (à livrer, bien entendu, et c’est à cela qu’on vise toujours) se font, à Liverpool comme au Havre, très-commodément, sans aucun risque, sans aucun déboursé, sans aucune garantie sérieuse.

Prenons les conditions du Havre, plus dangereuses que celles de Liverpool, où l’on vous garantit bien le classement, garantie éphémère, sans doute, puisque le courtier-acheteur en reste juge, mais enfin c’est une garantie, tandis qu’au Havre on ne produit pas même la facture d’origine, sur la foi de laquelle on a vendu un classement déterminé.

Voici les conditions du Havre modifiées depuis le commencement de l’année :

Le vendeur se réserve le droit : 1o de choisir entre quatre acheteurs de Bombay ; 2o de n’en indiquer un que six semaines à deux mois après le départ de la dernière malle de Bombay précédant le dernier mois d’embarquement ; 3o de n’indiquer aussi qu’alors le nom du navire ; enfin 4o de vendre qualité telle quelle non arbitrable et non garantie.

Convenez que les vendeurs se sont fait bien belle la part du lion ; impossible de mieux s’entourer de toutes sortes de précautions pour gagner de l’argent à coup sûr, et endosser la perte éventuelle au dernier acheteur, qui est, le plus souvent, un filateur. Le grand faiseur ne vend jamais à découvert qu’avec la hausse, et comme il a deux mois d’intervalle pour manœuvrer de concert avec les quatre maisons de Bombay qui ont des succursales établies au Havre exprès pour ce genre d’agiotage, il s’ensuit qu’il trouve presque toujours occasion d’acheter à meilleur marché qu’il n’a vendu, dût-il se rattraper sur le classement non garanti, sur le poids et autres chapitres.

Pour accepter un pareil marché dérisoire, pour pousser ainsi à la hausse par des achats à livrer si scabreux, il faut, avouons-le, être enragé d’affaires, et dire que ce sont quelquefois les filateurs eux-mêmes ! Mais le moyen de résister aux séduisantes propositions d’un commissionnaire qui revient dix fois à la charge, vous assiége de tous côtés, et vous prouve sur tous les tons, en égrenant un chapelet de raisons captieuses, que l’affaire qu’il propose vous offre toutes les garanties imaginables et même inimaginables ?

Cependant, rien ne se fait aujourd’hui régulièrement, consciencieusement. Tout le monde veut tromper. Le planteur, connaissant les besoins de la spéculation à découvert, trompe les spéculateurs de la localité, en retenant les cotons dans l’intérieur ; les mêmes spéculateurs des lieux de production trompent les importateurs européens en feignant de croire, par la modicité des recettes, à une récolte réduite ou attardée, et les négociants européens, à leur tour, trompent les filateurs en exploitant, machinalement ou avec préméditation, toutes ces fausses nouvelles, combinées de longue main, jusqu’à ce que, par la force même des choses, la bombe éclate, et des recettes formidables, trop longtemps masquées, sont tout à coup annoncées à la stupéfaction de tous ceux à qui l’on a jugé utile de cacher la vérité. Bien plus, on forme des syndicats, comme cela a eu lieu dernièrement à Liverpool, pour s’opposer par tous les moyens artificiels à la baisse, et une fois les gros importateurs allégés, on lâche la main ; gare alors aux derniers acheteurs à livrer ! Mais en attendant qu’on ait ainsi forcé la position de l’article pendant trois, quatre à cinq mois, les roués ont fait de magnifiques affaires à la barbe de la filature, et c’est tout ce qu’ils ont voulu.