Le Commerce allemand

Le Commerce allemand
Revue des Deux Mondes4e période, tome 146 (p. 868-896).
LE
COMMERCE ALLEMAND


I

L’étude des finances et de l’industrie allemandes appelle comme suite nécessaire celle du commerce ; et celle-ci à son tour ne saurait être complète sans celle de la navigation et de la colonisation. C’est à cette dernière étude que nous allons consacrer le présent article, destiné à terminer l’esquisse que nous avons entreprise de l’Allemagne économique contemporaine. Après avoir montré les progrès extraordinaires du commerce, nous indiquerons le développement de la marine allemande et d’une politique coloniale, dont le plus récent coup d’éclat a été l’occupation en Chine du territoire de Kiao-Tchau. Nous exposerons la politique commerciale suivie jusqu’à ce jour par l’Empire, les traités qu’il a conclus et les attaques dont ces conventions sont l’objet de la part des agrariens. Nous chercherons enfin à résumer la situation économique du pays, telle qu’elle se dégage des études auxquelles nous nous sommes livrés.

La force du commerce germanique ne s’est pas seulement manifestée à l’intérieur du pays par l’extension de maisons puissantes et la création de maisons nouvelles ; elle s’est affirmée au dehors, dans les diverses parties du monde, par une double action : des commis voyageurs tenaces ont porté de tous côtés les échantillons de marchandises allemandes ; d’autres sont entrés au service de maisons locales, se rendant utiles à leurs patrons, se mettant peu à peu au courant de leurs affaires et finissant, de gré ou de force, par obtenir dans l’entreprise une place importante, quand ils ne l’accaparaient pas tout entière à leur profit. C’est ainsi que, dans l’Extrême-Orient, beaucoup d’anciennes raisons sociales anglaises ont été conquises, le mot n’est pas trop fort, par des Allemands, qui jouent aujourd’hui aux Indes et en Chine un rôle considérable. Arvède Barine le montrait ici même dans son éloquent article intitulé la Fin de Carthage. Les banques allemandes ont pris part au mouvement, soit en fondant au dehors des établissemens qui relèvent d’elles, soit en commanditant des maisons particulières, établies sur les grandes places commerçantes de l’étranger.

Un exemple choisi au hasard montrera combien cet instinct commercial est développé chez nos voisins.

Deux frères, MM. Oswald et Egon Kunhardt, qui s’intitulent modestement jeunes négocians hambourgeois, ont entrepris, avec deux itinéraires distincts, le tour du monde, et publié chacun un volume sur ce voyage, que le premier a accompli en 1 000 et le second en 777 jours. Celui-ci, dans sa préface, explique le but qu’il se propose en publiant son récit :

« Je voudrais décider ceux de mes contemporains qui hésitent à le faire, à voyager pendant leur jeunesse, à voir autant de pays hors d’Europe qu’ils le pourront, afin d’employer leur expérience, une fois revenus, pour le plus grand bien de la patrie. L’Allemagne, le commerce, l’industrie, l’agriculture allemande auront toujours besoin d’hommes qui connaissent le reste du globe autrement que par les journaux et les livres… Une vue juste des choses qui concernent notre carrière se dégage aisément dans ces conditions, pour un esprit non prévenu. »

Je cite à dessein ces lignes, qui me semblent caractéristiques. Ces deux jeunes gens, en route pour leur visite du globe, déclarent simplement qu’ils l’entreprennent dans un dessein commercial. L’un d’eux se fait commis de magasin au Paraguay, pour mieux étudier les mœurs et les coutumes ; employé de banque à Buenos-Ayres, pour y gagner sa vie pendant qu’il étudie la langue et le pays. Il s’exprime avec liberté sur les choses et les hommes ; il ne craint pas de critiquer ses compatriotes lorsqu’il les trouve inférieurs aux autres Européens qu’il rencontre chemin faisant. De tels ouvrages indiquent l’état d’esprit d’une nation qui prétend se tailler une place dans l’univers, moins encore par les armes que par la conquête pacifique et patiente des différens marchés. Un coup de force, comme celui de Kiao-Tchau, n’a d’autre but que de servir de préface à des expéditions d’un autre genre : négocians et ingénieurs sont tout prêts à suivre les marins de débarquement ; et ceux-ci protégeront les premiers, qui vont se mettre à l’œuvre sans perdre un instant. Aucun effort n’est épargné pour établir dans le monde une sorte de pangermanisme. Si nous ne voyons pas encore de l’autre côté du Rhin d’organisation comparable à celle de notre vaillante Alliance française, nous y lisions l’autre jour, à la quatrième page des journaux, un appel à des souscriptions en faveur d’une école allemande au Transvaal, réclamée par la colonie de Johannesburg : « Dans tous les territoires de la patrie allemande, dit cet appel, grandit et domine l’idée que le maintien et le développement du sentiment allemand à l’étranger est devenu un devoir patriotique : cela est d’une importance capitale pour les intérêts nationaux et économiques du pays. »

Les préoccupations commerciales jouent un rôle décisif dans la politique allemande. Un des économistes qui se sont fait remarquer au cours des dernières années par leurs études, M. de Schulze-Gaevernitz, terminait en mai 1898 un article, paru dans la Nation, par une prière à la diplomatie de son pays de s’imprégner de l’esprit commercial, — prière qui paraît superflue lorsqu’on voit, de tous côtés, les ministres et les consuls se mettre au service de leurs compatriotes en quête d’affaires. « En réalité, écrivait l’auteur, toute notre politique étrangère devrait être une politique commerciale. Mais si nous voulons cela, il faut fournir à nos ambassadeurs l’arme sans laquelle ils ne seront que de timides quémandeurs : une flotte puissante. »

La flotte de guerre ! Voilà le delenda Carthago que répète en ce moment une partie de l’Allemagne, qui a vu son commerce grandir depuis quinze ans de 30 pour 100, alors que celui de l’ensemble du monde n’augmentait, durant la même période, que de 8 pour 100. En 1872, elle ne vendait encore à l’étranger que pour 2 975 millions de francs ; en 1895, pour 4 144 millions. Et encore faut-il tenir compte, en citant des chiffres empruntés à la statistique allemande, du fait qu’elle accuse pour beaucoup de pays des totaux d’exportations inférieurs à ceux qu’indiquent les douanes de ces mêmes pays comme entrées de marchandises allemandes. Les exportations générales françaises, comparées à ces deux dates, sont de 3 760 et 3 376 millions. Le tonnage de la flotte marchande à vapeur allemande dépasse un million de tonnes, plus du double de la nôtre.

Le rapprochement des statistiques du commerce allemand avec celles du nôtre force les plus indifférens à méditer sur le problème. M. Schwob, dans un travail d’une précision vigoureuse, a dressé, au moyen de documens officiels et de rapports consulaires, le bilan des progrès de nos rivaux. En 1895, les exportations de l’Allemagne en Russie atteignaient 472 millions de francs ; la même année, ses exportations de sucres en Norvège dépassaient celles de toutes les autres nations réunies ; en Hollande, la Prusse seule exportait en 1894 pour 560 millions de francs, alors que notre part n’atteignait pas 45 millions ; en Danemark, nous vendons pour 7 millions, l’Allemagne pour 154 millions ; en Suisse, notre exportation abaissé des deux tiers, pendant que celle de l’Allemagne en gagnait à peu près autant. De 1891 à 1893, nos ventes en Belgique ont baissé de 326 à 278 millions, tandis que celles de l’Allemagne ont passé de 164 à 180 millions. La Roumanie nous achète pour 36 millions, et pour 117 à l’Allemagne, qui, en dix ans, a gagné 160 pour 100 et seule a fourni toute l’augmentation des importations en Roumanie. A la Bulgarie, elle vend, en 1894, pour 12 millions de marchandises, tandis que nous n’arrivons pas à 4 millions.

En Espagne, tous les rapports consulaires signalent l’envahissement des marchés par les Allemands et le déclin de nos propres exportations. En Italie, l’Allemagne exporte pour 140 millions, et nous pour un chiffre qui n’est supérieur que de quelques millions, alors qu’en 1887 il atteignait encore 326 millions ; le port de Palerme, en 1894, n’a pas vu un seul navire français, tandis qu’il a reçu 119 vapeurs allemands jaugeant 127 000 tonnes. En Grèce, nos importations sont tombées à 6 millions ; celles de l’Allemagne se sont élevées à 8 : elles étaient nulles il y a quinze ans. En Turquie d’Europe et d’Asie, la marche des choses est la même. En Égypte, les statistiques du port d’Alexandrie indiquent une augmentation énorme des importations allemandes, sans compter les quantités d’objets de contrefaçon fabriqués à Hambourg et introduits, là comme ailleurs, sous des étiquettes étrangères ; à Tripoli, le chiffre d’affaires des Allemands a triplé depuis 1890. Au Maroc, où ils nous serrent de près, ils en font pour 5 millions. Dans l’Afrique australe, l’Allemagne envoie pour 14 millions de marchandises au Cap, 10 millions au Transvaal. Aux Indes, les 200 millions qu’indiquent les statistiques officielles doivent sans doute être augmentés de moitié, à cause des marchandises allemandes réexportées par voie de Belgique et d’Angleterre. A Singapour, au Siam, en Chine, le mouvement est identique. Il y a deux ans, l’exportation de Hambourg vers la Chine atteignait 50 millions de francs, et 27 millions au Japon ; la navigation allemande dans les eaux chinoises, 2 millions de tonnes. Dans le Pacifique, de Vladivostock à Melbourne, mêmes progrès : à Manille, quinze maisons allemandes sont établies ; aux Indes néerlandaises, en Australie, elles se multiplient. Les Etats-Unis d’Amérique sont une des parties du monde où le terrain était le mieux préparé : les Allemands établis là-bas se comptent par centaines de mille, et certaines villes, comme Chicago, sont de véritables centres germaniques. Aussi les ventes allemandes dépassent-elles 500 millions de francs en 1893, alors que les nôtres, qui atteignaient ce chiffre en 1882, descendent à moins de 400 millions. Au Canada, les chiffres sont de 37 millions pour eux et de 14 pour nous. Dans l’Amérique du Sud, notre situation est encore pire ; au Venezuela, en Bolivie, au Pérou, en Uruguay, dans la République Argentine, au Brésil, les Allemands ont fait des pas de géans. Ils ont, dans ce dernier pays, colonisé l’État de Rio-Grande, dont le commerce est entre leurs mains. Au Chili, Hambourg envoie pour 50 millions de francs de marchandises ; il y a déjà à Valparaiso plus de maisons allemandes que d’anglaises.

Cherchons maintenant à nous rendre compte de ce qu’ont été les progrès de l’Allemagne en la comparant à elle-même, c’est-à-dire en mettant en regard des chiffres actuels ceux de quelques époques antérieures. Voyons en particulier comment s’est développé son commerce maritime.

Les principes pour la statistique du commerce extérieur ne sont établis chez elle que depuis 1879, date à laquelle a été réglementée l’obligation de la déclaration pour les importations et exportations. En 1888, les bases de comparaison ont été modifiées par l’annexion au territoire douanier de Brème, Hambourg, et certains districts prussiens et oldenbourgeois. D’autre part, l’Allemagne, par sa situation au cœur de l’Europe, est un lieu de transit pour une foule de marchandises, dont la destination ou l’origine apparente n’est pas toujours la destination ou l’origine vraie.

De 1872 à 1879, le commerce spécial[1] allemand avait passé de 6 milliards à 6 milliards 70, savoir l’importation de 3 1/2 à 3 9/16, l’exportation de 2 1/2 à 2 4/5 milliards. En 1896, il était de 8 3/10 milliards de marcs pour 61 millions de tonnes. Le commerce général était de 69 millions de tonnes. La proportion du commerce maritime dans le commerce extérieur est difficile à fixer à cause des conditions du port libre de Hambourg, où il n’est pas fait de distinction entre les marchandises du commerce propre (Eigenhandel, c’est-à-dire qui vont en Allemagne ou en arrivent) et les marchandises qui sont réexportées. Toutefois, par des approximations, on arrive à la conclusion que près des deux tiers du commerce spécial appartiennent au commerce maritime. Le mouvement du port de Hambourg s’est accru de 1 700 millions de marcs[2], soit 110 pour 100, de 1875 à 1896 ; il a dépassé celui de Liverpool.

Le mouvement du commerce maritime, pendant la même période, y a triplé, passant de 3 à 10 millions de tonnes. Les modifications, au point de vue des pays d’origine et de destination, sont intéressantes à noter : le tableau suivant les indique,


Désignation des pays Valeur moyenne des importations par mer en millions de marcs Valeur moyenne des exportations par mer en millions de marcs
1871-1880 1881-1890 1891-1895 1896 1871-1880 1881-1890 1891-1895 1896
Pays extra-européens 262 424 876 959 Les détails manquent 550 665
Angleterre 473 418 391 410 « « 387 383
Reste de l’Europe 139 204 292 344 « « 330 391
Total 874 1 046 1 559 1 713 597 981 1 267 1 439

Pendant que le total des importations des autres pays européens augmentait de 150 pour 100, celui des importations anglaises diminuait de 13 pour 100. Cela tient en partie à l’établissement et au développement des grandes lignes maritimes allemandes, qui apportent aujourd’hui directement d’Amérique, d’Asie et d’Australie les marchandises que Hambourg recevait autrefois par l’intermédiaire de l’Angleterre. L’Allemagne s’est peu à peu affranchie du tribut qu’elle payait aux marins et aux courtiers anglais. Des mouvemens analogues se constatent à Brème, où la valeur des importations d’outre-mer a passé, de 215 millions de marcs en 1872, à 412 en 1896. En examinant les statistiques de l’importation et de l’exportation relatives au commerce spécial, on doit prendre garde que l’extension, opérée le 15 octobre 1888, du territoire douanier a eu pour résultat, toutes choses égales d’ailleurs, de faire apparaître des chiffres plus forts pour l’importation, et moindres pour l’exportation, puisque ce qui s’importe sur les territoires annexés figure désormais dans les relevés, tandis que ce qui s’exporte du reste du pays vers ces mêmes territoires disparaît des tableaux d’exportation.

De toute façon, le développement du commerce extérieur a été considérable. L’importation des matières premières a passé de 2 076 millions en 1881 à 3 010 millions en 1896 ; leur exportation a décru de 938 à 827millions. En revanche, l’exportation des objets fabriqués a passé de 2 205 à 2 439 millions de marcs ; l’importation n’en a augmenté que de 70 millions. Ces chiffres mettent en lumière le développement de l’industrie allemande, parallèlement auquel a marché la consommation indigène : la situation de chacun s’est améliorée. Les marchandises importées qui représentent le plus grand bénéfice pour la nation sont celles qui servent à l’industrie indigène et n’ont pas leur similaire dans le pays : la presque totalité en arrive d’outre-mer et de ceux des pays européens (Angleterre, Scandinavie, États riverains de la Mer-Noire, Italie, Espagne, Portugal) avec lesquels le commerce se fait surtout par mer. L’importation directe des pays d’outre-mer des marchandises suivantes dépassé à elle seule la moitié du chiffre de l’importation totale en Allemagne : coton, jute, indigo, noix de palme, cuivre, tabac en feuilles, nitrate du Chili, café, riz, pétrole, laine, peaux, maïs, saindoux, viande. Ce sont là en majorité des matières premières, nécessaires à l’industrie ou même à l’agriculture, comme le nitrate. Les denrées qui font concurrence aux produits allemands, par exemple les seigles, orges, avoines, fromens, s’importent surtout par voie de terre, venant d’Autriche, des Balkans, de Russie. L’importation par voie de mer a augmenté de 103 pour 100 depuis quinze ans pour les pays d’outre-mer ; de 90 pour 100 pour les pays européens ; tandis que par voie de terre elle n’a augmenté que de 5 pour 100.

Nous empruntons ces chiffres au mémoire que l’office impérial de la marine avait fait dresser pour appuyer sa demande d’un septennat naval devant le Parlement. Désireux d’appliquer un vaste programme de construction de vaisseaux de guerre, qui ne saurait être entrepris si les crédits ne sont pas assurés pour une série d’années, le gouvernement a entassé les argumens qui lui paraissaient de nature à bien mettre en relief les intérêts maritimes du pays, et, comme conséquence, la nécessité de les protéger par de puissantes escadres. Il a cherché en même temps à s’assurer le vote des agrariens, en leur démontrant qu’ils n’ont rien à craindre du commerce maritime, que ce n’est pas lui qui inonde le pays de céréales et contribue à la baisse des prix, qu’il est au contraire leur meilleur auxiliaire. Les chiffres de l’exportation par mer indiquent en effet que les produits agricoles y jouent un rôle important : le sucre, par exemple, qui est le plus fort article d’exportation allemand et en représentée lui seul près du seizième, avec une valeur de 236 millions ; le chanvre, la graine de trèfle, les fruits, le beurre, et une série d’autres produits directs ou indirects de l’agriculture : celle-ci contribue pour un sixième au moins à l’exportation.

Quant aux matières brutes et objets demi-fabriques, provenant des mines et usines, il n’en est que deux pour lesquels l’exportation par mer dépasse la moitié de l’exportation totale, les fils de fer et les peaux pour gants. C’est aux objets fabriqués que le commerce maritime est le plus nécessaire : c’est par lui que passent 77 pour 100 des tissus de coton, 83 pour 100 des produits de la brasserie, 75 pour 100 de l’alizarine, 65 pour 100 des rails, 60 pour 100 des fers, 92 pour 100 des fusils, 72 pour 100 du ciment, etc. L’industrie a donc le plus grand besoin de la voie de mer pour ses exportations.


II

En face de ce développement commercial, voyons quel a été celui de la navigation maritime. Le chiffre des navires qui, en 1873, entraient et sortaient des ports allemands était de 94 700, avec un jaugeage de 12 millions de tonnes ; en 1895, il s’élevait à 133 800, avec un tonnage de 30 millions. Dans ce total, le nombre des vapeurs a augmenté de 286 pour 100 ; celui des voiliers a décru de 13 pour 100. Le tonnage des vapeurs a plus que triplé. Les voiliers ne représentent plus en nombre que la moitié de la totalité des navires, et le septième comme tonnage. Trois cinquièmes de la navigation s’effectuent dans la mer du Nord, et deux cinquièmes dans la Baltique. Le cabotage était fait en 1895 par 81 000 navires, jaugeant 6 millions de tonnes, soit une augmentation, par rapport à 4873, de 84 pour 100 en nombre et de 233 pour 100 en capacité : sur l’ensemble de la navigation, le cabotage représentait, en 1895, 61 pour 100 de la quantité de navires et 21 pour 100 du tonnage. Le tonnage des navires entrés dans les ports allemands se répartissait comme suit :


Millions de tonnes Allemands Millions de tonnes Etrangers Millions de tonnes Total Proportion du pavillon allemand
1860 1,7 2 3,7 47
1870 2,7 3,5 6,2 43
1880 2,6 4 6,6 39
1895 16 14 30 53

Le tonnage des navires allemands a donc dépassé celui des navires étrangers : 16 millions contre 14, et 97 000 navires contre 36 000. Le développement de la navigation allemande à vapeur a été proportionnellement plus rapide encore : elle représente aujourd’hui 70 pour 100 en nombre et 51 pour 100 en tonnage de la totalité. La navigation anglaise, la plus sérieuse des concurrentes, a reculé : elle ne compte plus que pour 22 pour 100 de l’ensemble dans les ports allemands de la mer du Nord, et 19 pour 100 dans ceux de la Baltique, alors qu’en 1871 elle figurait pour 39 et 22 pour 100.

En 1842, la flotte commerciale allemande comprenait 8 200 navires jaugeant 551 000 tonnes. En 1897, il n’y a plus que 3 700 navires, mais ils jaugent 1 650 000 tonnes ; les constructions en cours feront bientôt approcher ce chiffre de 2 millions. Depuis 1872, le nombre des vapeurs a plus que sextuplé et le tonnage plus que décuplé. Et encore ces chiffres ne donnent-ils pas à eux seuls une idée complète des progrès accomplis : les améliorations apportées à la construction ont à la fois augmenté la vitesse et permis une meilleure utilisation de l’emplacement. La capacité moyenne des navires a doublé : la flotte commerciale allemande, au 1er janvier 1898, représente un pouvoir de transport d’environ 4 millions de tonnes, huit fois ce qu’il était en 1842. Hambourg qui, en 1871, armait 37 vapeurs avec 48 000 tonneaux bruts de registre, en arme, en 1897, 377 avec 765 000 tonneaux.

Des transformations considérables dans l’armement ont eu lieu, en Allemagne comme en France et en Angleterre, par l’établissement de lignes de communication rapide avec les pays d’outre-mer. La première ligne américaine fut organisée à Hambourg, en 1847, par la compagnie de paquebots hambourgeo-américaine au capital de 465 000 marcs ; en 1858, fut fondé à Brème le Lloyd de l’Allemagne du Nord, qui entra aussitôt en scène avec des navires à vapeur. Dans le volume qu’elle a publié en 1897 à l’occasion du cinquantième anniversaire de sa fondation, la compagnie des paquebots Hambourg-Amérique (Hamburg-amerikanische Packetfahrt Aktien Gesellschaft) rappelle que les premiers navires à voiles qui faisaient, en 1847, la traversée entre Hambourg et l’Amérique du Nord étaient beaucoup plus voisins des caravelles de Christophe Colomb que des monstres marins qui ont aujourd’hui mérité le nom pittoresque de « lévriers de l’Océan », et qui vont en six jours de Hambourg à New-York. Le dernier lancé mesure 195 mètres de long, a des machines de la force de 30 000 chevaux et file 22 nœuds à l’heure, c’est-à-dire 40 kilomètres, vitesse moyenne d’un train de chemin de fer. Le capital a centuplé ; il est maintenant de 50 millions de marcs et le nombre des passagers a six fois centuplé : il atteint près de cent mille. La ligne transporte 1 500 000 mètres cubes de marchandises. La flotte comprend 60 vapeurs, dont l’un est le plus grand du monde.

Les deux voiliers de la Compagnie amenèrent, la première année, 168 passagers d’Europe en Amérique et d’Amérique en Europe. Il est curieux de rappeler que ses premiers vapeurs, la Borussia et la Hammonia, furent affrétés par la France et l’Angleterre en 1855 et aidèrent à débarquer dans la Mer-Noire les troupes alliées ; aujourd’hui un traité met à la disposition du gouvernement allemand, pour le cas de guerre, une partie des paquebots. Le mouvement d’émigration des Allemands vers les États-Unis devint si fort, aux environs de 1860, que la compagnie dut noliser des navires, les siens ne suffisant pas aux transports ; mais le fret de retour manquait. Les voyages les plus rapides de cette période furent effectués en 26 jours à l’aller et 19 jours au retour. En 1865, la flotte de la Compagnie se composait de huit vapeurs. Les voiliers furent vendus et, pour utiliser les vapeurs d’un modèle ancien, une ligne Nouvelle-Orléans-la Havane fut inaugurée. A partir de 1871, une troisième ligne dessert les Indes Occidentales avec la Trinité pour centre. C’est en 1872 que la Compagnie commande pour la première fois deux navires à vapeur en Allemagne.

En 1874, une concurrence acharnée, faite par la Compagnie transatlantique allemande à celle de Hambourg-Amérique, met les deux sociétés rivales dans une situation des plus critiques, mais dès 1875, elles renoncent à se faire la guerre : la Packetfahrt absorbe la Transatlantique en lui rachetant sa flotte. Toutefois la prospérité ne revint pas aussitôt. L’exercice de 1876 se clôt avec une insuffisance de 3 1/2 millions de marcs. En 1877, on réduit le capital de 22 1/2 à 15 millions. En 1878, on rentre dans l’ère des dividendes : 7 pour 100 furent distribués, puis 6 1/2 en 1879, 10 pour 100 en 1880, 12 pour 100 en 1881. En cette année, la Compagnie commence la construction de navires plus rapides et augmente sa flotte de façon à avoir deux départs par semaine pour New-York, l’un direct, l’autre avec escale au Havre. En 1884, les navires de la Compagnie parcoururent plus d’un million de milles marins : mais la concurrence entre les diverses lignes était acharnée. En 1886, une entente fut conclue avec la ligne allemande de l’Union, après quoi de nouveaux navires, à marche plus prompte encore, furent commandés. En 1888, le capital fut porté à 30 millions de marcs ; les 37 vapeurs de la Compagnie jaugeaient 106 000 tonnes. A partir de 1895, les navires font escale au départ à Southampton et Cherbourg, et au retour à Plymouth et Cherbourg.

Aujourd’hui, la Hamburg-Amerikanische Packetfahrt Gesellschaft est la première société de navigation du monde : à son tonnage total de 336 889 tonnes, la plus puissante des compagnies anglaises (Peninsalar Oriental) ne peut en opposer que 286 734, et la principale des nôtres, celle des Messageries maritimes, 2i6 986, soit environ les deux tiers. Elle ne cesse de développer son trafic, songe à absorber d’autres entreprises, comme la compagnie allemande qui dessert la ligne de Kingsin, conclut pour quinze ans une entente avec le Norddeutscher Lloyd, afin de partager avec lui la subvention gouvernementale et de se charger du service des postes en Extrême-Orient.

Depuis 1836, le tonnage de la flotte hambourgooise a augmenté de 2 544 pour 100 ; depuis 1861, de 425 pour 100. Celui de la flotte brêmoise a augmenté dans les mêmes périodes de 1623 et 253 pour 100. L’ensemble en représente une valeur d’un demi-milliard de marcs, qui, par suite des amortissemens opérés, figurent dans les livres pour environ 400 millions.

Le développement de la construction navale n’a pas été moins remarquable que celui de la flotte elle-même. Outre ses docks et chantiers d’État, l’Allemagne a, à Elbing, Dantzig, Stettin, Kiel, Flensburg, Hambourg et Brème, des installations qui rivalisent avec les plus perfectionnées. Il existe 8 chantiers sur le bas Weser, 7 à Hambourg, 1 à Emden, 1 à Flensburg, 3 à Stettin, 4 à Dantzig, etc.

La pêche est une partie intéressante de la navigation : elle fournit des ressources à l’alimentation nationale, elle est aussi une pépinière de marins. En 1870, la grande pêche n’existait pas en Allemagne. En dehors des côtes, les populations ne connaissaient le poisson de mer que comme un objet de luxe. En 1872 commença à se développer la pêche à la voile ; en 1885 fut construit le premier bateau de pêche à vapeur allemand. En 1886, 377 bateaux de pêche comptaient 1 327 hommes d’équipage. En 1897, il y en a 546, dont 103 vapeurs, avec 3 271 hommes d’équipage et 128 000 mètres cubes de jauge. La pêche du hareng a pris un développement remarquable. La valeur de cette flotte est d’au moins 12 millions de marcs ; le produit brut annuel s’élève à 10 millions. Des installations perfectionnées dans les ports ont permis de donner une meilleure utilisation au poisson pris. Les chemins de fer, au moyen de wagons réfrigérans, transportent la marée à l’intérieur du pays. De ce côté également, nous constatons le progrès.

Parallèlement à cet essor du commerce extérieur et de la navigation, les transactions intérieures se sont développées d’une façon tout aussi rapide. M. Georges Blondel, dans une étude qu’il vient de faire paraître sur l’essor industriel et commercial du peuple allemand, nous rappelle que le réseau des chemins de fer a plus que doublé depuis 1870 et s’élève aujourd’hui à 48 000 kilomètres ; celui des canaux et des rivières navigables n’a pas moins de 28 000 kilomètres. La batellerie fluviale compte 23 000 bateaux ; sur le Rhin circule une flotte à vapeur et à voiles qui transporte en une année plus de 30 millions de tonnes de marchandises. L’Elbe, dont le tirant d’eau est faible, a été rendu navigable, sur tout son parcours de 720 kilomètres, au moyen d’une chaîne de touage. A son embouchure, le tonnage est de 10 millions, et, sur le nombre de bateaux qui entrent à Hambourg, 16 000 par an arrivent de l’intérieur, grâce à l’ensemble des voies navigables, dont l’empereur Guillaume II disait, lors de l’inauguration du canal de Kiel, que c’est d’elles que dépend l’avenir du pays.

En même temps que le commerce extérieur prenait l’allure triomphale que nous savons, le commerce intérieur subissait des modifications profondes. Les affaires en marchandises se concentraient jadis dans les foires, telles que celles de Leipzig, de Francfort-sur-Oder, fréquentées par de nombreux trafiquans nationaux et étrangers ; les marchands s’y approvisionnaient, pour plusieurs mois, de stocks, qu’ils écoulaient ensuite dans le pays par l’intermédiaire de commis voyageurs et moyennant de longs crédits accordés à leurs acheteurs. Aujourd’hui la tendance des grandes maisons est de supprimer les intermédiaires, de n’avoir plus recours aux commis voyageurs, et de vendre à meilleur marché, mais en exigeant de leur clientèle un paiement plus rapide. Elles arrivent par ce système à réaliser au bout de l’année des bénéfices aussi considérables, parce que le même capital est utilisé un plus grand nombre de fois.

De quelque côté que nous tournions nos regards, les mêmes phénomènes apparaissent. L’Allemagne, consciente de sa force, poursuit, par des moyens qui ne sont pas toujours à l’abri de la critique, mais qui la mènent au but, une politique persévérante d’expansion commerciale. Cette politique devait la conduire à des établissemens coloniaux : on ne saurait dire jusqu’ici qu’elle ait obtenu, de ce côté, des succès aussi éclatans qu’ailleurs : il n’en est pas moins nécessaire d’examiner ce qu’elle a fait.


III

L’empire colonial allemand n’existait pas en 1870 ; ce n’est qu’en 1881 qu’il est né. Il a depuis grandi rapidement : après avoir été impopulaire auprès d’une partie de la nation, il semble avoir rallié beaucoup de suffrages. Le furor colonialis qui sévit sur l’Europe à la fin du XIXe siècle s’est emparé de nos voisins ; et si, venus tard au partage des continens qui ont, à des époques diverses et dans des conditions bien différentes, attiré les nations de l’ancien monde, ils n’ont pas toujours réussi à s’assurer la meilleure part, ils sont aujourd’hui animés d’une énergie qui ne laisse passer aucune occasion d’agrandir leur lot.

Sauf deux, les établissemens allemands sont tous en terre africaine. A Togo, où le protectorat a été installé le 5 juillet 1884, la population s’élève à 3 millions d’habitans ; le territoire est de 60 000 kilomètres carrés avec 52 kilomètres de côtes. Le protectorat de Cameroun, déclaré le 14 juillet 1884, a été successivement étendu à un territoire de 495 000 kilomètres carrés, dont 320 de côtes, renfermant 3 millions d’habitans. Le protectorat sud-ouest africain, proclamé les 24 avril et 12 août 1884, s’étend sur 38 500 kilomètres carrés, comprend 1 500 kilomètres de côtes et compte 200 000 habitans. L’Afrique orientale allemande a reçu des lettres de protectorat le 27 février 1885 ; l’administration impériale y est installée, depuis le 1er janvier 1891, sur 995 000 kilomètres carrés avec 750 kilomètres de côtes. Le protectorat de la Compagnie de Nouvelle-Guinée, créé le 17 mai 1885, agrandi le 13 décembre 1886, s’étend sur la terre de l’Empereur-Guillaume (226 000 kilomètres carrés), l’archipel Bismarck (52 000 kilomètres carrés), la partie nord-est de l’archipel des îles Salomon (22 000 kilomètres carrés). Le protectorat des îles Marshall, proclamé le 15 octobre 1885, étendu en 1888 à l’île Nauru, embrasse une surface maritime de 350 000 kilomètres carrés. Nous connaîtrons bientôt l’importance de celui de Kiao-Tchau, qui ne s’étendra nominalement qu’à un territoire restreint, mais qui est appelé à faire sentir ses effets de tout autre façon que les prises de possession plus ou moins effectives de pays sauvages.

Vingt-neuf compagnies particulières s’occupent d’entreprises diverses dans les colonies, où environ 3 000 Européens, dont plus de 2 000 Allemands, sont installés. L’importation totale dans les colonies allemandes en 1895 s’est élevée à 18 millions, et leur exportation à 12 millions de marcs. Durant la même année, il est entré à Togo 143 navires, dont 51 allemands ; à Cameroun 81, dont 28 allemands. Dans l’Afrique du sud-ouest, la ligne Wörmann de Hambourg assure le service des communications. Dans l’Afrique orientale, une ligne allemande expédie des paquebots à Hambourg toutes les trois semaines, a des services pour les côtes, Bombay, l’Arabie. A la Terre de l’Empereur-Guillaume arrivent de Batavia des bâtimens du Lloyd de l’Allemagne du Nord et des navires de la Compagnie de la Nouvelle-Guinée ; à l’archipel Bismarck et aux îles Salomon, une ligne annexe du Lloyd de l’Allemagne du Nord.

En Asie, où l’Allemagne n’avait pas de colonies, elle vient de prendre pied par le coup de théâtre de 1898, l’occupation de la baie de Kiao-Tchau et l’envoi d’une escadre commandée par le prince Henri, frère de l’Empereur, qui va installer le protectorat allemand sur ce territoire chinois, à vingt heures du golfe du Petchili, c’est-à-dire de Pékin. On sait avec quelle habileté la diplomatie allemande a saisi l’occasion de l’assassinat de quelques-uns de ses nationaux pour réclamer de la Chine une compensation ; comment cette compensation s’est trouvée être un point stratégique et commercial, où les Allemands vont, selon toute vraisemblance, créer un centre dont ils essaieront de faire ce que Hong-Kong et Shanghaï sont pour les Anglais.

Mais quel que soit l’avenir de cette « prise à bail » chinoise, ce n’est pas l’énumération des établissemens officiels qui donne une idée, même lointaine, de l’action allemande au dehors. Elle paraîtrait mesquine à côté de notre empire d’Extrême-Orient et de nos possessions africaines. Ce qu’il faut considérer, c’est l’œuvre incessante des particuliers qui s’efforcent de créer des débouchés au commerce et à l’industrie nationale. Ce serait une erreur que de mesurer l’empire colonial allemand aux pays sur lesquels le protectorat a été officiellement déclaré. Ces millions de kilomètres carrés, où quelques milliers d’Européens sont installés et dont une faible partie seule prendra peut-être quelque valeur le jour où des chemins de fer y auront été construits, ne sont que l’appoint de l’expansion allemande. Celle-ci se manifeste d’une façon bien autrement puissante par le courant continu qui porte chaque année un certain nombre de ses enfans vers les pays étrangers et qui est arrivé à constituer en certains endroits des agglomérations imposantes.

Nous n’irons pas jusqu’à suivre un géographe d’outre-Rhin dans sa façon de compter comme « pays de colonisation allemande » tous les points du globe où ses compatriotes ont fait souche et au nombre desquels il a eu la naïveté ou l’insolence de mettre un certain nombre de régions européennes ; mais nous n’en constaterons pas moins que, là surtout où les agglomérations d’émigrés sont nombreuses, elles constituent des débouchés précieux pour le commerce de leur pays d’origine ; le goût pour les articles qui en viennent subsiste et se transmet pendant plusieurs générations.

Les Allemands sont partout à l’œuvre. Les entreprises des villes hanséatiques, inaugurées dans les pays d’outre-mer aussitôt l’interdiction de commercer avec leurs colonies levée par les puissances européennes à la fin du XVIIIe et au commencement du XIXe siècle, s’étendent aujourd’hui à tous les continens. Chacune des places allemandes de quelque importance a des intérêts en Amérique, en Australie, en Asie. De nombreux Allemands y ont organisé des maisons de commerce, des comptoirs, des factoreries. Beaucoup de ces dernières existent en dehors des colonies officielles, par exemple à Konakre, en face de la Sénégambie ; sur la Côte d’Or près d’Accra ; sur la côte des Esclaves, à Porto-Seguro, à Lagos ; à Zanzibar, au Mozambique. Il y en a en Australasie, à Samoa, Jaluit, Taïti, Sumatra. D’importantes plantations ont été organisées dans l’Amérique Centrale, dans les Indes Occidentales. Au Guatemala, au Honduras, au Mexique, au Venezuela, à Saint-Domingue, Cuba, Porto-Rico, à la Trinité, des entreprises allemandes, de plus en plus considérables, s’occupent de récolter les produits tropicaux. Dans toute l’Amérique centrale et méridionale, les Allemands ont des dépôts de marchandises, dont la valeur atteint souvent plusieurs millions. Une série de banques ont été constituées ; la Banque brésilienne pour l’Allemagne, au capital de 10 millions de marcs, établie à Rio-de-Janeiro, Saint-Paul et Santos ; la Banque allemande d’outre-mer, au capital de 20 millions, avec succursales à Buenos-Ayres et Valparaiso ; la Banque allemande au capital de 15 millions de marcs, établie à Shanghaï avec succursales à Tientsin et Calcutta ; la Banque pour le Chili et l’Allemagne, établie à Valparaiso avec un capital de 10 millions. Ces banques règlent les échanges entre l’Allemagne et ces divers pays : elles servent d’intermédiaires aux capitaux allemands qui y cherchent des placemens, et d’instrument aux négocians allemands qui y sont établis et ne trafiquent pas seulement avec la mère patrie, mais avec maintes autres contrées.

Les Allemands se sont intéressés à une foule d’entreprises industrielles d’outre-mer : ils ont construit le chemin de fer Keneh-Assouan ; la majorité des actions et obligations des chemins de fer sud-africains sont entre leurs mains ; ils ont fait, dans les valeurs de chemins de fer américains, des placemens qu’on n’évalue pas à moins d’un demi-milliard de francs. C’est l’Allemagne qui a fourni en grande partie les fonds du chemin de fer brésilien de Minas occidental, des chemins de fer anatoliens, de la Turquie d’Europe (connus sous le nom de chemins orientaux), de Salonique-Monastir, du Grand chemin de fer vénézuélien. Aux États-Unis, les Allemands ont fondé nombre d’usines et de manufactures : brasseries, fabriques de chapeaux, de papier, de savon, de machines, de dynamite, teintureries, tissages, fonderies. Ils ont des intérêts importans dans les compagnies Liebig, les exploitations nitratières du Chili, les mines de l’Amérique et de l’Afrique du Sud. Le chiffre des capitaux ainsi engagés s’élève à plusieurs milliards : on les estime par exemple à 140 millions de marcs au Guatemala, à 375 au Mexique, à 200 au Venezuela, à 600 au Brésil, à 100 au Chili. Dans ces totaux ne figurent pas les sommes placées par les Allemands dans les titres de rente de ces divers pays.

D’après Schmoller, l’Allemagne possédait, en 1892, pour environ 10 milliards de marcs de valeurs étrangères, soit un dix-septième environ de la fortune nationale, que Becker évaluait à 175 milliards, avec un accroissement annuel de 3 pour 100. Schmoller considérait que l’Allemagne plaçait annuellement un milliard en valeurs mobilières, dont plus d’un tiers, de 1883 à 1892, étaient des valeurs étrangères, principalement des fonds d’Etat et des obligations de chemins de fer. Aux trois bourses de Berlin, Francfort et Hambourg se négocient près de 200 espèces de titres de pays d’outre-mer. Déjà en 1892 les seuls placemens en cette catégorie de valeurs mobilières rapportaient 500 millions, et l’ensemble des revenus dérivés de cette source d’affaires atteint un chiffre bien plus considérable.

Il a fallu développer la représentation consulaire allemande, de façon à assurer la défense de ces intérêts : aussi le nombre des consulats a-t-il passé de 556 en 1872 à 697 aujourd’hui. Nous avons dit de quelle façon efficace et énergique ces agens travaillaient pour leurs nationaux. Nous devons ajouter que notre corps consulaire français ne le cède à aucun autre ; et que, si nos compatriotes ne développent pas davantage leurs entreprises au dehors, ce n’est pas faute d’avoir été avertis et renseignés : la collection des rapports de nos agens renferme à cet égard les documens les plus précieux.


IV

Un dernier point nous reste à examiner. Nous avons vu l’essor pris par les finances, l’industrie et le commerce allemands : dans quelle mesure les conditions douanières ont-elles contribué à ces résultats ou les ont-elles retardés ? Quels ont été, quels sont aujourd’hui les traités au moyen desquels l’Allemagne a réglé ses rapports commerciaux avec les pays étrangers ? Quelles sont, à cet égard, les idées dominantes de la nation et du gouvernement ?

L’Allemagne du moyen âge ne formait pas un seul territoire douanier. L’empereur n’avait pas réussi à imposer l’unité sous ce rapport. Les pouvoirs locaux s’étaient réservé le droit de taxer les marchandises qui pénétraient à l’intérieur de leurs frontières : peu à peu cet impôt, qui, dans l’ancien droit germanique, ne faisait que représenter une protection donnée au commerce, se transforma en une source de revenus. Au temps de la Réforme, l’idée de soumettre toute l’Allemagne au même régime douanier se fit jour. Au congrès de Nuremberg (1522-1523), on parla d’élever autour de l’empire une muraille, au passage de laquelle les marchandises paieraient 4 pour 100 de leur valeur, tant à l’importation qu’à l’exportation ; mais ce projet se heurta à l’opposition des villes, qui empêchèrent Charles-Quint de lui donner son assentiment. C’est au XIXe siècle qu’il devait être repris par la Prusse.

Dès l’année 1816, le cabinet prussien se préoccupait de la question. En 1818, il décida que les marchandises seraient taxées au poids et non plus selon la valeur ; que les objets manufacturés paieraient 10 pour 100, les denrées coloniales 20 pour 100. Le Wurtembergeois Frédéric List provoqua en 1819 une union des commerçans et industriels de l’Allemagne centrale et méridionale, qui demanda la suppression des barrières intérieures. Les années suivantes virent une série de traités se négocier entre la Prusse et d’autres États allemands. En 1828, Hesse-Darmstadt conclut avec la Prusse une union douanière (Zollverein) qui engloba bientôt d’autres principautés. L’année suivante, un pacte fut conclu entre cette Union et une autre qui comprenait un certain nombre d’États de l’Allemagne du Sud ; des arrangemens successifs achevèrent de lier les divers membres de la Confédération. La politique douanière, dès le milieu du siècle, jouait un rôle considérable dans les rapports politiques de la Prusse et de l’Autriche. Jusqu’en 1848, la Prusse avait paru être le défenseur le plus vigilant des intérêts économiques de l’Allemagne. En 1848, M. de Bruck prend à Vienne l’initiative d’un projet d’union douanière entre l’Allemagne, l’Autriche et l’Italie du Nord ; mais l’opposition de la Prusse le fait échouer. Le traité austro-allemand de 1853 n’établit pas encore d’union douanière formelle, mais institue une sorte d’état transitoire destiné, dans la pensée des négociateurs, à la préparer. Pour employer l’expression pittoresque d’un historien allemand, on entourait l’Autriche et l’Allemagne d’une muraille élevée ; entre les deux, on ne mettait qu’une haie facile à franchir et percée même de brèches en maint endroit. L’article 4 de la convention était significatif : il permettait, au cas où l’un des contractans viendrait à accorder des abaissemens de tarifs à une nation étrangère, de relever vis-à-vis de lui l’échelle du droit intérieur sur les mêmes objets.

Fait étrange quand on le rapproche des tendances actuelles d’une partie de l’Allemagne, et particulièrement de la Prusse, celles-ci étaient alors libérales ! Le mouvement libre-échangiste allemand des années 1850 et 1860 n’est pas, comme on pourrait être tenté de le croire, sorti des universités, où des hommes tels que Roscher, Knies, Rau, Hermann ne se posaient pas en adversaires systématiques des droits protecteurs ; il n’émanait pas non plus des grands industriels, comme en Angleterre, où Cobden voulait faciliter l’exportation des produits fabriqués, qui ne redoutaient pas la concurrence étrangère, et procurer en retour la nourriture à bon marché à l’ouvrier. L’Allemagne exportait alors des céréales et voulait en échange ces objets fabriqués ! C’était l’agriculteur qui était libre-échangiste : ce fut le congrès des propriétaires allemands qui prit la tête du mouvement. Dans d’autres cercles, l’idée qui dominait était celle de la liberté de l’industrie plutôt crue celle de la liberté des échanges, à laquelle on l’associait ; mais elle menait, par une autre voie, à des conclusions identiques. Sous l’influence de ces dispositions, d’importans événemens économiques s’accomplissent : de 1862 à 1865, l’Allemagne entre dans le système des traités de commerce de l’Europe centrale et occidentale ; réforme le tarif général de l’union ; conclut une série de traités avec la Turquie et les États extra-européens. Le Zollverein allemand se dégage de l’union étroite avec l’Autriche où il se maintenait jusque-là et entre hardiment dans la voie du libre-échange indépendant, s’exposant à la concurrence des pays voisins, mais ouvrant en même temps chez eux un débouché à son industrie et à son agriculture.

Le 29 mars 1862, la Prusse signe avec la France le traité de commerce, qui consacrait son affranchissement économique de l’influence autrichienne : l’acte comprenait des arrangemens douaniers, à savoir le traité de commerce proprement dit et une entente au sujet du trafic international des chemins de fer, un traité de navigation et un traité de protection de la propriété littéraire et artistique. Les principes qui avaient servi de base étaient le nivellement, dans la mesure du possible, des tarifs, et la clause de la nation la plus favorisée. La France ne prétendait pas empêcher la Prusse d’abaisser encore ses tarifs pour d’autres nations ; mais en ce cas la France en aurait profité. C’était le contraire du traité autrichien, qui avait bien abaissé les droits entre la Prusse et l’Autriche, mais les élevait vis-à-vis de l’étranger, et ne permettait à aucun des contractans de les diminuer, sous peine de voir l’autre les relever contre lui. La question de la fixation des droits d’entrée en Allemagne avait une importance considérable, non pas seulement à cause de l’arrivée possible des produits français, mais parce que la Prusse songeait déjà à conclure d’autres traités, notamment avec la Grande-Bretagne, et que le tarif conventionnel avec la France devait leur servir de base.

La Prusse s’engageait pour douze ans, à partir du moment où le Zollverein aurait accepté le traité signé par elle ; comme le Zollverein expirait en 4865, la Prusse promettait, de plus, de rester liée par le traité, même si le Zollverein ne devait pas se renouveler alors, montrant ainsi aux États de l’Allemagne du Sud qu’elle était décidée à résister aux idées protectionnistes. L’Autriche voyait avec déplaisir cette politique qui détachait d’elle l’Allemagne, et cherchait, par l’offre d’autres avantages, à la retenir dans une union douanière avec elle. Cette opposition eut pour effet de retarder la mise à exécution du traité franco-prussien, qui finit cependant par être étendu à l’Allemagne du Sud, moyennant des concessions que fit la Prusse sur le régime des vins. La Saxe, où M. de Beust était alors ministre, appuyait la politique commerciale de la Prusse ; son industrie voulait des débouchés, et son agriculture, malgré la concurrence autrichienne, n’était pas encore protectionniste. Quant à l’opinion publique prussienne, elle était tout acquise à la politique libérale ; et la même Chambre qui refusait au gouvernement les crédits militaires, votait presque à l’unanimité l’approbation du traité avec la France.

Le traité de 1865, qui fut ensuite conclu entre l’Allemagne et l’Autriche, différait notablement de celui de 1853, en ce sens que chacune des deux parties conservait la liberté de fixer ses tarifs vis-à-vis des nations étrangères. Pour se défendre contre l’arrivée de marchandises françaises, anglaises et autres par voie allemande, l’Autriche se réservait le droit d’exiger des certificats d’origine. Le Zollverein conclut des traités de commerce avec la Belgique, l’Italie, l’Angleterre et la Suisse, dont la disposition essentielle est l’insertion de la clause de la nation la plus favorisée. La Belgique abaissait les droits sur les tissus de laine, la soie, les charbons, le fer et l’acier, les produits chimiques, le papier, etc., tandis que le Zollverein les diminuait sur le verre, les cuirs, les supprimait sur les charbons, les allumettes chimiques, la farine et le malt. L’Angleterre accorda au Zollverein le traitement de la nation la plus favorisée, non pas seulement dans le Royaume-Uni, mais, aussi dans ses colonies. La Suède et la Norvège ayant abaissé leurs tarifs, l’Allemagne en profita ipso facto. Le traité avec l’Italie subit quelques retards, parce que certains Etals allemands n’avaient pas encore reconnu le nouveau royaume, mais finit par être ratifié en 1866.

La situation, vis-à-vis des États autres que ceux de l’Europe centrale et occidentale, était réglée par les traités de 1855 avec le Mexique, de 1857 avec la Perse et la République Argentine, de 1860 avec le Paraguay, de 1862 avec la Turquie et le Chili. La Prusse avait, en 1861, conclu un traité avec le Japon. Le Zollverein tout entier, les villes hanséatiques et le Mecklembourg avaient signé le traité conclu la même année avec la Chine. Le Zollverein en avait conclu un en 1862 avec le Siam.

L’année 1866, qui vit la défaite de l’Autriche et des États du Sud, n’interrompit pas les relations commerciales. Pendant que les Prussiens menaient la campagne qui se termina par leur victoire de Sadowa, les recettes du Zollverein continuaient à être encaissées pour compte commun. En 1868, un nouveau traité de commerce fut conclu entre l’Autriche et l’Allemagne, et reçut aussi l’adhésion de la Bavière et de la Saxe. Le Zollverein, qui unissait la Confédération de l’Allemagne du Nord créée après Sadowa, la Bavière, le Wurtemberg, les grands-duchés de Bade et de liesse, fut renouvelé en 1867 pour une période « de dix ans. Les associés se soumettent à la décision de la majorité, soit du Conseil fédéral, soit du Parlement douaniers. Le Conseil fédéral comprenait les États qui forment aujourd’hui l’Empire allemand et dont chacun avait un nombre de voix proportionné à son importance. Le Parlement se composait des membres du Reichstag de l’Allemagne du Nord et de députés de l’Allemagne du Sud, élus les uns et les autres au suffrage universel direct.

En 1868, des abaissemens de tarifs considérables furent accordés à des pays étrangers en échange de concessions faites à l’Allemagne ; en 1870, elle alla jusqu’à décréter spontanément des réductions indépendantes de tout traité. Après la guerre de 1870, le Parlement douanier disparaît et fait place au Parlement allemand proprement dit (Deutscher Reichstag), qui réunit les attributions douanières aux autres. Le Zollverein s’évanouit ; l’Empire est fondé. Désormais c’est à lui qu’appartient la législation commerciale ; c’est lui qui reçoit les droits de douane perçus pour son compte par les États particuliers ; l’union douanière est irrévocable. Le traité avec la France est remplacé par l’article 11 du traité de Francfort. La France et l’Allemagne s’obligent réciproquement, sans limitation de durée, à s’accorder tous les avantages de tarifs que l’une ou l’autre octroyerait à l’un des six États suivans : Angleterre, Belgique, Hollande, Suisse, Autriche, Russie. Le traité de navigation, la convention littéraire sont en même temps renouvelés.

L’annexion de l’Alsace-Lorraine eut pour effet de créer d’abord, à l’intérieur de l’Allemagne, une concurrence sérieuse, qui provoqua beaucoup de plaintes de la part des industriels. Cependant c’était toujours l’esprit libre-échangiste qui prévalait ; en 1873, de nouveaux abaissemens de droits étaient décidés ; en 1877, l’influence des grands propriétaires, unis aux libéraux, alla jusqu’à faire supprimer les droits d’entrée sur les fers. Les agrariens croyaient que l’entrée en franchise des machines abaisserait le coût de la vie pour les ouvriers. Ce fut le dernier triomphe des libre-échangistes en Allemagne. Les vents allaient tourner, et les dispositions devenir, chez une partie de la nation, le contraire de ce qu’elles avaient été au cours du XIXe siècle.

Nous avons raconté ici même[3] quelle fut, sous l’inspiration de Bismarck, l’évolution de la politique douanière allemande après 1879. Le tarif de cette année rétablit les droits sur les bois et les céréales supprimés depuis 1864, les droits sur les fers supprimés en 1877 ; éleva et généralisa les droits sur une foule d’autres denrées. En 1885, les droits sur les céréales furent triplés, ceux sur les bois doublés, et beaucoup d’autres majorés. En 1887, les droits sur les céréales montèrent encore une fois dans la proportion de trois à cinq.

Mais bientôt le chancelier de Caprivi, reconnaissant le danger qu’il y avait pour le commerce et l’industrie allemands à se laisser isoler du reste du monde, commença des négociations, qui aboutirent successivement aux traités de commerce avec l’Autriche-Hongrie, la Suisse, l’Italie et la Belgique, enfin avec la Russie en 1894. Toutes ces conventions expirent en 1903. Le 4 avril 1896 a été signé à Berlin le traité germano-japonais de commerce et de navigation, ainsi qu’une convention consulaire entre les deux pays. Le traité est en grande partie calqué sur celui de 1894 entre l’Angleterre et le Japon. L’Allemagne renonce à la juridiction consulaire pour ses nationaux domiciliés au Japon, qui obtiennent en retour l’autorisation de s’y établir et d’y circuler ; mais l’acquisition de propriétés territoriales leur demeure interdite comme à tous les étrangers. La clause de la nation la plus favorisée garantit les Allemands contre tout traitement de préférence qui serait accordé à d’autres. Les droits ne dépassent pas en général 10 pour 100 de la valeur pour les articles désignés. Le Japon ne peut changer son tarif général qu’avec un préavis de six mois. Les Allemands ont des droits égaux à ceux des Japonais pour la défense de leurs marques de fabrique. La guerre douanière qui se poursuivait entre l’Allemagne et l’Espagne depuis 1894 est en partie calmée depuis le 25 juillet 1896, date à laquelle une ordonnance impériale a supprimé la surtaxe de 50 pour 100 qui frappait les marchandises espagnoles. Actuellement celles-ci sont donc soumises au tarif général allemand. Le 28 janvier 1897 a été ratifié un traité intervenu entre l’Allemagne et la France au sujet de la Tunisie. L’Allemagne y reçoit le traitement de la nation la plus favorisée, la France exceptée. L’arrangement est en vigueur jusqu’en 1903 et se renouvelle à partir de ce moment par tacite reconduction.

Au point de vue de la législation intérieure, c’est-à-dire qui ne dépend pas d’actes diplomatiques, le Reichstag a, en 1896, sous l’influence du parti agraire, voté la diminution des facilités données aux importateurs de grains pour l’acquit des droits. D’une façon générale, les libre-échangistes, c’est-à-dire les partisans des traités de commerce, — car personne ne demande plus guère en Allemagne la liberté absolue des échanges, — se plaignent de l’altitude de plus en plus intransigeante des grands propriétaires qui, plusieurs années d’avance, combattent avec violence ces traités. Bien que ceux-ci n’expirent pour la plupart qu’en 1903, la question de leur renouvellement ou non-renouvellement va déjà jouer un rôle considérable dans les élections de 1898 pour le Reichstag. Le parti agrarien a levé l’étendard de ce qu’il appelle la « politique économique nationale ». Il ne s’explique guère, dans son programme, que sur un seul point : il est opposé à la clause de la nation la plus favorisée ; mais il évite d’exposer le détail de ses idées, afin de ne pas trop éloigner de lui les industriels et les commerçans qui, dans beaucoup de cas, ont des tendances opposées à celles d’un protectionnisme intransigeant. La lutte électorale est cependant, sur beaucoup de points, engagée entre les représentans de ces deux partis, qui ne peuvent s’entendre sur une étiquette commune, celle de « politique économique nationale », qu’à condition de ne pas préciser le régime qu’ils demanderont au gouvernement d’établir. Les agrariens s’opposent à l’insertion, dans les traités de commerce, de toute stipulation qui fixe les droits sur les produits agricoles pour une longue durée, et, en outre, demandent des droits qui rendraient impossible l’entente avec les pays qui sont les principaux débouchés de l’industrie allemande : Autriche, Russie, Roumanie, États-Unis d’Amérique. Il est probable qu’ils finiront par imposer un régime analogue au nôtre, c’est-à-dire l’établissement de tarifs généraux maximum et minimum.

C’est, du reste, ce qu’au mois de février 1898 le comte Posadowsky, secrétaire d’Etat à l’office de l’intérieur, faisait prévoir lorsqu’il déclarait que, avant de conclure d’autres traités de commerce ou de renouveler les anciens, l’Allemagne a besoin d’un tarif douanier autonome qui lui serve de base pour les conventions futures. « Nous ferons bien, a-t-il ajouté, de ne pas provoquer, sans de bonnes raisons, une guerre douanière. Aussi je vous prie de laisser au gouvernement le soin de décider quand le moment sera venu de s’écarter de cette ligne de conduite. » Il est certain que le ministère doit éprouver quelque crainte que l’opinion publique ne s’égare au milieu de tant d’assertions contradictoires. Son désir est légitime d’étudier à loisir une question complexe, que l’ardeur des intéressés complique encore en transformant un problème économique en une lutte politique. Mais il ne lui est pas facile d’obtenir gain de cause. D’autre part, ce qui a pu pousser les Allemands dans cette voie d’hostilité aux traités de commerce, et leur faire envisager l’établissement de tarifs maximum et minimum, c’est la dénonciation qu’a faite, en 1897, l’Angleterre du traité de commerce qui la liait à l’Allemagne, en même temps qu’elle dénonçait aussi celui qu’elle avait conclu avec la Belgique. C’est à la suite des conférences tenues à Londres lors des fêtes du jubilé de l’impératrice-reine Victoria, entre les ministres des diverses colonies et le cabinet Salisbury, que cette décision a été prise : on l’attribue à l’influence du « premier » canadien, sir Wilfrid Laurier. Dès le mois d’août 1898, les deux pays auront repris leur liberté d’action : ils s’occupent de régler le modus vivendi qui sera alors établi.

Non seulement les élections de l’année 1898 vont se faire en partie sur la question des traités de commerce, mais le Reichstag lui-même, sur le point de terminer sa carrière, s’en occupe à chaque instant : à lire les débats du Parlement, il semble qu’on soit à la veille de cette échéance, tant les discussions sont animées, tant les partisans des solutions opposées cherchent à accumuler d’argumens chacun en faveur de leur thèse. A plusieurs reprises, de vifs débats se sont engagés. A la séance du 9 février 1898, le député Werner déclarait que la politique des traités de commerce avait été nuisible au pays et en particulier à l’agriculture. Richter, le célèbre orateur de la gauche, répondit que cette politique a empêché les barrières douanières de s’élever trop haut contre les produits allemands. Le comte Herbert de Bismarck et le comte Kanitz ayant voulu faire l’apologie de la politique commerciale du prince de Bismarck, Richter rappelle combien cette politique a été changeante : « En 1862, Bismarck s’était rallié au système des traités de commerce de Napoléon III ; en 1875, allant plus loin, il voulut supprimer la plupart des droits, en ne taxant qu’une quinzaine d’articles, à la manière anglaise, sans autre but que de donner des revenus au fisc ; en 1877, il supprima les droits sur les fers. Sa brusque évolution de 1879 amena des représailles de la part des autres pays. Après une période de tarif général, un nouveau chancelier dut revenir au système des traités de commerce. » Lors d’un autre débat au Reichstag, en février 1898, sur la situation commerciale, notamment sur les rapports avec les États-Unis, le député Barth affirmant que le commerce allemand avec l’Amérique s’est développé, M. de Kanitz lui répond que ce sont les importations américaines en Allemagne qui ont seules augmenté.

Au point de vue de nos relations avec l’Allemagne, nous semblons actuellement tirer profit de la clause du traité de Francfort qui assure à perpétuité à chacun des contractans le traitement de la nation la plus favorisée. En effet, l’Allemagne, ayant conclu des traités de commerce avec la plupart des nations européennes, doit nous appliquer les tarifs les plus bas consentis par elle dans ces arrangemens. Mais quand, en 1903, elle aura recouvré sa liberté d’action, elle s’efforcera sans doute de rédiger ses nouvelles conventions, si tant est qu’elle en signe avec les autres puissances, de façon à en écarter le plus possible les articles que nous importons chez elle et à rester libre de les frapper à sa guise.


V

Malgré l’influence que les grands propriétaires exercent sur les conseils du gouvernement, il est difficile, lorsqu’on cherche à se représenter ce que sera l’avenir économique de l’Allemagne, de méconnaître l’importance de plus en plus grande que devront prendre son exportation industrielle et son importation de matières premières[4]. Déjà le pays importe un cinquième du froment et un septième des céréales qu’il consomme. Néanmoins la consommation par tête est encore inférieure à ce qu’elle est dans d’autres contrées, si bien qu’un abaissement ou une suppression de droits en amènerait probablement l’augmentation. Les hommes d’Etat se posent à ce sujet trois problèmes : l’Allemagne doit-elle supprimer les droits sur les produits agricoles sans demander aucune réciprocité, ou se servir de leur suppression ou de leur abaissement comme d’une arme dans la négociation de traités de commerce ? En second lieu, supprimer ou abaisser ces droits équivaut-il à sacrifier l’agriculture ? Enfin, cette politique de dégrèvement amènerait-elle une diminution de salaires qui résulterait de la vie à meilleur marché ? Est-ce sur des salaires bas que le pays devrait compter pour être plus apte à lutter contre l’étranger ?

La plupart des Allemands semblent d’accord pour penser qu’il y a lieu de n’accorder de réductions de droits sur les céréales qu’aux pays qui donnent en retour des facilités d’accès aux produits de l’industrie allemande, et c’est en effet des stipulations de cette nature que nous trouvons dans les traités en vigueur avec la Russie, l’Autriche-Hongrie, et les autres pays producteurs de céréales. D’autre part, s’il ne faut pas subordonner la politique douanière à l’intérêt des propriétaires, il convient de ménager la culture, et, si on abaisse les droits, de modifier dans la mesure du possible le système d’impôts en sa faveur. Enfin, en réponse à la troisième question, on est unanime à reconnaître que ce n’est pas par la réduction des salaires que la puissance économique d’un pays augmente ; bien au contraire, il faudrait maintenir et, si possible, augmenter les salaires des ouvriers, qui deviennent ainsi les meilleurs consommateurs. Les Etats-Unis d’Amérique démontrent cette vérité d’une façon frappante.

En tout cas, les efforts faits pour coaliser en Allemagne le parti agraire et les industriels soulèvent bien des critiques de la part de ceux qui résistent à cette politique du ralliement (Sammlungs Politik). Ils font observer que l’industrie n’est plus dans la même situation qu’à l’époque où elle devait disputer à l’industrie étrangère, notamment à celle de l’Angleterre, le marché national. Elle y règne sans conteste, mais il ne lui suffit plus ; elle a besoin de débouchés au dehors, et comment les obtiendra-t-elle, si une politique de hauts tarifs amène des représailles de la part des autres pays ? Il résulterait de cette situation nouvelle, à l’intérieur même des frontières allemandes, entre les divers producteurs, une concurrence acharnée, qui amènerait les conséquences les plus graves. C’est ce qu’objectent les partisans des traités de commerce aux meneurs de la campagne, dont l’intransigeance se manifeste à tout propos. Au mois de mars dernier, à l’occasion du vote des subsides à accorder à certaines lignes de vapeurs, des députés ont demandé qu’il fût désormais interdit aux navires subventionnés de rapporter en Allemagne, comme fret de retour, des céréales, de la viande, de la laiterie et jusqu’à de la laine ; ce n’est qu’après une vive discussion que cette étrange proposition a été écartée.

Mais, quelle que soit l’influence de ce parti, il paraît peu probable qu’il impose au pays son programme tout entier. La contradiction est trop grande entre ses principes et les besoins d’expansion commerciale et industrielle d’une communauté de 53 millions d’âmes. La meilleure garantie contre la politique ultra-protectionniste réside dans l’accroissement de la population. De même qu’un excès de naissances sur les décès, qui a été jusqu’à dépasser en une année le chiffre de 800 000, a créé des besoins d’importations de céréales et stimulé la production industrielle, grâce à laquelle se paient les objets d’alimentation venus du dehors ; de même cette surabondance de population a poussé chaque année un certain nombre d’individus à chercher fortune au loin. Il n’y a pas cependant dans ce dernier cas corrélation exacte entre les deux phénomènes. L’émigration allemande s’est ralentie en même temps que la prospérité nationale augmentait : il semble que, se trouvant plus heureuses au pays natal qu’autrefois, les populations soient d’humeur plus sédentaire. Mais jusqu’ici l’Allemagne n’a pas ressenti l’effet fâcheux de la richesse, qui ailleurs tend à diminuer le nombre des enfans. Il est difficile de prédire ce que l’avenir lui réserve à cet égard ; difficile aussi de prévoir le temps pendant lequel ses nationaux, établis dans les autres continens, se sentiront rattachés par un lien quelconque à la mère patrie. Il n’est pas vraisemblable qu’au milieu d’une communauté aussi puissante et douée d’une vie propre aussi intense par exemple que les Etats-Unis de l’Amérique du Nord, une race garde à la longue son originalité, des goûts ou des intérêts différens de ceux de la nation en général. Mais ces assimilations inévitables ne s’accomplissent pas en un jour ; et les circonstances présentes sont telles que, sur différens points du globe, les Allemands d’Allemagne trouvent des auxiliaires précieux dans leurs compatriotes émigrés, qui n’ont pas encore perdu le souvenir de leur berceau.

Il n’est pas de moyen plus efficace d’entretenir ces relations que des communications constantes. L’empereur Guillaume II a donc raison de s’occuper avec une sollicitude particulière des questions maritimes. Inspirons-nous de cet exemple, nous que la nature a favorisés en nous donnant la mer comme frontière principale et qui sommes, depuis de longs siècles, habitués à promener nos escadres dans tous les parages connus et inconnus. Sachons nous servir de notre empire colonial, vers lequel tant de jeunes ardeurs, tant de généreuses initiatives sont aujourd’hui tendues. Envoyons nos cadets à la conquête de hautes situations commerciales dans les pays d’outre-mer, où les qualités d’ordre, de netteté, de loyauté qui nous distinguent auront bien vite fait de leur assurer une place considérable.

Ce n’est pas seulement à l’étude des pays étrangers que nous convions nos jeunes générations. D’immenses progrès ont été réalisés à cet égard depuis 1870. Nulle part les langues étrangères ne sont plus et mieux apprises qu’en France : le mouvement dont feu mon père, Benjamin Lévy, premier inspecteur général des langues vivantes de l’Université, a été l’un des plus énergiques et dévoués promoteurs, a porté ses fruits. Mais il s’agit de passer de la théorie à l’action, il s’agit d’imiter ces banquiers, ces commerçans allemands qui, sans relâche, travaillent au développement de leurs relations sur tous les points du globe ; qui y envoient leurs enfans et apportent chacun leur pierre à la construction d’un édifice, de la grandeur duquel nous avons essayé de donner une idée. Nous connaissions l’Allemagne militaire, disciplinée à la prussienne, fière de ses victoires et qui, à plus d’une reprise, depuis 1870, a paru menacer la paix de l’Europe. Il nous faut regarder aujourd’hui en face l’Allemagne économique, qui a, elle aussi, mené des campagnes triomphales. Il nous faut la regarder sans peur, mais sans illusion, et chercher sur quel terrain nous pouvons lutter avec elle. C’est la tâche qui s’impose ; c’est une partie du devoir présent. C’est pour y aider que nous avons entrepris ces études : puissent-elles faire réfléchir ceux qui oublient et ceux qui ignorent, puissent-elles nous faire comprendre à tous que ce n’est que par l’étroite union des forces vives du pays que nous combattrons avec succès et garderons notre rang dans le monde.


RAPHAËL-GEORGES LEVY.

  1. Le commerce spécial se compose des articles importés qui entrent dans la consommation courante, et des articles exportés qui proviennent du pays. Le commerce général comprend le transit.
  2. Le marc ou reichsmark vaut environ 1 fr. 25.
  3. Voyez, dans la Revue du 1er avril 1895, les Finances de l’Allemagne.
  4. Voir notre article, dans la Revue du 15 février dernier, sur l’Industrie allemande.