Le Comité central et la Commune/Préface

Maurice Dreyfous (p. 1-6).


PRÉFACE


L’étude qui suit, dont une partie a déjà paru dans le Rappel, est consacrée aux plus cruels malheurs de l’année terrible.

Il est singulier de constater que l’histoire de la Commune est une de celles qu’on connaît le moins. Cela s’explique par bien des motifs. Tout le monde a vu les événements ; mais tout le monde les a vus à travers ses passions, à une époque où les passions étaient exaspérées. Quand l’insurrection a été écrasée au milieu des incendies et des massacres, l’élan de la victoire et l’entraînement de l’horreur ont emporté toute discussion. Depuis, les dictatures de l’ordre moral et le sentiment de sagesse politique qui a fait comprendre au parti démocratique que tout devait être subordonné à la fondation du régime républicain, ont ajourné tout examen sérieux de la question, et laissé se répandre presque sans contestation, dans le public, les opinions de la première heure.

Ainsi s’explique la formation de ce que j’appellerai la légende de la Commune : légende où les faits se présentent à peu près ainsi :

Les chefs du parti révolutionnaire, jacobins et internationaux, organisent un grand complot, dont le comité central est le nœud : au 18 Mars, ils donnent le signal de l'action, renversent le gouvernement, et s’emparent du pouvoir, en terrorisant le Paris honnête et bourgeois. Alors, ces chefs, trop obéis, donnent carrière à leurs détestables instincts, essayent de réaliser les doctrines communistes, et commandent l’assassinat, le pillage et l’incendie, comme jadis le vieux de la Montagne, jusqu’au jour où ils succombent, vaincus par le pouvoir légal, qui, modéré dans sa victoire, se contente de soumettre ses ennemis aux tribunaux réguliers.

Tout, dans cet enchaînement des faits, devient prémédité, organisé, discipliné. L’« armée du désordre » manœuvre sous ses généraux comme une troupe prussienne. Nos désastres et les souffrances du siège ne figurent dans le récit que comme les auxiliaires occasionnels des conjurés. Il semble que la moitié de Paris ait été peuplée de Thugs occidentaux, rêvant depuis longtemps d’immoler d’énormes hécatombes au Shiva de l’Internationale, et ayant enfin rencontré des circonstances propices.

Il est curieux de remarquer les progrès de cette légende, car c’en est une véritable. C’est ainsi qu’on appréciait les faits, à Versailles, en 1871, au mois d’avril et au mois de mai. Mais il s’en fallait bien que le reste de la France partageât cette opinion. La plupart des adversaires de la Commune, dans la capitale, la majeure portion du parti républicain, en province, professaient à ce moment les idées qui furent celles de la Ligue d’union pour les droits de Paris, et qu’exprimèrent à maintes reprises les délégués des conseils municipaux. Les « conciliateurs » de toute provenance ne croyaient assurément pas demander qu’on traitât avec un repaire de bêtes sauvages, ni avec une bande de brigands. Et la preuve que leur sentiment était partagé, c'est que l’effet électoral des événements de la Commune, dans les départements, se traduisit par un vote de condamnation contre l’Assemblée, et, dans beaucoup de cas, par l’élection des conciliateurs eux-mêmes.

On s’explique le chemin qu’ont fait, depuis, des erreurs que personne ne contredisait, et qui s’appuyaient sur l’autorité des meilleurs et des plus considérables, parmi les républicains restés autour de l’Assemblée, et ayant subi l’influence du milieu. En fouillant les documents de la Commune et les journaux du temps, j’en trouvais une preuve curieuse, dans le compte rendu fait au conseil municipal d’une grande ville par les délégués envoyés à Versailles et à Paris. Ces personnages, d’opinion fort modérée d’ailleurs, arrivaient avec cette idée, qu’il fallait mettre fin par toutes les concessions possibles à la guerre civile. Ils voulaient, en sortant de Versailles, aller prêcher la paix à Paris, où ils ne croyaient pas risquer leur vie. C’étaient les idées qu’ils apportaient de la province. Mais à Versailles, à quelques kilomètres des fortifications, des républicains très avancés leur apprirent que s’ils avaient le malheur de pénétrer dans la grande ville, déchirée par la lutte de trois pouvoirs insurrectionnels rivaux, ils n’en pourraient jamais sortir. — Je n’ai pas besoin de rappeler que ce péril était imaginaire, que l’anarchie très réelle de la Commune n’offrait pas ce spectacle de guerre civile intérieure, que tous les conciliateurs entrèrent et sortirent librement; qu’on un mot, ceux qui parlaient ainsi, ignoraient complètement ce qui se passait à quelques lieues. Mais comment des républicains, venus de si loin, auraient-ils tenu pour suspects, en pareille matière, des hommes considérables de l’opinion radicale ? Ces hommes subissaient les erreurs répandues sur Paris dans Versailles, comme on subissait de l'autre côté de la bataille les idées fantastiques répandues sur Versailles dans Paris.

Cet exemple me paraît montrer à quel point, à cette époque, l’opinion qu’on se formait, non pas seulement de la culpabilité des actes, mais encore de la réalité des faits, dépendait moins du parti auquel on était attaché, que du milieu dans lequel on se trouvait vivre. — Je ne veux pas comparer, sous ce rapport, la Commune et Versailles ; mais on conviendra pourtant que l’on est toujours mal placé dans un des deux camps, pour connaître avec exactitude ce qui se passe dans l’autre.

Cependant la Commune une fois écrasée, son histoire a été faite, non d’après les documents — peu consultés ou consultés généralement avec parti pris, mais d’après les notions qui avaient cours autour de l’Assemblée. Peu à peu, les opinions ainsi formées, que peu de gens contrôlaient ou contredisaient, et que les républicains eux-mêmes outraient parfois par crainte de compromettre leur cause par une apparence même fausse d’indulgence pour l’insurrection, se sont répandues dans le public de toutes les façons, et ont fini par dominer presque exclusivement dans une grande partie de la France.

Les idées fausses sont toujours dangereuses : elles le sont encore plus quand elles portent sur des événements aussi graves, aussi mêlés encore à la politique actuelle, que ceux de la guerre civile de 1871. Toutes les bases manquent pour les discussions qui touchent à des faits que presque tout le monde travestit très sincèrement suivant ses passions d’autrefois. Il est nécessaire que l’histoire de cette époque soit refaite conformément à la vérité.

Est-il besoin d’avertir que je n’ai pas eu la prétention d’entreprendre une si lourde tâche dans ce court ouvrage ? — J’ai seulement essayé de réfuter les erreurs les plus graves, et d’établir quelques idées générales sur la nature et la marche des événements. Il ne s’agit ici que d’une discussion de faits. Je ne tente ni une accusation, ni une réhabilitation de la Commune : j’ai cherché seulement à résumer et à enchaîner dans leur ensemble véritable, des notions exactes.

Décidé à me tenir dans ces limites rigoureuses, je n’ai voulu me servir que des faits qui sont incontestés, ou de ceux que je trouvais dans des documents qui ne peuvent être suspects pour personne. J’ai puisé presque exclusivement dans l’enquête parlementaire du 18 Mars. Chose singulière ! cette enquête dirigée par les hommes les plus passionnés que l’Assemblée du jour de malheur ait trouvés dans son sein (M. Daru la présidait, c’est tout dire), suffit pour détruire les erreurs répandues sur les événements de 1871, erreurs qui n’ont jamais été exprimées pourtant, en termes si invraisemblables, que dans les rapports rédigés au nom de la commission d’enquête elle-même. C’est à croire qu’aucun des rapporteurs n’avait ni lu ni parcouru les pièces justificatives qu’il publiait.

Il faudra examiner de plus près cette époque, marquée de passions, d’excès et de crimes si exceptionnels : pour le moment, je serai satisfait si j’ai contribué à rectifier quelques idées essentielles et à préparer une appréciation impartiale des événements.