Traduction par Jean Brignon.
(p. 20-24).


CHAPITRE II.
De la défiance de soi-même.

LA défiance de soi même est si nécessaire dans le Combat Spirituel, qu’on ne peut sans cette vertu, non-seulement vaincre tous ses ennemis, mais surmonter les moindres passions. Cette vérité doit être gravée profondément dans notre esprit ; parce qu’encore que nous ne soyons qu’un pur néant, nous ne laissons pas de concevoir de l’estime pour nous-mêmes, & de croire sans nul fondement que nous sommes quelque chose. Ce vice est l’effet de la corruption de notre nature ; mais plus il est naturel, plus on a de la peine à le reconnoître. Dieu qui voit tout le regarde avec horreur, parce qu’il veut que nous soyons très-persuadés qu’il n’y a dans nous ni vertu, ni grace qui ne vienne de lui seul, comme de la source de tout bien, & que nous sommes incapables de former sans lui une pensée qui puisse lui plaire.

Mais bien que la défiance de soi-même soit un don du Ciel que Dieu communique à ses amis, tantôt par ses saintes inspirations, tantôt par des peines très-facheuses, tantôt par des tentations presque insurmontables, par d’autres voyes qui nous sont cachées ; il desire néanmoins que nous fassions de notre côté toutes choses possibles pour l’acquérir. Nous l’obtiendront infailliblement, si avec le secours de la grace, nous employons bien les quatre moyens dont je vais parler.

Le premier, est de nous remettre devant les yeux notre bassesse & notre néant, & de reconnoître que par nos forces naturelles, nous ne pouvons rien faire de bien, ni qui soit d’aucun mérite pour le Ciel.

Le second, est de demander à Dieu avec beaucoup d’humilité & de ferveur, cette importante vertu, qui ne peut venir que de lui. Nous confesserons d’abord que non-seulement nous ne l’avons pas, mais que de nous-mêmes nous sommes dans une entiere impuissance de l’acquérir. Nous nous jetteront ensuite aux pieds du Seigneur, & nous la lui demanderont plusieurs fois avec une ferme espérance d’être exaucés, pourvû que nous attendions patiemment l’effet de notre priere, & que nous continuons à prier aussi longtems qu’il plaira à sa Providence.

Le troisiéme, est de nous accoutumer peu à peu à nous défier de nous-mêmes, à craindre les illusions de notre propre jugement, la violente inclination de notre nature au peché, l’effroyable multitude des ennemis qui nous attaquent de toutes parts, qui sont sans comparaison plus rusés, plus aguerris & plus forts que nous, qui sçavent se transformer en Anges de lumiere, & qui nous tendent partout des pieges dans la voye du Ciel.

La quatrième, est qu’à chaque fois que nous commettons quelque faute, nous rentrions en nous-mêmes, pour considérer attentivement jusqu’où va notre foiblesse ; parce que Dieu ne permet nos chûtes, qu’afin qu’éclairés d’une nouvelle lumiere, nous nous connoissions mieux que jamais, que nous apprenions à nous mépriser comme de viles créatures, & que nous concevions un desir sincere d’être méprisés des autres ; sans cela nous ne devons pas espérer d’avoir jamais la défiance de nous-mêmes, qui est fondée sur l’humilité & sur une connoissance expérimentée de notre misere.

En effet, quiconque veut s’aprocher de la vérité incréee, de la source des lumieres, doit nécessairement se connoître à fond, & n’être pas comme les superbes, qui s’instruisent par leurs propres chûtes, qui commencent à ouvrir les yeux, lorsqu’ils sont tombés dans quelque désordre honteux & imprévû ; Dieu le permettant ainsi, afin qu’ils sentent leur foiblesse, & que par cette funeste expérience, ils viennent à se défaire de leurs forces. Mais Dieu ne se sert ordinairement d’un remede si facheux pour guérir leur présomption, que quand les autres plus faciles & plus doux, n’ont pas eu l’effet qu’il prétend.

Il permet au reste que l’homme tombe plus ou moins souvent, selon qu’il a plus ou moins d’orguëil, & s’il se trouvoit quelqu’un aussi exemt de ce vice que fut la Sainte Vierge, j’ose dire qu’il ne tomberoit point du tout. Lors donc qu’il vous arrive quelque chûte, recourez incontinent à la connoissance de vous-même, priez instamment notre-Seigneur de vous donner ses vrayes lumieres, afin que vous vous connoissiez tels que vous êtes à ses yeux, que vous cessiez de présumer de votre vertu. Autrement vous retomberez dans les mêmes fautes, & peut-être en commettrez-vous de plus grandes qui seront cause de la perte entiere de votre ame.