Le Combat contre le vice - La Répression/01

Le Combat contre le vice - La Répression
Revue des Deux Mondes3e période, tome 84 (p. 797-825).
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COMBAT CONTRE LE VICE

LA REPRESSION

I.
LES LIEUX DE DÉTENTION PROVISOIRE. — LE VAGABONDAGE ET LA MENDICITÉ.

Dans une petite nouvelle intitulée l’Innocence d’un forçat, Charles de Bernard raconte la dramatique histoire d’un procès criminel où un galant homme se trouve injustement compromis en même temps qu’un forçat libéré, et il ajoute cette réflexion sarcastique : « Le forçat avait pour lui les amis de l’humanité, les philanthropes de profession, les émancipateurs de nègres, et tous les individus occupés de l’avenir des nations et du progrès social, race abondante en âmes sensibles, pour qui un homme parfaitement dédaigné tant qu’il est innocent devient, pour peu qu’il sorte du bagne, un être prodigieusement précieux et recommandable. » Je ne sais si la race des âmes sensibles est devenue moins abondante depuis l’époque déjà éloignée où écrivait Charles de Bernard, mais de nos jours le trait tomberait à faux. La tendance est plutôt de considérer les libérés comme des bêtes incorrigibles et malfaisantes, contre lesquelles il faut se mettre en garde par tous les moyens possibles. Mais s’il était démontré que le régime de nos prisons, loin d’effrayer ces bêtes, les rend au contraire plus malfaisantes encore, peut-être le sentiment de la sécurité publique menacée vaudrait-il un retour d’intérêt aux questions que soulève l’organisation de notre système pénitentiaire, questions discutées avec tant de passion par la génération de 1830. Peut-être aussi finirait-on par reconnaître que les philanthropes de profession et les émancipateurs de nègres (pour parler comme Charles de Bernard), qui demandent avec obstination la réforme de nos prisons, ne sont pas tout à fait des songe-creux. Sans doute, je suis un peu de cette famille, car je ne crains pas de dire qu’il y a, sur ce point, fort à faire, et je voudrais communiquer ma conviction aux rares lecteurs qui demeurent fidèles à cette aride série d’études. Ils ne s’étonneront pas si, après les avoir entretenus de la criminalité et de ses progrès, je leur parle aujourd’hui de la répression et de son inefficacité.


I

Un individu poursuivi par la clameur publique est arrêté dans la rue, ou bien, au contraire, il a été appréhendé à son domicile par un agent de la force publique porteur d’un mandat de justice. Que va devenir cet individu ? Dans quel lieu va-t-il tout d’abord être conduit ? Pendant tout le temps que durera sa détention préventive, à quel régime va-t-il être soumis ? S’il est condamné, dans quel établissement subira-t-il la peine portée contre lui ? A toutes ces questions, nous aurons occasion de répondre, en suivant cet individu d’étape en étape, depuis l’instant où la main de la justice s’abat pour la première fois sur lui jusqu’à celui où elle le remet en liberté, après lui avoir fait expier sa faute. Cette austère promenade à travers les lieux consacrés à la répression n’aura pas seulement pour résultat de nous édifier sur leur organisation intérieure ; elle nous amènera aussi à traiter certains problèmes de législation criminelle dont la solution est inséparable (on commence, mais malheureusement un peu tard, à s’en apercevoir aujourd’hui) de toute réforme sérieuse de nos établissemens pénitentiaires.

A partir du moment où il a été appréhendé au corps par un agent de la force publique, l’inculpé (pour me servir du terme juridique) perd la faculté de disposer de sa personne ; mais il n’est pas pour cela en état d’arrestation légale. Cette saisie individuelle n’a pour but que de le maintenir à la disposition de la justice jusqu’au moment où il pourra être interrogé régulièrement par le magistrat compétent. C’est seulement à l’issue de cet interrogatoire que cette arrestation provisoire sera transformée en arrestation définitive, et que l’inculpé sera écroué à la maison d’arrêt en vertu d’un mandat d’arrêt ou de dépôt (il est inutile ici de signaler les différences assez minutieuses qui séparent ces deux mandats) signé par un juge d’instruction. L’article 609 du code d’instruction criminelle faisant défense aux gardiens de maisons d’arrêt, sous des peines assez sévères, de recevoir ni retenir aucune personne, si ce n’est en vertu d’un mandat ou d’un arrêt de justice, il a été nécessaire de créer, pour répondre aux exigences de la pratique quotidienne, un assez grand nombre de lieux de détention provisoire, que la statistique pénitentiaire réunit sous le nom générique de chambres et dépôts de sûreté. Ces lieux de détention étaient, en 1884 (date de la dernière statistique pénitentiaire), au nombre de 3,129, sans compter ceux de la Seine : 64,795 individus y avaient subi pendant l’année 71,466 journées de détention. C’est dire que chaque inculpé y avait fait un séjour assez court. Néanmoins l’aménagement intérieur de ces dépôts n’est pas chose aussi indifférente que sont malheureusement portées à le croire les municipalités qui en sont responsables. Les individus appartenant aux catégories morales et sociales les plus différentes passent, en effet, par ces lieux de détention, depuis l’ivrogne ou la prostituée arrêtés sur la voie publique, jusqu’au voleur ou à l’assassin, sans parler des innocens qui, sous le coup d’une accusation injuste ou tout simplement pris dans une bagarre, peuvent parfaitement y faire un séjour plus ou moins prolongé. Ces premiers contacts de la prison ne sont pas chose indifférente, et il en peut résulter chez ceux qui les ont subis d’irrémédiables souillures. Que, dans les petites localités où ces lieux de détention sont habituellement vides, ils consistent tout simplement en une petite chambre plus ou moins bien aménagée, il n’y a donc rien là qui ne soit très naturel ni qui présente beaucoup d’inconvéniens. Mais dans les grandes villes, où le nombre des arrestations quotidiennes est considérable, où les violons (pour me servir de l’expression populaire) ne désemplissent pas, l’entassement et la promiscuité présentent des inconvéniens très sérieux. Pour certaines natures, ces premières heures de la détention sont peut-être les plus cruelles de toutes ; au moins ne faudrait-il pas en aggraver l’horreur en leur imposant des intimités dégradantes.

Je ne saurais dire comment sont aménagés les dépôts des grandes villes de France. Le hasard m’en a fait cependant visiter un il y a quelques années, celui de Lille ; je me souviendrai toujours d’y avoir vu cinq ou six femmes à demi nues, entassées dans un taudis qu’éclairait à peine une ouverture percée dans le haut de la muraille, et que garnissaient, pour tout mobilier, quelques planches jetées sur la terre nue, tandis qu’un trou creusé dans un coin était destiné à recueillir les immondices. Un maître d’équipage soigneux eût certainement hésité avant de faire passer la nuit à ses chiens dans un lieu aussi malpropre et aussi humide. J’ignore comment sont organisés les lieux de détention provisoire des autres grandes villes de France, Lyon, Marseille, Bordeaux ; mais on ne saurait guère espérer que les municipalités de ces villes en prennent grand souci lorsque la capitale elle-même leur a donné pendant longtemps et leur donne encore un déplorable exemple d’incurie. Le plus souvent, dans les pages que l’on va lire, c’est Paris qui nous servira de champ d’études, et l’on verra combien il s’en faut que la ville-lumière soit aussi la ville-modèle.

Il existe à Paris quatre-vingts postes de police, à chacun desquels sont annexés deux violons, l’un pour les hommes, l’autre pour les femmes. Assez rarement, les postes de police sont installés dans un immeuble appartenant à la ville. Le plus souvent, ils sont établis tellement quellement, dans une boutique louée à cet effet, à laquelle on a fait subir les transformations indispensables. Quant à l’aménagement intérieur de ces postes, je crois bien qu’à la préfecture de police on ne s’en était guère inquiété jusqu’au jour où il se trouva un explorateur courageux pour les visiter. Ce fut un membre de la grande commission d’enquête instituée par l’assemblée nationale, M. Bournat, qui, dans un rapport rendu public, signala le premier l’installation déplorable tant de ces postes eux-mêmes que des violons qui y sont annexés. En lisant le rapport de M. Bournat, on ne sait lesquels sont le plus à plaindre, des coquins qu’on y enferme ou des braves gens qui ont charge de les garder : insuffisance et infection de l’air respirable, chaleur excessive en été, froid glacial en hiver, tels sont les principaux inconvéniens que M. Bournat a relevés dans ces postes. Mais le pire de tous est leur exiguïté. J’emprunte à son rapport la description suivante :

« Dans ce poste, il y a trois violons. Le premier est d’une superficie d’environ à mètres. Il est complètement obscur. Il est impossible, par le guichet, d’y rien apercevoir, et cependant il contient cinq détenus. L’odeur qu’on y respire est infecte. Un second violon, réservé aux femmes, n’est pas plus grand, et cependant on y enferme quelquefois jusqu’à dix ou douze femmes. C’est encore un des postes qui reçoivent quelques-unes des razzias pratiquées par la police sur les filles en contravention. On en a vu dans ce poste jusqu’à vingt-sept à la fois. Celles qui ne peuvent entrer dans le violon séjournent dans la salle des gardiens. Quant au local destiné au troisième violon, on en a fait un dépôt à charbon. On ne pouvait guère lui donner une autre destination ; un détenu n’y pourrait respirer. Il n’y a pas la plus petite ouverture par où puissent entrer l’air et la lumière. Ces violons, déjà si peu aérés, sont complètement empoisonnés, comme tous les autres, par les tinettes. Ils sont de plus tout à fait insuffisans. Du 1er novembre au 31 décembre, il y a eu 247 personnes arrêtées : c’est une moyenne de quatre par jour. »

Si j’ai choisi cette description parmi tant d’autres, ce n’est pas que l’aménagement de ce poste de police soit particulièrement défectueux ; au contraire. Mais, il est parfois curieux de soulever un coin du voile qui cache les dessous de notre civilisation brillante et dissimule à nos regards les misères et les malpropretés d’en bas. Ce poste infect, où des femmes sont entassées, parfois au nombre de dix à douze, dans un espace de quatre mètres carrés, a été installé tout exprès, il y a quinze ans, par un architecte éminent, dans les dépendances du nouvel Opéra.

Rendons cependant justice à qui de droit. Dans ces dernières années, des efforts sérieux ont été faits pour remédier aux principaux inconvéniens signalés par le rapport de M. Bournat. Une organisation mieux entendue du service des gardiens de la paix a réduit le nombre des heures qu’ils sont obligés de passer dans l’atmosphère viciée du poste. Certains violons ont été aménagés à nouveau ; d’autres entièrement reconstruits. Enfin de véritables progrès ont été réalisés, mais il reste encore beaucoup à faire ; j’ai pu m’en convaincre par mes yeux. J’ai en effet sollicité et obtenu l’autorisation de m’embarquer dans une de ces voitures cellulaires vulgairement appelées paniers à salade, qui, trois fois par jour, ramassent les détenus de chaque violon pour les conduire à la préfecture, et j’ai fait ainsi une tournée assez originale à travers Paris, non sans exciter la curiosité de mes compagnons de route, qui me prenaient (je le dis sans nulle vanité) pour un détenu de distinction. Le mode de transport n’est pas très confortable ; les cellules en bois sont un peu étroites pour qui a les jambes longues, et les voisins assez répugnans. Mais il faut savoir payer l’expérience à quelque prix. J’ai pu m’assurer ainsi que certains postes avaient subi d’heureuses transformations, entre autres celui de la rue Drouot, qui, divisé en un assez grand nombre de cellules claires et bien aérées, pourrait servir de modèle. Mais la plupart continuent à présenter les inconvéniens signalés dans le rapport de M. Bournat : insuffisance du local et infection de l’air. En un mot, il y a encore fort à faire, et malheureusement, pour plus d’une raison, la transformation des postes de police de la ville de Paris sera fort lente. C’est à la préfecture de la Seine qu’il appartient de fournir à la préfecture de police les postes et les violons dont celle-ci n’a que l’entretien. Toute transformation ou reconstruction d’un de ces postes suppose donc une entente préalable entre ces deux administrations, et quiconque est un peu au courant des affaires parisiennes sait que pareille entente est toujours longue à établir. Puis il y a la question d’argent, et, pour un objet aussi vulgaire, il ne serait peut-être pas très facile de dénouer les cordons de la bourse tenue par le conseil municipal. Aussi faut-il ne pas se montrer trop ambitieux et renoncer au projet qui avait été conçu sous l’empire, et qui, du reste, n’avait jamais reçu même un commencement d’exécution, de construire dans chaque quartier un bâtiment ad hoc où seraient concentrés tous les services relatifs à la sécurité publique : commissariat de police, postes de sapeurs-pompiers, poste de police, violons, etc. Mais à chaque renouvellement de bail, à chaque construction d’un poste de police nouveau, la préfecture de police devrait exiger que la préfecture de la Seine lui livrât un local comprenant au moins, outre deux violons suffisamment spacieux affectés aux hommes et aux femmes, deux cellules spéciales réservées, l’une pour les enfans, l’autre pour les personnes appartenant à une catégorie sociale un peu supérieure. On ne saurait, en effet, sans les exposer à des périls dont je pourrais citer des exemples, enfermer des enfans avec des adultes ; et, quant à l’impossibilité morale d’enfermer dans le même espace de quelques mètres carrés, pour vingt-quatre ou quarante-huit heures, des individus qui n’appartiennent pas au même milieu social, on me permettra de l’établir par une anecdote. J’avais pris, une certaine nuit, rendez-vous avec le commissaire de police d’un quartier excentrique pour quelques visites que nous devions faire dans sa circonscription. Lorsque j’arrivai, vers minuit, au poste où nous devions nous rejoindre, j’appris qu’il avait dû s’absenter, ayant été requis pour un constat d’adultère. Peu de temps après il revenait, en effet, ramenant sa capture, une petite femme assez jolie, dont je crois voir encore le mantelet noir et le chapeau rose mal rattaché. Je me fis conter son histoire. C’était la femme d’un gros marchand du quartier, que son mari avait fait surprendre en flagrant délit d’adultère avec un ténor de café-concert. Or il se trouvait précisément que, dans le violon réservé aux femmes, on venait d’amener une prostituée arrêtée sur la voie publique en état d’ivresse. Comment faire subir un pareil contact à cette malheureuse femme, qui pleurait à sanglots ? Après délibération, le commissaire de police lui offrit galamment son propre fauteuil de bureau, et elle acheva sa nuit dans le poste des gardiens, où elle put méditer tout à son aise sur la jalousie des maris et le danger des ténors. Mais tous les commissaires de police ne sont pas tenus à autant de galanterie, et peut-être n’est-il pas très prudent de mettre en éveil celle des sergens de ville, en faisant coucher une femme au milieu d’eux.

Ainsi, dès ces premières heures de la détention, nous trouvons, tant en province qu’à Paris, ce que nous rencontrerons bien souvent au cours de cette enquête : la promiscuité, la promiscuité brutale, sans tempéramens, sans précautions, avec tous les avilissemens qu’elle entraîne. Heureusement, cette détention provisoire n’est jamais de bien longue durée. En province, les individus qui sont enfermés au violon en sont généralement extraits le matin ou le soir, c’est-à-dire après une nuit ou une journée de séjour, pour être conduits à la maison d’arrêt. Régulièrement, le gardien-chef ne devrait point les admettre, puisque, n’ayant encore été interrogés par aucun magistrat, ils ne sont point détenus sous mandat d’arrêt ou de dépôt. Aussi ne sont-ils point écroués, mais simplement reçus à titre provisoire, et leur écrou n’a lieu que le lendemain, après qu’ils ont été interrogés, et sur le vu du mandat signé par le juge d’instruction. Il y a là une légère dérogation à la prohibition absolue de l’article 609 du code d’instruction criminelle, que je signale seulement pour mémoire, et pour montrer combien les us et coutumes ont souvent en France plus de force que la loi. A Paris, les choses se passent différemment. Le grand nombre de ces arrestations provisoires a rendu nécessaire la création d’une prison spéciale où les détenus des quatre-vingts postes de police sont concentrés tous les jours et demeurent sous la main de la justice jusqu’à ce qu’il soit statué sur leur sort. Ce lieu de détention encore provisoire s’appelle le dépôt central de la préfecture de police. De toutes les prisons de la Seine, c’est peut-être la moins connue et la plus rarement visitée. C’est cependant la plus curieuse, et il ne sera pas sans intérêt d’y passer quelques instans.


II

Je me suis servi tout à l’heure de cette expression les dessous de la civilisation. Appliquée au dépôt de la préfecture de police, l’expression n’a rien de métaphorique. Le dépôt est bien un dessous, comme on dit en langue de théâtre, puisqu’on a jugé bon de l’aménager dans les substructions du Palais de Justice, sous la très belle et majestueuse façade qui regarde la place Dauphine. Mais de cette majesté les détenus du dépôt sont un peu les victimes, et toute l’installation intérieure de la prison (entre autres détails, les prises d’air et de lumière) a été subordonnée à des exigences architecturales dans lesquelles l’hygiène n’avait rien à voir. L’amour de la symétrie a fait également attribuer au quartier des femmes le même nombre ou à peu près de mètres superficiels qu’au quartier des hommes. Or le nombre des femmes arrêtées étant beaucoup plus faible que celui des hommes, il en résulte que les femmes sont au large, tandis que les hommes sont à l’étroit. Mais la symétrie est une si belle chose en soi-même, qu’on ne saurait demander à un architecte d’avoir cure de ces détails. Laissons donc de côté ces mesquins reproches adressés à l’œuvre de M. Duc, et jetons un coup d’œil sur l’aménagement intérieur du dépôt.

Le quartier des hommes comprend deux salles communes et environ quatre-vingts cellules. C’est pendant leur passage au greffe, et d’après une impression sommaire résultant de leur accoutrement, de leur tenue, et aussi de la nature de l’infraction relevée contre eux, qu’un triage est opéré entre les arrivans, par les soins d’un surveillant expérimenté, triage à la suite duquel les uns sont mis en cellule, les autres versés dans la salle des blouses, les autres dans celle des chapeaux. On se demandera peut-être d’où vient cette dénomination bizarre, mais les lecteurs assidus de Balzac n’en seront point étonnés. Ils se souviendront, en effet, que, dans l’histoire de Ferragus, chef des dévorans, Balzac établit doctement que tant vaut le chapeau tant vaut l’homme, et que c’est d’après l’état de son couvre-chef qu’il faut juger de sa condition sociale. Sans avoir probablement lu Balzac, les surveillans du dépôt ont confirmé la vérité de cette observation, en donnant ce nom familier à celle des deux salles communes où l’on enferme les individus dont la mine et l’aspect général révèlent une certaine éducation primitive. C’est l’aristocratie du dépôt, mais une aristocratie qui a subi bien des revers et des déchéances. Les habitans, peut-être faudrait-il dire les habitués de cette salle, ont un certain air de naufragés, mais de naufragés qui seraient honteux de leur sort. Ils fuient la curiosité, et on sent que les regards fixés sur eux leur sont pénibles. S’il était possible de les prendre chacun à part et de leur faire conter leur histoire, on reconnaîtrait que, dans les défaillances, dans les vilenies même de beaucoup d’entre eux, il faut faire la part de la malchance et de la misère. Mais le seul égard qu’on puisse leur témoigner est de ne pas les contempler trop longtemps comme des bêtes curieuses et de les laisser à leurs réflexions silencieuses et solitaires. Il est assez remarquable, en effet, qu’entre les hôtes de la salle des chapeaux la familiarité ne semble point régner. Ils se promènent rarement par groupes et n’échangent point de bruyans propos. On dirait que chacun d’entre eux a honte de se trouver avec les autres. C’est tout le contraire dans la salle des blouses. Ici nous sommes en pleine démocratie. Des hommes en blouse blanche ou bleue, en veste, « et surtout en guenilles, » sont lâchés en liberté au nombre de cent cinquante à deux cents, dans une salle basse qui s’éclaire assez mal par d’étroites fenêtres pratiquées dans le haut du mur. La plupart sont nu-tête ou n’ont pour couvre-chef qu’une mauvaise casquette. Ils causent tout haut, rient, s’interpellent les uns les autres avec l’air insouciant d’hommes auxquels il ne serait rien arrivé d’extraordinaire et qui se trouveraient dans leur élément. Un seul gardien les surveille ; mais comme il serait en danger, perdu au milieu de la salle, et qu’ils auraient bien vite fait de l’étouffer en l’acculant dans un coin (c’est ce qu’on appelle, en terme d’argot, donner une pousse), il se promène sur une sorte de balcon en bois qui domine la salle, comme un officier de marine sur son banc de quart. Si on les regarde du haut de ce banc, à peu près comme au Jardin des Plantes on regarde les ours au fond de leur fosse, ils n’en paraissent pas autrement émus. Ils lancent vers vous un regard distrait ou gouailleur et reprennent leur promenade ou leur causerie. Ce sont, en effet, les familiers du logis : mendians, vagabonds, filous, libérés en rupture de ban. Ils y sont maintes fois venus et ils y reviendront encore. Peu leur importe donc l’attention dont ils sont l’objet, et je ne sais si l’insouciance des blouses ne produit pas une impression plus triste que l’air humilié des chapeaux.

Quant aux cellules, elles sont très diversement occupées. Quelques-unes ont une destination particulière. C’est ainsi que la cellule n° 86, plus spacieuse que les autres, est spécialement destinée à recevoir les individus (et il y en a toujours plusieurs) atteints d’infirmités : boiteux, manchots, aveugles, etc. C’est la cellule des miracles. Il n’est pas très à l’honneur de la nature humaine d’avoir à dire que, si on les met ainsi à part, c’est par la même précaution qui, dans un chenil bien tenu, fait mettre à part les chiens malades, pour que les autres ne leur tombent pas dessus à belles dents. La misère n’est guère compatissante à la misère, et les infirmités dont ces malheureux sont atteints, au lieu d’exciter la compassion de leurs compagnons de détention, les exposeraient plutôt à leurs lazzi et à leurs mauvais traitemens. Dans les cellules ordinaires, on met par principe tous les individus arrêtés sous une inculpation qui présente quelque gravité. Si l’individu arrêté paraît en proie à une certaine exaltation, ou si la gravité même de l’accusation dirigée contre lui donne à penser qu’il pourrait attenter à ses jours, on le place dans une cellule double, sous la surveillance d’un autre détenu (système qui n’est pas sans présenter de sérieux inconvéniens), ou même, dans certains cas exceptionnels, sous celle d’un inspecteur de la sûreté. C’est ainsi que j’ai eu occasion de voir au dépôt ce triste Pranzini, dont la figure insignifiante et l’aspect vulgaire auraient désenchanté bien des curiosités malsaines. On détient également en cellule les individus accusés de crime contre les mœurs, ou bien ceux auxquels leur condition sociale rendrait particulièrement pénible le contact des autres détenus : depuis l’étudiant compromis dans une rixe de brasserie jusqu’au bookmaker arrêté à l’hippodrome de Longchamp. Enfin un certain nombre de cellules, plus spacieuses et plus aérées que les autres, sont spécialement affectées aux enfans.

Autrefois, les enfans, quel que fût le motif de leur arrestation, étaient enfermés tous en commun, au nombre parfois de trente ou quarante, dans une même salle, et ils dormaient la nuit sur un fit de camp garni de paillasses. Leur journée oisive s’écoulait également dans cette salle ou dans deux étroits préaux, sous la surveillance assez illusoire d’un gardien. Cette promiscuité absolue entre des enfans égarés, mendians, vagabonds et voleurs, avait donné lieu à de vives réclamations, dont je me suis moi-même fait l’écho[1]. La préfecture de police a fait droit à ces réclamations, et dans l’annexe ajoutée au dépôt, elle a fait réserver aux enfans un certain nombre de cellules. Mais le petit nombre de ces cellules a pour conséquence que chacune reçoit plusieurs enfans à la fois. On peut se demander si l’intimité forcée qui s’établit entre trois ou quatre enfans oisifs et enfermés ensemble toute la journée, dans un espace étroit, sous une surveillance intermittente, ne présente pas autant d’inconvéniens que la promiscuité absolue sous une surveillance constante. Il faudrait que chaque enfant, pendant le temps très court qu’il passe au dépôt, fût absolument isolé, comme il le sera plus tard à la Petite-Roquette, pendant le temps de sa détention préventive. Mais ce desideratum, l’exiguïté même du bâtiment ne permettra jamais de le réaliser, et c’est là une raison de plus pour déplorer l’erreur d’architecture, cause première de toutes les difficultés au milieu desquelles se débat la préfecture de police, faisant, là comme ailleurs, de son mieux, avec beaucoup d’intelligence et d’humanité.

Il ne faut pas quitter le quartier des hommes sans avoir passé par l’infirmerie, non pas que, par elle-même, l’infirmerie, petite pièce longue, étroite, garnie de couchettes assez peu confortables, ait rien de très particulier, mais parce qu’il est impossible d’y faire une visite sans toucher au doigt quelques-unes des défectuosités de notre assistance publique. Beaucoup de pauvres diables ne viennent, en effet, échouer au dépôt que faute d’un établissement hospitalier qui puisse les recevoir. Tel était en particulier le cas d’un malheureux que j’y ai vu, dont les jambes enflées refusaient de le porter, et qui pansait lui-même, tant bien que mal, ses ulcères avec un pot de pommade. Trois jours de suite, il s’était présenté à la consultation du bureau centrail. Trois jours, il avait été refusé. Le quatrième, de guerre lasse, il s’était rendu, suivant son expression, et il était venu au poste se faire arrêter, se déclarant lui-même sans profession et sans domicile. Si nos hôpitaux, à peine suffisans pour les cas de maladies aiguës qu’ils sont appelés à recevoir, étaient complétés par quelques infirmeries destinées, comme les infirmeries des workhouses anglais, à recevoir les malades de misère et de fatigue, qui ont surtout besoin de quelques jours de soin et de repos, le nombre des arrestations pour vagabondage et mendicité diminuerait d’une façon assez sensible. Mais l’assistance publique a bien autre chose à faire de son argent !

Un spectacle à peu près analogue m’attendait dans l’infirmerie des femmes, beaucoup mieux tenue, soit dit en passant, que celle des hommes. J’y remarquai une femme qui portait au front une contusion encore toute fraîche, et je me fis raconter son histoire, fort simple du reste. Veuve sans enfans, elle gagnait péniblement sa vie du travail de ses dix doigts, lorsque la maladie vint fondre sur elle. Pendant le séjour assez long qu’elle avait fait à l’hôpital, son mobilier et ses effets avaient été saisis, puis vendus, faute du paiement de son terme de loyer. Prématurément renvoyée de l’hôpital avant que ses forces ne fussent revenues (sans doute pour rendre son lit vacant), le jour même de sa sortie elle s’était évanouie de faiblesse dans la rue, et s’était abîmée la figure contre un angle de trottoir. Portée sans connaissance au poste, elle avait dû avouer, en reprenant ses sens, qu’elle était sans domicile ni moyens d’existence, et elle avait été envoyée au dépôt, sous la prévention de vagabondage. Elle racontait son histoire en pleurant, sans récriminer du reste, et se bornant à demander avec un fort accent de terroir qu’on lui procurât les moyens de retourner à Rhodez, son pays natal. Je connais assez les traditions de la préfecture de police pour pouvoir affirmer que quelque mesure d’humanité aura été prise en sa faveur, mais un renvoi moins prématuré de l’hôpital, un séjour d’une semaine ou deux à la maison de convalescence du Vésinet, quelques secours prélevés sur la fondation Monthyon en faveur des convalescens, auraient épargné à cette pauvre femme l’angoisse et l’humiliation d’une arrestation. Il ne faut pas se figurer que ces natures un peu frustes soient moins sensibles que d’autres à cette humiliation. Parfois c’est tout le contraire, et elles sont plutôt disposées à s’exagérer la souillure de la prison, même momentanée. Il y a quelques années, l’asile de nuit de la rue Saint-Jacques avait reçu une femme, jeune encore, dont les yeux étaient usés par son métier de repriseuse de dentelles, et qui ne pouvait plus se livrer à aucun travail. Des démarches avaient été faites auprès de la préfecture de police pour que cette femme fût reçue au dépôt de mendicité de Villers-Cotterets, où elle aurait pu finir sa vie dans des conditions fort douces. Mais comme elle était étrangère au département de la Seine, il fallait, pour la constituer à l’état de vagabondage légal, qu’elle fût passagèrement écrouée au dépôt. Vainement lui fut-il expliqué que ce n’était là qu’une formalité, qu’elle ne serait point confondue avec les autres femmes, mais soignée à l’infirmerie : jamais elle ne voulut consentir à franchir le seuil du dépôt, et, sans doute, dans la crainte qu’on ne l’y conduisît de force, elle quitta furtivement l’asile de nuit. On n’a jamais su ce qu’elle était devenue.

Le quartier des femmes présente au dépôt un aspect beaucoup plus satisfaisant que celui des hommes, et cela grâce, ainsi que je l’ai dit, à l’emplacement proportionnellement plus grand, grâce aussi à la meilleure tenue qui est due, pour beaucoup, au personnel chargé de la surveillance. Il n’est pas douteux que la monomanie laïcisante, qui sévit si durement sur les administrations publiques, ne finisse par atteindre, un jour ou l’autre, celle des prisons, et j’aurai tout à l’heure à noter quelques prodromes de cette affection fâcheuse. Mais je ne vois pas trop comment l’on s’y prendra pour laïciser le dépôt de la préfecture de police, car il ne sera pas possible, faute de place, d’en transformer l’aménagement intérieur, et encore moins de trouver un personnel laïque qui accepte de vivre dans les conditions où vivent les sœurs de Marie-Joseph. Celles-ci sont au nombre de vingt. Neuf couchent dans des cellules identiques en tout point à celles des détenues ; les onze autres dans un dortoir commun. Comme lieu de rafraîchissement physique et moral, elles n’ont qu’un préau, faisant également pendant à celui des détenues, et une petite, bien petite chapelle, où il est rare qu’on n’en trouve pas une ou deux prosternées dans une adoration muette, demandant sans doute à la prière un remède aux défaillances passagères de leur courage. On ne saurait imaginer, en effet, une tâche plus ingrate que la leur. Elles n’ont point la récompense qui doit venir en aide à leurs compagnes dans la charité : le sentiment du bien qu’elles font, de l’influence qu’elles acquièrent sur les âmes. Tout ce qu’elles peuvent se proposer, sauf dans les cas très rares qui amènent leur intervention personnelle, c’est de maintenir l’ordre et d’imposer un peu de décence à ce personnel féminin qui se renouvelle chaque jour et ne fait que leur passer par les mains.

Ce personnel se divise en deux catégories très distinctes : les inculpées de droit commun et les femmes détenues administrativement en vertu des règlemens sur la police des mœurs. Bien qu’il ne fût pas malaisé de prévoir que le nombre des femmes appartenant à la seconde catégorie serait beaucoup plus grand que celui des femmes appartenant à la première, deux salles de dimensions identiques leur ont été réservées. Aussi en est-il résulté cette conséquence que les inculpées de droit commun sont très au large, tandis que les femmes détenues administrativement sont entassées les unes sur les autres. Cet entassement a été encore accru par une mesure récente. On garde aujourd’hui au dépôt, au lieu de les envoyer à Saint-Lazare, les femmes inscrites qui ont à subir une détention de quatre jours pour contravention aux règlemens qu’elles doivent observer. Dans la langue du métier, cela s’appelle : faire ses quatre jours. La salle affectée aux femmes inscrites est à peine suffisante pour recevoir celles qui s’y pressent quotidiennement, au nombre de cent cinquante à deux cents. La sœur chargée de la surveillance est perdue en quelque sorte au milieu de cette foule, et c’est même un singulier contraste à l’œil que celui de son ajustement sévère et de son attitude impassible dans la petite chaise où elle est assise, avec l’accoutrement et la tenue de ces femmes débraillées, qui rient et causent à haute voix, ou bien s’entassent dans les coins pour y dormir les unes sur les autres. L’aspect de cette salle est, il faut en convenir, assez choquant, mais les vices de l’aménagement et l’encombrement sont ici plus forts que toute la bonne volonté des sœurs. Cette promiscuité brutale présenterait même les plus sérieux inconvéniens, si les femmes qui y sont soumises n’étaient de celles dont il reste véritablement bien peu de chose à espérer. C’est, en effet, une règle absolue que toutes les femmes arrêtées pour un fait de prostitution, et qui ne sont pas inscrites sur les registres de la police, doivent être isolées. Le grand nombre de cellules dont on peut disposer au quartier des femmes permet que cette règle ne soit jamais violée, Les cellules affectées aux insoumises (c’est ainsi qu’on les nomme en langage administratif) donnent toutes sur un très long couloir, dans lequel se promène constamment une sœur. Quelques-unes de ces femmes, ou plutôt de ces jeunes filles, tombent, après leur arrestation, dans des crises de désespoir et de larmes qui peuvent dégénérer en attaques de nerfs et rendre nécessaire leur transport à l’infirmerie. Mais d’autres, — et c’est malheureusement le plus grand nombre, — affectent de conserver une attitude cynique et provocante. Rien qu’en ouvrant le petit judas pratiqué dans la porte de leur cellule, on peut s’assurer de la disposition morale où elles se trouvent. Les unes vous regardent avec effronterie, les autres se tournent contre la muraille, dans le coin le plus obscur de la cellule, ou se cachent la tête dans les mains, et il y a même quelque charité à ne pas leur imposer trop longtemps l’humiliation de se sentir regardées.

Les cellules qui ne sont pas affectées aux insoumises servent aux inculpées de droit commun dont les dehors trahissent une certaine éducation, ou qui sont sous le coup de quelque grave accusation. Il y a quelques années, au lendemain de la commune, j’y avais vu Louise Michel, sans pressentir sa gloire, et j’ai reconnu plus tard, sans surprise du reste, dans une photographie exposée à la devanture d’une boutique, les traits de l’ex-institutrice, dont la physionomie énergique et un peu farouche m’était restée dans la mémoire. À ma dernière visite, j’y ai trouvé encore une institutrice dont le cas était, suivant moi, beaucoup plus intéressant. Elle avait fait en Allemagne l’éducation d’une jeune fille de noble famille, dont le nom est bien connu en France, et, cette éducation terminée, elle était revenue à Paris, dans l’espérance d’y trouver une place. Elle y avait dévoré rapidement ses petites économies, et après avoir traîné pendant quelques mois sa misère par les rues, elle n’avait pu résister à la tentation de dérober quelques objets de toilette à l’étalage des grands magasins du Louvre, afin de relever un peu son ajustement. Elle pleurait en racontant son histoire, et alléguait pour s’excuser que tous les objets dérobés par elle avaient été retrouvés dans sa chambre. Toute différente, pleine de fierté et presque d’arrogance, était l’attitude d’une autre femme, dont la situation paraissait au premier abord bien plus digne de pitié. C’était une aveugle-née. Malgré son infirmité, elle avait été admise dans une pension de jeunes filles comme maîtresse de piano. Mais elle s’était mise en tête d’écrire un roman, et la maîtresse de pension, trouvant, à tort ou à raison, qu’il y avait incompatibilité entre la profession de femme-auteur et celle de donneuse de leçons de piano, l’avait mise en demeure d’opter. Son choix avait été aussitôt fait, et elle était partie emportant son manuscrit. Elle n’avait pas tardé à tomber dans la misère, et elle avait été arrêtée comme étant sans profession ni domicile. Elle repoussait avec une sorte d’impatience toutes les offres charitables qui lui étaient faites, et demandait qu’on lui procurât une seule chose : un éditeur.

Si j’ai retenu mes lecteurs un peu plus longtemps peut-être que de raison au dépôt de la préfecture de police, c’est à cause de la variété des types qu’on y rencontre. On y trouve, en effet, réuni, et on y prend sur le vif le tout-Paris du crime, de la débauche et de la misère : dans le quartier des hommes, l’assassin de haute volée, le malfaiteur vulgaire, le vagabond et le mendiant d’habitude, et aussi le meurtrier par jalousie, ou le pauvre diable qui n’est coupable que de sa mauvaise fortune ; dans le quartier des femmes, la mère qui a sacrifié les jours de son enfant, l’amante qui a joué du vitriol, l’épouse adultère surprise en flagrant délit, et aussi la proxénète, la prostituée de bas étage, l’enfant précoce qui sera un jour la courtisane en renom ; — tous et toutes dans l’accoutrement qu’ils avaient au moment de leur arrestation, en habit de drap fin ou en haillons, en robe de soie ou d’indienne, les mains encore sanglantes ou les pieds encore crottés, divers d’aspect, de condition, de fortune, mais tous au fond victimes des mêmes faiblesses ou des mêmes passions, de ces faiblesses et de ces passions qui sont aussi les nôtres. Lorsque nous les retrouverons plus tard dispersés dans nos différens établissemens pénitentiaires, ils seront dissimulés sous un même costume, courbés sous un même joug, matés par une même discipline, et ils auront tous pris, à la longue, une sorte d’aspect uniforme. Ce ne seront plus que des détenus ; ici, ce sont encore des hommes, pris sur le vif et cueillis (suivant l’expression populaire si triviale, mais si juste) dans le plein épanouissement de leur floraison malsaine. C’est donc là qu’il serait le plus intéressant de les observer et de les étudier de prés. Mais le peu de temps qu’ils y séjournent n’en laisse guère le loisir. Le dépôt n’est, en effet, qu’un lieu de passage. Puisque nous avons tant fait que d’y entrer, voyons comment on en sort.

Pour sortir du dépôt, il y a trois portes : la grande instruction, la citation directe et le sans-suite. Les inculpés sont dits renvoyés à la grande instruction lorsque les magistrats qui siègent au petit parquet ont pensé qu’il y avait lieu de procéder à une instruction en règle. Ils sont alors envoyés, les hommes à Mazas, les femmes à Saint-Lazare, où nous les retrouverons. La citation directe, au contraire, envoie directement le prévenu, comme le terme l’indique, devant le tribunal de police correctionnelle, en vertu de la loi du 20 mai 1863 sur les flagrans délite. On a critiqué cette loi comme pouvant donner lieu à des erreurs sur les personnes, précisément à cause de la rapidité avec laquelle les magistrats procèdent, et comme offrant aux prévenus trop de facilité pour se faire condamner sous des noms supposés. Mais à cet inconvénient, le service d’anthropométrie, que j’ai décrit dans une récente étude, obviera de plus en plus efficacement, et la loi par elle-même, en abrogeant les lenteurs de la procédure et en désencombrant les prisons, a produit d’excellens effets. Si rapide que soit le passage des prévenus du dépôt au tribunal, ils traversent cependant une nouvelle étape, d’assez courte durée, il est vrai, mais pendant laquelle il est intéressant de les accompagner. Le nom officiel de ce troisième lieu de détention provisoire est le Dépôt judiciaire. Son nom véritable, par lequel il est désigné dans la langue courante, aussi bien des détenus que des magistrats, est la Souricière. C’est un singulier endroit que cette souricière. Elle est installée dans les substructions du bâtiment qui contient les chambres de police correctionnelle, et communique avec ces chambres par un escalier intérieur dont peu d’honnêtes gens ont gravi les marches. Dans ces substructions, quatre-vingt-sept cellules ont été pratiquées, dans la pensée, pourrait-on croire, d’isoler chaque prévenu. Mais pour qu’on obtînt ce résultat, il aurait fallu en construire le double. La souricière ne reçoit pas seulement, en effet, les prévenus qui sont sur le point d’être jugés. Les inculpés, hommes ou femmes, dont l’affaire est en cours d’instruction, y viennent quotidiennement de Mazas et de Saint-Lazare pour y subir des interrogatoires. La population moyenne de la souricière est de 150 à 200 individus par jour, ce qui oblige à mettre deux ou trois détenus par cellule. C’est fournir aux uns l’occasion d’intimités malsaines et imposer aux autres l’humiliation de contacts dégradans, intimités et contacts d’autant plus étranges qu’un certain nombre de ces individus sont, comme prévenus, soumis à Mazas à l’isolement le plus rigoureux. Quant à la surveillance, il n’y faut pas compter. Non-seulement les individus enfermés ensemble dans chaque cellule peuvent faire tout ce qu’ils veulent, mais de cellule à cellule la conversation n’est pas impossible. Il n’est même pas sans exemple que des communications aient été échangées entre le quartier des hommes et celui des femmes, au temps où celui-ci était surveillé par un gardien, remplacé depuis lors par deux religieuses. Tous ces vices d’installation ont été maintes fois signalés par les chefs du parquet, sous la surveillance desquels est placé le dépôt judiciaire, et quelques améliorations ont pu être obtenues. C’est ainsi qu’on a épargné aux femmes un long défilé sous les regards et les lazzi des hommes enfermés dans leurs cellules, et qu’on a construit pour elles un certain nombre de cellules supplémentaires en bois, véritables petites boites qui rappellent les étroits compartimens des paniers à salade. Mais c’est là tout ce qu’on a pu faire, et le mal provenant de l’insuffisance du local est sans remède. C’est encore une affaire, je dirai d’architecture, pour ne pas dire d’architecte. Il fallait que le dépôt judiciaire tint dans les substructions de la police correctionnelle, et on l’y a fait tenir. L’emplacement était insuffisant : peu importe. On a entassé les détenus, et tout a été dit.

Arrivons maintenant aux sans-suite. C’est le terme consacré pour exprimer, ainsi que les mots mêmes l’indiquent, qu’il n’est donné aucune suite à l’arrestation. Le sans-suite peut être judiciaire ou administratif. Non-seulement, en effet, tous les individus qui sont traduits au petit parquet ne sont pas livrés par le petit parquet à la justice, mais tous ceux qui entrent au dépôt ne sont pas traduits au petit parquet. Le sort d’un certain nombre d’entre eux est réglé dans les bureaux mêmes de la préfecture de police, après examen des procès-verbaux de l’arrestation et interrogatoire sommaire. Mais quelle que soit l’autorité qui statue, la condition de ceux qui font l’objet d’un sans-suite est la même, et cette condition n’est pas aussi enviable qu’on pourrait le croire. En fait, pour beaucoup de ces malheureux hôtes du dépôt, l’instant de la mise en liberté est précisément celui qu’ils redoutent. Ils sont sans ressources et sans domicile. Le dépôt est un endroit où l’on mange à peu près à sa faim, où l’on est passablement couché et où l’on passe la journée à causer sans rien faire. Ils ne sont pas pressés de le quitter : — « Où voulez-vous que j’aille ? » disent beaucoup d’entre eux. Ceux qui tiennent ce langage sont, pour la plupart, des mendians et des vagabonds, et ce sont eux qui, à Paris, fournissent près de la moitié des arrestations, vingt mille sur quarante-deux mille. La mendicité et le vagabondage sont les deux délits sur la proportion desquels l’influence de la misère se fait le plus directement sentir. Comme c’est précisément l’étroite connexité entre la criminalité et la misère qui m’a inspiré la pensée de ces études, et comme à Paris en particulier la répression du vagabondage et de la mendicité touche par certains côtés à des questions d’assistance publique, on me permettra, au prix d’une digression, d’indiquer comment la loi en use avec les vagabonds et les mendians, et comment la pratique en use avec la loi.


III

La loi n’envisage point du même œil le mendiant et le vagabond. Entre les mendians, elle distingue ; elle ne distingue point entre les vagabonds. « Le vagabondage est un délit, » dit l’article 269 du code pénal, procédant ainsi par la forme tout à fait inusitée d’une affirmation qui montre bien le caractère conventionnel du délit, et l’article 270 définit ainsi les vagabonds : « ceux qui n’ont ni domicile certain ni moyens d’existence, et qui n’exercent habituellement ni profession ni métier. » Celui qui tombe sous cette définition encourt, par ce seul fait, la peine de trois à six mois d’emprisonnement. Pour la mendicité, au contraire, le code pénal fait une distinction. Dans les lieux où il existe un établissement destiné à obvier à la mendicité, le seul fait d’avoir mendié entraîne la peine de trois à six mois d’emprisonnement. Il n’en est pas de même dans les lieux où il n’existe pas d’établissement de cette nature. Dans ces lieux, le mendiant d’habitude et valide est seul passible d’une peine. En d’autres termes, le code pénal admet que, dans les lieux où il n’existe point de dépôt de mendicité, le mendiant puisse avoir une excuse : l’infirmité ou la misère accidentelle. Il n’en admet point pour le vagabondage, qui lui semble toujours coupable, et volontaire. En fait, cela est-il juste ? Assurément non. Le vagabondage, aussi bien que la mendicité, est un de ces délits dont la misère est complice et dont le nombre oscille avec le niveau de la prospérité publique. Les poursuites pour vagabondage ont augmenté depuis quelques années ; la moyenne de la dernière période quinquennale a été de 15,000 ; celle de la période précédente était de 10,000. A quoi tient cette augmentation ? Tout simplement à ce que la crise industrielle et agricole a rendu plus difficile de trouver du travail. Il y a donc des vagabonds par misère, tout comme il y a des mendians. Dans quelle proportion ? cela est impossible à dire, car il faut reconnaître qu’il y a dans le nombre une certaine quantité de paresseux, qui ont le travail en horreur. Mais les traiter tous en criminels, et ne pas faire la distinction entre ceux qui ne veulent pas et ceux, qui ne peuvent pas travailler, est d’une extraordinaire dureté. La loi eût été plus humaine si elle eût traité les vagabonds comme les mendians, et si elle eût également prévu la création d’établissemens destinés à obvier au vagabondage. Mais cela seul ne suffirait pas, comme nous allons le voir par l’exemple des mendians.

En statuant que, dans les lieux où il existe un établissement pour obvier à la mendicité, tout mendiant même infirme, même accidentellement réduit à la misère, était punissable, le législateur a évidemment pensé que ces établissemens recueilleraient tous les infirmes, tous les individus incapables de subvenir à leurs besoins, ou du moins leur distribueraient des secours qui les dispenseraient de demander l’aumône sur la voie publique, sans quoi la disposition de la loi n’aurait aucun sens. Or en est-il ainsi dans la réalité des choses ? Remarquons tout d’abord qu’il n’existe en France que quarante et un dépôts de mendicité[2]. Il est vrai que certains départemens s’associent pour envoyer leurs mendians dans le même dépôt ; mais il n’en reste pas moins que près de la moitié des départemens français n’ont, contrairement à un décret de 1808 qui leur en faisait un devoir, créé aucun établissement pour obvier à la mendicité. Mais dans les départemens où il existe des dépôts de mendicité, ces dépôts sont-ils au moins assez spacieux pour recevoir tous les individus infirmes ou incapables de gagner leur vie ? Ou bien, si ces établissemens ne sont pas suffisons, les secours publics sont-ils organisés d’une façon assez prévoyante et assez large pour que toute misère accidentelle soit rapidement soulagée, et toute misère habituelle, résultant d’une infirmité constante, suffisamment secourue ? Il faudrait, pour répondre à cette question, faire, département par département, une enquête qui ne serait assurément pas sans intérêt. Mais si nous nous bornons à étudier comment les choses se passent à Paris, nous verrons combien l’assistance hospitalière ou charitable reste au-dessous des prévisions de la loi.

Le nombre des arrestations pour mendicité, opérées à Paris en 1886, s’est élevé à 5,955, dont 4,660 hommes et 1,295 femmes. Les arrestations pour vagabondage se sont élevées à 14,685, dont 13,579 hommes et 1,106 femmes, ce qui donne un total de 20,640. Le nombre des entrées au dépôt ayant été, durant cette année 1886, de 42,167, on voit que près de la moitié des arrestations qui s’opèrent à Paris dans une seule année est imputable à la misère ou à la paresse. (On pourrait aussi imputer à la misère un certain nombre d’arrestations pour vol). Mais ce chiffre de 20,640 arrestations ne représente pas autant d’individus distincts, et comprend un certain nombre de doubles emplois. En effet, la jurisprudence du parquet de la Seine, tempérant,.. ainsi que je l’indiquais tout à l’heure, la dureté de la loi, ne traduit en police correctionnelle pour vagabondage que les individus arrêtés trois fois en quinze jours. Ainsi s’explique l’écart considérable entre le chiffre des individus arrêtés, 14,685, et celui des individus livrés par le parquet à la police correctionnelle, 2,838. Un écart moins sensible, mais encore considérable, s’observe, et pour la même raison, entre les individus : arrêtés pour mendicité, 5,955, et ceux traduits par le parquet devant le tribunal correctionnel, 3,056. Enfin il faut tenir compte que sur ces 5,894 vagabonds et mendians traduits devant le tribunal, 240 ont été acquittés, mais ont pu très bien avoir été arrêtés une seconde fois dons l’année, et qu’il en est de même des 5,554 mendians et vagabonds condamnés, les peines prononcées contre eux étant généralement de très courte durée et ne dépassant jamais trois mois de prison au maximum. C’est précisément le grand nombre des individus comparaissant à plusieurs reprises devant la justice qui constitue la difficulté de la répression. Ce perpétuel circuit de la rue au dépôt, du dépôt au parquet, du parquet à la rue, à peine interrompu pour quelques-uns par un court séjour en prison, décourage les agens chargés de la répression sur la voie publique, et ce découragement explique la tolérance qui, depuis quelques années, laisse nos rues s’encombrer de mendians. Mais, d’un autre côté, cette indulgence, à quelques yeux excessive, de la magistrature, s’explique également lorsqu’on sait combien illusoire et parfois combien cruelle est la répression. La meilleure manière de se rendre compte de ces difficultés est d’assister à l’interrogatoire des mendians et des vagabonds, soit au petit parquet, soit plutôt au deuxième bureau de la préfecture de police, chargé, comme je l’ai dit, du service des arrestations.

Les opérations du deuxième bureau sont multiples. Non-seulement il doit statuer sur la suite à donner aux procès-verbaux d’arrestation qui lui sont transmis par les commissaires de police, mais il doit aviser aux mesures que comporte la situation des individus que le parquet refuse de poursuivre, la prévention de mendicité ou de vagabondage ne lui paraissant pas suffisamment établie, et il doit encore disposer de ceux qui, ayant subi une condamnation pour mendicité, sont, aux termes de l’article 274 du code pénal, laissés à la disposition de l’administration pour être détenus, pendant un temps plus ou moins long, dans un dépôt de mendicité. Rien n’est intéressant comme d’assister au détail de ces opérations quotidiennes. C’est ainsi, par exemple, que, dans une seule matinée, j’ai eu sous les yeux les deux types si distincts du vagabond par habitude et du vagabond par accident. L’un se disait dessinateur : tête fine et intelligente, œil animé et insolent ; après une condamnation pour escroquerie, il avait été compromis dans la commune et déporté pour son plus grand bien. Amnistié comme tous les autres, il était revenu à Paris, et y vivait tantôt de filouteries et tantôt d’industries interlopes, entre autres de la vente de cartes obscènes. Porteur d’un nom honorable, il déclarait avec fierté renier sa famille, et il est probable que ce reniement était réciproque. L’autre était, au contraire, un malheureux garçon jardinier, qui, travaillant d’habitude chez les maraîchers des environs de Paris, se trouvait, depuis cinq jours consécutifs, sans place, sans domicile par conséquent, et avait été arrêté la nuit précédente, par d’inexorables gendarmes, dans les fossés des fortifications. Il n’y avait pas à hésiter sur le parti à prendre : traduire le premier, mettre en liberté le second, qui s’en alla tout joyeux, emportant sous son bras le morceau de pain dont on venait de le gratifier au dépôt, et qui certainement ne s’est pas fait reprendre s’il a pu trouver de l’ouvrage.

Bien différens aussi étaient les deux cas suivans de mendicité. L’un de ces mendians était un homme d’assez bonne apparence, appartenant à une famille honorable. Son fils occupait une position assez élevée dans l’université ; lui-même, ancien fonctionnaire de l’administration des douanes, touchait une petite pension de retraite. La mendicité était chez lui une passion, une manie, qui s’alliait à des goûts de bohème. Il aimait mieux rôder, se traîner de cabaret en cabaret, ramasser des bouts de cigares sur le trottoir, et demander l’aumône si les ressources lui faisaient défaut, que vivre dans son intérieur d’une vie tranquille, en fumant une pipe honnête au coin de son feu ; et lorsqu’on lui demandait pourquoi il s’obstinait à déserter ainsi le toit conjugal, il répondait d’un air important : « C’est la faute de ma femme ; elle est cléricale et vulgaire. »

Tout autre était l’histoire d’une pauvre femme, qui sortait de Saint-Lazare. Épouse légitime d’un ouvrier de Paris, elle avait été abandonnée par son mari au troisième enfant. De sa profession, elle était couseuse de sacs, et son budget était bien simple à dresser. A dix sous par sac et à trois sacs par jour (à supposer que les commandes ne fissent pas défaut), cela faisait un salaire quotidien de trente sous. Pour nourrir, loger et vêtir trois personnes, c’était court ; aussi peu à peu avait-elle pris l’habitude de mendier pour joindre les deux bouts. Arrêtée, puis remise en liberté, elle s’était fait reprendre plusieurs fois. Celle-là rentrait parfaitement dans la définition de la loi : mendiante d’habitude et valide. Aussi avait-elle été condamnée par le tribunal à trois jours de prison, et il s’agissait de savoir si elle serait envoyée au dépôt de mendicité ou rendue à ses enfans. Ainsi fut fait. Mais son cas relevait évidemment de la charité publique, et ne faisait que mettre en lumière à la fois la mauvaise organisation et l’insuffisance des secours distribués par les bureaux de bienfaisance. Cette mauvaise organisation et cette insuffisance de la charité publique sont une conclusion à laquelle il est impossible de ne pas arriver également, lorsqu’on voit défiler sous la prévention de mendicité ou de vagabondage des vieillards et des vieilles femmes incapables d’un travail sérieux, des infirmes hors d’état de subvenir à leurs besoins, des malades repoussés des hôpitaux comme incurables ; en un mot, tous les vaincus du combat de la vie, qui devraient être recueillis comme on recueille les blessés sur le champ de bataille, et qu’on laisse au contraire étaler au grand soleil leurs misères et leurs plaies. La première conclusion à laquelle conduit l’étude de la mendicité et du vagabondage à Paris est donc l’insuffisance des secours publics, qu’il s’agisse des malades à soulager ou des indigens à secourir, et malheureusement cette insuffisance ne fait que s’accroître. Le budget des pauvres est en déficit, tout comme celui de l’état ; ses dépenses s’accroissent par reflet d’une administration dispendieuse, ses recettes diminuent par suite de la méfiance justifiée qu’inspire la gestion des nouveaux bureaux de bienfaisance. Pour arriver à rétablir l’équilibre, on est obligé d’entamer le capital et de diminuer les dépenses ou du moins certaines dépenses. C’est ainsi que, cette année, on a vendu des rentes, et sous prétexte de modification dans le système de répartition des secours, on a rayé un grand nombre de malheureux qui étaient inscrits sur les listes des bureaux de bienfaisance. Mais on tourne ainsi dans un cercle vicieux, car, en diminuant les secours, on augmente la misère, et c’est la misère qui alimente en grande partie le vagabondage et la mendicité.

Cependant il faut reconnaître qu’il existe également un assez grand nombre de vagabonds par goût et de mendians par profession. Les premiers sont faciles à reconnaître, en quelque sorte, au premier aspect. Ce sont presque toujours des individus jeunes, ou du moins dans la force de l’âge. De bonne heure, ils se sont déshabitués de travail régulier, et ils ont commencé à vivre de hasard et de métiers interlopes, ne faisant œuvre de leurs bras que sous l’aiguillon de la faim, et, plutôt que de s’embaucher dans un atelier, préférant gagner quelques sous à ouvrir les portières des voitures ou à courir après les cochers. Ils alternent entre la prison et la liberté, prenant gaîment leur parti de vivre de temps à autre, pendant une quinzaine de jours ou même davantage, aux frais du gouvernement, rencontrant, comme nous le verrons tout à l’heure, dans les prisons de la Seine, une société tout à fait de leur goût, et profitant souvent de l’occasion pour y comploter quelques bons coups. Ceux-là finiront par le vol et la maison centrale, sinon par l’assassinat et la Nouvelle-Calédonie. Si, dès le début, une punition sévère les atteignait ; s’il existait en outre, pour eux comme pour les mendians, des maisons de travail où ils fussent conduits à l’expiration de leur peine, et contraints de rester jusqu’à ce que, par leur travail, ils se fussent procurés un certain pécule, on en sauverait peut-être un certain nombre. Il est à remarquer que le code pénal de 1810 en usait ainsi avec eux, et que l’article 271, relatif au vagabondage, se terminait ainsi : « Les vagabonds demeureront, après avoir subi leur peine, à la disposition du gouvernement pendant le temps qu’il déterminera, en égard à leur conduite. » Les termes de cet article donnaient parfaitement au gouvernement le droit d’infliger aux vagabonds, comme aux mendians, un temps de détention supplémentaire. Mais comme le gouvernement ne faisait aucun usage de cette faculté, la réforme de 1832 remplaça cette disposition par la surveillance de la haute police, qui a, autrefois du moins, car aujourd’hui elle est supprimée, compliqué la question, en multipliant les condamnations pour rupture de ban. Peut-être y aurait-il lieu d’en revenir à cette disposition du code de 1810 en créant pour les vagabonds des maisons de travail analogues aux dépôts de mendicité, et en les ouvrant même par avance aux individus sans domicile et sans moyens d’existence, qui seraient réellement désireux de travailler. C’est la solution que préconise M. le pasteur Robin, dans un excellent livre intitulé ; Hospitalité et Travail, dont j’ai déjà en occasion de parler. C’est l’idée du workhouse anglais, et, malgré les préjugés qui existent en France contre les workhouse, cette institution telle qu’elle fonctionne aujourd’hui, à Londres du moins, où j’en ai visité plusieurs, n’est déjà pas tant mauvaise.

Quant aux mendians d’habitude, ce sont aussi des paresseux, mais d’une autre nature, moins aventureux, plus casaniers, ayant généralement un domicile fixe, parfois une petite occupation, mais qui, plutôt que de se tuer de travail, aiment mieux s’adresser à la charité publique. On leur offrirait un salaire assuré en échange d’un travail régulier que peut-être ils le refuseraient. S’ils ont quelque infirmité à exhiber, cette infirmité devient pour eux un gagne-pain, et peut-être n’accepteraient-ils pas non plus volontiers d’en guérir. Parfois ils refusent l’asile que la préfecture de police peut leur offrir, à Villers-Cotterets ou à Nanterre. À la discipline nécessairement un peu sévère du dépôt de mendicité, ils préfèrent encore leur liberté misérable. Quant aux histoires de mendians volontaires dans la paillasse desquels on trouve, après leur mort, des sacs d’argent, il en faut décidément faire son deuil. Ayant lu récemment une histoire de ce genre dans un grave journal, j’ai voulu en avoir le cœur net : il n’y avait pas un mot de vrai. Plus fréquentes, mais rares encore, sont les simulations d’infirmités, bien que les mendians d’habitude fassent parfois montre en ce genre de beaucoup d’ingéniosité. Mais ce qui est malheureusement plus commun, c’est que l’infirmité trop réelle devient un gagne-pain pour la famille du malheureux infirme. Tel ne voudrait pas mettre dans un asile son père aveugle ou sa mère paralytique, parce qu’il en tire parti en le promenant dans les rues ou en l’exhibant sous une porte cochère. Ce sont surtout les enfans qui deviennent victimes de ces exploitations éhontées. Aucun mouvement n’est plus naturel que de donner un sou à un petit garçon ou à une petite fille qui vous demande l’aumône, au nom de sa mère malade ou de ses petits frères qui n’ont pas mangé. Mais il est fort à craindre que cet enfant ne soit un instrument dans les mains de ses propres parens, au grand détriment de sa moralité dans le présent et dans l’avenir. Peut-être même est-il victime d’un exploiteur, bien qu’une loi du 7 décembre 1874 punisse sévèrement cette coupable industrie. C’est entre ces espèces multiples que la préfecture de police est obligée de se reconnaître, traduisant les uns qui seront peut-être acquittés, relaxant les autres qui le seraient certainement, recommandant ceux-ci à telle ou telle société charitable qui acceptera d’en prendre soin, enfin prenant elle-même la charge de ceux-là dans les deux maisons dont elle dispose. L’une est le dépôt de mendicité de Villers-Cotterets, devenu un véritable hospice de vieillards ou d’incurables, dont les pensionnaires, une fois qu’ils y ont été admis, ne sortent plus guère que pour aller au cimetière. L’autre est celle de Nanterre, récemment ouverte en remplacement de l’immonde dépôt de Saint-Denis, dont la fermeture, demandée pour la première fois en 1842, a été prononcée il y a quelques mois.

J’ai visité, il y a peu de temps, cette maison de Nanterre, et je crois bien être le premier qui y ait pénétré en curieux. Elle vaut cependant la peine d’être vue. C’est, en effet, un de ces magnifiques spécimens de gaspillage architectural dont nos administrations françaises se plaisent à donner l’exemple. Le devis primitif était de 8 millions ; elle en a déjà coûté 13, et elle n’est pas achevée. Aussi a-t-il fallu quatorze ans pour l’amener au point où elle en est Là où la brique, le fer et le sapin auraient suffi, on a prodigué la pierre de taille et le chêne. C’est ainsi que, la maison ayant la forme d’un grand rectangle dont la base est assez étroite, un passage couvert, qui court le long des murs, met en communication les divers bâtimens qui composent la maison. Des colonnes en fonte, un pavement en bitume auraient parfaitement suffi : colonnes et pavement, tout est en pierre de taille. C’est un petit Karnak. L’escalier qui monte à l’infirmerie est en pierre de taille également, avec frises sculptées et plaques de marbre. Tous les lambris de l’infirmerie sont en vieux chêne, même les cloisons qui séparent les salles de malades du couloir central. Le cabinet du directeur ferait envie à un préfet et conviendrait à un ministre. En un mot, tout est à l’avenant. Aussi l’administration de la préfecture de police, effrayée de l’argent qu’elle a dépensé, a-t-elle cherché le moyen de faire des économies, et, obéissant plutôt à la crainte de déplaire au conseil municipal qu’à ses propres traditions, elle a fait porter ses économies sur le service religieux. Le plan primitif de la maison comportait au centre une grande chapelle, presque une église, impartialement flanquée, à droite d’un oratoire protestant, à gauche d’une synagogue. La chapelle est et demeurera inachevée : les murs, qu’on a conduits jusqu’à moitié hauteur, commencent à tomber en ruine :


Pendent opera interrupta, minæque
Murorum ingentes.


De l’oratoire protestant on a fait une cantine ; je ne crois pas qu’on ait touché à la synagogue. cette population de 3,000 individus, hommes et femmes, dont beaucoup ont sollicité leur admission volontaire et y finiront leur vie, est donc systématiquement privée de toute possibilité d’assister à un service religieux. Aussi a-t-on fait également l’économie du traitement de l’aumônier. Une petite affiche manuscrite, apposée dans le coin d’une des salles, informe les pensionnaires que ceux qui en feront la demande expresse pourront, à leurs derniers momens, obtenir l’assistance d’un prêtre et un service religieux. Pour ceux-là, on va chercher (y va-t-on ? ) le vicaire d’un village voisin, et le service religieux consiste en quelques prières dites sur le cercueil, à la Morgue même, en présence des autres cadavres. Mais pour ceux qui n’ont point en la prévision de régler eux-mêmes leurs funérailles, pour ceux qui s’éteignent peu à peu, inconsciemment, comme s’éteignent ceux qui meurent de vieillesse et de misère, on suppose qu’ils ont manifesté l’intention d’être enterrés civilement, et on les conduit, sans cérémonie d’aucune sorte, dans un cimetière qui est un champ, où ils sont enfouis sans inscription ni croix.

Malgré ces économies, on sera vraisemblablement obligé à de nouvelles dépenses dans la maison de Nanterre, et cela à cause de la substitution d’un personnel laïque au personnel congréganiste, en vue duquel la maison avait été aménagée. Un bâtiment voisin de la chapelle devait loger toute la communauté. Ce bâtiment est occupé aujourd’hui par six gardiennes laïques, qui seules, étant célibataires, ont bien voulu s’en accommoder. Il a fallu loger les autres, avec leurs familles, dans les bâtimens de l’administration. La maison de Nanterre n’ayant pas encore toute la population qu’elle est destinée à contenir, les choses pour le moment peuvent aller ainsi. Mais lorsqu’elle sera à son complet, tant comme détenus que comme gardiens et gardiennes, force sera bien d’agrandir le bâtiment où logent actuellement les gardiennes, leurs enfans et leurs maris. Je ne parle pas de la dépense annuelle qui résultera du remplacement d’un personnel uniformément rétribué au taux de 650 fr., par un personnel dont les traitemens varient d’un minimum de 800 à un maximum de 1,500, et je crois même de 2,000 francs. Quanta ce personnel lui-même, je ne voudrais absolument rien articuler contre lui. Il faut se garder de ces condamnations générales prononcées contre toute une catégorie de femmes à raison du costume qu’elles portent ou plutôt qu’elles ne portent pas, car on risque par là de méconnaître des dévoûmens réels. Je dirai même que quelques-unes de ces gardiennes m’ont paru de bonnes personnes, remplissant avec autant de zèle, quoique peut-être avec un peu moins de tenue que les religieuses, des fonctions assez rebutantes. Je dois cependant relater un petit fait que le hasard a porté à ma connaissance. En me promenant dans une des salles réservées aux femmes, j’avisai dans un coin une note manuscrite, signée par le directeur, qui défendait en termes sévères aux gardiennes de couper les cheveux des pensionnaires, et qui s’élevait avec vivacité contre cette mutilation infligée à des femmes. Je m’informai des motifs qui avaient rendu cette prohibition nécessaire, et j’appris que, lors de l’ouverture de la maison de Nanterre, une revendeuse en cheveux était venue demander assez naïvement, au nouveau directeur, si elle pouvait continuer à acheter aux gardiennes les cheveux des détenues, comme elle faisait à Saint-Denis. De là cette note que je ne pas qu’approuver ; mais je me demandai en même temps si, dans une maison tenue par des sœurs de Marie-Joseph, pareille interdiction eût été nécessaire. La maison de répression de Nanterre contient, comme l’ancienne maison de Saint-Denis, trois catégories différentes de détenus[3] : les mendians libérés, mais que l’administration retient en vertu des pouvoirs que lui confère l’article 274 du code pénal ; les individus en hospitalité, et les individus détenus par mesure administrative. Cette dernière catégorie est assez difficile à définir, et il faut convenir que la détention dont ils sont l’objet est un peu arbitraire ; mais, si on les garde sous clé, c’est dans leur intérêt même. Ce sont généralement des indigens étrangers ou originaires de la province, qui sollicitent leur rapatriement ou leur admission dans quelque hospice départemental, et qu’on héberge en attendant que leur affaire soit réglée. Ce sont aussi des parens pauvres, des cousins Pons et des cousines Bette, se réclamant de familles aisées auxquelles on s’efforce de les faire reprendre, mais qui ne mettent pas beaucoup d’empressement à se charger de ce fardeau. Quant aux individus en hospitalité, ce sont des malheureux qui, las de lutter contre la misère, « se sont rendus, » suivant l’expression dont ils se servent eux-mêmes, et viennent dire à la police : « Faites de moi ce que vous voudrez. » Les traduire pour vagabondage serait inhumain, et d’ailleurs n’avancerait à rien, car, au bout de quinze jours ou trois semaines de prison, ils seraient rendus à la liberté et se trouveraient sur le pavé comme auparavant. On les reçoit donc et on les garde plus ou moins longtemps, quelques-uns toujours, mais ceux-là seulement qui sont atteints de quelque incapacité de travail ou parvenus à l’extrême vieillesse. Le grand nombre d’estropiés ou de demi-aveugles qu’on trouve parmi eux explique leur histoire. Quelques-uns sont atteints de maladies absolument incurables. C’est ainsi que j’ai vu un malheureux cloué dans son lit par une paralysie générale ; il avait perdu l’usage de tous ses membres, sauf la main gauche, dont il se servait péniblement pour écarter les mouches qui venaient se poser sur sa figure, comme si elles sentaient déjà le cadavre. Il faut convenir que la préfecture de police décharge ici l’Assistance publique d’une partie de ses devoirs, et qu’elle reçoit des individus dont la vraie place serait aux Incurables, à Bicêtre ou à la Salpêtrière. Les plus tristes à voir sont encore ceux que l’âge ou la misère a amenés au dernier degré de l’usure physique. Toutes les déchéances, toutes les horreurs de la vieillesse, que Juvénal a décrites en des vers énergiques :

deformem et tætrum ante omnia vultum
Dissimilemque sui, deformem pro cute pellem,
Pendentesque genas….
… cum voce trementia labra
Et jam læva caput, madidique infentia nasi,
Frangendus misero gingiva panis inermi,


visages déformés, peau semblable à du cuir, joues tombantes, lèvres tremblantes, chefs dénudés, nez humides, gencives édentées, rien ne manque à ce triste cortège d’infirmités qui accompagne les dernières années de l’être humain. Les uns, hommes et femmes, ne bougent jamais de l’infirmerie, où ils sont livrés à toutes les humiliations inconscientes du gâtisme, et je ne crois pas que plus beaux lambris aient jamais contemplé plus triste misère. D’autres, sans être tombés aussi bas, ne sauraient s’associer à la vie générale de la maison, monter les escaliers, se promener dans les cours, empêchés qu’ils sont par leur état de faiblesse ou d’infirmité. On a dû affecter à ces demi-invalides, dans le quartier des hommes et dans le quartier des femmes, deux salles spéciales, situées au rez-de-chaussée, où ils dorment, mangent et passent leur journées ne rien faire. Que feraient-ils ? Ceux-là, cependant, sont encore des consciens. Ils ont leurs souvenirs, leurs regrets, leurs anecdotes. Je remarquai par hasard, dans cette foule, un vieillard qui avait encore l’œil assez vif, et je lui demandai son histoire. C’était un ancien paillasse. De sa vie, il n’avait fait d’autre métier que de suivre, de foire en foire, une troupe de saltimbanques et de divertir le public avec ses lazzi, donnant et recevant à tour de rôle des gifles et des coups de pied bien appliqués. Cette vie nomade ne l’avait pas empêché de se marier. Il avait épousé la tante, et j’appris par cette occasion qu’il y a, dans toutes les troupes de saltimbanques, un personnage féminin de ce nom qui joue les rôles comiques. Le ménage faisait d’assez bonnes journées. Le mari gagnait 5 francs par jour, et il tirait, en outre, quelques petits profits de la vente de ses calembours imprimés. Mais aux paillasses surtout doit s’appliquer le proverbe : Ce qui vient de la flûte s’en retourne au tambour. » Et puis, ajoutait-il d’un air important, il avait eu des revers. Bref, il n’était plus apte même à recevoir des gifles. A bout de calembours et aussi à bout de ressources, il avait sollicité son admission à Saint-Denis, d’où il venait d’être transféré à Nanterre. Il paraissait prendre avec philosophie sa nouvelle condition, et ne se préoccupait que d’une chose : savoir s’il aurait la libre disposition d’une somme de 30 fr., sur laquelle il comptait pour améliorer son ordinaire à la cantine, et qui provenait d’une quête faite à son profit par ses anciens camarades à la foire de Neuilly.

On sépare avec raison les individus qui sont hospitalisés ou détenus administrativement, et ceux qui ont subi des condamnations. Ces derniers sont en effet les moins intéressans, bien qu’on trouve parmi eux un certain nombre de malheureux dont les infirmités expliquent assez la triste histoire. Mais il n’est pas rare d’y rencontrer aussi des hommes vigoureux et dans la force de l’âge. Il est bien difficile de croire que ceux-là n’auraient pas pu trouver à gagner leur vie. Ce qui est véritablement douloureux, c’est d’y voir des jeunes gens, presque des enfans. Tel était le cas d’un garçon de dix-sept ans à peine, dont la physionomie assez fine et douce avait attiré mon attention. A l’entendre, son père était mort, sa mère vivait « avec du monde. » Il avait dû quitter le domicile maternel, et, n’ayant pu trouver du travail, il s’était mis à mendier. Ce qu’il n’ajoutait pas et ce que son dossier révélait, c’est que, très jeune, il avait fait montre d’assez mauvais instincts, et qu’il avait été, sur la demande de son père, enfermé six mois à la Petite-Roquette. Une société charitable, à laquelle cette situation fut indiquée, ne put rien faire pour lui à raison de ses antécédens fâcheux, et il fallut le laisser suivre son sort, qui, probablement, le conduira un jour ou l’autre à la Nouvelle-Calédonie. Et, cependant, avec ses cheveux bouclant naturellement et ses beaux yeux à fleur de tête, de combien de parens ce garçon n’aurait-il pas fait l’orgueil à la sortie de Stanislas ou de Condorcet ? Atavisme et fatalité, dirait le professeur Lombroso. Pourquoi pas aussi bien mauvaise éducation et misère ?

Si on retient les mendians pendant un temps plus ou moins long à Nanterre (je ne parle pas de ceux qui y sont hospitalisés à perpétuelle demeure), c’est pour leur permettre de se constituer, par leur travail, un petit pécule qui les mette en état de subvenir à leurs besoins. Il a donc été nécessaire d’installer dans la maison un certain nombre d’ateliers. Les travaux auxquels on emploie les pensionnaires de la maison sont fort simples et ne nécessitent pas un long apprentissage : coupage de poils de lapin, dépeçage d’ajustemens de drap, confection de filets, etc. Mais, à cause de cela même, ces travaux sont peu rémunérés ; chacun des pensionnaires peut se faire environ de dix à douze sous par jour. Du pécule ainsi amassé, une partie est laissée à leur disposition pour leur permettre d’améliorer leur ordinaire à la cantine. Il ne faut donc pas compter qu’ils puissent amasser plus de 10 francs par mois. On les remet généralement en liberté, qu’ils le demandent ou qu’ils ne le demandent pas, lorsque leur pécule atteint 20 ou 30 francs. Tous les jours on en renvoie ainsi douze ou quinze, qu’on lâche tout uniment sur la grande route, sans s’inquiéter de ce qu’ils deviennent. En m’en retournant moi-même, j’en ai rencontré plusieurs qui cheminaient clopin-clopant, usés qu’ils sont presque tous par l’âge ou appesantis par quelque infirmité. Comme presque tous ces mendians ont été arrêtés à Paris, et comme il faut bien qu’ils y retournent pour y trouver de l’ouvrage, car ce n’est pas Nanterre qui leur en offrira, il y aurait humanité à les ramener, à ne pas les mettre dans l’alternative de dépenser, pour prendre une place de chemin de fer, quelques sous de leur pauvre pécule, ou de se traîner péniblement, de Nanterre à Paris, non sans faire peut-être plus d’une halte dans les nombreux cabarets qui bordent la route. Comme les mendians à destination de la maison de répression arrivent de Paris en voiture, rien ne serait plus facile que d’utiliser pour les libérés le retour de ces mêmes voitures. Je signale cette petite amélioration à l’administration de la préfecture de police, toujours soucieuse de bien faire quand on la laisse à elle-même.

En somme, l’ouverture de cette maison nouvelle de Nanterre, remplaçant la hideuse maison de Saint-Denis, constitue sur l’état de choses antérieur un progrès signalé. Le grand nombre de places dont la préfecture de police va pouvoir disposer, jusqu’à ce que la maison soit pleine, apportera peut-être même un soulagement momentané à cette plaie de la mendicité parisienne, qui a pris, depuis quelques années, une si grande extension, un peu parce que la misère s’est accrue, un peu parce que la répression s’est affaiblie. Mais ce soulagement ne peut être que momentané, car la préfecture de police ne peut pas indéfiniment se substituer à l’assistance publique, héberger les vieillards qu’elle devrait faire entrer à Bicêtre, soigner les infirmes qu’elle devrait admettre aux Incurables. Pour le vagabondage, en tout cas, le problème reste entier, puisque, sur le vagabond libéré, l’administration n’a aucun droit. Pour les mendians et les vagabonds, le problème ne sera résolu, dans la mesure où il peut l’être, au sein d’une société où les rangs des malheureux sont aussi pressés, qu’aux deux conditions suivantes : assurer rapidement à tous ceux qui sont victimes d’une infortune imméritée les secours de la charité publique ou privée ; atteindre par un châtiment énergique ceux qui au travail préfèrent la paresse ou l’aumône. Or, à Paris et dans les grandes villes, l’organisation de l’assistance publique est déplorablement insuffisante ; elle n’existe qu’à l’état rudimentaire dans les campagnes. Quant à la charité privée, sans méconnaître les immenses services qu’elle sait rendre, on est obligé cependant d’avouer qu’elle a ce double défaut d’être inégale et intermittente. Il ne faut donc pas compter, dans l’état actuel des choses, sur ces moyens préventifs pour combattre la mendicité et le vagabondage. La suite de notre enquête montrera si du moins la répression en est assurée d’une façon efficace.


HAUSSONVILLE.

  1. Voyez la Revue du 1er juin 1878.
  2. Sous l’ancien régime, il y avait déjà un dépôt de mendicité par généralité, soit en tout trente-deux. On voit qu’en un siècle, la progression du nombre de ces dépôts n’a pas été considérable.
  3. La maison de Nanterre doit servir, en outre, à l’emprisonnement correctionnel et contient deux quartiers cellulaires : l’une pour les hommes, l’autre pour les femmes, comprenant chacun 300 cellules. Mais, ces quartiers n’étant pas encore occupés, nous n’avons point à en parler quant à présent.