Le Combat contre le vice
Revue des Deux Mondes3e période, tome 79 (p. 126-170).
02  ►
LE
COMBAT CONTRE LE VICE

I.
L’INCONDUITE.

La misère est une plaie qui ronge l’organisme des sociétés civilisées. Parmi les causes qui entretiennent cette plaie toujours saignante, il en est sur lesquelles la volonté individuelle n’a que peu ou point d’action. Ce sont les lois de la concurrence économique, lois fatales contre lesquelles, suivant le conseil du sage antique, « il est inutile de se fâcher, car cela ne leur fait rien. » La lutte d’industrie contre industrie, de peuple contre peuple, d’individu contre individu ne saurait aller sans souffrances, et le progrès lui-même s’achète au prix des ruines et des larmes. À ces souffrances la prévoyance, l’association, la charité, entendue au sens le plus large du mot, peuvent apporter certains adoucissemens ; mais elles ne les feront point disparaître. Tout système, socialiste ou chrétien, qui laisse espérer l’extinction du paupérisme est duperie ou chimère.

Cependant la misère a encore d’autres causes qui dépendent davantage de l’homme et de son libre arbitre. Si, parmi ceux qui vivent du travail de leurs bras, l’imprévoyance, la prodigalité, la paresse, la débauche, étaient inconnues, leur condition sociale en éprouverait une amélioration sensible. Mais comme, pour être pauvre, on n’est pas nécessairement parfait, ces vices, qui sont communs à tous les hommes, riches ou pauvres, entretiennent la misère dans les classes populaires, et la misère, à son tour, y engendre ces diverses formes du vice. On n’a donc point envisagé le problème sous toutes ses faces, tant qu’on n’a point étudié cette action réciproque et les moyens de la combattre. C’est ce que je voudrais essayer de faire dans une nouvelle série d’études, que je restreindrai, comme les précédentes, dans un cercle exclusivement parisien. Si j’ai choisi ce champ d’observations, ce n’est pas qu’à mon sens Paris mérite la réputation exceptionnelle de corruption que les étrangers se plaisent à lui faire. Toutes les grandes agglomérations humaines se valent à peu de chose près, et le marquis de Mirabeau avait raison de dire dans son langage énergique : « L’entassement des hommes engendre la pourriture, comme celui des pommes. » Mais, sans compter qu’il est difficile d’étendre au-delà d’un certain rayon des investigations personnelles, Paris présente encore à l’observateur un genre particulier d’intérêt. Nulle part le combat de la vertu contre le vice n’est engagé avec plus d’ardeur, et si, dans certaines villes étrangères, l’armée du bien fait plus de bruit, je ne crois pas qu’elle fasse meilleure besogne.

Ce contraste entre l’étalage bruyant du vice et l’activité silencieuse de la charité apparaît parfois d’une façon saisissante aux yeux de celui qui connaît bien son pavé de Paris. Remontez un soir cette large voie que l’empire a percée au travers de l’ancien quartier des Écoles, de la Seine à l’Observatoire, et qui a conservé, en dépit des temps, le nom clérical de boulevard Saint-Michel. Rien de déplaisant comme l’aspect des cafés et des brasseries qui bordent ce boulevard dans presque toute sa longueur, avec leurs dorures de mauvais goût et leurs peintures criardes. Rien qui présente sous un aspect moins idéal la jeunesse des écoles que l’intérieur de ces cafés et de ces brasseries où se presse une clientèle nombreuse d’étudians trop débraillés et de femmes trop élégantes. C’est la débauche dans toute sa vulgarité, et pour peu que vous ayez été crédule à Murger ou à Musset, vous ne pouvez vous empêcher de regretter le temps des Rodolphe et des Frédéric, des Mimi et des Bernerette, où à l’amour se mêlait, disent ces auteurs, un peu plus de poésie et un peu moins de vénalité. Mais, parvenu à la hauteur du Luxembourg, prenez cette artère nouvelle à laquelle on a donné le nom d’un de nos grands physiciens, et suivez-la jusqu’au coin de la rue Saint-Jacques. Là vos regards seront frappés par un grand bâtiment qui élève dans la nuit ses hautes murailles sombres percées de rares et étroites lucarnes. N’essayez point d’y pénétrer ; votre curiosité indifférente n’en pourrait franchir la clôture ; mais qu’à n’importe quelle heure du jour comme de la nuit une femme en robe de toile ou de soie vienne sonner à la porte et demander protection contre les autres ou contre elle-même, elle y trouvera l’accueil indulgent que la vertu sans tache sait faire à la faiblesse. Continuez votre route, et vis-à-vis d’un bal vulgaire qui se cache dans l’arrière-boutique d’un cabaret, vous trouverez ouverte la porte de l’Asile de nuit pour femmes, dont l’hospitalité passagère a sauvé bien des créatures d’extrémités pires encore que la misère. Faites encore quelques pas : en face des bosquets illuminés d’un jardin où bien des générations successives d’étudians et d’étudiantes se sont donné rendez-vous, vous apercevrez une maison dont la façade moderne et presque riante n’a rien qui trahisse la destination sévère. C’est là, cependant, le refuge et le tombeau volontaire de celles qui étaient descendues à ce degré d’ignominie dont on ne peut se retirer que par la mort au monde et par l’oubli. Ces contrastes qui semblent au premier abord l’effet du hasard ne font que traduire aux yeux le contraste moral qui est le fond de la vie parisienne. De Paris, en effet, il n’y a rien qu’on ne puisse dire en bien comme en mal, ni choses si contraires et si extrêmes qui ne soient cependant la vérité. De même que les vies les plus différentes, celle du travail et celle du plaisir, y trouvent des alimens ; de même qu’il y a public pour tout et adeptes pour toutes doctrines, de même on y rencontre les derniers raffinemens du vice et les manifestations les plus hautes de la vertu. En aucun autre lieu du monde, les phénomènes de la vie n’éclatent avec une égale intensité, et il est difficile qu’après avoir pris part à cette existence, toute autre ne vous paraisse pas un peu monotone et décolorée. Certes, c’est une noble conception du devoir social d’emprisonner dans les étroites limites d’un coin de terre, connu et chéri dès l’enfance, l’effort de son activité, la promenade de son imagination et l’ambition de ses rêves. C’est aussi, à certaines heures de l’âme, une tentation irrésistible de venir demander à l’immuable nature l’oubli momentané de ses agitations intérieures et de chercher dans sa beauté, dans son calme, des leçons d’apaisement et de résignation. Mais la contemplation prolongée n’est-elle pas dangereuse pour l’énergie humaine, et à trop s’y complaire, ne court-on pas le risque de glisser sur la pente de cette inertie fataliste qui paralyse les peuples de l’Orient ? Un jour que je traversais (il y a déjà de cela plusieurs années) un cimetière musulman, je me souviens d’avoir remarqué trois Arabes, immobiles et graves, qui fumaient assis, les jambes croisées, sur la pierre d’un monument funèbre. En passant, je frôlai le burnous de l’un d’eux : ce fut à peine s’il daigna jeter les yeux sur moi, mais je lus dans son regard la profondeur de son mépris pour ce voyageur oisif et affairé qui d’un pas distrait foulait aux pieds des tombeaux. Peut-être avait-il raison, et puisque tout aboutit à ce terme fatal, aussi bien l’activité française que l’indolence arabe, puisque le pied de l’enfant y vient heurter comme celui du vieillard, peut-être y aurait-il plus de sagesse à ne pas se consumer en efforts d’un jour et à s’absorber chacun, selon sa croyance, dans la pensée d’une éternité redoutable ou dans l’anticipation de ce néant qui a parfois tant d’attrait pour les âmes fatiguées. Mais pour ceux qui ne sauraient atteindre à cette vertu ou à cette philosophie, le mouvement incessant d’une grande ville offre à l’esprit un intérêt qui rend la vie plus légère, et ceux qui ont, suivant la belle expression d’un romancier moderne, « la religion de la souffrance humaine, » ceux-là peuvent trouver dans la pratique de cette religion le seul emploi des heures d’ici-bas qui ne laisse ni regrets, ni mécomptes. Il n’est donc aucun besoin de notre nature auquel Paris ne réponde, et c’est en ce sens qu’on peut dire avec Montaigne : « Je ne veux pas oublier que je ne me mutine jamais tant contre la France, que je ne regarde Paris de bon œil. Elle a mon cœur dès mon enfance et m’en est advenu comme des choses excellentes. Plus j’ai vu depuis d’autres villes belles, plus la beauté de celle-ci peut et gagne sur mon affection. Je l’aime par elle-même et plus en son propre être que surchargée de pompe étrangère. Je l’aime tendrement jusques à ses verrues et ses taches. »


I.

Paris est la ville de France où les salaires sont le plus élevés et l’épargne le plus faible. La statistique est formelle sur ce point, et bien qu’à la statistique on ne doive pas toujours se fier, il n’y a pas moyen, en l’espèce, de tirer une autre conclusion des chiffres qu’elle rassemble. C’est ainsi qu’en 1883, dans la petite industrie, le salaire moyen ordinaire[1] s’est élevé à Paris à 5 fr. 84 pour les hommes, à 2 fr. 90 pour les femmes, et, dans les autres chefs-lieux de département, à 3 fr. 43 pour les hommes et à 1 fr. 80 pour les femmes. Dans la grande industrie, l’écart a été sensiblement le même : 5 fr. 33 pour les hommes, 2 fr. 68 pour les femmes, à Paris, ou plutôt dans le département de la Seine ; 3 fr. 55 pour les hommes, 1 fr. 80 pour les femmes dans les autres départemens. Ces moyennes sont, il est vrai, la résultante de chiffres très variables. Mais comme ces variations se retrouvent dans le reste de la France, bien qu’à un moindre degré, on peut affirmer sans craindre de tomber dans l’inexactitude qu’à Paris l’ouvrier de la petite industrie gagne à peu près le double et celui de la grande industrie à peu près le tiers en sus de son pareil dans le reste de la France. Cherchons maintenant dans quelle proportion il épargne.

La moyenne générale des déposans à la caisse d’épargne rapprochée du nombre des habitans, est, d’après la dernière statistique, de 118 sur 1,000. La Seine fait partie des trente-cinq départemens qui sont au-dessus de cette moyenne, comptant 157 déposans sur 1,000 habitans. Cette proportion paraît, au premier abord, assez élevée et donne une idée plutôt favorable des habitudes économes du Parisien. Mais si l’on pénètre un peu dans le détail des opérations des caisses d’épargne, cette impression ne tarde pas à se dissiper. La moyenne de chaque livret de caisse d’épargne est, dans l’ensemble de la France, de 395 francs. Cette moyenne est sensiblement dépassée dans certains départemens. C’est ainsi, pour n’en citer que deux, qu’elle s’élève à 625 dans le Cantal, à 587 dans le Morbihan. Au contraire, elle n’est plus que de 356 dans le Nord, de 291 dans le Rhône, de 261 dans la Haute-Savoie. Mais c’est le département de la Seine qui tient le dernier rang : la moyenne n’est que de 199 francs par livret. Or, les ouvriers forment à Paris comme ailleurs plus de la moitié de la clientèle de la caisse d’épargne, les dépôts opérés par les domestiques ou les petits bourgeois représentant généralement des sommes assez élevées. Il en faut bien conclure (et la statistique confirme ici la commune renommée) que l’ouvrier parisien, cet aristocrate du travail, est moins économe que l’Auvergnat, le Breton ou le Savoyard, moins que le tisserand de Flandre ou le canut de Lyon. C’est là un fait qui mérite assurément quelque attention. Peut-être n’y a-t-il pas une relation tout à fait directe entre les habitudes d’épargne et la moralité générale d’une population. Mais le département de la Seine, qui tient le dernier rang au point de vue de l’épargne, occupe, au contraire, le premier quant au nombre des naissances illégitimes et des crimes[2]. De la prodigalité à l’inconduite, de l’inconduite à la criminalité, la pente est, en effet, rapide. Étudions donc sous ces trois aspects les mœurs de la classe populaire et faisons, puisque le mot comme la chose sont à la mode, un peu de psychologie parisienne, fût-elle parfois un peu morbide.

Le mot de prodigalité peut sembla exagéré, appliqué aux habitudes de l’ouvrier parisien, et cependant ce mot n’est pas trop fort si l’on compare son genre de vie avec celui de l’habitant de la campagne et cela même dans les départemens les plus voisins de Paris. Je sais dans un de ces départemens des paysans qui, de père en fils, possèdent des biens au soleil pour plusieurs milliers de francs. Ils passent les six jours de la semaine, voire la moitié du septième, à labourer leur champ, à faucher leur pré, à bêcher leur jardin. Le dimanche, dans l’après-midi, ils échangent leurs vêtemens de travail contre une blouse bleue bien lavée et ils se rendent au cabaret, où ils jouent au billard leur consommation, c’est-à-dire une bouteille de bière, un verre de vin, ou une tasse de café arrosé d’eau-de-vie. Ajoutez à cela, deux ou trois fois dans leur vie, un voyage d’un jour ou deux à Paris, lorsqu’ils y sont attirés par quelque circonstance exceptionnelle, et vous avez tous leurs plaisirs. Pour moi qui suis, depuis bien des années, témoin de ces laborieuses existences, c’est encore un problème qu’une âme humaine puisse vivre à si peu de frais, si constamment courbée vers la terre, sans un regard tourné vers l’idéal ni vers le ciel. Mais combien cette vie est différente de celle de l’ouvrier parisien, dont, sauf exception, des dépenses superflues ou nuisibles absorbent, peut-être pour un quart ou un tiers, le salaire quotidien. J’ai dit : sauf exception, et c’est là une réserve qu’il faut toujours faire lorsqu’il s’agit de mœurs parisiennes, car, à Paris, on rencontre également des prodiges d’économie et cela chez ceux qui gagnent le moins. C’est ainsi qu’au 31 décembre 1883 il y avait 184,438 déposans à la caisse d’épargne dont le livret ne dépassait pas 20 francs. Combien d’efforts, combien de sacrifices représentent ces modestes épargnes, il est impossible d’y songer sans émotion et sans respect. Mais, à côté de cela, quel gaspillage dans beaucoup d’existences auxquelles tout conseillerait au contraire la sagesse et la parcimonie! Il est impossible d’évaluer les milliers ou plutôt les millions de francs que les ouvriers parisiens dépensent chaque année en ajustemens, en menus plaisirs ou au cabaret. Il y a lieu cependant de distinguer entre ces différens emplois du salaire, car il en est de plus ou moins respectables. Passe pour les ajustemens. Il ne faut pas se montrer trop sévère pour les dépenses parfois superflues que l’ouvrier et surtout l’ouvrière parisienne font en effets de toilette. Une certaine recherche dans la mise est souvent l’indice de la dignité personnelle, et c’est un trait à l’honneur de la misère parisienne de ne pas s’accommoder des haillons sous lesquels la misère de Londres s’étale complaisamment. Dans un temps où la passion de l’égalité est aussi forte, il n’est pas surprenant que l’ouvrier, par sa mise, cherche à se rapprocher un peu du bourgeois et que l’ouvrière surtout profite du bon marché fabuleux des objets de toilette pour relever sa robe d’un ruban de soie ou pour remplacer son bonnet par un petit chapeau. La légende d’Agnès de Catane (rapportée, il est vrai, par George Sand) assure que sa toilette de nonne était fort recherchée, et comme son confesseur l’en reprenait, elle répondit naïvement qu’elle ne croyait pas pécher « en aimant à se faire brave. » N’exigeons pas de l’ouvrière parisienne plus de vertu que d’Agnès de Catane, abbesse des camaldules.

On en peut dire autant de ce que je désignais tout à l’heure sous cette expression un peu vulgaire : les menus plaisirs. Parce qu’un homme n’a rien, n’est-il pas un peu dur de le condamner à se priver de tout, et croit-on que, pour vivre habituellement d’une vie de souffrances, il soit plus aisé de se passer complètement


De ces plaisirs légers qui font aimer la vie.


Il ne faut donc pas trop se scandaliser de ce qu’une certaine part du budget de l’ouvrier parisien passe en divertissemens, pourvu que cette part ne soit pas trop forte et que ces divertissemens ne soient pas de ceux qui détruisent sa santé et dégradent son âme. Un membre éminent de l’Académie des sciences morales s’est élevé naguère avec éloquence contre ces fêtes foraines qui, depuis les premiers jours du printemps jusqu’à l’entrée de l’automne, attirent hors des murs la population ouvrière. Peut-être M. Passy n’avait-il pas tout à fait tort. Mais quoi ! il faut cependant que ces fêtes répondent à un instinct bien puissant de la nature humaine pour que les plus anciennes datent du moyen âge, comme par exemple la foire du lendit, qui se tient à Saint-Denis depuis les premiers Capétiens. Tout n’est pas, d’ailleurs, à blâmer dans le sentiment qui pousse l’homme du peuple et sa femme à mettre, le dimanche, leurs ajustemens les plus propres et à faire revêtir à leur petit garçon sa veste de première communion (quand il l’a faite) pour aller passer avec lui une journée à la campagne, fût-ce à une fête foraine; c’est une forme de l’instinct de la famille, et, si l’on ne veut pas que l’ouvrier travaille le dimanche, il faut bien qu’il passe son temps quelque part. Peut-être cependant y a-t-il eu dans ces dernières années un certain abus de fêtes populaires. C’était bien assez de ces antiques fêtes qui avaient du moins pour elles la tradition, telles que la foire aux jambons ou au pain d’épices, la foire de Neuilly, ou la fête des Loges. Je ne suis pas convaincu qu’on ait rendu très grand service à la population parisienne en livrant pendant des semaines et des semaines les boulevards extérieurs, l’esplanade des Invalides et même le jardin des Tuileries à des nuées de bateleurs et de marchands de macarons, sous prétexte tantôt de célébrer l’anniversaire de la prise de la Bastille, tantôt de faire marcher le commerce et l’industrie. Encore si des dompteurs d’animaux ou des artistes de cirque attiraient seuls la curiosité publique! Mais que dire de ces exhibitions de figures anatomiques ou de phénomènes vivans, dont l’accès est savamment interdit « aux enfans au-dessous de quinze ans? » Les pouvoirs publics qui autorisent ces exhibitions se sont un peu trop relâchés, dans ces dernières années, de leurs devoirs de surveillance, de même qu’en instituant ces fêtes si fréquentes, ils induisent véritablement le peuple en tentation de prodigalité. Sans doute on peut donner bien des explications de ce fait que d’une année à l’autre les versemens à la caisse d’épargne ont baissé de 1,600,000 francs, mais l’abus de ces fêtes pourrait bien y être pour quelque chose.

Parmi les dépenses superflues qui grèvent encore d’un poids plus ou moins lourd le budget de l’ouvrier parisien, il faut compter les dépenses de théâtre. Le goût du théâtre est, en effet, très répandu dans le peuple, et il en est assurément de plus condamnables. A côté du divertissement fort légitime qu’il y vient chercher, c’est une des formes que prend chez lui l’imagination, la curiosité de l’esprit et, pour tout résumer en deux mots, le goût de l’idéal. Pour nous, le théâtre n’est que la représentation plus ou moins exacte, parfois ennoblie, parfois rabaissée de nous-mêmes, du milieu où nous vivons, des passions que nous avons ressenties. Pour l’homme du peuple, c’est tout autre chose ; c’est la révélation d’un monde inconnu et supérieur dont il devine plutôt qu’il ne connaît l’existence et où il n’a jamais pénétré. C’est l’illusion de vivre, pendant quelques heures, au milieu de grands seigneurs et de grandes dames, dont il croit pour de bon que le ton, les mœurs, les élégances lui sont fidèlement représentées. C’est peut-être aussi la satisfaction donnée à ce besoin de justice terrestre qui le tourmente et qui lui fait applaudir avec transport au cinquième acte la punition du traître et le triomphe de la vertu. Le vieux mélodrame de nos pères, de moins en moins apprécié par nos enfans, conserve toujours, en effet, la prédilection du peuple. Il suffit pour s’en convaincre de regarder comment est composée la foule qui remplit les galeries supérieures de nos grands théâtres des boulevards. Si la blouse n’y domine pas, c’est que la blouse, sauf comme vêtement de travail, est rarement portée, mais le bonnet blanc y triomphe et c’est avec des mouchoirs d’indienne qu’on s’essuie les yeux. Ces théâtres qu’il affectionne ne suffisent cependant pas au peuple de Paris. Il n’est si misérable faubourg qui n’ait le sien : Belleville, Montmartre, Montrouge, les Gobelins. L’opérette et la farce ne s’y montrent guère. C’est le drame qui a les préférences du public, et les procédés les plus usés y produisent encore leur effet. C’est à faire envie d’être applaudi de la sorte, et puisque nous avons aujourd’hui un théâtre populaire subventionné, je me demande comment nos grands auteurs dramatiques ne se laissent pas aller à la tentation d’y faire représenter quelque œuvre nouvelle écrite sur une donnée simple et saine. Les applaudissemens qu’ils ne manqueraient pas d’y recueillir vaudraient, ce me semble, ceux d’un public plus raffiné, mais dont il ne leur est guère possible de réveiller le goût blasé qu’en lui servant des mets épicés. Sans doute, il y a quelque chose d’un peu candide à rêver la moralisation du peuple par le mélodrame. Mais, raillerie à part, le drame est assurément un moyen d’action très puissant sur les classes populaires, et ceux qui ont ce moyen à leur disposition peuvent faire facilement, sinon beaucoup de bien, au moins beaucoup de mal. Ce n’est pas qu’il y ait grand’chose à dire sur la moralité du répertoire qui défraie les théâtres de barrière. Le sens un peu gros des spectateurs ne souffrirait pas une apologie ouverte du vice et n’entendrait rien à un dénoûment qui laisserait le jugement de sa conscience en suspens. Mais trop souvent ces pièces sont écrites pour donner satisfaction à ses plus mauvaises passions politiques ou religieuses. Je me souviens d’avoir entendu applaudir avec frénésie, au théâtre de Montmartre, une pièce dont l’action se passait, si j’ai bonne mémoire, en Flandre et qui représentait un élève des jésuites livrant ses bienfaiteurs hérétiques à la mort pour obéir à ses anciens maîtres. Mais comme le méchant est toujours puni, du moins au théâtre, ce perfide mourait d’une mort ignominieuse au cinquième acte, de sorte que la morale y trouvait en dernier lieu son compte. A tout prendre, il ne faut donc pas trop déplorer un goût populaire qui provient d’un instinct assez noble, et si le théâtre est pour l’ouvrier parisien une occasion de dépense parfois exagérée, ce n’est cependant pas un lieu où il se démoralise et s’abaisse.

On ne saurait dire la même chose d’autres lieux de plaisir, de création relativement moderne, qui font aux théâtres de barrière une redoutable concurrence : je veux parler des cafés-concerts. Au temps que Michelet était professeur au Collège de France, il avait mis ses graves collègues en émoi par certaines leçons sur « les peuples qui chantent et les peuples qui ne chantent pas, » où l’on trouvait qu’il avait vraiment dépassé les bornes de la fantaisie. Et cependant il y a quelque chose de vrai dans la supériorité que Michelet, alors fort entiché de l’Allemagne, accordait aux peuples qui chantent. Les réunions chorales ou instrumentales, qui réunissent un grand nombre d’exécutans sont assurément le meilleur emploi que l’homme habituellement courbé sous la dure loi du travail manuel puisse faire de ses heures de loisir. Mais les Français sont malheureusement au nombre des peuples qui ne chantent pas. Ils se bornent à écouter ceux qui chantent, et quelles chansons, grands dieux ! Peut-on même appeler ainsi ces refrains idiots ou grossiers que hurlent d’une voix avinée des chanteuses en maillots malpropres? Comme elle est oubliée, la vieille chanson française, à la fois sentimentale et grivoise, dont l’inspiration n’était pas bien élevée, mais qui du moins ne salissait pas les oreilles et la mémoire ! Et cependant, même aujourd’hui, que les auteurs, toujours inconnus, de ces sottises aient entremêlé à leurs lazzi ordinaires quelque couplet patriotique, ce couplet sera applaudi plus que tous les autres, tant il est vrai que les hommes assemblés ne sauraient mettre toujours en commun leurs sentimens les plus bas ! La mode des cafés-concerts remonte aux dernières années de l’empire, et leur description a fourni à Louis Veuillot quelques-unes des meilleures pages des Odeurs de Paris. Mais cette mode s’est singulièrement développée depuis quelques années, et s’il faut tout dire, l’exemple des hautes classes y est bien pour quelque chose. C’est toujours un rôle assez sot de s’ériger en censeur des mœurs de son temps, d’autant que de ces mœurs on est toujours plus ou moins complice. Mais souvent, en regardant cette foule assez déguenillée d’hommes et de femmes du peuple que la curiosité groupe alentour des cafés-concerts des Champs-Elysées, je n’ai pu m’empêcher de me demander quel jugement cette foule portait sur les hommes en habit noir et surtout sur les femmes en toilette élégante qu’elle voit défiler sous ses yeux, et si elle ne faisait pas entre ces femmes de condition très différente des confusions bien excusables. Rien n’est tel que ces complaisances et ces promiscuités pour donner aux classes populaires une idée méprisante des classes élevées et pour les encourager en même temps aux divertisse mens les plus vulgaires. Le jour où l’Alcazar d’été et le café des Ambassadeurs auraient fermé leur porte, faute de cliens, je ne crois pas que Ba-ta-clan eût encore de longs jours à vivre. Mais il ne faut cependant pas exagérer le mal que peuvent faire les cafés-concerts. Si trop de jeunes gens et de jeunes filles du peuple viennent au sortir de l’atelier, sinon même de l’école, y chercher un mauvais passe-temps, le nombre de ces établissemens n’est, après tout, pas très grand dans Paris. On en compte-vingt-huit, y compris ceux où se plaît une partie de la bonne compagnie, et si c’est assurément vingt-huit de trop ; cependant, répartis sur une aussi grande surface, leur clientèle ne saurait être très nombreuse. Il n’en est pas de même des cabarets. Dans une démocratie pure, la question du cabaret est, au point de vue social et politique, une des plus graves qui puissent être soulevées. C’est la peine de s’y arrêter quelques instans.


II.

Jusqu’au mois de juillet 1880, la profession de cabaretier était soumise à un régime exceptionnel et assez sévère. Aucun cabaret ne pouvait être ouvert sans une autorisation spéciale, et cette autorisation pouvait toujours été retirée non-seulement pour contravention du fait même du cabaretier, mais encore pour scandale survenu dans son établissement, ce qui intéressait le cabaretier lui-même au maintien du bon ordre. Cette législation a disparu pendant la période de réaction libérale (de courte durée du reste) où ceux qui détenaient le pouvoir semblaient avoir pour unique préoccupation de se désarmer eux-mêmes. Le régime qui remplace aujourd’hui cette législation a été spirituellement défini par un ancien préfet de police : le cabaret libre dans l’état libre. Plus d’autorisation, plus de fermeture administrative. La liberté et le droit commun. Plus heureuse que les associations religieuses, l’association des cabaretiers ou, pour l’appeler de son nom officiel, le syndicat des marchands de vins, ne connaît pas d’autre loi. Estimons-nous heureux que le privilège à grands cris réclamé de vendre du vin falsifié ne lui ait pas encore été accordé. Cette liberté nouvelle n’a point tardé à porter ses fruits. Il y avait à Paris, à la fin de 1880, de onze mille à onze mille cinq cents cabarets. Il y en a aujourd’hui de treize mille à treize mille cinq cents. Mais les cabaretiers proprement dits ne sont pas les seuls industriels qui se disputent la clientèle populaire à l’aide de boissons plus ou moins pernicieuses. Il y faut ajouter encore les liquoristes, dont les assommoirs, ont été si vigoureusement décrits par M. Zola ; les limonadiers et les crémiers, qui vendent tout autre chose que de la limonade et surtout de la crème ; enfin les traiteurs, qui sont par nécessité débitans de boissons. C’est un chiffre qu’il n’est pas facile de fixer avec exactitude ; mais je crois qu’on ne serait pas bien loin de la vérité en évaluant à quinze ou seize mille le nombre des débits de boissons de toute sorte qui s’ouvrent à l’homme du peuple. Que ce nombre soit très exagéré par rapport aux besoins légitimes, cela est hors de doute. Il suffit, pour s’en convaincre, de remarquer que dans certaines rues on trouve un de ces débits toutes les trois ou quatre portes : dix-sept sur soixante-cinq maisons rue de la Goutte-d’Or, quarante-cinq sur cent soixante-neuf maisons, boulevard de l’Hôpital : soit une proportion de plus du quart dans chacune de ces deux grandes artères populaires, que j’ai choisies au hasard, et qui sont situées l’une à Montmartre et l’autre aux Gobelins, c’est-à-dire aux deux extrémités de Paris. En revanche, la clientèle se répartit entre eux fort inégalement. Quelques-uns sont toujours pleins; d’autres demeurent à moitié vides et doivent faire d’assez mauvaises affaires. Ce qui attire la clientèle, ce n’est pas la qualité plus ou moins bonne des boissons débitées ; toutes se valent à peu près, et nous verrons tout à l’heure leur composition. C’est la mode, qui a ses caprices en bas comme en haut. C’est parfois la réputation d’une maison ancienne ou, au contraire, le hasard d’une enseigne nouvelle et bien choisie. Les propriétaires de ces établissemens ont aussi recours à des moyens moins avouables pour achalander leur établissement. Tout le monde a entendu parler de la taverne du Bagne, dont les murailles étaient décorées de fresques représentant les principales scènes de la vie des déportés à la Nouvelle-Calédonie. Mais cette ingénieuse idée ne paraît pas avoir eu tout le succès dont l’inventeur, un ancien héros de la commune, pouvait se flatter. A ma dernière visite, la taverne du Bagne était vide : les garçons, coiffés d’un bonnet rouge et la chaîne au pied, erraient mélancoliquement autour des tables désertes. Depuis lors, elle a, je crois, fermé ses portes. Plus intelligent des goûts véritables de sa clientèle est assurément certain cabaretier d’une petite rue voisine du faubourg Saint-Antoine, qui a couvert la muraille de son arrière-boutique de peintures représentant les sept péchés capitaux en action. Et cependant il n’y avait pas non plus grand monde dans son établissement et il m’a parlé avec la tristesse d’un génie méconnu, tout en me faisant l’honneur de me raconter ses petites affaires et en m’expliquant que, sa fille ayant fait un très bon mariage, il avait, sur les observations de son gendre, corrigé l’obscénité de quelques-unes de ses fresques.

D’autres vivent de leur complicité avec la prostitution ou avec le vol, prêtant complaisamment leur arrière-boutique aux rendez-vous ou leur salle de comptoir aux conciliabules. C’est ainsi que, dans le voisinage immédiat d’un de nos grands théâtres de boulevard, il existe un petit débit de liqueurs ou se réunissent entre onze heures et minuit des détrousseurs nocturnes qui s’attachent de préférence à la chasse des bons bourgeois rentrant paisiblement du spectacle. Mais, si le désir d’étudier d’un peu plus près ce monde interlope vous pousse à vous glisser furtivement dans les rangs des consommateurs, vous en serez pour vos frais de curiosité. Votre présence déplacée ne tardera pas en effet à mettre en fuite la clientèle habituelle, et vous resterez seul en face du débitant, qui vous regardera naturellement d’assez mauvais œil. Ces désordres, dont la police profite, il est vrai, pour fortifier sa surveillance, ne sont pas l’unique fruit de la liberté du cabaret. Une autre conséquence plus grave encore est l’augmentation croissante de la consommation des boissons enivrantes. Quelques chiffres vont nous donner l’idée de cette augmentation.

Si nous remontons jusqu’à l’année 1872, nous voyons qu’en cette année, la quantité de vins introduite dans Paris s’est élevée à 3,900,527 hectolitres et celle des alcools et liqueurs de toute nature à 59,659 hectolitres. Depuis cette époque, les entrées n’ont fait que progresser, mais dans des proportions bien différentes.

Pour le vin, la progression n’a rien d’anormal et s’explique parfaitement par l’accroissement de la population. Cette progression avait même subi un certain ralentissement à la suite des ravages causés dans nos vignobles par le phylloxéra ; mais, les vins étrangers étant venus combler le déficit de la production française, elle a repris son allure régulière. La quantité de vin introduite, en 1884, a été de 4,581, 919 hectolitres, présentant ainsi une augmentation de 700,000 hectolitres en chiffres ronds sur les introductions de 1872, soit environ le sixième de la quantité totale. Cet accroissement n’a rien d’excessif. Il n’en est pas de même pour les alcools. La quantité d’alcool introduite, en 1884, a été de 164,835 hectolitres, dépassant ainsi de plus de 100,000 hectolitres les introductions de 1872 ; en un mot, la consommation de l’alcool a presque triplé depuis quatorze ans. Il faut donc reconnaître que le goût des liqueurs fortes s’est développé dans la population de Paris même. Or, ce goût, à entendre les hygiénistes et les moralistes, entraînerait des conséquences beaucoup plus fâcheuses que celui du vin. Hygiénistes et moralistes me paraissent même être devenus aujourd’hui un peu trop indulgens pour l’ivrognerie, qu’il est à la mode de réhabiliter par rapport à l’alcoolisme. Je sais que l’ivresse peut invoquer, pour se défendre, toute une tradition littéraire qui (sans remonter plus haut dans l’antiquité) va depuis Horace jusqu’à Béranger. Mais toute cette poésie, qu’elle tire sa source de l’ode antique ou de la chanson à boire moderne, constitue à mon sens un genre très inférieur, comme la popularité qu’elle peut valoir.


C’étaient ses chants que disait leur ivresse.
Do son passage est-il un roi qui laisse
Au pauvre peuple un si doux souvenir ?


a dit Béranger en parlant d’Émile Debraux. Mais on peut rêver, fût-on roi, de laisser au pauvre peuple d’autres souvenirs que des refrains d’ivrogne. Quoi qu’il en soit, il faut bien croire les hygiénistes lorsqu’ils affirment que l’abus de l’alcool exerce sur l’organisme une action beaucoup plus nuisible que l’abus du vin. L’alcool, par lui-même, est un poison. M. le docteur Dujardin-Beaumetz a établi ce fait d’une façon irréfragable par une série d’expériences bien conduites, qui ont abouti à la mort de deux cent cinquante-huit chiens. Mais la puissance toxique des alcools varie suivant leur nature. Le plus inoffensif est l’alcool qui provient directement du vin, et que les savans appellent alcool éthylique. Malheureusement, depuis la diminution de la production de nos vignobles, l’alcool éthylique, ou, pour parler un langage plus vulgaire, l’eau-de-vie de via, a complètement disparu de la consommation populaire à cause de son prix élevé. Elle a été remplacée par les eaux-de-vie de marc, de betteraves, de grain, de pommes de terre, dans lesquelles entrent les alcools dits propyliques, butyliques, amyliques, dont la puissance toxique est infiniment plus grande que celle de l’alcool éthylique. Les consommateurs d’eau-de-vie populaire s’exposent donc à un empoisonnement lent. Mais ce n’est pas tout. Ceux-là même qui, pour échapper à ce danger, s’abstiendraient soigneusement de toute consommation alcoolique pour s’en tenir à l’usage du vin, ceux-là n’échapperaient pas encore à un empoisonnement inconscient. En effet, depuis que la diminution de notre production vinicole a favorisé en France l’introduction des vins étrangers, l’usage s’est généralisé d’additionner ces vins, préalablement étendus d’eau, d’une certaine quantité d’alcool pour en relever la force et le goût. C’est l’opération qu’on appelle le vinage, et qui mériterait d’être appelée autrement. Or, comme ce sont ces vins qui entrent précisément dans la consommation populaire, à cause de leur bon marché, l’homme le plus sobre se trouve, sans le vouloir, exposé à tous les dangers que présente l’ingestion de l’alcool. Aussi l’Académie de médecine, gardienne vigilante de la santé publique, s’est-elle émue de cet état de choses, et à la suite d’un très vigoureux et substantiel rapport de M. le docteur Rochard, qui, lui-même, a traité avec tant d’autorité dans cette Revue la question de l’alcool, elle a conclu à l’interdiction presque absolue du vinage. Mais comme l’industrie vinicole déclare, de son côté, le vinage indispensable au transport et à la conservation de certains vins, il est fort douteux que cette opération, légitime en elle-même et dont l’abus seul est nuisible, puisse être supprimée. Les dangers que fait courir le vinage sont au reste beaucoup moins sérieux que ceux qui résultent de la consommation directe des liqueurs dont l’alcool est la base. Quelle est l’action de ces substances sur l’être humain ? c’est ce que la science va nous apprendre.

Il ne faut rien exagérer, même les méfaits de l’alcool. C’est, de notre temps, une tendance habituelle des esprits que de chercher aux phénomènes les plus complexes une explication purement matérielle. Si les naissances diminuent, on assure que c’est la faute de l’alcool. Si les suicides augmentent, c’est la faute de l’alcool. Si la criminalité se développe, c’est encore la faute de l’alcool. L’alcool menacerait aujourd’hui toute une moitié de l’Europe du sort qu’ont subi les races océaniennes détruites autrefois par l’eau de feu de l’Europe. Tel est le sinistre pronostic d’un professeur distingué de science financière, M. Alglave, qui conclut en proposant de constituer au profit de l’état le monopole exclusif de la vente de ce produit dangereux, de sorte qu’en fin de compte ce serait l’état qui, pour refaire ses finances, empoisonnerait ses propres sujets. Si les prémisses sont exactes, il faut convenir que la conclusion est singulière. Mais voici qu’un statisticien éminent s’est levé et a pris la défense de l’alcool. M. Fournier de Flaix a montré, à l’aide de tableaux très intéressans, que, dans les différens pays de l’Europe, il n’y avait aucune corrélation, d’une part, entre la consommation de l’alcool, et, d’autre part, entre le chiffre des naissances, celui des suicides et celui des crimes. C’est ainsi que la Russie et l’Allemagne consomment beaucoup plus d’alcool que la France ; le nombre des naissances y est infiniment plus élevé. L’Italie consomme beaucoup moins d’alcool que la Suède et le Danemark; la criminalité y est beaucoup plus forte. L’Autriche et la France consomment à peu près la même quantité d’alcool; le chiffre des suicides est du double en France. Je laisse à M. Fournier de Flaix l’honneur et la responsabilité de ses chiffres, mais sa conclusion ne m’a point surpris. La question du nombre plus ou moins grand des naissances est régie par des raisons de l’ordre moral les plus complexes et les plus délicates. Ce sont également des raisons morales qui influent sur l’augmentation des suicides et des crimes, bien qu’ici la part de l’alcoolisme soit certaine et relativement assez facile à déterminer. C’était donc faire tout à fait fausse route que de chercher à expliquer tous ces phénomènes par l’augmentation dans la consommation de l’alcool ; et on s’exposerait à de graves mécomptes en cherchant dans la répression directe ou indirecte de l’alcoolisme le moyen d’augmenter le nombre des naissances, de diminuer celui des suicides et des crimes. Bornons-nous à porter au compte de l’alcool, ce qui est déjà bien assez grave, toute une série de troubles dans l’organisme physique et dans l’équilibre moral que les hygiénistes sont unanimes à lui imputer et qui suffisent parfaitement à faire son procès.

Il faut distinguer l’alcoolisme aigu de l’alcoolisme chronique, c’est-à-dire, pour parler un langage moins scientifique, l’ivresse accidentelle de l’usage habituel des liqueurs fortes. Bien qu’il ne soit pas sans exemple que l’ivresse accidentelle ait amené parfois la mort, cependant pareille conséquence est, à tout prendre, assez rare. Il faut même dire à ce propos que le spectacle de l’ivresse manifeste et brutale est, somme toute, assez rare dans les rues de Paris. On peut dire que l’ivresse n’est pas, à proprement parler, un vice parisien. Les femmes s’y adonnent beaucoup moins à la boisson que dans telle ou telle autre ville industrielle de France. Une femme ivre ne ferait pas dix pas sur la voie publique sans exciter un véritable scandale. L’homme lui-même conserve jusque dans ses excès cette tenue relative qui, j’en ai fait souvent l’observation, est la marque caractéristique du peuple parisien ; et il n’est pas très fréquent qu’on le voie s’avilir jusqu’à l’ivresse bestiale. Il est même à remarquer que la consommation moyenne d’alcool par tête, à Paris, n’est que de six litres, tandis qu’elle est de sept litres à Lille, de huit à Reims, de quinze à Rouen et de seize au Havre. Mais on ne saurait nier que l’alcoolisme chronique, avec toutes ses terribles conséquences directes ou indirectes, ne soit fréquent dans la classe ouvrière de Paris. L’alcoolisme n’est pas seulement la cause immédiate de certaines affections qui affectent plus particulièrement le système nerveux, et qui, suivant le degré, se traduisent par différens symptômes : depuis le tremblement de la main et des jambes jusqu’aux convulsions épileptiformes et aux accès de delirium tremens. L’alcoolisme est encore la cause du développement et de l’aggravation de beaucoup de maladies qui font dans les classes populaires de sérieux ravages. C’est ainsi que M. le docteur Lancereaux, dans un savant rapport adressé au congrès international tenu à Paris en 1878 pour la répression de l’alcoolisme, n’hésite pas à attribuer à cette funeste habitude le développement de la tuberculose, qui entre pour une si grande part dans les décès de la population parisienne, soit que cette terrible affection prenne la forme de la méningite, soit qu’elle adopte celle plus fréquente de la phtisie. Quoi qu’il en soit de cette opinion, qui a été, je crois, contestée, il est certain que les habitudes d’intempérance rendent beaucoup plus difficile la guérison de certaines affections et en amènent quelquefois la terminaison fatale. C’est ainsi que j’ai eu occasion de voir, par hasard, à l’hôpital Saint-Louis, un malheureux alcoolique qui y était entré quelque temps auparavant pour une blessure accidentelle à la jambe. La gangrène s’était mise dans la plaie, et les chairs verdâtres se détachaient par lambeaux de l’os, presque entièrement mis à nu. Aucune chance de guérison. Le malheureux était destiné à mourir de pourriture dans ce lit où il n’avait pensé se coucher que pour quelques jours. Et tout cela ne serait rien encore si les alcooliques ne transmettaient à leurs descendans des germes funestes. Les enfans de parens alcoolisés naissent particulièrement chétifs, malingres et prédisposés à certaines affections, entre autres à la méningite et à l’épilepsie. A un certain moment, sur 83 enfans épileptiques soignés à la Salpêtrière, 60 étaient nés de parens alcooliques. L’influence de l’alcoolisme sur cette terrible maladie n’est pas contestable, non plus que sur le développement de la folie. D’après des relevés très intéressans dressés par M. le docteur Lunier, la proportion des cas de folie ayant pour cause l’alcoolisme varie, suivant les départemens, de 6 à 29 pour 100. A l’époque où ces statistiques ont été dressées par M. le docteur Lunier, la proportion n’était pas des plus élevées dans le département de la Seine : elle ne dépassait pas 13 pour 100; mais, depuis lors, elle a augmenté sensiblement. En 1883, le nombre des cas de folie dus aux excès alcooliques a atteint 562 sur 3,574, soit une proportion de 17 pour 100. Cette progression, rapprochée de la prodigieuse augmentation dans la consommation de l’alcool que nous avons constatée, est assurément des plus frappantes. La proportion est beaucoup plus forte pour les hommes que pour les femmes : 450 contre 112. Quant à la nature de la folie produite par l’alcoolisme, un très habile acteur de mélodrame en donnait, il y a quelques années, une représentation très effrayante, sans grand profit, je crois, pour la moralité des spectateurs. Je ne sais si cette représentation était très exacte, et je crois que ce qui caractérise surtout la folie alcoolique, c’est l’hébétement et la paralysie. Mais, quelle qu’en soit la forme, cette conséquence funeste de l’abus des boissons alcooliques est indéniable, et les hygiénistes ont assurément raison de la signaler.

Faut-il maintenant pousser plus loin le procès contre l’alcool, et lui imputer une part dans l’augmentation du nombre des suicides ? Il y a eu 7,572 suicides en 1884, soit 20 pour 100,000 habitans. Si l’on remonte à trente ans en arrière, on voit que le nombre moyen annuel des suicides a été, pendant la période de 1851 à 1885, de 3,639, soit une proportion de 10 suicides pour 100,000 habitans. Le nombre des suicides a donc doublé. Mais, de notre temps (les pessimistes ne me contrediront pas) les raisons ne font guère défaut pour expliquer l’état d’esprit de ceux qui ont pris l’existence en dégoût :


Vitamque perosi
Projecere animas.


Il n’est pas besoin pour cela de recourir à l’augmentation de la consommation alcoolique. Cependant l’alcool a aussi sa part de responsabilité dans le nombre des suicides. Sur les 7,572 suicides dont je parlais tout à l’heure, il y en a 809 qui sont expliqués par l’alcoolisme, soit 11 pour 100 du chiffre total. En 1849, cette même proportion n’était que de 6 pour 100. C’était peu et ce n’est pas beaucoup encore, sur l’ensemble des suicides, mais cependant, c’est encore un grief à invoquer contre l’alcool.

Il ne faut pas non plus exagérer l’influence de l’alcoolisme sur la criminalité. Me réservant d’étudier dans la suite de ce travail les causes et les formes diverses de la criminalité, je me bornerai à reproduire ici les chiffres qui, au congrès tenu à Bruxelles en 1880, ont été fournis par M. Yvernès, l’éminent directeur des travaux de startistique au ministère de la justice. D’après ces chiffres, le nombre des individus poursuivis devant les tribunaux correctionnels pour des infractions commises en état d’ivresse s’est élevé en moyenne à 10,052 pendant la période quinquennale de 1874 à 1878 sur 196,000 prévenus. En 1884, le nombre des prévenus traduits en police correctionnelle s’est élevé à 217,960 ; il n’y en a eu que 9,535 qui aient été en même temps poursuivis pour ivresse. Ce n’est pas donc pas à l’alcool qu’il faut attribuer l’augmentation de la petite criminalité. Quant à la grande criminalité, la seule indication que donne la statistique est que sur 100 meurtres, il y en a 10 en moyenne commis dans les cabarets. C’est trop sans doute, comme c’est trop de 9,000 délits occasionnés par l’ivresse sur près de 220,000 poursuites : mais ici encore, comme dans la diminution du nombre des naissances, comme dans l’augmentation des suicides, ce sont les causes morales de toute sorte qui prédominent et l’alcool n’est pas si coupable qu’on veut le faire. Mais ses crimes indéniables sont déjà assez grands pour qu’il vaille assurément la peine, comme on s’en préoccupe fort, de chercher un remède à ce qu’on appelle de ce mot nouveau : l’alcoolisme. C’est ici malheureusement que la question se complique.

Pour être en mesure d’indiquer le meilleur remède aux progrès de l’alcoolisme, il faudrait pouvoir établir avec certitude quelles sont les causes prédominantes de cette passion funeste ; mais ces causes sont complexes. Sans doute il y a dans tous les rangs de la société, et en particulier parmi ceux dont l’origine, l’éducation, les habitudes premières ont épaissi les sens, un nombre plus ou moins grand d’individus qui sont perpétuellement en quête de sensations violentes, grossières, et qui cherchent dans ces sensations un plaisir passager. L’ivresse étant de tous ces plaisirs celui qui se trouve le plus facilement sous leur main, ils s’adonnent à la boisson, et, comme le vin ne produit pas assez rapidement cet état de surexcitation, comme celui qu’ils peuvent boire est d’ailleurs aussi mauvais que cher, ils s’adonnent à l’alcool sous les diverses formes que l’habileté du commerce des boissons sait lui donner. Peu à peu le goût devient habitude, et l’habitude besoin. Ceux-là sont des alcooliques de parti-pris pour lesquels on ne saurait avoir trop de sévérité. Mais, à côté de ceux-là, combien n’entrent au cabaret que pour demander au stimulant de la boisson un supplément à l’insuffisance de leurs forces ? Combien y viennent fuir les préoccupations, les tristesses, parfois un chagrin cuisant, et, se précipitant dans les excès comme d’autres dans les divertissemens, ne cherchent d’abord dans l’ivresse que la distraction ? Combien, enfin, sans tomber aussi bas, viennent au cabaret tout simplement comme l’homme du monde va au club, pour y retrouver des amis, pour y lire le journal, et y contractent des habitudes de boisson qui peu à peu deviennent un besoin ? Sans doute cela est profondément regrettable, mais faut-il s’en étonner beaucoup ? Non, quand on songe au logis que l’ouvrier quitte, à ces chambres sans air, mais non pas sans odeur, glaciales en hiver, brûlantes en été, où des enfans piaillent, où des langes sèchent, où la femme, souvent avec raison, gronde ou gémit. Et ainsi nous nous trouvons ramenés en présence de cette terrible question du logement populaire que, non pas le premier assurément, je soulevais dans cette Revue il y a déjà cinq ans. Cette question a depuis lors donné lieu à de bien intéressans travaux, au premier rang desquels il faut citer ceux de mon éminent collaborateur M. Picot, puis ceux de MM. Dumesnil, Delaire, Cheysson, Marjolin, d’autres encore. Mais elle n’a pas encore reçu cette solution « digne de la république » qu’à la tribune du Corps législatif un ministre tombé du pouvoir promettait, un peu pompeusement peut-être, d’apporter. Si encore la faute en était à la république ! Mais je crains qu’il ne faille s’en prendre à la question elle-même, qui est si difficilement soluble. Certes, par la création de sociétés instituées sur le modèle des building societies anglaises ou américaines, l’initiative privée peut faire davantage qu’elle n’a fait jusqu’à présent. Mais il est certaines espérances qu’il en coûte de ne pouvoir partager, surtout lorsqu’elles sont exprimées avec une émotion éloquente. « Le vice et la misère recherchent les ruelles sales et sombres, disait naguère M. Cheysson dans une remarquable conférence sur les habitations ouvrières ; ils se plaisent sur ce terrain qui leur est propice et s’y développent comme le champignon sur le fumier. Mais faites circuler l’air à grands flots dans ces tristes quartiers ; ménagez un écoulement souterrain à ces eaux putrides qui transformaient le ruisseau en un égout découvert ; disposez de spacieux trottoirs en avant des maisons, plantez-y des arbres; lavez le pavé de la cour ; blanchissez les façades, assainissez la maison ; aussitôt, comme ces oiseaux de nuit que chasse la clarté du jour, le désordre, la saleté, les épidémies se réfugient dans d’autres cours des miracles. L’assainissement du ruisseau et du grabat a eu son heureux contre-coup dans l’ordre moral et a réagi sur la tenue des habitations et des habitans. Elle a rendu la dignité à la famille et le charme au foyer, qui sait désormais retenir le père à son retour du travail et le dispute victorieusement au cabaret. »

Sans doute la famille qui demeurera dans cette maison assainie, blanchie, ouvrant sur un trottoir spacieux et planté d’arbres, disputera victorieusement le père au cabaret. Mais sera-ce bien le même père et la même famille? Hélas ! non. Celle qui vivait dans la maison noirâtre et dans la ruelle infecte, chassée par un loyer plus élevé, aura été probablement traîner sa misère dans quelque autre cour des miracles, à la porte de laquelle elle trouvera quelque nouveau cabaret. On n’aura fait que déplacer le problème au lieu de le résoudre. Il ne faut donc pas accorder trop de confiance à ce remède un peu lointain : l’amélioration du logement de l’ouvrier. Mais on peut dire cependant que tout lieu de réunion où il peut agréablement passer quelques heures de loisir fait une concurrence efficace au cabaret. De là le bienfait des cercles et des bibliothèques. Il n’est pas jusqu’aux squares plantés d’arbres et jusqu’aux bancs établis sur les promenades publiques qui n’aient aussi leur utilité. C’est un spectacle qui console de l’encombrement des cabarets de voir, par une belle soirée de printemps ou d’été, aux buttes Chaumont ou au square des Arts-et-Métiers un homme et une femme du peuple assis dehors et prenant le frais, tandis que leurs enfans se jouent à leurs pieds. Mais, outre ces remèdes détournés, il en est de plus directs dont l’efficacité a été mise à l’épreuve tant à l’étranger qu’en France et auxquels il vaut la peine de s’arrêter.

On peut distinguer les remèdes contre l’alcoolisme en deux catégories : les remèdes persuasifs et les remèdes répressifs : les uns bénins, administrés en douceur, en prend qui veut; les autres plus énergiques, et sur l’efficacité desquels on ne consulte point l’avis des malades. Les premiers sont peu usités en France. Il existe bien à Paris une société de tempérance composée d’hommes fort distingués, mais son action ne consiste guère qu’à publier un bulletin mensuel où sont l’assemblées d’intéressantes observations médicales et autres sur les dangers de l’alcoolisme, publication instructive sans doute, mais à laquelle, je le crains, les alcooliques ne sont pas abonnés en nombre suffisant. Il y a une quinzaine d’années, l’Académie de médecine a pris la peine de rédiger un vigoureux avis, en vingt-neuf articles, contre les dangers de l’alcoolisme ; mais cet avis a dû trouver également peu de lecteurs dans les cabarets. Pour combattre l’alcoolisme, on a eu également recours à l’enluminure. C’est ainsi que, dans certains asiles de nuit (à Genève en particulier), on expose sous les yeux des cliens de l’asile deux gravures en couleurs représentant, l’une, l’estomac ouvert d’un homme sain ; l’autre, celui d’un alcoolique. Mais comme l’estomac ouvert, même d’un homme sain, n’est pas très agréable à contempler, je doute que ceux-ci attachent assez longtemps leurs yeux sur ces gravures pour discerner les taches violacées qui marbrent l’estomac de l’alcoolique. Ce sont là des moyens inoffensifs, mais peu efficaces. Beaucoup plus énergiques sont les moyens d’action adoptés par les sociétés de tempérance anglaises ou américaines, mais leurs procédés sont tout autres. Les membres de ces sociétés prêchent d’exemple et s’abstiennent de toute boisson fermentée : vin, eau-de-vie, etc. De là le nom de teetotallers qu’on leur donne, parce qu’en fait ils s’abreuvent uniquement de thé, ou encore celui un peu archaïque de nephalistes, tiré du breuvage antique appelé nephalies, dans la composition duquel il n’entrait point de vin. En France, ces excès de tempérance nous font sourire, mais nous avons tort ; car, avant de sourire, il faut comprendre. Les membres des sociétés de tempérance anglaises ou américaines ont à convaincre une population à laquelle l’usage du vin, boisson de luxe, est complètement inconnu, et qui ne consomme que du whiskey ou du gin. L’excuse invoqué par ces consommateurs habituels de liqueurs malsaines, c’est que, pour soutenir leurs forces, ils ne peuvent pas se contenter d’eau claire, et c’est pour répondre à cet argument que les membres des sociétés de tempérance se privent volontairement non-seulement de liqueurs, mais même de vin, et se condamnent à l’eau claire ou au thé, ce qui est à peu près la même chose. Les donneurs d’avis qui s’appliquent leurs conseils à eux-mêmes sont, par tous pays, gens assez rares pour mériter toute sorte de respect, surtout quand il s’agit de conseils donnés par les riches aux pauvres. Mais le procédé en lui-même est-il efficace? Oui, s’il faut en croire une intéressante communication adressée au congrès de Bruxelles, mais surtout pour assurer la longévité de ceux qui sont membres des sociétés de tempérance. C’est ainsi qu’une société anglaise d’assurance sur la vie ayant créé une section spéciale d’assurés néphalistes, il résulterait des tables de mortalité dressées pour cette section que la durée moyenne de la vie, chez les néphalistes, serait assez sensiblement plus longue que chez les assurés ordinaires, et, partant, il serait possible de distribuer tous les ans aux assurés néphalistes un boni de 15 pour 100 plus élevé que celui distribué aux autres assurés. Mais, tel n’étant pas exactement le but des sociétés de tempérance, il y a surtout lieu de se demander si leur action est efficace pour restreindre la consommation de l’alcool et prévenir l’ivrognerie. Ce point capital est assez difficile à élucider. Eq Angleterre, tout au moins, malgré le grand nombre des néphalistes, qui s’élèvent à 4,500,000, la consommation de l’alcool ne paraît pas avoir diminué, et elle y demeure plus élevée qu’en France. Mais on peut dire que, sans l’action de ces sociétés, elle serait plus considérable encore. Il est certain, en effet, que, dans les pays où elles sont instituées, ces sociétés exercent une influence et, pour tout dire, une tyrannie morale assez forte. J’en ai eu personnellement une preuve assez curieuse. Assistant un jour, dans une ville importante des États-Unis, à un banquet donné pai-le gouverneur de l’état, je fus frappé de voir qu’il n’y avait sur la table que des carafes d’eau glacée, et comme je demandais la cause de cette privation inusitée, il me fut répondu que les sociétés de tempérance étaient très fortes dans l’état, et que le gouverneur, ayant besoin de leurs suffrages aux prochaines élections, n’avait pas osé braver leur mécontentement en offrant du vin, même à des étrangers ses hôtes, il est vrai qu’en s’adressant à voix basse aux gens de service, il n’était pas impossible d’obtenir individuellement une petite bouteille, et comme à la fin du repas le nombre des petites bouteilles était assez grand, j’en tirai cette conclusion qu’il existe avec la tempérance des accommodemens. C’est même l’inconvénient de ces remèdes un peu excessif de n’être pas toujours très sincèrement appliqués et de favoriser un peu l’hypocrisie. Mais, en revanche, les sociétés de tempérance ont l’avantage de préparer l’opinion et de soutenir les courages lorsqu’il s’agit de faire adopter par les pouvoirs publics quelques mesures législatives contre l’alcoolisme. Quoi qu’on en ait, c’est là, en effet qu’il en faut arriver, et l’expérience ne permet pas de méconnaitre qu’en cette matière, la répression est infiniment supérieure à la persuasion. Pour excuser cette opinion réactionnaire, je m’empresserai d’abord de m’abriter derrière l’avis publiquement exprimé par l’Académie de médecine. Ce grand corps s’est prononcé à l’unanimité en faveur d’une application plus sévère de la loi contre l’ivresse, et du rétablissement du décret de 1852 sur la profession de marchand de vin. La répression de l’ivresse peut, en effet, s’exercer-de deux façons : soit contre les ivrognes, soit contre les cabaretiers. Elle peut aussi n’atteindre bien sérieusement ni les uns ni les autres. Peut-être en France est-ce un peu le cas.

La loi française contre l’ivresse date de 1873. Adoptée après de longs débats, cette loi est fort judicieuse. Elle punit également l’homme qui se met en état d’ivresse manifeste et celui qu’on pourrait appeler son complice, c’est-à-dire le cabaretier qui continue de servir à boire à l’homme déjà ivre. Tout au plus pourrait-on trouver que les pénalités qu’elle prononce sont un peu faibles. La peine n’est que de 1 à 5 francs d’amende, et ce n’est que dans le cas d’une troisième condamnation, survenant dans les douze mois après la seconde, que la peine peut être portée de six jours à un mois de prison, avec privation de certains droits civils et politiques, et fermeture de l’établissement pour un mois si la peine a été prononcée contre un cabaretier. Cette loi avait reçu, dans les premiers temps qui ont suivi sa promulgation, une application assez énergique. Le chiffre des condamnations prononcées, tant à l’amende qu’à la prison, s’est élevé, en 1875, jusqu’à 91,238. Il est vrai que c’était sous le régime de l’ordre moral. Mais, en 1878, ce chiffre est descendu à 71,985. En 1884, dernière année judiciaire dont les résultats aient été publiés, il n’a été que de 68,087. La consommation de l’alcool ayant sensiblement augmenté, ainsi que le nombre des cabarets, il est bien difficile de ne pas conclure de cette diminution apparente à une plus grande mollesse dans la répression. En Angleterre, les condamnations prononcées pour ivresse avec désordre atteignent près de 300,000 par an, et tout en tenant compte que l’ivresse est un vice plus anglais que français, on ne peut s’empêcher de penser que la répression est plus énergique. Les condamnations prononcées par le tribunal de simple police du département de la Seine se sont élevées à 5,656. C’est le département qui présente le chiffre de condamnations le plus élevé, après celui de la Seine-Inférieure, qui accuse 6,034 condamnations. A Londres, le chiffre des condamnations atteint presque 40,000.

Une indication que la statistique française ne donne pas et qui serait cependant très intéressante, c’est la proportion des condamnations prononcées contre les cabaretiers. Il est à présumer que cette proportion est excessivement faible, à Paris surtout. Le cabaretier est une puissance devant laquelle le sergent de ville se sent bien peu de chose. Mieux vaut de nos jours être débitant de boissons qu’agent de la force publique. Cependant la surveillance et la répression s’exerceraient, j’en suis persuadé, d’une façon beaucoup plus efficace si, au lieu de s’acharner sur les ivrognes, elles s’exerçaient sur les cabaretiers. À ce point de vue et à d’autres encore, l’abrogation du décret de 1852 a été une lourde faute dont on subira longtemps les conséquences. Il est à remarquer que cette tendresse pour les cabaretiers est toute spéciale à la France et constitue une anomalie dans la législation comparée. C’est dans les pays les plus libéraux, les plus démocratiques que sont prises les mesures les plus sévères contre les cabaretiers. Ainsi, dans certains états de la grande confédération américaine, en particulier dans le Maine, un bien petit état, il est vrai, la vente des liqueurs spiritueuses est purement et simplement interdite. En Angleterre, une loi de 1872, qui porte contre les ivrognes des pénalités bien autrement sévères que nos lois françaises, soumet à une autorisation préalable la profession de débitant de liqueurs, et impose à leur industrie des restrictions que notre libéralisme français ne supporterait pas, entre autres l’obligation de ne pas ouvrir les dimanches, jours de Noël et vendredi-saint, avant une heure de l’après-midi et de trois à six heures du soir. Encore cette législation ne suffit-elle pas aux sociétés de tempérance, qui réclament sinon l’interdiction complète de la vente des boissons alcooliques, du moins une loi rendant cette interdiction facultative au gré des municipalités. Le mouvement des esprits est dans ce sens, et il est probable que de nouvelles restrictions seront prochainement introduites dans la législation des cabarets. En Suisse, le conseil fédéral élabore en ce moment, pour le soumettre au vote populaire, un projet de loi qui apportera d’importantes restrictions à la vente de l’alcool en gros et soumettra à l’autorisation préalable la vente de l’alcool au détail. La profession de cabaretier est soumise à la réglementation dans presque tous les pays d’Europe. Seule la France se distingue par cette liberté singulière sur laquelle il serait vraiment temps de revenir. La multiplication du nombre des cabarets n’a pas seulement pour conséquence de multiplier les cas d’ivresse : on peut dire avec raison que celui qui a la passion de boire trouvera toujours moyen de satisfaire cette passion. Mais lorsque l’homme qui vit du travail de ses mains rencontre à chacun de ses pas un lieu où il peut dépenser son argent en compagnie de ses camarades, il est impossible que la pensée d’y entrer ne lui vienne pas plus souvent. Ce qui est funeste au peuple de Paris, c’est l’habitude du cabaret, ce sont les visites fréquentes au comptoir du marchand de vin : le matin, avant l’entrée à l’atelier ou au chantier ; dans l’après-midi, après le repas et à la fin de la journée de travail ; le soir, entre le dîner et le coucher. Il n’est pas rare qu’un ouvrier qui se considère lui-même comme sobre et rangé entre au cabaret quatre fois par jour, et cela sans compter les journées entières consacrées parfois aux tournées, ou bien les longues heures passées à deviser politique et à réformer la société, en écoutant la lecture de quelque compte-rendu de réunion publique. Demandez son avis à la ménagère : elle vous dira que le cabaretier, c’est l’ennemi, l’ennemi de l’épargne, l’ennemi de la famille. Pendant longtemps les pouvoirs publics l’ont traité un peu comme tel; aujourd’hui ils le traitent en ami et en allié. Quels que soient les motifs qui les déterminent, n’a-t-on pas le droit de dire que, sur ce point, ils manquent un peu à leur devoir?

III.

Ivrognerie, inconduite, prostitution, toutes ces misères se tiennent dans la vie populaire et l’une conduit bien rapidement à l’autre. Si l’on veut se rendre un compte exact des conditions où vivent les classes pauvres et des tentations qui les assaillent, il faut traiter toutes ces questions, si délicates qu’elles puissent paraître. J’essaierai de le faire avec la réserve que le sujet comporte, mais avec la liberté qui est le droit de toute recherche consciencieuse.

L’année 1884 a donné en France 940,044 naissances. Sur ce nombre, 75,754 étaient des naissances illégitimes. Un chiffre aussi élevé n’avait pas été atteint depuis le commencement du siècle, excepté pendant quelques années, les plus brillantes, disait-on, du second empire. Mais, à cette époque, le chiffre annuel des naissances dépassait un million. Depuis ces années, le chiffre total des naissances a décru continuement; celui des naissances illégitimes, après avoir également décru, a remonté de nouveau, avec une progression lente, mais continue également; 67,329 en 1880, 70,078 en 1881, 71,305 en 1882, 74,213 en 1883, 75,754 en 1884. Au contraire le chiffre des naissances légitimes n’a fait que diminuer. On se trouve donc aujourd’hui en présence d’un double fait : décroissance du nombre total des naissances; augmentation du nombre des naissances illégitimes. C’est là un symptôme fâcheux, qui semble indiquer une diminution à la fois de la vitalité et de la moralité nationales. Les chiffres que je viens d’indiquer donnent pour la France entière une proportion de 9 pour 100. Mais cette proportion se répartit très inégalement sur la surface du territoire. Elle est de 4 pour 100 parmi les populations rurales, de 10 pour 100 parmi les populations urbaines, de 26 pour 100 à Paris. Paris présente donc ici une triste supériorité, et c’est encore à Paris que nous trouvons le terrain le plus favorable pour étudier, sous les divers aspects qu’elle présente, la question de l’enfant naturel et de la séduction.

Il y a eu à Paris, en 1884, 17,613 naissances illégitimes sur un chiffre total de 63,640 naissances. Mais ces naissances illégitimes se répartissent très inégalement entre les différens arrondissemens. Les deux arrondissemens qui comptent le moins de naissances illégitimes sont le XIIe (Bel-Air), où il naît 18 enfans naturels sur 100 naissances, et le XVIe (Passy), où il en naît 19. Ces deux arrondissemens, situés aux deux extrémités de Paris, sont habités cependant par une population qui présente certains caractères de ressemblance. Cette population est en partie composée de gens aisés, petits propriétaires ou rentiers retirés des affaires. Ce ne sont ni des arrondissemens où domine l’élément populaire ni des arrondissemens riches, la proportion des indigens étant de 6 sur 100 habitans pour le XIIe, de 4 pour le XVIe, et la moyenne générale à Paris étant de 5. Les deux arrondissemens qui comptent, au contraire, le plus grand nombre de naissances illégitimes sont le IXe (Opéra) et le VIe (Monnaie) avec 33 naissances illégitimes sur 100. Immédiatement après viennent le Ve avec 31 et le IIe avec 30 naissances illégitimes sur 100. Or, de ces quatre arrondissemens, trois, le IXe, le IIe et le VIe, comptent parmi les moins chargés d’indigens; quant au Ve arrondissement, il est exactement dans la moyenne. En faut-il conclure, ainsi que certains démographes se sont hâtés de le faire, qu’à Paris, les quartiers riches sont le siège de la corruption et les quartiers pauvres celui de la vertu? Ce serait une conclusion un peu précipitée. D’un côté, en effet, il y a certains arrondissemens très pauvres, comme le XIVe (Montrouge), le XVIIIe (La Villette), qui comptent une proportion assez élevée de naissances illégitimes, 29 sur 100 dans le premier des arrondissemens, 27 dans le second, et, d’un autre côté, les deux arrondissemens les plus riches de Paris, le VIIIe (Champs-Elysées) et le VIIe (faubourg Saint-Germain), ne comptent qu’une assez faible proportion de naissances illégitimes (24 sur 100). Toute corrélation qu’on s’efforcerait d’établir entre le degré d’aisance ou de pauvreté de la population d’un arrondissement et la moralité ou l’immoralité de ses mœurs serait donc sans aucun fondement sérieux. Tout au plus pourrait-on se hasarder à dire que, si une certaine classe à Paris est particulièrement relâchée dans ses mœurs, ce n’est ni la classe riche ni la classe pauvre : c’est cette catégorie intermédiaire, qui s’élève un peu au-dessus de la condition populaire par son gain annuel sans atteindre cependant à l’aisance : employés des deux sexes, commis de toute espèce, ouvriers d’élite, etc. C’est cette catégorie qui peuple de préférence les arrondissemens du centre de Paris, tels que celui de l’Opéra, de la Monnaie, du Palais-Royal, où l’on compte un si grand nombre d’enfans naturels. J’ai la conviction que la femme du peuple vaut presque toujours mieux que la demoiselle de magasin et l’ouvrier mieux que le commis. Mais la preuve en est assez difficile à fournir, et si les chiffres que je viens de relever semblent venir à l’appui de cette observation, je reconnais qu’il ne faudrait pas en exagérer la portée.

Cherchons maintenant, autant que cela est possible en si délicate matière, l’explication de cette surabondance d’enfans naturels à Paris. Je laisserai de côté les causes qui sont de tout temps et de tout pays : l’ardeur des passions, la grossièreté de l’homme, la faiblesse de la femme, et même celles-là qui sont plus spéciales aux classes populaires : la difficulté de la surveillance et une certaine brutalité de mœurs qui, sautant par-dessus les préliminaires, va volontiers droit au fait. Toutes ces causes réunies expliquent que la faute, pour parler le langage du peuple, soit beaucoup plus fréquente dans les classes pauvres que dans les classes riches. Les classes riches préfèrent l’adultère, comme tirant à moins d’ennuyeuses conséquences, et il en est ainsi par tout pays. Mais je voudrais m’arrêter un instant à certaines explications qui sont plus particulièrement françaises, et même parisiennes, parce que ces explications soulèvent d’assez graves problèmes de législation et de morale.

Si ces études arides que je poursuis depuis plusieurs années ont conservé quelques fidèles lecteurs, ils pourront se souvenir que, dans un chapitre sur « la Vie et les salaires à Paris, » j’ai signalé combien était difficile la condition d’un grand nombre d’ouvrières parisiennes, de celles-là surtout qui, n’étant pas assez bien douées ou pas assez instruites pour s’adonner à certains métiers privilégiés, vivent exclusivement du travail de leur aiguille ou d’une profession plus modeste encore. Lorsqu’à Paris le salaire d’une femme ne dépasse pas quarante sous par jour, ou descend même, ainsi que cela arrive trop souvent, jusqu’à trente sous, et que, sur ces trente ou quarante sous, elle doit pourvoir à sa nourriture, à son loyer, à sa toilette, à son chauffage, à ses menues dépenses, elle n’y peut assurément parvenir qu’avec des prodiges d’économie et de sagesse, singulièrement contraires à la nature sur l’heure des dix-huit ans. Lorsqu’on a étudié de près ces difficultés, on comprend très bien cette idée répandue dans la classe populaire « qu’une femme ne peut se tirer d’affaire sans un homme. » Chercher cet homme est donc une des premières et des plus naturelles préoccupations de la jeune fille parisienne que sa condition modeste oblige à vivre du travail de ses doigts, et cela sans tenir compte des instincts les plus légitimes de sa nature qui l’y poussent également.

L’homme n’est pas très difficile à trouver, car il ne manque pas non plus à Paris de garçons qui, pour des raisons peut-être un peu différentes, sont de leur côté en quête de filles. Les occasions de se rencontrer ne manquent pas non plus, dans l’escalier de la maison où l’on demeure tous les deux, dans la rue où se trouve le magasin où l’on travaille, le soir sur les bancs de la promenade où l’on va prendre un peu l’air. Sur cette portion des grands boulevards qui s’étend depuis la Bastille jusqu’aux environs de la Porte-Saint-Martin et qui est bordée dans toute sa longueur de quartiers populaires, vous rencontrerez nombre de ces couples qui montent et descendent bras dessus bras dessous, absorbés dans leur conversation amoureuse. Souvent même je n’ai pu m’empêcher de remarquer que cette portion des boulevards présente un aspect à tout prendre beaucoup plus décent que celle comprise entre le faubourg Saint-Denis et l’Opéra. Mais comment se terminent cependant un trop grand nombre de ces idylles populaires ? Il est rare que la jeune fille ne tende pas au mariage. Si elle est née de parens honnêtes, si elle a reçu quelques principes religieux, si sa nature est droite, c’est l’idéal auquel elle aspire. Mais bien souvent elle viendra se heurter à une première difficulté : à une répugnance systématique contre le mariage chez l’homme auquel elle aura donné son pauvre cœur. Il existe, en effet, sur cette question du mariage un certain état d’esprit qui est spécial au travailleur parisien, à celui-là surtout qui, s’élevant par son intelligence et son salaire au-dessus du métier de simple manœuvre, lit, raisonne, pérore et se façonne sur toutes choses des théories à lui particulières. Il est partisan de ce qu’on appelle dans les réunions publiques : l’union libre. A quoi bon, en effet, la bénédiction de l’église ? Il n’est pas croyant. Et quant à cette comparution de quelques minutes devant le maire de son arrondissement, à quoi sert-elle également? Il dit fièrement n’en avoir pas besoin pour remplir ses devoirs vis-à-vis de la femme qu’il aura choisie et des enfans qui naîtront de leur rapprochement. Voilà les raisons qu’il donne à haute voix. Mais peut-être se dit-il à voix basse qu’il est bien dangereux d’aliéner trop jeune sa liberté et qu’il sera toujours temps de se marier si la femme qu’il aura prise lui plaît à l’user. Dans cette répugnance, je ne serais pas étonné que les argumens développés avec tant de succès depuis vingt ans par les partisans du divorce entrassent pour quelque chose. Puisque le mariage est un joug qui devient parfois intolérable et qu’il faut pouvoir rompre à tout prix, sa logique lui dit qu’il est bien plus simple de ne pas y engager son cou. Souvent donc l’homme, cet homme auquel aspire la jeune fille, se refuse catégoriquement au mariage ; et comme la vie de la pauvre enfant est difficile, comme la solitude lui pèse, comme son cœur parle, elle finit par s’abandonner, se fiant à l’espérance qu’une fois rendue mère, elle obtiendra d’être épousée. Ainsi se constituent à Paris nombre de ménages irréguliers, et le cas est si fréquent que les statisticiens ont fini par le constater. « En fait, dit M. le docteur Bertillon, chef des travaux de la statistique municipale, il existe à Paris deux degrés d’association des sexes : celle qui est contractée régulièrement, sous l’œil de la loi, indissoluble dans notre pays et dans notre temps, et celle qu’on peut appeler association libre, sorte de concubinat régulier, qui s’est spontanément constituée pour échapper aux formalités, aux exigences et aussi aux conséquences de l’association légale. » M. Bertillon n’hésite pas, d’après des indications sérieuses, à fixer la proportion de ces ménages irréguliers à 1 sur 10, ce qui donnerait un chiffre énorme. Le nombre des ménages parisiens, comme on les appelle dans la langue populaire, est sensiblement plus élevé dans les quartiers populaires que dans les autres. Telle est du moins la conclusion qu’on peut tirer du chiffre des reconnaissances d’enfans. Tandis que le chiffre des reconnaissances par rapport aux naissances d’enfans naturels est très faible dans les arrondissemens riches, tels, par exemple, que les Champs-Elysées et l’Opéra (ce dernier arrondissement présentant même la triste particularité d’être celui où il y a le plus de naissances naturelles et le moins de reconnaissances), au contraire, dans les arrondissemens populaires, tels que La Villette, Belleville, Montrouge, la proportion des reconnaissances d’enfans par rapport aux naissances est toujours très élevée. Cela tend à prouver que, dans les arrondissemens riches, les naissances naturelles sont surtout le fruit de la débauche, tandis que dans les arrondissemens populaires elles sont la conséquence du grand nombre des ménages irréguliers. La reconnaissance des enfans, tel est, en effet, assez fréquemment le devoir que s’impose le père, ou qu’il permet à la mère de remplir. Parfois même, au bout de quelques années, l’habitude ayant fortifié le lien, il consentira à un mariage qui légitimera les enfans; et ces légitimations sont, comme les reconnaissances, beaucoup plus fréquentes dans les quartiers populaires que dans les autres. Mais trop souvent aussi le père, lassé devoir s’accroître sa famille irrégulière, reprendra cette liberté qu’il n’a jamais voulu aliéner, et laissera la mère en proie avec ses enfans à toutes les horreurs de la misère : cruel et dernier châtiment d’une faute qu’elle n’a pas été seule à commettre, mais dont elle demeure seule à porter le poids.

Cette difficulté que je viens d’indiquer et qui est sérieuse, n’est cependant pas, il faut le reconnaître, générale. On trouve encore, dans le peuple, plus d’un brave garçon, disposé à contracter mariage. Mais lorsque garçon et fille seront tombés d’accord sur le dessein de se marier, ils se trouveront en présence d’une autre difficulté dont l’existence m’a été révélée par le mot profond d’un concierge. Il est bon parfois de faire causer les concierges. Celui-ci tenait la loge d’une grande maison presque exclusivement habitée par des ménages parisiens, et comme je m’en étonnais : « Voyez-vous, monsieur, me dit-il, le mariage est un luxe pour les classes pauvres. » Oui, cela est vrai. Le mariage est un luxe : luxe de temps, luxe d’argent qui n’est pas à la portée de tous et cela, grâce à qui? j’oserai le dire : grâce aux auteurs du code civil. Je sais que la témérité de ce langage est de nature à soulever non-seulement les jurisconsultes, mais encore tous ceux qui, considérant le code civil comme la pierre angulaire de la société moderne, traitent volontiers de réactionnaire, de hobereau et de sacristain (ce sont qualifications dont j’ai été parfois honoré) quiconque s’avise de découvrir dans ses articles quelques imperfections. A mon humble avis d’ignorant, le code civil est cependant une œuvre très sujette à discussion, comme toutes les œuvres humaines, très belle assurément dans son ensemble, si on considère la rapidité avec laquelle elle a été élevée, mais dont certaines parties ont cependant vieilli, et dont toutes les innovations n’ont pas été également heureuses. Or, le titre du mariage est un de ceux où les auteurs du code civil ont le plus innové. Notre ancienne législation, dont les dispositions se confondaient en grande partie avec celles du droit canonique, considérait le mariage comme un acte intéressant avant tout les parties en cause. Aussi les laissait-elle agir à leurs risques et périls, en se bornant à exiger le minimum de garantie nécessaire pour que l’acte fût sérieux et public. Pour les mineurs seuls (et encore depuis le concile de Trente) le consentement des parens était exigé. Certains édits avaient été rendus contre les mariages clandestins, mais c’était tout. Le code civil a voulu changer tout cela. Il a voulu tout à la fois protéger l’inexpérience de l’homme contre la séduction de la femme, la crédulité de la femme contre la déloyauté de l’homme, et l’honneur des familles contrôles intrigues de tous deux. A cet effet, il a cherché des garanties dans la complication des formalités. Il a d’abord créé pour l’homme une minorité spéciale qui s’étend jusqu’à vingt-cinq ans et pour l’homme et la femme une minorité relative qui dure toute leur vie, puisqu’à aucun âge ils ne peuvent contracter mariage sans avoir demandé le consentement de leurs parens. De peur que le mariage ne soit opéré clandestinement, il a multiplié, en outre, le nombre des publications. Enfin, pour bien s’assurer qu’aucune de ces formalités ne serait oubliée, il a encore frappé de peines sévères l’officier de l’état civil qui en oublierait quelqu’une, de telle sorte qu’il a fait de lui un adversaire du mariage, la crainte qu’il a d’engager sa responsabilité le poussant toujours à susciter des complications inutiles. Quel a été le résultat de toutes ces précautions? c’est qu’en voulant empêcher la bigamie, qui est un cas pendable mais rare, le code favorise le concubinage, qui est un cas moins pendable, mais plus fréquent. C’est que l’union libre a remplacé le mariage clandestin, sans que l’honneur des familles s’en trouve beaucoup mieux pour cela. On ne saurait s’imaginer, en effet, à combien de complications viennent dans la pratique se heurter un garçon et une fille qui ont conçu cette idée si simple : se marier. Suivons, par exemple, un de ces jeunes couples à la destinée desquels nous nous sommes intéressés depuis que nous les avons rencontrés, bras dessus, bras dessous, sur le boulevard. Le garçon a vingt-quatre ans. Il est ouvrier maçon, originaire d’un village de la Corrèze, et, après, avoir passé un an sous les drapeaux, il vient travailler à Paris pendant la belle saison. Il a encore son père et sa mère qui sont au pays. La jeune fille a vingt et un ans; elle est née à Paris, elle a perdu son père et sa mère et il ne lui reste plus que sa vieille grand’mère maternelle qui demeure en province. Voilà une situation dans laquelle assurément il n’y a rien d’anormal. Promesse étant échangée entre eux, ils conviennent de se rendre ensemble à la mairie de leur arrondissement pour se mettre en règle. Il faudra d’abord qu’ils choisissent un jour de semaine, car le bureau des mariages est fermé le dimanche, ce qui leur fera perdre une demi-journée de travail. Il est vrai qu’ils auront la compensation de faire une promenade ensemble. Là, ils communiqueront leur dessein à un employé qui leur répondra la phrase sacramentelle : « Avez-vous vos papiers? — Quels papiers? répondront-ils naturellement, et voici ce qu’on leur expliquera. La jeune fille devra produire : 1° son acte de naissance ; 2° un certificat constatant qu’elle a plus de six mois de résidence à Paris ; 3° l’acte de décès de son père ; 4° l’acte de décès de sa mère; 5° l’acte de décès de son grand-père paternel ; 6° l’acte de décès de sa grand’mère paternelle ; 7° l’acte de décès de son grand-père maternel ; 8° le consentement de sa grand’mère maternelle constaté par un acte notarié. Si elle était encore mineure et qu’elle eût perdu tous ses ascendans, il lui faudrait non-seulement le consentement de son tuteur, mais encore celui de son conseil de famille réuni et délibérant ad hoc. Quant au jeune homme, il devra fournir : 1° son acte de naissance ; 2° le consentement de son père et celui de sa mère par un acte notarié ; 3° ses papiers militaires, c’est-à-dire le consentement du conseil d’administration du régiment auquel il appartient. Est-ce tout? Non. Avant qu’il soit passé outre à la célébration du mariage, il leur faudra encore produire : 1° un certificat de publication dans chacun de leurs arrondissemens respectifs s’ils ne demeurent pas dans le même ; 2° un certificat de publication dans la commune où demeurent le père et la mère du garçon; 3° un certificat de publication dans la commune où demeure la grand’mère de la jeune fille. Et qu’on ne s’imagine pas que je complique les choses à plaisir. Il y a telle circonstance et non des plus étranges où six, sept et jusqu’à huit certificats de publication peuvent être nécessaires, de même qu’il y a aussi des cas très ordinaires, — père absent, enfant naturel, — où les formalités de consentement sont bien plus difficiles à remplir encore. Mais en voilà déjà bien assez pour mettre nos jeunes gens dans l’embarras et les jeter dans le découragement. Que de démarches à faire! Que de lettres à écrire à des maires qui ne répondent guère, à des notaires qui répondent encore moins. Et puis tout cela coûte de l’argent; car les notaires ne font rien pour rien, et, de plus, tous ces actes doivent être fournis sur papier timbré. Une loi de 1850 permet bien d’obtenir gratuitement les pièces nécessaires au mariage, mais il faut pour cela présenter un certificat d’indigent délivré par le commissaire, sur certificat du percepteur et visé par le juge de paix. Encore trois démarches ; puis, on a beau n’être pas riche, on n’aime pas beaucoup à faire constater ainsi son indigence. Il faut compter aussi avec les frais d’église et avec les frais de toilette. Un mariage à la mairie, c’est bien sec, et la moindre messe coûte de l’argent. Quant aux frais de toilette, le marié aura bien la ressource de s’adresser à une de ces maisons de confection pour hommes dont la spécialité est de louer des vêtemens propres « pour mariages ou pour deuils. » Mais la mariée! c’est bien dur de se marier dans sa robe de tous les jours. On était en blanc lorsqu’on a fait sa première communion. Puis les camarades se moqueraient de vous si on n’avait pas de fleurs d’oranger. Cependant, au milieu de ces démarches, de ces retards, de ces perplexités, le temps s’écoule, la belle saison passe, et la couturière, dont la morte saison a épuisé les ressources, voit arriver avec effroi le moment où le maçon va s’en retourner au village, emportant ses économies de l’année. Qui sait s’il reviendra et s’il n’épousera pas là-bas une de ses payses? Le courage de la résistance finit par lui manquer, et le dénoûment de cette longue attente sera celui-ci : un soir où le maçon aura ramené la couturière chez elle, il montera jusqu’à sa chambre et elle n’aura pas le courage de le renvoyer. Le lendemain, l’un des deux apportera chez l’autre ses modestes effets personnels, et voilà un ménage parisien constitué. A qui la faute? Au maçon assurément et à la couturière, mais peut-être bien aussi aux auteurs du code civil.

Tout cela est bel et bon, pourra-t-on me dire ; mais à quoi concluez-vous? Car enfin toutes ces formalités ont leur raison d’être, et vous ne prétendez pas qu’un jeune homme et une jeune fille puissent contracter mariage à tout âge sans le consentement de leurs parens et sans publication préalable. Assurément non. mais je prétends deux choses : la première, c’est que le mariage étant un acte éminemment moral et social, les auteurs du code auraient dû avoir en vue de le favoriser plutôt que de l’entraver. Or, en multipliant les précautions contre les mariages clandestins, qui sont l’aventure et l’exception, ils ont rendu singulièrement difficile le mariage au grand jour, qui est la banalité et la règle. La publication à la seule résidence des deux contractans suffirait parfaitement dans la grande majorité des cas, et, quant au danger de la bigamie (quelques histoires réjouissantes en ont dernièrement fait foi) toute la paperasserie prescrite par le code ne suffit pas à l’éviter. La seconde chose que je prétends, c’est que, le mariage intéressant avant tous les deux parties contractantes, c’est de leur libre consentement surtout que cet acte devrait dépendre. À partir de vingt et un ans, le code laisse à un jeune homme et à une jeune fille le droit de faire toute sorte de sottises sans qu’aucune autorité puisse les en empêcher. Pourquoi leur refuser celui de faire un acte qui peut sans doute être une sottise aussi, mais qui, le plus généralement, est à leur honneur ? Si toute latitude leur était laissée quant au mariage, on verrait peut-être quelques jeunes gens du monde épouser des femmes qui n’en sont pas (le fait est-il donc déjà sans exemple ?) mais, en revanche, on verrait beaucoup moins de braves filles du peuple dans l’impossibilité de trouver un mari. J’admets cependant que cette liberté absolue à partir de vingt et un ans paraisse trop hardie : on pourrait la reculer pour l’homme jusqu’à vingt-cinq ans, mais une fois que le jeune homme et la jeune fille seraient tous deux majeurs quant au mariage, il les faudrait dispenser de ces formalités du consentement ou des actes respectueux qui pèsent sur eux toute leur vie, en ne laissant aux ascendans d’autre droit que celui de former opposition, droit que la loi leur reconnaît aujourd’hui. Il est vrai que ce serait « toucher au code civil. « Mais le code civil n’est pas une arche sainte, et ce fétichisme, qui ne permet pas de porter la main sur lui, n’est pas en honneur dans tous les pays où il règne. C’est ainsi qu’en Belgique un projet sur la réforme du code civil est actuellement pendant devant les chambres, et ce projet apporte précisément des modifications assez sérieuses à la législation sur le mariage en vue de le faciliter. C’est un très savant jurisconsulte belge, M. Laurent, qui est l’auteur de ce projet, et l’on me permettra d’abriter ma hardiesse derrière son autorité.

Il faut que la difficulté de contracter mariage (je parle des grandes villes et de Paris en particulier), soit bien réelle, pour que la charité privée ait senti qu’il lui fallait intervenir. Tout le monde connaît de nom la société de Saint-François-Régis, fondée, en 1826, par M. Gossin et qui a pour but de faciliter le mariage civil et religieux des indigens du diocèse de Paris. Ce qu’on sait moins, c’est que les conférences de Saint-Vincent-de-Paul des diverses paroisses de Paris s’entendent entre elles pour nommer par arrondissement un comité qui s’occupe du mariage des indigens. Il y en a dix-sept dans Paris. Toutes les fois qu’on trouve la charité aussi active, on peut être assuré qu’elle est aux prises avec un mal sérieux. A Paris, le grand nombre des filles mères lui donne fort à faire. Heureuses, en effet, sont encore celles dont je parlais tout à l’heure, qui, tout en étant dans une situation irrégulière au point de vue de la loi et de la morale, peuvent cependant nommer le père de leurs enfans. Mais combien, si on les interrogeait, feraient cette réponse célèbre : « C’est un monsieur que je ne connais pas ! » Leur chute est due à une rencontre, à un caprice, parfois une brutalité. On s’est rapproché pour un jour, pour une heure : on se quitte le lendemain, chacun reprenant sa route sans pensée de se retrouva jamais. Mais tandis que de cette aventure l’homme n’a gardé qu’un fugitif souvenir, pour la femme, c’est le point de départ de toute une série de détresses et de déchéances desquelles elle ne se relèvera peut-être jamais. Lorsque son état devient apparent, la vie de chaque jour est pour elle une succession d’humiliations et de difficultés : ouvrière, elle sera exposée aux lazzi de ses compagnes ; servante, aux reproches de ses maîtres, alors que compagnes lui auront souvent donné l’exemple de l’inconduite et que maîtres seront en partie responsables de sa faute par leur absence de toute sollicitude et surveillance. A Paris, on rencontre en effet parmi les filles mères une quantité prodigieuse de domestiques. Bientôt viendra le moment où, le travail lui étant devenu impossible, elle se verra renvoyée de l’atelier ou de la maison qui l’employait. Avec quelle impatience elle attendra l’époque où la Maternité, ce grand refuge de la faiblesse féminine lui ouvrira ses portes ! Mais celles qui ne sont point originaires de Paris n’y sont reçues qu’à la dernière heure, et les Parisiennes elles-mêmes jamais avant le neuvième mois. Que faire cependant jusque-là? Mourir de faim. C’est ici que la charité intervient, discrète, silencieuse, comme honteuse de ce qu’elle fait. Combien y a-t-il de personnes à Paris qui connaissent le nom de l’asile Sainte-Madeleine ? Celles-là même qui le dirigent ne veulent pas que la destination en soit trop connue. Mais l’épreuve n’est pas finie, c’est à peine même si elle commence. Le séjour à la Maternité, à moins d’accidens exceptionnels, prend fin au bout d’une dizaine de jours. C’est la règle qu’imposent le petit nombre des lits et le grand nombre des demandes d’admission. A peine a-t-elle recouvré la force nécessaire pour se tenir debout, que la fille mère va se retrouver dans la rue, sans foyer, sans pain, avec un enfant sur les bras. Que va-t-elle faire? j’écarte les tentations criminelles qui peuvent assaillir son esprit : l’infanticide ou le suicide. L’infanticide est le crime de celles qui, après avoir dissimulé leur grossesse, se flattent aussi de dissimuler la naissance de leur enfant. Plus fréquent dans les campagnes qu’à Paris (toute proportion gardée), et précisément à cause de la difficulté plus grande pour une fille de la campagne de dissimuler sa situation, le crime est presque toujours concomitant à la naissance. Il est infiniment rare qu’une mère se débarrasse d’un enfant auquel elle a donné les premiers soins. Quant au suicide, c’est presque toujours la résolution désespérée qu’inspire à une jeune fille l’infidélité ou l’abandon, et la Seine, ce grand tombeau des amours parisiennes, reçoit plus d’amantes que de mères. Mais, à peine rendue elle-même, une première tentation s’offre à l’esprit et en quelque sorte sous les pas de la fille mère : c’est l’abandon. Je ne parle pas de l’abandon romanesque et légendaire sur les marches d’une église ou sous les arbres d’une promenade, avec un signe de reconnaissance attaché au cou ou fixé aux langes de l’enfant, mais de l’abandon officiel et pour ainsi dire encouragé. A deux pas de la Maternité se trouve l’hospice des Enfans assistés, et si le tour est fermé depuis longtemps, le bureau d’admission est toujours ouvert. Beaucoup de bonnes âmes et quelques bons esprits regrettent la suppression des tours. Je ne saurais partager ces regrets. La suppression des tours augmente, dit-on, le nombre des infanticides. Je l’accorde, bien que cela ne soit nullement prouvé. Mais leur rétablissement augmenterait assurément le nombre des abandons. Or si l’infanticide est un crime, à tout prendre assez rare puisqu’il n’y en a en France que 150 à 200 par an sur plus de 900,000 naissances, l’abandon est un crime aussi, un crime au point de vue moral tout au moins et beaucoup plus fréquent, puisqu’on compte en France de dix à onze mille abandons par an. Dans ce chiffre, Paris entre pour plus du cinquième. Or c’est déjà beaucoup que l’état se rende complice de ce crime en acceptant les enfans qu’il plaît aux mères de lui jeter sur les bras. Encore ne faut-il pas le blâmer si, avant d’accepter ce fardeau de leurs mains et d’endosser cette paternité fictive, il cherche à les rappeler à leurs devoirs maternels et s’il leur fournit les moyens de l’accomplir en faisant ce que devait faire le père véritable, c’est-à-dire en leur allouant des secours. C’est ainsi que fonctionne aujourd’hui le service des enfans assistés, et c’est là un moyen terme entre la trop grande facilité et la trop grande rigueur, qui, dans la pratique, donne de bons résultats et auquel il convient de s’en tenir.

Le chemin du bureau d’admission est bien connu des filles mères à Paris. Sur 2,772 enfans qui ont été abandonnés à Paris en 1883, 1,825 ont été présentés par la mère elle-même et 1,498 ont été apportés dans le mois qui a suivi leur naissance. Cette première période qui suit les relevailles est donc particulièrement dangereuse pour l’enfant comme pour la mère. La perspective des secours qu’elle peut obtenir de l’Assistance publique ne suffit pas toujours à soutenir son courage. Pour obtenir ce secours, il faut encore du temps, des démarches, et, pendant cette attente, le premier asile fait parfois défaut. La charité privée l’a bien compris et elle est intervenue. Il y a longtemps déjà qu’un homme dont le nom demeure attaché à beaucoup d’idées justes en matière de bienfaisance, M. de Gerando, a fondé un asile spécialement destiné, dit le Manuel des œuvres, « à recevoir les jeunes filles victimes d’une première faute et que leur état d’abandon expose, à la sortie de l’hôpital, à tous les dangers de la corruption et de la misère. » Mais si grand est le nombre de ces malheureuses que cet asile n’était pas suffisant. Les fondateurs de l’asile de nuit pour femmes et enfans s’en sont bien vite aperçus. A peine leur maison de la rue Saint-Jacques était-elle ouverte que les convalescentes de la Maternité y affluaient, heureuses d’y trouver, pour elles et leur enfant, une hospitalité de trois jours, et une soupe matin et soir. Quel moyen cependant de les renvoyer, comme le règlement l’exigeait, après un séjour d’aussi courte durée, alors que quelques-unes d’entre elles auraient eu à peine la force de se traîner dans la rue en quête d’un gîte qu’elles n’auraient pas trouvé? Une première donation a permis à la Société philanthropique de créer dans son asile de la rue Saint-Jacques un petit dortoir spécial où l’on a conservé ces malheureuses aussi longtemps que leur état de faiblesse le commandait; une seconde donation plus libérale encore et un appel heureux à la charité publique l’ont mise en mesure d’ouvrir, cette année même, une maison distincte à l’inauguration de laquelle M. Pasteur n’a pas dédaigné de présider et qui pourra recevoir, dans des conditions meilleures encore, un beaucoup plus grand nombre de femmes. Cette maison a reçu l’appellation heureuse de l’Asile maternel. En effet, c’est bien en mères qu’il faut traiter désormais ces filles. Là est l’espérance, là est le salut, dans le devoir accepté et dans l’amour naissant. Sur ces natures assez généralement douces et molles, les bonnes influences s’exercent aussi facilement que les mauvaises. Accoutumées jusque-là aux rudesses de leurs amans, aux mépris de leurs camarades, elles sont surtout sensibles à la sympathie, aux égards ; et rien n’est aisé comme de réveiller en elles, pour un temps du moins, le sens endormi du devoir. On peut prédire qu’il sera fait beaucoup de bien moral dans cette maison par les sœurs qui la dirigent, par les femmes qui la visitent. Pour celles que les hasards de la situation ou de la fortune ont mises à l’abri de certaines tentations, la meilleure des charités est de savoir compatir à celles qui ont été plus faibles ou moins heureuses. Dans ce combat contre le vice, la charité fait donc son devoir. Mais en laissant ainsi la fille mère sans secours et sans droits la loi fait-elle également le sien ? c’est une question à la discussion de laquelle il est impossible de se dérober.

Dans les pages qu’on vient de lire, il a été beaucoup question de la mère, de sa faute et de ses devoirs. Mais le père, où est-il? Où il est? Ne le demandez pas à ces malheureuses pensionnaires de l’Asile maternel que vous voyez assises sur une chaise de paille, leur enfant sur leurs genoux, affaissées sous le poids non de l’humiliation ou du remords, mais de l’anxiété. Ce n’est pas elles qui pourraient vous le dire. Sur dix de ces femmes, je gage que neuf ne pourraient pas donner l’adresse du père de leur enfant. Et, cependant, ce père, il est quelque part ; que ce soit un boutiquier ayant mis à mal sa servante, un domestique ou un employé de magasin ayant séduit sa camarade, un ouvrier ayant contracté liaison avec sa voisine de palier, il vit, de son côté, assez grassement peut-être, et ce que la charité publique et privée font pour la mère de son enfant, lui assurer un asile et des secours momentanés, c’est à lui apparemment qu’il appartiendrait d’y penser. Mais j’avais tort tout à l’heure de dire qu’il est quelque part. Il n’est nulle part, puisqu’il n’existe pas. En droit, l’enfant naturel n’a pas de père. Prolem sine patre creatam. En fait, il n’a pour prendre soin de lui que sa mère. On ne saurait s’imaginer, à moins d’avoir vu les choses de près, quelles ont été, dans la vie populaire, les conséquences inattendues de cet axiome du code : La recherche de la paternité est interdite. En posant ce principe nouveau, contraire à celui de l’ancien droit, les auteurs du code ont voulu mettre obstacle à certaines recherches dont ils redoutaient le scandale. Mais ils n’ont point entendu apparemment dispenser l’homme de l’obligation naturelle que lui impose la paternité véritable. L’homme ne l’a point compris ainsi : par cet axiome il s’est cru affranchi de toute responsabilité, de tout devoir. L’enfant, c’est l’affaire de la mère, ce n’est pas la sienne. De quoi vient-on l’ennuyer avec ce marmot? Il n’est pas marié : donc il n’a pas d’enfant. Chose étrange ! ces aphorismes monstrueux de l’égoïsme et de la débauche sont si bien devenus maximes courantes dans la morale des grandes villes (dans la campagne, il n’en est point tout à fait ainsi) que les mères elles-mêmes ont fini par les accepter. Ce qui frappe et ce qui émeut le plus quand on provoque leurs confidences, ce ne sont point leurs plaintes, c’est au contraire leur résignation. Elles savent qu’elles n’ont rien à réclamer ; elles paraissent trouver cela tout simple, et parlent sans amertume de celui dont elles auraient cependant bien à se plaindre. Cette acceptation si docile par la femme de la condition si dure qui lui est faite par la loi a beaucoup plus contribué à porter la conviction dans mon esprit que les vengeances du revolver ou du vitriol. Il faut que le désordre moral créé par cet axiome du code soit bien grand, puisque celles-là même qui en souffrent le plus n’en paraissent pas choquées. Cette conviction, qui, dans l’état actuel des esprits, est entachée d’un peu de paradoxe, pour ne pas me servir d’un autre mot, est cependant partagée par des autorités considérables. M. Le Play, le premier, avec l’indépendance de son esprit, a pris le code à partie sur ce point dans son célèbre ouvrage sur la Réforme sociale. Ses disciples ont tenu bon, et la revue qui leur sert d’organe publie souvent sur ce sujet de solides études. Mais l’école de la réforme sociale a trouvé un auxiliaire brillant et des plus secourables en M. Alexandre Dumas, qui s’est prononcé en faveur de la recherche de la paternité dans une brochure retentissante. Cependant l’opinion demeure incertaine, et, il en faut convenir, hostile en majorité. Les jurisconsultes sont à peu près unanimes, peut-être par habitude de dire : Ne touchez pas au code civil ! Mais le camp littéraire est divisé, et mon sévère collaborateur, M. Brunetière, a dit ici même leur fait aux filles mères avec sa verve sarcastique. De ces dispositions hostiles on a eu la preuve lorsqu’une proposition bien prudente et bien mesurée pourtant, soutenue devant le sénat par M. Bérenger, avec la double autorité de son nom et de son talent, a dû être retirée par lui. Oserai-je dire que quelques-uns des défenseurs de la thèse l’ont peut-être un peu compromise en compliquant la question, très simple en elle-même, par des considérations qui lui sont étrangères et qui ont trait à la condition de l’enfant naturel dans la société? En voyant dans la recherche de la paternité un moyen d’assurer à l’enfant naturel ce qui lui fait nécessairement déduit, un nom, une famille, et, le cas échéant, une fortune, ils ont indisposé cette partie de l’opinion bourgeoise qui se croit un peu chargée de prendre la défense de la famille. Ces bourgeois, en effet, et je suis du nombre, trouvent que la littérature théâtrale et romanesque fait la part un peu trop belle à l’enfant naturel. A lui toutes les vertus du cœur, tous les dons de l’esprit; au fils légitime toutes les médiocrités et toutes les bassesses. Puisqu’il en est ainsi, qu’on ne le force pas du moins à partager ce qui lui appartient ; le nom et la fortune. Je ne suis pas convaincu, d’ailleurs, qu’on rendît à l’enfant naturel un véritable service en le dotant d’un père récalcitrant et d’une famille hostile. La reconnaissance d’un enfant doit demeurer un fait volontaire; dès qu’elle serait judiciaire, elle perdrait pour lui ses principaux bienfaits et créerait même une situation intolérable si elle le faisait entrer de force dans une famille régulièrement constituée. Mais, à côté de l’enfant, il y a la mère. Lorsque la survenance d’un entant a causé dans la vie d’une femme une détresse peut-être irrémédiable, est-il admissible qu’en vertu d’un principe du code, l’auteur de cette détresse s’en lave absolument les mains? Là est la question et point ailleurs. La jurisprudence elle-même, plus humaine que le code, ne l’a point toujours pensé. Avec d’infinies précautions et habiletés pour tourner, il faut bien le dire, la prohibition si formelle de l’article 340 du code civil, la jurisprudence a fini par admettre que la séduction suivie de grossesse, et précédée d’une promesse de mariage, pouvait donner lieu à des dommages-intérêts, car elle voit dans l’abandon de la mère et de l’enfant l’inexécution d’une obligation contractée. Mais les devoirs qu’un homme contracte envers la jeune fille qu’il a rendue mère ne peuvent-ils pas être rangés dans la catégorie de ce que le code appelle « les engagemens qui se forment sans convention? » Il ne s’agirait, au fond, que d’élargir l’exception que la loi elle-même a introduite au cas où la survenance d’enfant a coïncidé avec le rapt, et la question serait résolue. Il n’y aurait qu’à maintenir le principe en le tempérant par cette addition : « Néanmoins la séduction suivie de grossesse pourra donner ouverture à une demande d’alimens en faveur de l’enfant » et sans accorder pour cela à l’enfant naturel un droit au nom et à la fortune de son père. Quant à la double objection tirée de l’impossibilité de la preuve et des dangers du scandale, ce sont là des obstacles qui n’ont rien d’insurmontable. Si la preuve physiologique est impossible, la preuve morale est facile : le doute, comme dans toutes les instances, tournerait contre la demanderesse. Quant au danger des actions scandaleuses, je répéterai ici ce que je disais à propos du mariage. De même que le danger de voir des fils de famille épouser des danseuses ne vaut pas l’inconvénient de rendre le mariage trop difficile aux gens qui n’ont ni argent ni loisir, de même l’inconvénient d’exposer quelques débauchés, jeunes ou vieux, à des recherches de paternité calomnieuses, ne vaut pas celui d’encourager l’égoïsme et la débauche des hommes. D’ailleurs, contre ce danger, les précautions sont faciles à prendre. La plus efficace serait le serment préalable imposé à la femme avant l’ouverture d’instance, et la poursuite pour faux témoignage en cas de déclaration calomnieuse. À ce jeu, les coquines regarderaient. Mais qu’un homme puisse venir, en plein tribunal, invoquer un article du code pour s’exonérer d’une obligation morale incontestable, c’est un scandale aussi, et le vieux jurisconsulte Loysel n’avait-il pas raison lorsqu’il posait, dans son langage un peu brutal, ce principe que les auteurs du code ont malheureusement rayé non pas seulement de nos lois, mais de nos mœurs : « Qui fait l’enfant le doit nourrir ! »

IV.

Faut-il descendre encore un degré et mettre le pied dans la fange? Après avoir parlé de la séduction et de la fille mère, faut-il parler de la prostitution et de la fille des rues ? Cela peut-être semblera hardi, mais cela est nécessaire, si l’on veut savoir quelles sont dans une grande ville les dernières dégradations de la vie populaire. Je laisse, en effet, au théâtre et au roman, qui ne s’en font pas faute, à parler de la courtisane qui roule carrosse. Je ne m’occupe que de la fille du peuple, servant aux plaisirs du peuple, qui cache sa honte derrière les carreaux dépolis des estaminets de barrière, ou qui l’étale sur les boulevards extérieurs, et je voudrais montrer par quelles causes certaines créatures en arrivent à cette extrémité dernière.

Depuis que mon brillant collaborateur, Eugène-Melchior de Vogüé, a appris à la France le nom un peu rébarbatif de Dostoïewsky, tout le monde a lu Crime et Châtiment. Une des scènes les plus dramatiques du roman est celle où la pauvre Sonia, après être descendue dans la rue sur les instances de ses parens qui meurent de faim, rapporte le prix de sa honte qu’elle jette sur la table, puis se couchant sur le lit et, tournant sa figure contre la muraille, passe le reste de la nuit à claquer des dents. Le récit est poignant ; l’histoire est peut-être vraie. Qui peut dire, dans ce monde de boue, que telle ou telle turpitude n’a pas été commise ou ne le sera jamais ? Mais, à Paris, du moins le cas est-il fréquent? Est-il vrai, comme on l’entend déclamer dans les réunions publiques, que la condition sociale de l’ouvrière lui impose le choix entre la prostitution et le vol et qu’elle soit souvent obligée de vendre son corps pour avoir du pain ? Je ne le crois pas. Je ne crois pas que la misère soit jamais la cause unique et véritable de la prostitution. La cause, nous la connaissons déjà, et nous venons de l’étudier longuement, mais j’aime mieux laisser ici la parole à l’homme qui a écrit sur ces tristes matières avec le plus d’expérience et de cœur : « Interrogez les prostituées, quel qu’en soit le nombre, dit M. Lecour, dans son livre sur la prostitution à Paris, et vous n’en rencontrerez pas une seule qui ne vous raconte, souvent sans amertume et même sans avoir conscience de l’action que ce fait funeste a eue sur sa vie, comment son premier pas dans la débauche a été l’œuvre de quelque séducteur insouciant, s’il n’était pas cruellement égoïste. Chaque fois qu’on se trouve en présence d’une femme tombée dans l’abjection de la débauche vénale, on peut dire avec certitude : Cherchez l’homme. »

Je ne me suis pas contenté de ce témoignage. J’ai assisté à bien des interrogatoires; j’en ai fait passer quelques-uns, voire même dans des lieux où la nature par le plus librement que dans un bureau de police, et partout, sous des formes et avec des circonstances diverses, je me suis trouvé en présence de cette même réponse. Parmi ces confessions que j’ai provoquées, j’en rapporterai une, dont le drame court et brutal réunit toutes les circonstances qui, dans ces milieux du travail et de la misère, expliquent et excusent la dégradation d’une femme. La malheureuse qui m’a conté son histoire était la fille d’ouvriers rouennais. Le père, paresseux, débauché, ne travaillait que par intervalles et, vivant le plus généralement de droite et de gauche, mangeait au dehors le peu qu’il gagnait. Cependant il rentrait parfois passer quelques mois au logis. A chaque rentrée, la mère devenait grosse ; elle mourut à la peine au neuvième enfant. A seize ans, il avait fallu que la fille aînée commençât la vie d’atelier et enfermât sa jeunesse dans une filature pour un salaire de 30 sous par jour. Point de famille ; la mère morte, le père disparu, les enfans dispersés, l’existence solitaire dans un taudis, et, comme unique perspective d’en sortir, le mariage, que son imagination, pleine des souvenirs de son enfance, lui représentait comme un enfer. Elle était ardente, assez jolie; la nature finit par se révolter, et un samedi de paie, elle dépensa son gain de la semaine à prendre un billet pour Paris, où l’appelait un ouvrier rouennais de sa connaissance. Ensemble ils vécurent pendant trois mois d’une vie où le plaisir tenait plus de place que le travail. du jour, le complice de cette vie sortit et ne rentra point : disparu, introuvable dans ce vaste Paris, il laissait celle qu’il avait appelée sans ressources et sans métier. Pendant quelques mois, elle avait vécu d’une vie d’aventures et de camaraderies successives. Puis, arrêtée un soir sur un banc des boulevards extérieurs, de guerre lasse elle s’était fait inscrire a pour avoir la paix. » Depuis ce jour, elle avait été liée à la débauche sous sa forme la plus asservissante et n’avait guère fait que changer de lieu d’esclavage. Et cependant un jour, à travers cette existence abjecte, un rayon avait lui. Elle s’était attachée de nouveau à un homme, non pas à un de ces vils exploiteurs qui tirent leur subsistance de l’avilissement d’une femme, mais à un ouvrier qui vivait d’un travail régulier. Comment cet attachement avait-il pris naissance entre eux? il ne faut pas demander au cœur l’explication de ses mystères. Pendant un temps assez long, ils avaient caressé ensemble un rêve d’existence honnête et de ménage régulier, à partir du jour où des économies amassées de part et d’autre auraient permis un établissement en commun. Mais la maladie était venue se jeter à la traverse de ces projets. Pour que l’homme qu’elle aimait ne fût pas porté à l’hôpital, la malheureuse créature avait repris sa liberté. Pendant trois mois elle l’avait soigné avec dévoûment jusqu’au jour où la mort avait eu le dessus. Les frais du traitement et d’un enterrement qu’elle avait voulu convenable avaient mangé toutes les économies. Le lendemain elle avait repris sa chaîne qu’elle n’avait pas cessé de porter depuis dix ans, insouciante dans la forme, amère dans le fond, raillant ses amours d’autrefois, et terminant son récit par ces mots gouailleurs : « On est bête, n’est-ce pas, quand on est jeune ? »

Si j’ai rapporté cette histoire, malgré sa crudité, c’est qu’on y trouve l’assemblées toutes les circonstances qui, dans les milieux populaires, peuvent entraîner une femme à la chute, la grossièreté de l’éducation première, la difficulté de la vie, les tentations de la jeunesse, la trahison de l’homme. C’est qu’en même temps, dans cette triste existence dont chaque faute a une excuse, on saisit cependant l’instant de la défaillance première, dont toutes les autres ont été la conséquence finale, le moment où la route âpre et droite a été abandonnée pour celle plus facile et plus douce qui a conduit jusqu’à l’abîme. Il ne faut pas, en effet, que la compassion infinie à laquelle ont droit les êtres tombés entraîne à un fatalisme moral qui ferait oublier le principe de la responsabilité. Si l’on pouvait remonter le cours de toutes les existences et pénétrer leurs mystères, on vendait, j’en suis convaincu, qu’à un moment donné, tout être humain, homme ou femme, a été le maître de sa vie; qu’il aurait pu ne pas suivre la voie qu’il a suivie, ou remonter la pente qu’il avait descendue. Si le mal au début n’a pu être évité, le mieux a toujours été possible, et le mieux, dans telle existence, n’est-il pas plus méritoire que le bien dans telle autre? Mais, sans pousser plus loin ces considérations philosophiques, je ferai remarquer également que, dans cette histoire que j’ai prise comme type, si la misère ne joue pas le premier rôle, cependant elle a aussi sa part. Ce qui pousse en partie la jeune fille dans les bras de cet homme éternel qu’on rencontre au début de tant d’existences misérables, c’est la difficulté de subvenir seule à ses besoins. En lui elle espère trouver on appui, et elle ne prévoit pas que l’abandon de ce premier homme la mettra tôt ou tard à la merci d’un second et l’abandon du second à la merci d’un troisième jusqu’au jour où, d’amant en amant, elle finira par se donner sans choix, sine delectu, comme disait le droit romain dans sa langue précise. Si donc la misère n’est que rarement, et je crois pouvoir dire jamais, la cause unique et première de la prostitution, elle en est souvent la cause seconde, et c’est là une des conséquences de la condition faite aux femmes dans les grandes villes sur laquelle il ne faudrait pas fermer les yeux.

D’autres, cependant, se livrent à l’inconduite par mollesse de nature et horreur de l’effort. A peine ont-elles quitté la famille pour entrer à l’atelier, que le travail les rebute. Au lieu de s’user les yeux et de se piquer les doigts à coudre des robes de soie, elles rêvent au moyen de s’en procurer. Ce moyen leur est bien connu. Leur enfance n’a pas été environnée, en effet, de toutes les protections dont nous environnons l’innocence de nos filles. Dès l’âge de douze ans elles en ont appris long en rôdant le soir sur les boulevards extérieurs. La corruption qui est entrée dans leur âme par les yeux a continué ensuite son chemin par l’imagination. Les feuilletons des journaux à un sou, qu’elles lisent le soir avec avidité à la lueur d’une chandelle, leur dépeignent une vie de luxe et de débauche facile dont elles ne connaissent pas les revers et dont elles n’entrevoient pas la fin. Les faits divers de ces mêmes journaux leur content avec détails, dans ses moindres épisodes, l’existence de femmes qu’elles savent parties d’aussi bas qu’elles. Pourquoi, à leur tour, ne s’élèveraient-elles pas aussi haut? Elles tentent l’aventure, moitié par laisser-aller et dégoût du travail, moitié par calcul. Pour une dont le triste rêve aura été réalisé, vingt mourront à l’hôpital ou dans un galetas.

D’autres, enfin, sont entraînées par des ardeurs inouïes de plaisir et de perversité précoce. Ceux qui s’indignent, parfois, d’apprendre qu’une mineure a été inscrite sur les registres de la police, ceux-là ne savent pas avec quel cynisme cette inscription a été peut-être réclamée, ou quelles fautes répétées l’ont rendue nécessaire. C’est une triste graine qui pousse sur le pavé des grandes villes que l’enfant dévorée de sensualité, attendant avec impatience l’heure où les hommes voudront d’elle; rebelle à tout, aux corrections comme aux conseils, vouée au vice comme d’autres sont vouées au bien. Celles-là sont des malades d’âme et du corps, issues souvent de parens malades eux-mêmes. Dans d’autres milieux, une hygiène attentive et une éducation sévère auraient peut-être dompté ces tempéramens fougueux et redressé ces instincts pervertis. Mais elles ont été élevées à la grosse morale ; les reproches n’y ont rien fait, encore moins les coups. La nature a suivi sa pente et la chute devenait fatale.

Il ne faut donc pas accepter la misère comme l’explication principale de la prostitution populaire ; mais il faut cependant reconnaître que dans une certaine mesure elle contribue à l’engendrer. Quant aux misères que la prostitution engendre à son tour, elles sont ineffables. Soit que, faisant en échange du pain assuré le sacrifice de leur liberté, elles acceptent l’esclavage sous sa forme la plus honteuse, soit que, demeurant indépendantes et isolées, elles demandent au hasard des rencontres leur subsistance de chaque jour, ces malheureuses font tôt ou tard une expérience des horreurs du vice qui doit souvent leur faire regretter leurs entraînemens ou leurs calculs; surtout lorsque flétries par l’âge et rebutées par la débauche même la moins difficile, elles sont obligées de descendre à des abaissemens et à des mendicités sans nom. Si telle qui s’engage dans cette voie pouvait apercevoir dans une vision fatidique l’aspect qu’elle aura dans vingt ans, elle reculerait avec épouvante. Beaucoup se prennent en horreur elles-mêmes, et la vie leur devient à charge. « Je ne pense guère à détruire le gouvernement, écrivait l’une d’elles arrêtée sous l’inculpation de cris séditieux. J’ai bien assez de me détruire moi-même. » Une des expressions qui m’a le plus souvent frappé sur leurs figures alors qu’on les surprend à l’improviste et qu’elles n’ont point de raison pour feindre une animation intéressée est une sorte d’abrutissement douloureux. Mais cette expression de leurs traits affaissés n’est pas seulement le stigmate d’une vie dont il est plus facile d’imaginer que de peindre les rudesses. Peut-être trahit-elle aussi chez quelques-unes ce sentiment douloureux de la dégradation intérieure, le plus amer que le cœur humain puisse connaître. Il est, en effet, une question qu’il est impossible de ne pas se poser. L’obscurité morale est-elle complète dans ces âmes? Toute lumière s’est-elle éteinte, ou bien « un lumignon qui fume encore » leur laisse-t-il, dans la nuit où elles vivent, distinguer par intervalle le bien du mal? On pourrait être disposé à en douter. Cependant, si chez certaines natures, la conscience s’engourdit et s’endort, je ne crois pas qu’elle meure jamais complètement : pour ma très petite part d’observation, il m’est arrivé de la trouver inopinément vivante, chez les êtres les plus dégradés. Mais je laisserai d’abord parler M. Lecour. « Chez les femmes qui se livrent à la prostitution, dit M. Lecour, la dépravation est rarement complète. Chez certaines d’entre elles, on trouve sous des apparences vulgaires des élans de tendresse et de sensibilité qui émeuvent. » À cette affirmation d’une longue et sagace expérience j’ajouterai en terminant deux traits que le hasard m’a permis de recueillir et qui témoignent à tout le moins de la complexité de certaines natures.

Un soir que j’accompagnais aux environs de la barrière d’Italie une ronde de police, nous trouvâmes dans une maison soumise à la surveillance une petite fille de cinq ans. Ce fait, monstrueux en lui-même, étant de plus contraire aux règlemens formels sur la matière, la maîtresse du logis fut sommée de fournir des explications. Voici comment elle s’excusa. L’enfant était fille d’un ouvrier de la rue voisine. La mère étant morte et le père chargé de famille, elle avait adopté cette petite, qu’elle élevait dans cet immonde milieu et qui était l’enfant gâtée de la maison. L’affaire n’en resta pas là. Quelques personnes charitables, informées de cette situation, voulurent recueillir l’enfant. Mais il fut impossible de l’obtenir. Le père véritable ne voulait pas intervenir, et la mère adoptive (s’il est permis de profaner ce nom) ne voulait pas la rendre. Tout ce qu’on put obtenir fut la promesse qu’elle la ferait élever ailleurs. Je gage qu’elle l’aura placée dans une maison religieuse, car lui ayant demandé moi-même comment cet attachement si passionné avait pris naissance, elle me répondit : « Je suis sa marraine. C’est moi qui l’ai tenue au baptême. »

Un autre soir, nous tombâmes dans un autre quartier de Paris, au milieu d’une orgie qui avait mis toute la maison en rumeur et en liesse. Cependant, dans un coin de la salle, une femme, seule vêtue d’une façon décente, sanglotait bruyamment. Nous crûmes d’abord qu’elle était ivre, mais ces sanglots persistans ayant à la fin attiré notre attention, la femme fut interrogée, et voici l’histoire qu’elle nous raconta. Quelques années auparavant, lorsqu’elle vivait libre, elle avait eu un enfant. Cet enfant demeurait avec son père, mais à chacune de ses sorties elle allait le voir et versait entre les mains du père une partie de ses honteux gains. Ce jour même, à sa visite habituelle, elle avait trouvé maison vide. Le père avait déménagé, défendant expressément qu’on donnât à la mère l’adresse de son nouveau logis. De là ce désespoir presque bestial dont l’expression était déchirante. Le chef de la sûreté qui nous accompagnait (pourquoi ne dirais-je pas que c’était alors l’intelligent et humain M. Macé) lui adressa quelques paroles de consolation, tout en lui faisant entrevoir l’espérance que des recherches pourraient être entreprises pour lui faire retrouver son enfant : « Ah ! monsieur, répondit-elle dans un sanglot, vous me dites cela parce que vous êtes bon et que vous voyez que j’ai de la peine. Mais je sais bien ce que je suis, allez ! et que ce n’est pas à une femme comme moi qu’on peut rendre son enfant. » Ce jugement de déchéance porté par une mère sur elle-même, n’est-ce pas le cri de la conscience réveillée, et ce sentiment d’humilité ne vaut-il pas mieux pour le pardon que bien des confessions orgueilleuses? Sans doute, la pauvre créature sera retombée le lendemain dans la fange dont elle avait peut-être espéré sortir. Le train de son immonde vie lui aura fait oublier jusqu’à son désespoir et ses larmes. Mais, pendant une heure, elle avait compris le repentir et accepté la douleur. Qui sait s’il en faut davantage pour racheter une âme?


HAUSSONVILLE.

  1. Le salaire moyen maximum s’est élevé, en 1883, à 6 fr. 83, et, si l’on ne tient compte que des hommes, à 7 fr. 34. Le salaire moyen minimum pour les hommes a été de 4 fr. 97.
  2. Depuis quelques années, certains départemens, tels que les Alpes-Maritimes et les Bouches-du-Rhône, comptent proportionnellement un plus grand nombre de crimes que le département de la Seine. Mais cela tient au grand nombre des Italiens qui habitent ces départemens et à leurs rixes fréquentes. Au point de vue de la criminalité française, le département de la Seine demeure le premier.