Le Combat contre la misère
Revue des Deux Mondes3e période, tome 72 (p. 821-861).
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LE
COMBAT CONTRE LA MISERE

III.[1]
LA COOPÉRATION ET PARTICIPATION AUX BÉNÉFICES, LA CHARITE.

L’épargne, la mutualité, les institutions de prévoyance, tels sont, nous l’avons vu, les principaux moyens en lesquels l’école de l’avenir a fui pour combattre la misère, et elle a raison, pourvu que ni l’épargne, ni la mutualité, ni la prévoyance ne soient abandonnés complètement à leurs propres forces. Il nous reste à parler de ces remèdes d’une tout autre nature que la même école cherche dans des modes nouveaux d’organisation ou de rémunération du travail et qu’on appelle la coopération et la participation aux bénéfices. L’un et l’autre système ont donné lieu à de nombreuses et intéressantes études. Pour ne parler que des plus récentes, je citerai l’ouvrage très complet, et très instructif de M. Hubert-Valleroux sur le Mouvement coopératif en France et à l’étranger, celui de M. Fougerousse sur les Patrons et les Ouvriers de Paris ; enfin, sur la question spéciale de la participation aux bénéfices, les courts mais substantiels écrits de M. Charles Robert. Le Bulletin de la participation aux bénéfices dont M. Charles Robert est le directeur, la Réforme sociale, organe des disciples de M. Le Play, contiennent également sur ces matières des articles instructifs où j’ai beaucoup puisé. A mes yeux cependant, tous ces documens le cèdent peut-être en intérêt à ceux qu’on trouve dans les procès-verbaux de la commission d’enquête parlementaire sur la situation des ouvriers de l’industrie, nommée par la défunte assemblée, et dans ceux de la commission extra-parlementaire des associations ouvrières nommées en 1883 par le ministre de l’intérieur. C’est un peu la mode en notre pays de lancer des épigrammes contre les commissions d’enquête, et je ne voudrais pas répondre que moi-même je m’en sois toujours abstenu. Mais s’il est difficile de ne pas se laisser aller à un peu de raillerie vis-à-vis de ces commissions aux ambitions démesurées, qui faute d’avoir su se borner n’ont pas su écrire… leur rapport en temps utile (tel est en particulier le cas de la commission d’enquête parlementaire), il serait d’un autre côté tout à fait injuste de ne pas leur savoir gré des informations précieuses qu’elles ont pris la peine de recueillir pour nous. Rien ne vaut, en effet, sur ces questions difficiles le témoignage d’hommes qui viennent vous raconter avec ingénuité, les uns leurs chimères et leurs mécomptes, les autres leurs efforts et leurs récompenses. C’est à l’aide de ces documens divers et avant de tirer de ces études une conclusion générale que je voudrais demander d’abord à la coopération, puis à la participation aux bénéfices, le secret des espérances qu’elles ont fait naître et en discuter le bien-fondé.


I

Qui donc a dit qu’une question bien posée est à moitié résolue ? S’il en est ainsi, cherchons à définir ce qu’on entend par coopération. A ne consulter que l’étymologie, le mot de coopération voudrait dire tout simplement travail en commun. Il y aurait coopération toutes les fois que deux ou plusieurs personnes travaillent à une même œuvre. Coopérateurs en ce sens seraient le musicien qui a composé la partition d’un opéra et l’auteur dramatique qui a écrit le libretto ; coopérateurs également l’architecte qui a conçu le plan de la nouvelle façade du Palais de Justice, l’entrepreneur de maçonnerie qui a exécuté ce plan sous la surveillance de l’architecte, et les ouvriers des différens corps d’état qui y ont travaillé sous les ordres de l’entrepreneur ; coopérateurs enfin le fabricant qui a imaginé un meuble d’un nouveau modèle, le menuisier qui en a assemblé les morceaux, l’ébéniste qui y trace des incrustations, le sculpteur qui ajoute des moulures. Est-ce là ce que, dans la langue économique moderne, on entend par coopération ! Non seulement ce n’est pas cela, mais c’est presque le contraire. On appelle coopération une association contractée entre travailleurs manuels qui ont contribué à la fabrication d’un produit ou à l’exécution d’une entreprise, en vue de vendre directement ce produit ou de toucher la rémunération de cette entreprise. Cette association a pour résultat de faire disparaître l’intermédiaire qui généralement paie au travailleur un prix convenu au préalable et se récupère ensuite de cette avance par la vente du produit ou le bénéfice de l’entreprise, c’est à dire le patron. Ainsi donc on pourrait définir la coopération : un mode d’organisation du travail qui supprime un des coopérateurs habituels, et le terme choisi peut ne pas sembler d’une parfaite exactitude. Mais il n’importe, pourvu qu’on s’entende sur le mot, et qu’en parlant de coopération on sache exactement ce qu’on veut dire.

Supprimer le patron, tel est donc le but de la coopération. Et pourquoi supprimer le patron ? Pour supprimer le salaire. Aux yeux des partisans de la coopération, le salaire est en effet un mode de rémunération du travail arriéré, et de plus attentatoire à la dignité de l’homme ; c’est le dernier vestige d’une organisation sociale qui a trop duré, car c’est une forme atténuée du servage, comme le servage était une forme atténuée de l’esclavage. Mais l’esclavage et le servage ont disparu ; ainsi disparaîtra le salaire, remplacé par la coopération qui, au dire de John Smart Mill « doit régénérer les classes populaires et par elles la société elle-même et qui sera l’évolution la plus féconde que le progrès et la science aient jamais opérée. »

Certes, si la coopération devait remplacer le salaire, le résultat, bon ou mauvais, ne serait pas mince, et l’évolution tirerait à conséquence. Mais qu’a donc le régime du salaire de si odieux et de si attentatoire à la dignité humaine, qu’il en faille souhaiter la disparition ? Le salaire n’est autre chose que la rémunération en argent d’un effort dépensé ou d’un service rendu ; effort physique ou intellectuel, service matériel ou moral, il importe peu. Je ne crois pas qu’on puisse contester l’exactitude de la définition. Or, à ce compte, quiconque dans la société ne vit pas exclusivement du revenu de son capital ou de la vente de ses produits appartient à la catégorie des salariés. Seulement il est convenu qu’on appelle traitement le salaire d’un agent de l’état, ambassadeur ou chef de bureau, appointement celui d’un employé de commerce, indemnité celui d’un député ou d’un sénateur, honoraires celui d’un avocat ou d’un médecin, jetons de présence celui d’un administrateur de compagnie industrielle, gages celui d’un domestique. Mais tous n’en touchent pas moins une certaine somme en espèces en échange de l’effort dépensé ou du service rendu par eux. Si donc le terme de salaire s’emploie plus généralement pour désigner la rémunération du travail manuel, ce terme spécial ne répond cependant point à un contrat d’une nature particulière, et si la coopération parvenait à supprimer le salariat dans l’industrie, ce seraient les ouvriers qui occuperaient dans le monde des travailleurs de tout rang une situation exceptionnelle et privilégiée. J’ai dit privilégiée ; le mot est-il bien juste ? Est-ce bien un privilège que de ne point demander au contrat de salaire la rémunération de son travail ou de sa peine, et d’attendre cette rémunération d’un bénéfice nécessairement incertain et éventuel ? Ce n’est pas, en effet, à la condition du propriétaire ou du rentier qu’il faut comparer celle du salarié (il est évident que cette condition est préférable), mais à celle de l’homme qui dépend, sinon pour son pain quotidien, du moins pour son gain annuel d’un profit plus ou moins aléatoire. Pour prendre un exemple, quelle est la position la plus enviable, celle d’un employé aux grands magasins du Bon-Marché, ou celle d’un petit mercier de la rue du Bac ? Incontestablement la situation de l’employé est préférable, si, comme il est bien possible, le petit mercier joint péniblement les deux bouts et balance à grand’peine son doit avec son avoir. Mais à profit égal, dira-t-on ? Alors cela dépend des caractères. L’employé est moins libre : tous les jours il faut qu’il se rende au magasin à une certaine heure ; il reçoit des ordres, il est exposé à des reproches, à des injustices même (je parle en théorie bien entendu) ; mais en revanche il est assuré de sa rémunération mensuelle ; il sait que, quoi qu’il arrive, sa peine ne sera pas perdue, et que sans préoccupations, sans soucis, sans autre effort et responsabilité que l’accomplissement d’une besogne uniforme, son pain quotidien et celui de sa famille ne sauraient venir à lui manquer. Le petit mercier, au contraire, doit s’inquiéter de tout, penser à tout ; il faut qu’il se pourvoie au printemps des marchandises d’automne, et en été des marchandises d’hiver, il faut qu’il achète à un certain prix pour revendre à un autre, qu’il calcule à l’avance son bénéfice, et qu’il soit assez heureux pour le réaliser. S’il se trompe dans quelqu’une de ses prévisions (et leur réalisation dépend autant des circonstances que de lui-même), c’est d’abord la gêne, puis la faillite, puis la misère. Sans doute il est son maître, et il ne dépend que de lui-même ; mais tel tempérament, telle nature peuvent trouver (et je ne sais si ce n’est pas le plus grand nombre) que cette liberté est achetée au prix de bien des soucis, et que mieux vaut un peu moins d’indépendance avec un peu plus de sécurité.

Bien plus, la situation peut être retournée au point que la condition de salarié devienne une condition privilégiée. Qu’un industriel qui emploie un certain nombre d’ouvriers s’aperçoive, en faisant son bilan de fin d’année, que l’exercice se solde pour lui par une perte : qui supportera cette perte ? C’est lui seul. Et cependant, lorsqu’il payait tous les mois ses ouvriers, il ne faisait que précompter à leur profit une part des bénéfices qu’il espérait tirer du produit de leur travail. S’il avait prévu que ce bénéfice se tournerait en perte, peut-être ne les aurait-il pas fait travailler du tout. Que cette situation fâcheuse se renouvelle pendant plusieurs années de suite, qu’à une période de prospérité succède pour cet industriel une période de gêne, est-ce que ses ouvriers s’en apercevront immédiatement ? Est-ce que la première chose qu’il fera sera de réduire leurs salaires proportionnellement à ses pertes ? Le voulût-il que le plus souvent il ne le pourrait pas, car ses ouvriers l’abandonneraient au profit d’un concurrent plus fortuné. Il continuera de les payer régulièrement jusqu’au jour où il fera faillite, tandis qu’il laissera peut-être ses fournisseurs impayés et les effets portant sa signature en souffrance. Enfin, le lendemain de sa faillite, ce seront encore ses ouvriers qui seront payés par privilège, dit le code, avant les autres créanciers.

La condition du salarié n’a donc, en soi-même, rien d’humiliant, ni de rigoureux, puisque l’immense majorité de ceux qui vivent de leur travail savent s’en accommoder et puisqu’en échange d’une moindre indépendance elle assure une plus grande somme de sécurité. Mais si telle est la réalité des choses, si le contrat de salaire qui existait déjà au temps de l’esclavage et du servage présente ce caractère de permanence et d’universalité auquel on reconnaît les grands faits d’ordre naturel, ne doit-on pas dire a priori que la coopération, envisagée comme un mode nouveau de rémunération du travail destiné à remplacer le salaire, est une conception fausse, chimérique et qui doit fatalement aboutir à un mécompte désastreux ? Ce n’est pas impunément, en effet, qu’on s’efforce d’aller à l’encontre des lois générales sous l’empire desquelles le monde a toujours vécu et marché. À ce point de vue, le salaire ne présente pas un moindre caractère de nécessité et de permanence que la propriété, et le collectivisme n’est guère plus chimérique que la coopération envisagée comme une évolution économique destinée à faire disparaître ce mode antique de rémunération du travail. Que cependant la coopération ait été ainsi entendue par bon nombre de ses prôneurs, nous en avons en la preuve par ces paroles de John Stuart-Mill que j’ai citées tout à l’heure et nous en trouvons la confirmation dans le discours prononcé par M. Waldeck-Rousseau, ci-devant ministre de l’intérieur, à la première séance de la commission d’enquête extra-parlementaire nommée par lui, discours qui a eu naturellement les honneurs de la reproduction au Journal officiel : « Je crois, disait le ministre, qu’on ne trouvera une solution pacifique et progressive de la question sociale qu’en amenant les travailleurs à demander la rémunération de leurs efforts de moins en moins au louage d’ouvrage et de plus en plus à l’association. Il faut les habituer à réunir, à concentrer, à solidariser des forces qui sont impuissantes dans l’isolement et qui seront merveilleusement fécondes dans leur groupement, dans la communauté d’une entente et d’une action raisonnée. » Et, plus loin : « Il faut travailler à cette transformation par une initiation progressive. Il faut montrer que la chose est possible et prouver par des faits que les ouvriers peuvent utilement, pratiquement, substituer le groupement, l’association au procédé courant auquel ils ont jusqu’à présent demandé la satisfaction de leurs besoins : l’augmentation du prix auquel ils louent leurs services. »

D’après ce programme, il ne s’agirait donc point de modifier la législation en vue d’assurer aux ouvriers la liberté (dont, au reste, ils ne sont nullement privés) de s’associer comme les autres citoyens. Il s’agirait de les amener à considérer le louage d’ouvrage comme un mode de rémunération du travail qui aurait fait son temps et à remplacer ce mode vieilli par le groupement et l’association. Il s’agirait de les préparer à cette transformation, de les endoctriner en leur démontrant l’excellence de ce procédé nouveau et de leur en inculquer les principes par la voie de la persuasion gouvernementale. Eh bien ! lorsque les chefs d’un grand pays qui ont, dans une certaine mesure, charge non pas d’âmes, mais d’intelligences, tiennent un langage aussi creux et aussi imprudent, c’est le devoir de ceux qui ont à cœur les intérêts véritables des ouvriers sans avoir aucune raison pour les flatter, de leur répéter que la coopération ainsi entendue est un leurre, que le groupement, ni l’association ne parviendront jamais à remplacer le louage d’ouvrage et que ce mode de rémunération du travail, loin de promettre des résultats d’une fécondité merveilleuse, comporte au contraire par lui-même assez de difficultés et de périls pour que les intéressés fassent bien d’y regarder à deux fois avant de s’y engager.

Au surplus, s’il était besoin de démontrer les dangers d’un pareil langage dans la bouche d’un chef de gouvernement, il ne faudrait pas aller bien loin pour en fournir la preuve. On la trouverait dans les procès-verbaux mêmes de la commission d’enquête extra parlementaire. Voici, en effet, dans quels termes un ouvrier, délégué par un grand nombre de ses camarades, a cru devoir répondre au discours de M. Waldeck-Rousseau : « Il appartenait au gouvernement républicain de s’occuper enfin des déshérités, de ceux auxquels on a sans cesse imposé une lourde part des charges sociales et qu’on a toujours oubliés dans la répartition des bénéfices. Votre enquête peut avoir pour résultat de sauver les ouvriers et avec eux la société des désespoirs violens. L’ouvrier n’est point d’une autre race que les favorisés de la science et de la fortune, il souffre, parce qu’il sent qu’il n’a pas dans la famille française la place qu’il mérite d’occuper. C’est lui, le paria, qui, dans les tournois pacifiques de l’industrie contribue à la gloire du pays ; c’est lui qui ferait la sécurité de ses frontières si jamais elles étaient menacées. Nous remercions donc le ministre qui a compris que le plus grand souci du législateur doit être de travailler à l’instruction de l’ouvrier et qu’en l’élevant sans cesse en bien-être et en dignité, on augmente la richesse et la grandeur de la France. »

Or, s’il arrivait par aventure que l’enquête en question n’eût pas pour résultat d’élever en bien-être et en dignité ces déshérités et ces parias, si elle les laissait, comme il serait bien possible, dans la même situation que devant, et si le législateur ne parvenait à leur assurer ni une part plus large dans la répartition des bénéfices, ni une place plus importante dans la grande famille française, ne serait-il pas à craindre qu’ils ne retournassent aux désespoirs violons, et le ministre qui aurait contribué à surexciter chez eux ces illusions ne serait-il pas un peu responsable de ces désespoirs et de ces violences ?

Est-ce à dire cependant que l’association de certains ouvriers pour fabriquer et vendre directement à leur profit les produits de leur travail ou pour entreprendre une tâche déterminée et en toucher la rémunération soit toujours une entreprise chimérique, fatalement vouée à l’insuccès ? En d’autres termes, la coopération considérée non plus comme le dernier terme d’une évolution économique et comme un mode perfectionné d’organisation du travail, mais comme une forme spéciale de société commerciale ou industrielle, est-elle une aventure nécessairement dangereuse que le législateur doit voir avec défaveur et dont les gens avisés font bien de se méfier ? Ceci est une tout autre question dont il faut demander la solution à l’expérience et aux faits. Si l’on se bornait à consulter l’histoire, sa réponse ne serait pas très encourageante. Par deux fois au lendemain de 1848 et pendant les dernières années de l’empire, les sociétés coopératives de production (je ne parle pour le moment que de celles-là) ont tenté de s’établir dans notre pays ; par deux fois, elles ont échoué. Mais comme ce double échec est explicable par certaines circonstances historiques ou par certaines fautes financières dont on trouvera le récit très complet dans l’ouvrage de M. Robert-Valleroux, j’irai droit à cette troisième tentative qui se poursuit depuis quelques années sous nos yeux et dans des conjonctures essentiellement favorables. En effet, ceux qui nourrissent une médiocre confiance dans la coopération ont pu dire et répéter que ce mouvement nouveau était purement factice, que les encouragemens officiels en étaient l’unique cause et que, sans ces encouragemens, le plus grand nombre des sociétés coopératives, fondées dans ces dernières années, n’auraient ni subsisté, ni même pris naissance. On ne peut s’empêcher de reconnaître qu’il y a une grande part de vérité dans cette assertion. Il est hors de doute en effet que la ville de Paris d’abord, M. Floquet étant consul, l’état ensuite, M. Gambetta étant grand-vizir, ont irrégulièrement et en dehors de toute adjudication accordé à des sociétés coopératives des concessions de travaux, en leur faisant des remises de faveur et leur ont procuré une prospérité un peu factice, Mais certaines sociétés se sont, d’autre part, formées spontanément en dehors de toute ingérence officielle, et cela, chose curieuse, sous l’impulsion d’ouvriers qui voulaient se soustraire à la tyrannie non pas de leurs patrons, mais de leurs camarades : « C’est au moment de la grève que nous nous sommes constitués, a déclaré devant la commission d’enquête extra parlementaire le délégué de l’association coopérative des charpentiers de La Villette. Nous n’étions pas au nombre des charpentiers qu’on voyait alors dans les réunions ; nous gagnions presque tous 1 franc par heure. Nous étions forcés de faire grève par amour-propre. Nous ne savions où on voulait nous mener… Nous nous sommes dit : « Il faut tout de même travailler. » On a parlé d’une association et aussitôt nous avons pensé à nous constituer ; nous avons pensé qu’il fallait faire cela le plus tôt possible : en huit jours, nous nous sommes constitués sans bien comprendre ce que nous entreprenions, et notre capital de 30,000 francs était versé. »

Voici maintenant l’histoire de la coopération typographique racontée par son directeur : « J’ai L’honneur d’être prote à la Petite République française ; une partie des ouvriers que j’avais embauchés ne faisaient pas partie du syndicat typographique de la rue de Savoie, dont les règlemens ne conviennent pas à tout le monde. Un beau jour, on est venu sommer l’administration de la Petite République française de renvoyer ses ouvriers. J’ai répondu que les ouvriers ne travaillaient pas au-dessous du tarif, qu’ils avaient toujours fait leur devoir et qu’il n’y avait pas de raison pour les renvoyer. Immédiatement sommation d’avoir à exécuter ce que demandait le syndicat de la rue de Savoie, qui menaçait de faire vider les ateliers par ses adhérens. Dans cette situation, je dus prendre des hommes qui n’appartenaient à aucun syndicat et je leur montrai que pour éviter toutes ces difficultés, il n’y a qu’un moyen : la coopération. Ce fut le point de départ de notre association. » Et il ajoutait ces paroles bien curieuses, parce qu’elles jettent une singulière lumière sur ce qui se passe parfois dans le sein des corporations : » Quel était le résultat de ces grèves ? un ouvrier pendant dix ans était resté dans la même imprimerie ; il avait acquis par son assiduité et son travail la confiance de son patron et était arrivé au grade de metteur en page : tout à coup une grève survenait. Il était obligé de partir sous peine de forfaire à la corporation. »

Ainsi, le désir de se soustraire à la tyrannie de leurs camarades a en peut-être autant de part que les encouragemens officiels dans la renaissance des sociétés coopératives. À ces deux causes il en faut ajouter une troisième : c’est le concours que ces sociétés ont trouvé dans un établissement financier de création récente : la Caisse centrale populaire. Cet établissement n’a pas été fondé (comme l’avait été sous l’empire certaine caisse d’escompte des associations ouvrières) en vue de venir exclusivement en aide aux sociétés coopératives. C’est une institution financière comme tant d’autres et quelques-unes des affaires qu’elle commandite ou poursuit, telles, par exemple, que l’entreprise du chemin de fer transsaharien, n’ont rien de populaire, ni surtout de central. Mais fort habilement, — et j’ajoute fort légitimement, — elle a cherché dans des avarices faites aux sociétés coopératives un moyen d’étendre sa clientèle et elle procède d’une façon beaucoup plus judicieuse que la défunte caisse d’escompte, de philanthropique mémoire. Au lieu d’avancer sur leur unique dénomination des sommes considérables à des sociétés qui n’ont point fait leurs preuves, elle ouvre à celles qui justifient d’une commande importante un crédit proportionnel à cette commande, et, en même temps, elle les excite à souscrire un certain nombre d’actions de la Caisse centrale populaire et à y verser leurs épargnes. Sans doute, elle ne fait point de cette application nouvelle du crédit mutuel une condition de ses avances ; mais elle y met une telle insistance que quelques-uns des administrateurs de sociétés coopératives dont la commission d’enquête extra parlementaire a reçu les dépositions s’y sont, à ce qu’il paraît, trompés. Il faut convenir, en effet, que si le directeur de la Caisse centrale populaire tenait d’une main un paquet de billets de banque qu’il offrait de leur prêter et de l’autre une liasse d’actions qu’il les engageait à souscrire, il devait leur être assez difficile d’accepter les uns et de refuser les autres. Quoi qu’il en soit de ce petit fait, ces différentes causes réunies ont singulièrement favorisé, depuis trois ou quatre ans, l’essor des sociétés coopératives, et l’on ne saurait imaginer de circonstances plus favorables pour rechercher ce qu’il en faut attendre.

D’après les documens les plus récens, il existait à Paris (je ne parle pas de la province, où le mouvement est presque nul) 74 sociétés coopératives de production. Sur ce nombre, 4 dataient de 1848 ou 1849, 6 des dernières années de l’empire, 4 des premières années de la république. Les autres, c’est-à-dire en tout 60, étaient nées du dernier mouvement. Ces diverses sociétés comptaient un nombre d’adhérens très inégal. L’une d’entre elles, l’Imprimerie nouvelle, n’en avait pas recruté moins de 1,348. D’autres allaient jusqu’à 250 (menuisiers), 191 (bâtiment), 183 (charpentiers), 160 bijoutiers en doublé). En revanche, un grand nombre ne comptent que 10,9, et descendent même jusqu’à 5 associés. Au total, les sociétés coopératives ne comptent pas plus de 4,930 associés. Si le nombre de ces sociétés peut paraître, au premier abord, assez élevé, le chiffre de leurs adhérens est donc, en réalité, très restreint par rapport à l’ensemble de la population ouvrière parisienne, et c’est là une première constatation qui a son intérêt.

D’après ce même document, les sociétés coopératives exercent les métiers les plus variés, et il semble au premier abord que l’instrument soit assez souple pour se prêter à tous les genres d’industrie. Mais, en y regardant de près, on s’aperçoit que la formation de ces sociétés n’est possible qu’à la double condition d’une grande prépondérance de la main-d’œuvre et d’une immobilisation de capital assez faible. Toutes appartiennent à la petite ou à la moyenne industrie, aucune à la grande, et cette seule observation suffirait à montrer combien, même en mettant toute chose au mieux, la coopération est une solution insuffisante pour améliorer la condition de la plus grande partie des travailleurs. Comment en serait-il autrement, et comment la coopération pourrait-elle être applicable dans la grande industrie, alors que la puissance d’un établissement, industriel est en raison directe du capital engagé et que les sociétés coopératives les plus prospères n’ont jamais pu réunir un capital de plus de 200 à 500,000 francs ? Une seule, celle des lunetiers, qui date de 1849, possède un capital versé de 1,300,000 francs. Le capital d’un très grand nombre d’autres n’atteint pas 20,000 francs et descend parfois jusqu’à 4 ou 5,000 francs. Or, il n’est guère de petit marchand dont le fonds de commerce et de roulement réunis n’atteignent à cette somme. L’ensemble des capitaux engagés dans les sociétés coopératives ne passe pas, au surplus, 5,480,000 francs. Il y a donc une certaine exagération dans cette expression : l’ampleur du mouvement coopératif, dont se sert, dans un travail au reste très intéressant et, très substantiel, l’honorable M. Barberet, rapporteur de la commission d’enquête extra parlementaire et chef du bureau des associations professionnelles. N’était même l’intérêt qui s’attache à l’idée coopérative elle-même, personne ne songerait assurément à s’inquiéter des résultats d’une aussi modeste tentative. Si peu concluans qu’ils puissent être, ces résultats sont loin, cependant, d’être décourageans.

Constatons d’abord que quelques-unes de ces sociétés datent des dernières années de l’empire et même de la république de 1848. Ce sont précisément les plus prospères. Il n’y a donc dans l’idée de la coopération elle-même, c’est-à-dire dans la vente directe de leurs produits par les ouvriers, rien qui conduise fatalement à l’insuccès. Tout dépend de la façon dont les affaires sociales sont gérées, À ce point de vue, et par comparaison aux essais antérieurs, de grands progrès ont été certainement réalisés par les ouvriers, qui se sont repris à espérer en l’avenir de la coopération. Ceux d’entre eux qui sont venus déposer devant la commission d’enquête ont tenu, à peu d’exceptions près, le langage d’hommes très sensés, très positifs en affaires et nullement portés aux utopies, Ce langage repose de celui qu’on entend trop souvent dans les congrès ouvriers ou dans les réunions publiques, et montre une fois de plus combien on aurait tort de juger la classe ouvrière d’après un petit noyau d’hommes, — toujours les mêmes, — qui parlent en son nom et par lesquels elle a malheureusement la faiblesse de se laisser représenter. Encore même ceux-là qui viennent déposer devant les commissions d’enquête (et c’est là une observation très juste faite par le président de la chambre de commerce de Paris, M. Dietz-Monin) ne représentent-ils pas toujours l’élément le plus paisible et le plus laborieux de la classe ouvrière. Derrière eux, il y a toute une catégorie d’ouvriers qui n’ont ni le goût ni le temps de venir déposer devant les commissions. Ceux-là travaillent leurs six jours de la semaine, gémissent des grèves et ne déclament ni contre la société, ni contre le salaire, ni contre leurs patrons. Mais, même dans cette catégorie un peu plus remuante des déposans, il est impossible de ne pas constater également un réel progrès dont il faut se réjouir. La coopération a été pour eux une excellente école. Elle les a initiés aux difficultés de la production et leur a appris qu’il un suffisait pas toujours d’être patron pour gagner de l’argent et dormir tranquille. Elle leur a appris également qu’à une seule condition les sociétés coopératives pouvaient réussir, c’était d’être administrées comme toutes les autres sociétés commerciales. Une des principales causes qui ont amené sous l’empire l’échec des sociétés coopératives, c’est que leurs adhérens entendaient faire de chacune d’elle une république, selon le régime, alors en faveur, de l’amendement Grévy, c’est-à-dire sans président. Dans les unes, il n’y avait pas de gérant ; dans les autres, le gérant devait être changé tous les six mois ; ceux dont les pouvoirs avaient une plus longue durée se voyaient, par les statuts, resserrés dans des limites si étroites, qu’en réalité ils ne pouvaient rien gérer du tout. Les sociétés coopératives de création récente ont suivi un tout autre système. Elles n’ont pas hésité à investir les hommes qu’elles ont mis à leur tête des pouvoirs les plus étendus. Le délégué d’une de ces sociétés, expliquant devant la commission d’enquête l’organisation et les pouvoirs du conseil de gérance qu’il présidait, a qualifié ainsi le système : « En somme, c’est la république autoritaire. » Et comme le président de la commission s’écriait, avec une vertueuse indignation : « Vous trouvez cela bon ? » L’ouvrier répondit avec sang-froid : « Puisque c’est la seule possible ! »

Une autre conséquence non moins remarquable de ce changement dans l’état des esprits, c’est que, à la différence de leurs devanciers, les nouveaux adhérens des sociétés coopératives ne paraissent, en y entrant, avoir obéi à aucune considération humanitaire, à aucune rêverie ambitieuse. Plus sensés que quelques-uns de leurs conseillers, la substitution universelle de l’association au salaire et l’accession du prolétariat au capital les préoccupe médiocrement. Ce qu’ils se proposent, c’est, en vendant eux-mêmes leurs produits ou en louant directement leurs services, de partager entre eux le bénéfice qui, d’ordinaire, une fois la main-d’œuvre rémunérée, revient au patron ou à l’entrepreneur. Quant à la condition générale de la classe ouvrière, ils ne semblent pas s’en inquiéter beaucoup, et c’est même le reproche adressé à la coopération par les théoriciens du parti que d’enfanter l’égoïsme.

Les coopérateurs auraient, à la vérité, assez mauvaise grâce à prétendre qu’ils travaillent à émanciper leurs frères de la servitude du salariat, lorsque pour la plupart eux-mêmes emploient des salariés. Dès que les sociétés coopératives ont vu se grossir l’importance de leurs opérations et le chiffre de leurs affaires, elles ont senti la nécessité d’employer des agens payés à la tâche ou à la journée. Elles sont devenues, en un mot, ce qu’un ouvrier non coopérateur appelait avec amertume : des boîtes à petits patrons. Il est vrai qu’elles appellent à leur tour leurs ouvriers des auxiliaires, comme à une certaine époque on appelait les domestiques des officieux ; mais c’est toute la différence. Quelques-unes, en très petit nombre, admettent leurs auxiliaires au partage de leurs bénéfices. Mais la grande majorité s’y refuse par cette raison que les coopérateurs, courant seuls la chance de la perte, doivent seuls aussi participer au gain. C’est à coup sûr un des résultats les plus inattendus, mais aussi les plus curieux de l’entreprise coopérative, que d’avoir démontré par l’expérience la nécessité du salariat dans toute organisation industrielle un peu compliquée. La force des choses a de ces ironies, et les défenseurs de ce contrat, vieux comme le monde, que les Romains, dans la précision de leur langue juridique, caractérisaient en trois mots : do ut facias, ne pouvaient être mieux vengés.

En résumé, l’expérience du mouvement coopératif est assez avancée pour qu’on en puisse tirer la conclusion suivante. Considérée comme un mode d’organisation de travail ayant pour but d’assurer à quelques travailleurs associés un bénéfice supérieur à celui de la rétribution ordinairement allouée à la main-d’œuvre, la coopération n’a rien qui soit chimérique ni qui la condamne à l’insuccès puisque certaines sociétés, fondées sur ce principe, ont déjà de vingt à trente ans de durée. Mais, pour y réussir, plusieurs conditions sont nécessaires. La première, c’est que les travailleurs ainsi groupés soient des ouvriers habiles, zélés, âpres à la besogne, et non pas des idéologues poursuivant une expérience sociale. La seconde, c’est que ces sociétés soient administrées aux mêmes conditions que les sociétés commerciales ordinaires ; qu’on y pratique (pour reproduire ici l’expression pittoresque que je citais tout à l’heure), le système de la république autoritaire, c’est-à-dire, en bon français, que les pouvoirs du gérant unique ou du conseil de gérance soient suffisans pour que les tiers sachent à qui ils ont affaire, qu’à chaque commande ceux-ci ne se trouvent pas en présence de figures nouvelles et qu’ils puissent compter sur l’exécution scrupuleuse d’engagemens à longue échéance ; en un mot, que la direction de ces entreprises s’inspire non point des chimères d’une vaine égalité, mais des principes de hiérarchie, de subordination et d’esprit de suite indispensables au succès dans toute entreprise industrielle. Enfin, il est une troisième condition, Celle-là plus difficile peut-être à faire accepter par les partisans de la coopération, parce qu’elle limite son essor et lui coupe en quelque sorte les ailes, c’est que les entreprises de cette nature ne comprennent point un personnel trop nombreux et que des capitaux trop considérables n’y soient point engagés. C’est là toucher à un point délicat sur lequel il faut cependant dire la vérité.

La direction d’une armée nombreuse d’ouvriers, la mise en valeur de capitaux importans exigent des dons de commandement et de prévoyance qui ne se rencontrent fréquemment chez personne. La tradition, l’expérience acquise de bonne heure, y peuvent suppléer dans une certaine mesure chez le patron, et c’est ainsi qu’on voit assez souvent (pas toujours) la prospérité de grands établissemens industriels survivre à leurs fondateurs tout en passant aux mains d’héritiers qui ne les valent pas. Mais chez l’ouvrier qui, arrivé à l’âge mûr, doit faire son apprentissage du métier de patron, tout est à apprendre, et à moins que le don naturel n’y soit, il ne faut pas trop attendre de son habileté. Sans doute, à l’état exceptionnel, ces dons du génie commercial et industriel peuvent se trouver chez l’ouvrier tout comme chez le patron. Il les possédait assurément, ce modeste terrassier savoyard, qui avait fini par devenir l’entrepreneur des travaux du Saint-Gothard et qui est mort si tragiquement à la veille de la victoire, sur le champ de bataille où il avait si longtemps combattu. Mais l’ouvrier qui sentira germer en lui ces dons se résignera bien rarement à les mettre en commun et à les immobiliser en quelque sorte dans une société coopérative. Le plus souvent il préférera courir la chance solitaire, travailler pour son compte et tenter la fortune à ses risques et périls. Il faut donc compter à l’avance que si les sociétés coopératives se recrutent dans l’élite des ouvriers au point de vue de la régularité dans la conduite et de l’assiduité au travail, en revanche, le personnel de leurs gérans ne dépassera pas, comme capacité, la bonne moyenne des ouvriers français. C’est assez pour réussir dans la petite industrie ; ce n’est pas assez pour aborder la grande. Aussi peut-on dire que toute société coopérative dont le personnel et les opérations dépasseront certaines limites est fatalement vouée à l’insuccès. Je n’en veux pour preuve que l’histoire de l’Imprimerie nouvelle. L’Impriment nouvelle figurait parmi les sociétés coopératives les plus anciennes puisque sa constitution était antérieure à la guerre de 1870. Elle avait débuté modestement et prudemment au capital de 80,000 fr., dont 30,000 seulement versés : puis peu à peu elle avait développé ses opérations, élevé son capital, contracté des emprunts sous forme d’obligations, et lorsque le directeur et le président du conseil d’administration furent appelés à déposer devant la commission d’enquête extra parlementaire, la prospérité de la société paraissait à son comble. Ils parlaient avec un légitime orgueil de leur nouvelle et grandiose installation, de leurs dix machines à imprimer, de leurs deux générateurs de vingt chevaux, de leur machine de quarante. Bien plus ils annonçaient qu’encouragés par le « discours dans lequel M. le ministre de l’intérieur avait abordé résolument cette fameuse question sociale et pris l’engagement de la résoudre au moins partiellement, » ils avaient décidé de doubler encore leur capital par l’émission de 2,000 actions nouvelles. L’avenir leur paraissait plein de promesses et ils se déclaraient prêts à accepter toutes les commandes. Au bout de quelques mois, qu’étaient devenues toutes ces espérances ? La société était obligée de suspendre ses opérations et elle aboutissait bientôt à une liquidation. Je ne connais pas positivement les causes de ce désastre, mais il me suffit de savoir que le capital-actions et le capital-obligations réunis dépassaient 600,000 francs, que les immobilisations en constructions et matériel atteignaient 634,000, enfin que le chiffre des associés s’élevait à 1,348, pour comprendre ce qui est arrivé. Le directeur de la société a dû se trouver dans la situation d’un capitaine auquel on confierait tout à coup le commandement d’une brigade. Pareille aventure est arrivée pendant la dernière guerre et nous savons ce qu’il en coûte.

Mais s’il en est ainsi, si la coopération ne peut réussir habituellement que dans la petite industrie, rarement dans la moyenne, jamais dans la grande, n’est-ce pas démontrer surabondamment combien est chimérique cette espérance, encouragée cependant par John Stuart-Mill, de la voir se substituer au salariat ? N’en faut-il pas également conclure que, pour améliorer la condition générale des travailleurs, on ne saurait beaucoup compter sur l’efficacité du remède, puisque c’est avec l’organisation de la moyenne industrie que le problème commence à naître pour passer ensuite à l’état aigu sous le régime de la grande ? N’en déplaise à l’illustre économiste, je ne crois donc pas qu’il faille se flatter de voir jamais la coopération régénérer les masses populaires et par elles la société elle-même, ni qu’on doive considérer ce mode ingénieux d’augmenter les bénéfices de quelques ouvriers comme l’évolution économique la plus féconde que le progrès et la science aient jamais opérée.

Tout ce que je viens d’écrire ne s’applique qu’aux sociétés coopératives de production et non point aux sociétés coopératives de consommation. A vrai dire, l’expression même de coopérative ne me paraît pas très juste appliquée à des associations que peuvent former entre eux des gens de toute condition, ouvriers ou bourgeois, et qui ont pour but de leur procurer à bon marché les denrées usuelles achetées par la société au prix du commerce en gros, et revendues pur elle aux sociétaires avec une très légère majoration. Il n’y a pas là, à proprement parler, coopération, c’est-à-dire travail en commun en vue d’une œuvre déterminée, mais simplement entente et association dans une vue d’économie domestique. Ces sociétés ont pris un très grand développement en Angleterre, où les sociétés coopératives de production sont au contraire en nombre très limité A un congrès général des sociétés coopératives qui a été tenu tout récemment à Oldham, ou ne comptait que 38 sociétés de production sur 1,153 sociétés comprenant 680,165 membres qui s’étaient fait représenter ; les 1,115 autres étaient des sociétés de consommation. Et encore dans ce chiffre n’étaient pas compris 1,705 petites sociétés locales rattachées à une grande société dont le siège est à Manchester. Mais les sociétés de consommation anglaises sont formées entre individus de toute condition. C’est ainsi qu’une des plus importantes est celle des employés du gouvernement (Civil Service Supply Association) qui rend de grands services aux fonctionnaires de tout grade, en mettant à leur disposition au prix véritable, exonéré de ce qui constitue le bénéfice de l’intermédiaire, presque toutes les denrées nécessaires à la vie. Pour la marine et pour l’armée, des sociétés analogues ont été récemment créées et avec le même succès. En France, au contraire, le développement des sociétés de consommation a été presque nul, et c’est malheureusement vers la création des sociétés de production que se sont tournés les efforts des ouvriers, toujours hantés par cette malheureuse idée de supprimer le salariat. On peut affirmer cependant que les sociétés de consommation auraient rendu de bien autres services non pas seulement aux ouvriers, mais encore à cette catégorie si intéressante des petits employés qui, avec un salaire annuel souvent inférieur à celui d’un ouvrier, sont obligés de subvenir aux frais d’une existence bien autrement coûteuse. A Paris en particulier, où la multiplicité des intermédiaires rend la vie si chère pour le petit monde et ne lui permet guère de profiter de la baisse générale des prix, la création de grandes sociétés de consommation aiderait singulièrement à résoudre le problème de la vie à bon marché. Il est vrai que la grande dispersion des ouvriers à Paris, leurs fréquens changemens de résidence, la nécessité où ils sont de porter leurs bras à droite et à gauche suivant les exigences du travail, apportent de sérieux obstacles à la création de ces sociétés, car la fixité de la clientèle est une condition inséparable de leur prospérité. Mais ces obstacles ne seraient pourtant pas insurmontables[2]. Ce qui est malheureusement vrai, c’est qu’en Angleterre le sens pratique des ouvriers s’est appliqué de bonne heure au développement des sociétés de consommation, tandis que l’instinct plus rêveur de l’ouvrier français, de l’ouvrier parisien surtout, l’a entraîné vers les sociétés de production, auxquelles il ne demande rien moins que la transformation même de sa condition sociale. Cependant cette institution si utile des sociétés de consommation semble dans ces derniers temps avoir regagné une certaine faveur au sein de la classe ouvrière. Il y a quelques mois à peine, un congrès général des sociétés de consommation était convoqué à Paris sur l’initiative d’une petite société nîmoise, qui a rendu en cette circonstance un véritable service. À ce congrès quatre-vingt-sept sociétés seulement étaient représentées. Mettons qu’un nombre égal ait négligé d’y envoyer des délégués. C’est bien peu pour toute la France, et nous voilà bien loin des deux mille sociétés anglaises. Au cours des séances de ce congrès, certaines informations intéressantes ont été échangées ; certaines mesures qui paraissent judicieuses ont même été adoptées. Il faut souhaiter que ces mesures portent leurs fruits, mais une chose est à remarquer, c’est que les sociétés de consommation, si elles font fortune en France, le devront exclusivement à elles-mêmes. Le congrès dont je viens de parler s’est tenu au milieu de l’indifférence générale non-seulement des pouvoirs publics, si prodigues cependant d’encouragemens plus ou moins judicieusement distribués, mais de tous ceux qui font profession de s’intéresser à la condition des classes ouvrières. Et cependant le succès et la multiplication de ces sociétés de consommation pourraient être considérés comme un des moyens les plus efficaces de combattre la misère. J’aurais pour mon compte en ce remède beaucoup plus de confiance que dans la coopération et même dans la participation aux bénéfices, dont je vais parler. Mais ce sont questions d’épicerie, et les grands esprits n’en ont cure.


II

La participation aux bénéfices n’a point fait, lors de sa venue au monde, autant de bruit que la coopération. Aucune fée ne lui a promis dès son berceau qu’elle renouvellerait la face de la société. On pourrait même dire qu’elle a vécu sans recevoir de nom pendant un espace de temps assez long, et que son baptême n’a pas, comme il est d’usage, suivi de près sa naissance. Pour sortir des métaphores et parler clairement, il y a bien longtemps que, dans certaines entreprises industrielles, le travail perçoit, en plus du salaire fixe, une rémunération supplémentaire et variable, prélevée sur les bénéfices. La combinaison dont je parle peut revêtir des formes diverses. Ce sera, par exemple, une prime accordée à l’excédent de production sur une moyenne donnée ou bien à l’économie réalisée sur un devis établi d’avance. Mais, de ces deux combinaisons et de bien d’autres encore qui peuvent être mises en usage, le principe est le même : intéresser l’agent producteur au bénéfice résultant, pour celui qui l’emploie, de son activité ou de son économie. Le système des primés, qui est d’un usage constant et déjà ancien dans l’industrie, n’est donc pas autre chose qu’une application de la participation aux bénéfices, puisque c’est, en définitive, sur le bénéfice réalisé par rapport à telle ou telle prévision que le patron prélève par anticipation une part au profit de son personnel salarié. Mais ce n’est point à cette participation fractionnée qu’on applique le nom générique de participation aux bénéfices, si fort en honneur depuis quelques années. Les partisans de ce système (un peu moins nouveau, en réalité, qu’ils ne se le figurent) désignent par là uniquement la distribution annuelle au personnel salarié d’un établissement commercial ou industriel, d’une part plus ou moins grande du bénéfice net réalisé par cet établissement pendant l’exercice clos. Cette distinction était nécessaire pour comprendre la nature des objections que la participation aux bénéfices, ainsi entendue, soulève chez certains esprits ; car le système des primes à la production ou à l’économie n’en a jamais fait naître, que je sache, aucune, sinon dans ses applications diverses, au moins dans son principe même. Au contraire, le système de la participation aux bénéfices a des partisans et des adversaires. Les uns, comme M. Charles Robert, qui est en France l’apôtre le plus éloquent et le plus convaincu du système, n’hésitent pas à déclarer que c’est une découverte comparable à celle de l’application industrielle de la vapeur. Au contraire, M. Leroy-Beaulieu, dans son beau livre sur la Question ouvrière au XIXe siècle, affirme que c’est une utopie décevante et dangereuse qui contient un ferment de discorde et un principe dissolvant. Ce n’est pas une médiocre perplexité pour les humbles d’esprit que de se trouver en présence d’affirmations aussi péremptoires dans leur contradiction lorsqu’elles émanent d’autorités également sérieuses. Pour nous tirer d’embarras, adressons-nous à une troisième, celle des faits et voyons ce qu’elle va nous dire.

Le second volume des procès-verbaux de la commission d’enquête extra parlementaire contient uniquement les dépositions relatives à la participation aux bénéfices. Or, de l’ensemble et l’on peut même dire de l’unanimité de ces dépositions, se dégage un premier fait hors de conteste : c’est que partout où ce système a été mis en pratique il a donné les meilleurs résultats. Tandis que le mouvement, coopératif a échoué deux fois et que personne ne peut prédire avec certitude le succès de la troisième tentative, la participation aux bénéfices, en France du moins, n’a donné lieu à aucun mécompte. Le nombre des établissemens où a été adopté ce mode de rémunération supplémentaire du travail va en s’accroissant chaque année. En 1870, il n’y avait que treize maisons qui missent en pratique la participation aux bénéfices ; on en compte trente-six aujourd’hui. Il faut ajouter à ce chiffre un nombre considérable de maisons situées à l’étranger (quarante-neuf), en Suisse et en Allemagne principalement. Enfin, ce qui est à remarquer, à l’exception d’une exploitation houillère, située en Angleterre, celle de MM. Briggs, dont l’échec peut s’expliquer par certaines raisons locales, on ne cite l’exemple d’aucun patron ou directeur ayant introduit dans son établissement la participation aux bénéfices et y ayant renoncé. On peut donc affirmer que, si l’expérience du système a été jusqu’à présent restreinte, en revanche, les résultats en sont parfaitement satisfaisais. Le témoignage des hommes qui l’ont pratiqué est unanime sur ce point et, lorsque ce témoignage émane d’hommes de la valeur de MM. Chaix, Paul Dupont. Laroche-Joubert, d’autres encore, qui tous ont acquis un nom illustre dans l’industrie, il est impossible de ne pas tenir grand compte de leur affirmation. Aussi peut-on s’étonner que, dans une de ses séances de cette année, la Société d’économie politique ait cru devoir mettre en discussion cette question : La participation aux bénéfices est-elle conforme aux principes de l’économie politique ? Car, enfin, si, les avantages de tel ou tel système étant démontrés par les faits, les économistes venaient par malheur à déclarer que ce système est contraire à leurs principes, ne serait-ce pas tant pis pour les principes et aussi un peu pour les économistes ? Demandons-nous plutôt quelles sont les causes de ce succès indéniable et, pour y réussir, appliquons-nous à bien discerner l’essence même du système.

Quelle est exactement la nature de la participation aux bénéfices ? Est-ce un contrat sui generis, établissant entre au chef d’établissement et son personnel, entre un patron et ses ouvriers, un lien de droit et, par là même, imposant aux uns comme aux autres des obligations réciproques ? Est-ce, au contraire, un acte de libéralité de la part du chef d’industrie ou du patron, libéralité à la continuation de laquelle il ne saurait être astreint et qu’il demeure toujours maître de suspendre ou de renouveler à son gré ? Ce n’est point ici, comme on le pourrait croire, une distinction purement théorique ; au contraire, tout le nœud de la question est là et, suivant que, dans la pratique des choses, on assimilera la participation aux bénéfices a un contrat ou à une libéralité, il en ressortira des conséquences absolument différentes.

Si c’est un contrat, il faut convenir que c’est un contrat d’une espèce bien particulière. Le propre, en effet, de ce qu’on appelle dans le langage ordinaire un contrat, c’est d’imposer aux parties contractantes des obligations ou des charges réciproques. Si toutes les obligations, toutes les charges sont d’un seul côté, il n’y a plus à proprement parler, contrat. Or, dans la participation aux bénéfices, telle qu’elle est mise en pratique dans les maisons qui l’ont adoptée, de quel côté sont les charges ? Elles sont tout entières du côté du patron. Il n’y a pas un seul chef d’industrie qui, en associant ses ouvriers aux bénéfices éventuels de son industrie, leur ait tenu le langage suivant : « Si je fais des bénéfices, je vous en distribuerai une partie ; mais, par contre, si mon exercice se solde en perte, je retiendrai sur vos salaires ou sur vos appointemens une part proportionnelle aux pertes que j’aurai subies. » Tous ont dit au contraire : « Si je fais des bénéfices, nous partagerons : si je fais des pertes je serai seul à les subir. » C’est ainsi que, dans tous les établissemens, sans exception, est entendue la participation aux bénéfices. Partout les ouvriers ont la chance du gain, nulle part ils ne courent le risque de la perte. C’est là, on en conviendra, une première stipulation qui dans un contrat serait bien singulière.

Ce n’est pas tout. La participation aux bénéfices, telle qu’elle est pratiquée dans toutes les maisons qui l’ont adoptée, présente un autre caractère qui n’est pas moins en opposition avec l’idée même d’un contrat. C’est le pouvoir absolument discrétionnaire laissé au patron d’établir lui-même et sans contrôle le chiffre du bénéfice réalisé, dont une quote-part doit être distribuée au personnel salarié. Parfois le patron se réserve de fixer lui-même chaque année cette quote-part ; le plus souvent elle est déterminée à l’avance par un règlement dont il est donné connaissance aux ouvriers pour stimuler leur zèle. Mais ce même règlement contient toujours la clause expresse que la comptabilité de la maison sera tenue exclusivement par le patron, que les ouvriers n’auront aucun droit d’en exiger la communication, et que le patron devra être cru sur sa simple affirmation lorsqu’il dira : Le bénéfice net de mes opérations s’élève à telle somme ; ou : Il n’y a pas de bénéfice du tout. Il en est ainsi, quoi qu’on en dise, même dans les très rares sociétés par actions qui ont adopté le principe de la répartition des bénéfices. En effet, si les comptes et le bilan de ces sociétés sont soumis à une certaine vérification, par qui cette vérification est-elle exercée ? Est-ce par des délégués des ouvriers ? En aucune façon. C’est par les commissaires des comptes, c’est-à-dire par des délégués des actionnaires ; or les actionnaires ne sont pas eux-mêmes autre chose que des patrons associés. C’est donc bien toujours et partout le patron qui fixe le chiffre du bénéfice réalisé, sur lequel un certain prélèvement doit être opéré au profit du personnel salarié, et qui le fixe seul, sans contrôle, d’une façon nécessairement arbitraire. Il n’en saurait être autrement. Quel est, en effet, le chef d’industrie qui voudrait s’engager à distribuer tous les ans la totalité de son bénéfice, c’est-à-dire qui renoncerait à amortir plus ou moins rapidement son capital, à augmenter son outillage, ou à constituer des réserves pour les mauvais jours ? Pas un patron sérieux ne renoncera jamais à ce droit. Or comme, en réalité, il dépendra toujours de lui d’établir sa comptabilité de telle façon que le bénéfice à distribuer ressorte à telle ou telle somme, ou même qu’il n’y ait pas de bénéfice du tout, ce sera toujours de sa volonté et de sa volonté seule, que dépendra la participation des ouvriers à un bénéfice quelconque. C’est là, on en conviendra, une stipulation non moins étrange, comme avantage attribué au patron que ne l’était tout à l’heure l’exemption de toutes pertes comme avantage attribué à l’ouvrier. Si l’on voulait au reste attribuer à la participation aux bénéfices le caractère de ce qu’on nomme en droit civil un contrat synallagmatique, il faudrait juger de la validité de ce contrat d’après les principes du droit. Or ce qu’on appelle dans la langue juridique, le contrat léonin, c’est-à-dire le contrat qui attribue tout l’avantage à l’une des deux parties contractantes, n’est pas plus valable que la condition dite purement protestative, c’est-à-dire dont l’accomplissement dépend uniquement de la volonté d’une des parties, et il est probable que les tribunaux consultés (au reste, le cas s’est déjà présenté) prononceraient la nullité de l’une ou de l’autre clause.

Au contraire, si on reconnaît à la participation aux bénéfices le caractère d’une simple libéralité du patron, toutes ces stipulations qui semblent étranges dans un contrat s’expliquent de la façon la plus naturelle. Les ouvriers sont associés aux bénéfices et ne sont pas associés aux pertes. Comment en pourrait-il être autrement ? Le patron a voulu améliorer leur condition ; il ne saurait lui venir à la pensée de rien faire qui la puisse empirer. Lui seul fixe non-seulement la proportion du bénéfice qui sera attribuée au salaire, mais le chiffre même du bénéfice sur lequel ce prélèvement sera opéré, et cela sans vérification ni contrôle. Quoi de plus naturel, et comment la pensée pourrait-elle venir à ses ouvriers de suspecter sa bonne foi, s’ils sont pénétrés de cette idée que rien de ce qui leur est distribué ne leur est strictement dû et que ce supplément à leur salaire légitime est un pur effet de la bienveillance du patron pour eux ? Dans la pratique, les choses se passent ainsi sans la moindre difficulté et ce n’est pas un fait des moins remarquables que l’unanimité des témoignages sur ce point. Tous les patrons qui ont adopté la participation aux bénéfices affirment que jamais ils n’ont eu de contestation avec leurs ouvriers sur la quotité du bénéfice à distribuer Mais cela ne tient-il pas précisément à ce que les ouvriers sentent confusément ce que je viens de dire, et s’ils arrivaient à se persuader que cette promesse constitue pour eux un droit n’en serait-il pas bien vite autrement ? Il faut donc affirmer que la participation aux bénéfices n’est pas un contrat, mais qu’elle constitue une libéralité, car si l’on s’écarte de ce point de vue, on arrive à des conséquences, non pas seulement étranges, mais dangereuses, que je vais signaler tout à l’heure.

Est-ce à dire cependant que cette libéralité soit purement désintéressée, bénévole, assimilable à une simple aumône et ne comportant d’autre récompense que la satisfaction du devoir accompli ? Ce serait aller trop loin que de le prétendre. Il n’est pas toujours exact de dire que charité bien ordonnée commence par soi-même. Elle peut aussi commencer par les autres. Dans tous les établissemens où la participation aux bénéfices a été établie, elle a eu pour résultat de créer des liens plus étroits entre le patron et les ouvriers. Parfois elle a détourné ceux-ci des grèves ; souvent elle a amené de leur part un redoublement de zèle et d’activité au travail qui s’est traduit par un excédent dans la production, ou par une économie dans les frais. On a rapporté devant la commission ce propos curieux d’un ouvrier lithographe à l’un de ses camarades associé comme lui aux bénéfices de la maison où ils travaillaient : « Tu sais, ne casse plus de pierre ; c’est 8 francs que cela nous coûte. » On a cité également des exemples de surveillance et même de dénonciation exercée par les ouvriers les uns vis-à-vis des autres, en cas de négligence dans le travail ou de malfaçon. Tous ces avantages assurément sont sérieux, appréciables, et constituent une compensation au sacrifice consenti par le patron qui n’est pas à dédaigner. Par là s’explique cette boutade d’un patron très convaincu des avantages de la participation aux bénéfices, qui s’écriait devant la commission d’enquête extra parlementaire : « En associant mes ouvriers à mes bénéfices, je crois faire mes affaires, et si je fais par-dessus le marché de la philanthropie, c’est comme M. Jourdain faisait de la prose, sans le savoir. » Le mot est spirituel et, en tout cas, de bonne grâce ; mais est-il bien exact ? Pour qu’en affaires l’assertion fût fondée, il faudrait arriver à prouver que dans tous les établissemens qui pratiquent la participation aux bénéfices le supplément de travail obtenu des ouvriers compense et au-delà le sacrifice annuel consenti par le patron. En est-il toujours ainsi ? Dans certaines industries spéciales où la main-d’œuvre a une part prépondérante et peut réaliser d’importantes économies sur les matières premières, la chose est possible. Encore faudrait-il l’établir par des chiffres. Mais dans les autres, qui pourrait le prétendre ? Ce ne seraient assurément pas ces patrons qui en assez grand nombre ont commencé par constituer une dotation qui de 50, qui de 100, qui de 200,000 francs au profit de la caisse de participation, de façon à ce que cette caisse ne se trouvât jamais à sec, ni ceux-là en non moins grand nombre qui ont distribué de soi-disant bénéfices à leurs ouvriers dans les années mauvaises, alors qu’ils n’en réalisaient pas du tout. Ceux-là, lorsqu’on les presse, confirment ce qu’a répondu nettement l’un d’entre eux devant la commission d’enquête : « La participation aux bénéfices est une libéralité absolument. » C’est là le vrai mot, et si ceux qui la pratiquent se refusent parfois à le dire, ceux qui en parlent ne doivent pas hésiter à l’affirmer.

Pourquoi insisté-je ainsi sur ce caractère de libéralité qui constitue à mes yeux l’essence de la participation aux bénéfices ? Est-ce, encore une fois, par un vain amour des distinctions théoriques et des subtilités juridiques ? Non ; c’est parce qu’en méconnaissant ce caractère, on compromet les bons résultats de la participation et l’on met son avenir en péril. Le système de la participation aux bénéfices court aujourd’hui, en effet, un grand danger ; il est devenu le candidat officiel du gouvernement et il est menacé de ses faveurs. De vastes projets s’agitent, du moins s’agitaient naguère dans les conseils administratifs. Il ne s’agissait de rien moins que d’imposer ce système à tous les entrepreneurs qui travaillent pour le compte de l’état ou de la ville de Paris, et d’en faire une clause du cahier des charges qui leur serait imposée. Or si ces idées triomphent, si ce système est mis en pratique, je n’hésite pas à dire qu’il conduira à un échec retentissant et que cet échec marquera la fin de la juste faveur qui s’attache aujourd’hui à la participation aux bénéfices. Je laisse de côté les difficultés matérielles de toute sorte qui s’opposeront à l’organisation même du système avec un personnel changeant, comme celui dont se servent les entrepreneurs de travaux publics, personnel qui varie plusieurs fois au cours d’une entreprise et dont on retrouvera difficilement la trace. Je vais droit au côté moral de la question. La participation aux bénéfices, devenue une clause du cahier des charges de chaque entrepreneur, ne sera plus pour le coup une libéralité. Une libéralité ne s’impose pas. Ce sera une des clauses du contrat passé entre l’entrepreneur et ses ouvriers. Qu’en résultera-t-il ? C’est que l’ouvrier se trouvera tout naturellement amené à rechercher si cette clause lui est suffisamment avantageuse. Il ne discutera plus seulement avec son patron le taux de son salaire ; il discutera également le taux de sa participation aux bénéfices, et il y aura entre eux deux sujets de désaccord possible au lieu d’un. Vainement essaiera-t-on de fixer dans le cahier des charges la part proportionnelle sur les bénéfices qui sera attribuée à l’ouvrier. Cette prescription impérative ne réussira pas plus à prévenir le désaccord que la série des prix qui fixe le prix de l’heure de travail ne prévient le désaccord sur la question des salaires, et de l’un comme de l’autre conflit, la grève sera toujours le dernier mot. Au sentiment de la reconnaissance qu’inspire aujourd’hui aux ouvriers la participation aux bénéfices spontanément accordée par le patron on aura substitué les exigences et l’âpreté de l’intérêt personnel. C’est tout ce qu’on aura fait.

Je me trompe ; ce n’est pas tout. En effet, le fonctionnement de la participation aux bénéfices repose, ainsi que je l’ai expliqué tout à l’heure, sur la confiance des ouvriers dans la bonne foi du patron. Point de vérification des comptes par les ouvriers ; ils s’en rapportent à la simple délicatesse du patron qui, de son côté, ne saurait admettre leur immixtion dans ses affaires. Les ouvriers ont leur garantie dans le fait même que le patron, qui ne leur doit rien en plus de leur salaire, tient cependant à prélever, à leur profit, quelque chose sur son bénéfice et, de son côté, le patron, maître de disposer comme il l’entend de ce bénéfice, n’a aucun intérêt à en dissimuler aux ouvriers la quotité. En serait-il de même lorsque la participation aux bénéfices sera devenue pour les ouvriers un droit, pour les patrons une obligation ? Qui pourrait le prétendre ? Très légitimement les ouvriers demanderont à savoir comment s’établit ce bénéfice dont une partie doit leur revenir ; très naturellement aussi le patron qui, le plus souvent n’aura accepté cette clause de son cahier des charges qu’en maugréant, aura intérêt à employer tous les artifices de comptabilité pour en diminuer l’importance. De là contestations possibles, probables mêmes, et la participation aux bénéfices, qui devait servir à réconcilier le travail et le capital, le patron et les ouvriers, deviendra, au contraire, un germe de méfiance, une complication de plus dans leurs rapports déjà si difficiles. Tel sera le résultat inévitable de l’immixtion de l’état dans cette question, qui doit être librement débattue entre les parties, et cette intervention même n’est que la conséquence d’une conception fausse de la participation aux bénéfices, qui n’est pas un contrat nouveau et sui generis, mais tout simplement une libéralité, libéralité intelligente et bien entendue, sans doute, mais libéralité. Aussi ne puis-je m’empêcher de regretter que ce point de vue, qui suivant moi est le vrai, n’ait pas été défendu avec assez d’énergie devant la commission d’enquête extra parlementaire, par des hommes qui avaient toute autorité pour le faire et, en particulier, par M. Charles Robert. Lorsqu’il s’agit des établissent particuliers, M. Charles Robert a bien déclaré qu’il ne saurait être question de contrainte et qu’il fallait s’en rapporter à l’initiative des patrons. Mais dans les travaux adjugés par l’état ou les villes, il a semblé avec beaucoup d’hésitation, il est vrai, et en recommandant toute sorte de précautions, admettre le principe de la participation imposée. Or, du jour ou la participation sera imposée, j’ai la conviction qu’elle cessera d’être efficace et qu’au lieu de contribuer à maintenir la paix entre les patrons et les ouvriers, elle introduira, au contraire entre eux, de nouveaux fermens de discorde. Rien ne serait regrettable comme de voir compromettre une idée neuve et vraie par une application imprudente. Cependant c’est ce qu’on est à la veille de faire, et il appartiendrait, ce me semble, aux hommes qui ont tout fait comme M. Charles Robert, pour le triomphe de l’idée elle-même, de se mettre en travers de cette grosse erreur.

Il serait intéressant d’entrer dans quelques détails sur le mode de fonctionnement de la participation aux bénéfices, dans les établissemens où ce système a été adopté. Mais ce n’est pas un des moindres mérites du système que de se prêter à des combinaisons munies, et il serait long de les énumérer toutes. Tantôt la part des bénéfices qui doit revenir à l’ouvrier ou à l’employé lui est distribuée en espèces ; tantôt elle est mise en réserve à son compte et porte intérêts composés à son profit. Le premier système est le plus simple ; il a pour lui l’avantage de faire sentir immédiatement aux intéressés les avantages de la participation, et de ne pas reculer jusqu’à une époque nécessairement indéterminée la jouissance de cette rémunération supplémentaire. En revanche, on peut lui reprocher de ne pas stimuler la prévoyance et de pousser l’ouvrier à améliorer son présent aux dépens de son avenir. La seconde combinaison présente, au contraire, l’avantage d’assurer pour ses vieux jours le sort de celui qui a vécu de son travail. Mais en revanche, elle le laisse en proie à toutes les difficultés du présent. Le système a un promoteur très ardent en la personne de M de Courcy, administrateur de la compagnie d’Assurances générales, où il l’a fait adopter. Dans cette compagnie, la part dans les bénéfices qui revient à chaque employé est inscrite à son compte sur un livret individuel et, à partir de cette date, porte intérêt à son profit. Ces intérêts sont capitalisés tous les ans, et au moment de sa retraite ou de son décès, la somme qui constitue le montant du livret est remise à lui ou à ses héritiers. C’est le système de la constitution du patrimoine, que M. de Courcy défend avec beaucoup de vigueur et qu’il oppose à celui de la rente viagère. Laissant de côté cet aspect de la question, on peut dire que le système est sans reproche lorsqu’il est appliqué aux employés d’une compagnie dont le traitement, par lui-même assez élevé, les met au-dessus du besoin, et dont les préoccupations se tournent plutôt vers l’avenir que vers le présent. Mais, dans l’industrie proprement dite, alors qu’il s’agit de faire apprécier les avantages du système à des ouvriers, souvent un peu enclins à la méfiance, de leur donner un témoignage de la bienveillance du patron, et de leur faire ainsi toucher du doigt la solidarité d’intérêts qui existe entre le capital et le travail, on peut douter que la constitution d’un patrimoine à toucher dans quelque vingt ans ou trente ans (fût-il représenté par un livret) soit d’une efficacité suffisante. Un système intermédiaire a été tenté dans plusieurs établissemens industriels, entre autres dans l’imprimerie de M. Chaix. D’après le règlement adopté dans cet établissement, la part des bénéfices qui est attribuée aux ouvriers et qui s’élève à 15 pour 100 du gain total de l’année, est divisée en deux parts : l’une est distribuée en espèces à chaque ouvrier ; l’autre lui sera remise à sa sortie de la maison en un livret de la Caisse des retraites. Ge système est assurément le plus satisfaisant et celui qu’il faut recommander. La seule objection qu’on pourrait faire, c’est que la part distribuée en espèces se trouve nécessairement assez réduite, et que l’intérêt immédiat de l’ouvrier dans la participation aux bénéfices, celui qui agit le plus sur son esprit, devient assez mince. Mais la perspective d’une retraite, si faible soit-elle, doit exercer également une action sur lui, surtout si, suivant une très ingénieuse combinaison, cette part, mise en réserve, se grossit d’un troisième appoint alors qu’il a passé plus de vingt ans dans la maison. Cette prime à la permanence des engagemens est une combinaison très heureuse, et, sous ce rapport comme sous bien d’autres, l’organisation de l’imprimerie Chaix peut être citée comme un modèle.

Une seconde question, et d’un plus haut intérêt, parce qu’elle touche à l’avenir du système, est de savoir dans quelle nature d’industrie la participation aux bénéfices est appliquée et si elle peut être introduite avec avantage dans toutes. On peut, quant à présent, diviser les établissemens où la participation aux bénéfices est usitée en deux catégories très distinctes : ceux dont le personnel se compose principalement d’employés et ceux dont le personnel se compose, au contraire, principalement d’ouvriers. Lorsque le personnel se compose principalement d’employés, comme dans les sociétés d’assurances, les sociétés financières, les grandes maisons de commerce, l’institution de la participation aux bénéfices ne semble point présenter de difficultés. Ces sociétés, avec un nombre restreint d’employés, font face à un chiffre d’affaires considérable. Par rapport à l’importance du bénéfice réalisé, le nombre des participans est peu considérable, et un prélèvement assez faible suffit à les rémunérer. D’ailleurs, le plus grand nombre de ces sociétés se croiraient probablement obligées de faire ce que font, en général, les grandes sociétés financières ou industrielles, c’est-à-dire de prélever sur leurs recettes brutes un tant pour cent proportionnel au traitement de chaque employé pour leur assurer une pension de retraite. En associant leurs employés à leurs bénéfices, les sociétés dont je parle arrivent au même résultat. Le système peut sembler meilleur en ce sens qu’il intéresse les employés à la prospérité de l’établissement. Mais on peut objecter également qu’il les rend solidaires de ses difficultés et que si, pendant quelques années, les bénéfices sont nuls ou très faibles, les employés verront leur avenir compromis et le revenu de leurs vieux jours diminué, sans qu’il y ait en rien de leur faute. Le système de la pension de retraite, avec capital réservé (c’est-à-dire revenant aux héritiers), peut donc être mis en parallèle avec celui de la constitution du patrimoine par la participation aux bénéfices (pour parler comme M. de Courcy), et, ce qu’il y a de plus vrai à dire, c’est que l’un et l’autre ont du bon.

L’institution de la participation aux bénéfices devient d’une mise en pratique beaucoup plus difficile dans les établissemens qui comptent principalement des ouvriers. Cependant là aussi elle a donné de très bons résultats, mais dans ceux-là surtout où l’habileté dans la main-d’œuvre, l’économie dans l’emploi de la matière première ont une grande influence sur la prospérité de l’entreprise ; il faut ajouter aussi dans ceux où le personnel ouvrier n’est pas très nombreux. En effet, si le nombre des parties prenantes aux bénéfices est considérable, il se produira de deux choses l’une : ou bien la part de bénéfice distribuée à chacun deviendra extrêmement faible, ou bien il faudra grossir la somme de telle sorte que la participation aux bénéfices ne sera plus seulement de la part du patron une libéralité, mais un véritable acte de munificence. Il faut bien se garder de croire, en effet, que, dans les affaires industrielles, le chiffre du bénéfice réalisé croisse proportionnellement à l’importance de la main-d’œuvre employée ou au chiffre des capitaux engagés. On pourrait presque dire que c’est le contraire qui est vrai et que plus les frais généraux sont considérables, moindre est le bénéfice. Tel industriel qui emploiera deux cents ouvriers tirera peut-être 10 pour 100 de son capital, tandis qu’une grande société qui en emploiera trois ou quatre mille distribuera péniblement un dividende de 5 pour 100. Il faut donc avoir le courage de le dire : la participation aux bénéfices paraît difficilement applicable dans la grande industrie, ou du moins si on tente de l’appliquer, les effets en seront peu sensibles, la part de bénéfices distribuée à chaque ouvrier devant nécessairement demeurer très faible.

On cite, il est vrai, comme exemple d’une heureuse application de la participation aux bénéfices dans la grande industrie, la compagnie d’Orléans, la papeterie de M. Laroche-Joubert, à Angoulême, et le grand établissement fondé à Guise par M. Godin sous le nom de Familistère. Mais il faut aller au fond des choses et ne pas se payer d’apparence. La compagnie d’Orléans, aux excellentes fondations de laquelle j’ai déjà en l’occasion de rendre hommage, ne pratique plus, en réalité, le système de la participation aux bénéfices, et cela précisément depuis que ses conventions avec l’état ont eu pour résultat de l’obliger à augmenter son personnel, tout en diminuant ses bénéfices. Elle se borne aujourd’hui à opérer à la Caisse des retraites pour la vieillesse un versement qui s’élève à 10 pour 100 du traitement de chaque employé, et ce versement, tout à fait indépendant des bénéfices de la compagnie, est devenu, ainsi que le disait son directeur, M. Sevène, devant la commission d’enquête extraparlementaire, « un chapitre fixe de ses dépenses. » Quant à la papeterie d’Angoulême, son fondateur, M. Laroche-Joubert, l’a très ingénieusement divisée en un grand nombre de petits ateliers, et ce n’est pas aux bénéfices généraux de sa maison, c’est aux bénéfices particuliers de chacun de ses ateliers qu’il associe ses ouvriers et employés dans une proportion qui varie de 5 à 35 pour 100, suivant que l’influence de la main-d’œuvre est plus ou moins grande sur les résultats de la production. Ceux-ci sont donc, en réalité, plutôt associés aux bénéfices de plusieurs petites que d’une grande industrie. D’ailleurs, une partie du bénéfice ainsi distribué aux ouvriers et employés retourne à la maison, dont ils deviennent commanditaires, et le patron retrouve ainsi, sous une forme indirecte, une part du sacrifice considérable consenti par lui. Enfin l’organisation du Familistère de Guise mériterait une étude à part, mais il est difficile de trouver un exemple qui soit à la fois plus à l’honneur de celui qui l’a donné et cependant moins convaincant : « Pour rendre hommage à Dieu, être suprême, source et principe universel de la vie, pour glorifier la vie elle-même et pour servir à l’avènement de la justice parmi les hommes,.. » (tel est le préambule des statuts du Familistère de Guise) M. Godin a fondé avec ses ouvriers une association où il a apporté, en immeubles et capital, une somme de 4,600, 000 francs, où ses ouvriers n’ont apporté que leurs bras, et il les appelle cependant à participer sur le même pied que lui aux bénéfices de ses apports. Bien plus, il a constitué la société de telle façon que, dans un certain laps d’années, ce sont ses ouvriers qui finiront par devenir propriétaires exclusifs de l’usine apportée par lui, dont il se trouvera finalement exproprié. Saint Martin, lui aussi, faisait de la participation quand il coupait en deux son manteau pour en donner la moitié à un pauvre. Or, c’est un peu à la manière de saint Martin que M. Godin me paraît faire de la participation. Il est même, en un certain sens, supérieur au saint, puisqu’on fin de compte il n’entend rien garder pour lui et aspire à se dépouiller complètement. Plus l’exemple de ce galant homme est honorable, plus je crains qu’il ne soit pas contagieux et qu’il ne fasse pas beaucoup de disciples dans la grande, la moyenne et la petite industrie.

Enfin, à supposer même que le système de la participation aux bénéfices pût devenir d’une application générale, et que toutes les industries s’en accommodassent, il est malheureusement une considération qu’il ne faut pas perdre de vue et qui limitera toujours son action bienfaisante. « En matière commerciale ou industrielle, disait un déposant devant la commission d’enquête extraparlementaire, le difficile n’est pas de répartir les bénéfices, c’est d’en faire. » Cette parole peut paraître naïve, elle est profondément juste. Le système de la participation aux bénéfices suppose nécessairement des bénéfices ; or il s’en faut que toute industrie, tout commerce, se traduise par un gain. Un homme d’affaires fort entendu déclarait devant la commission d’enquête parlementaire qu’à ses yeux et en temps normal un tiers des industriels réalisait des bénéfices, un tiers équilibrait ses dépenses et recettes, un tiers était en perte et finissait par une liquidation. Sans doute, ces chiffres n’ont rien d’absolu ; mais, sans les prendre au pied de la lettre, et en admettant même qu’ils soient empreints d’un certain pessimisme, on ne saurait nier que les bénéfices industriels ne conservent toujours un caractère incertain et aléatoire. Tel établissement, habituellement prospère, fera une ou plusieurs mauvaises années et se verra contraint d’entamer ses réserves ; tel autre devra se résoudre à une transformation qui absorbera pendant un certain laps de temps les bénéfices réalisés ; tel autre, enfin, au bout de plusieurs années de perte, se verra forcé de renoncer à la lutte. Que deviendra, pendant ces momens de crise, la participation aux bénéfices ? Elle sera forcément suspendue, et il pourra très bien arriver qu’un ouvrier, même laborieux, même habile, reste pendant un laps de temps assez long sans toucher autre chose que son salaire annuel. Et à quel moment se produiront ces vicissitudes ? Le plus souvent, ce sera précisément pendant une de ces crises commerciales ou industrielles qui se reproduisent en quelque sorte périodiquement lorsque déjà le chômage forcé aura réduit le gain de l’ouvrier. C’est donc pendant la phase la plus aiguë du mal que le remède perdra son efficacité. Aussi, tout en faisant des vœux pour que le système reçoive des applications de plus en plus fréquentes, sans être cependant dénaturé et par cela même compromis, il faut cependant, convenir que, dans le combat contre la misère, c’est une arme sur la solidité de laquelle il ne faudrait pas trop compter.


III

Arrivé au terme de ces trop longues et cependant bien incomplètes études, où je me suis efforcé de passer en revue les principaux moyens de combattre la misère, je sens la nécessité de répondre à une objection que mes rares lecteurs m’ont adressée quelquefois. » Vers quel but tendez-vous, a-t-on pris la peine de me dire ou parfois même de m’écrire, et quel a été votre dessein en abordant ces arides sujets ? Vous avez commencé par attrister nos imaginations et nos cœurs en nous promenant à travers les plus noires demeures de la misère ; vous nous avez décrit sous les couleurs les plus sombres la condition matérielle des classes pauvres et aussi leur condition morale ; vous nous les avez montrées en proie à toutes les souffrances, exposées à toutes les corruptions, et vous n’avez pris soin de nous épargner aucun détail pénible ou répugnant. Puis, lorsque nous attendions de vous quelques conclusions pratiques et quelques indications consolantes, vous vous êtes en quelque sorte dérobé. Toutes les fois que vous nous avez parlé d’un remède, vous avez semblé prendre un triste plaisir à nous convaincre de son inefficacité. Vous nous avez successivement démontré l’illusion des corporations et des syndicats mixtes, l’insuffisance de l’épargne et de la mutualité, la chimère de la coopération, les difficultés de la participation aux bénéfices. Mais, à ce compte, quel est le remède que vous recommandez, ou, s’il n’y en a point qui vous inspire confiance, était-ce bien la peine de nous entretenir de toutes ces tristesses et de remuer tous ces problèmes pour conclure, en fin de compte, à quoi ? Au désespoir ? »

Telle est l’objection, et, pour ne la point affaiblir, je l’ai reproduite, à peu de chose près, dans les termes mêmes où elle m’a été adressée. J’en sens toute la gravité ; j’essaierai cependant d’y répondre, mais je ne puis le faire qu’en établissant une distinction, à mes yeux capitale, entre les remèdes et le remède. Les remèdes, ils sont partout dans toutes ces tentatives, dans toutes ces institutions dont j’ai parlé et dont il n’est aucune qui ne contienne sa part d’utilité : dans les associations, qui resserrent les liens des hommes entre eux, et, tout en développant leurs sentimens de fraternité, augmentent aussi leur force de résistance et de production ; dans l’épargne, qui est une forme de l’empire sur soi-même et de la sobriété ; dans la mutualité, qui diminue les mauvaises chances de la vie en les répartissant ; dans la coopération, qui est une manière ingénieuse d’augmenter le gain personnel d’un certain nombre d’ouvriers d’élite ; dans la participation aux bénéfices, qui unit d’une façon plus étroite les ouvriers au patron et les appelle à partager, le cas échéant, sa prospérité ; dans bien d’autres combinaisons encore, car je n’ai point la prétention d’avoir énuméré toutes les tentatives utiles et ingénieuses que notre siècle a vues naître. Mais le remède, sinon absolu, du moins unique, universel et sérieusement efficace, ayons le courage de le dire, il n’est nulle part : il n’y en a pas. Il n’y en a pas, parce que la misère est un mal permanent dont l’humanité est atteinte et qui n’épargne ni les sociétés barbares, ni les sociétés civilisées. Pour les unes, c’est la condition normale ; pour les autres, c’est en quelque sorte la rançon de leur prospérité, l’ombre au tableau de leur splendeur : et de ce mal, aucune prévision rationnelle ne permet d’espérer la guérison. Parler ainsi peut sembler maladroit et impolitique ; mais la vérité a ses droits, et, fût-elle importune, le même respect lui est dû.

Est-ce à dire cependant que, depuis les origines de la civilisa-lion, la condition de l’humanité soit demeurée absolument stationnaire. Aucune des découvertes de la science, aucun des perfectionnemens de l’industrie n’auraient-ils réussi à soulager le fardeau des souffrances qui pèsent sur elle, et sa destinée serait-elle, ainsi qu’on l’a soutenu, comparable à celle de ce damné de l’enfer antique qui s’efforçait de soulever incessamment le poids d’un rocher et qui voyait ce rocher retomber toujours sur lui ? C’est, je crois, s’abandonner à un pessimisme exagéré que de le prétendre, et un coup d’œil jeté en arrière suffit pour s’en convaincre. Pour trouver la preuve assurée des progrès que l’effort des générations successives a réalisés dans l’ordre du bien-être matériel, il n’est pas nécessaire de remonter jusqu’à ces temps barbares décrits par Lucrèce en vers admirables où l’homme, disputant dans les forêts sa nourriture aux fauves, se voyait lui-même déchiré par leurs morsures et expirait dans d’affreuses convulsions sans savoir quels remèdes exigeaient ses blessures :


Unus enim tum quisque magis deprensus eorum
Pabula viva feris præbebat dentibus haustus
At quos effugium servarat, corpore adeso,
Posterius tremulas super tetra tenentes
Palmas, horriferis accibant vocibus Orcum
Donicum eos vita privarunt vermin sæva,
Expertes opis, ignaros quid vulnera vellent.


Ne nous donnons point le plaisir d’une démonstration trop facile en cherchant un point de comparaison dans ce tableau horrible de la condition primitive de l’humanité, qui est encore aujourd’hui celle d’un grand nombre de peuplades barbares. Restons dans l’intérieur des sociétés civilisées, dans les limites de notre propre pays et ne prenons même pas comme point de rapprochement deux périodes trop éloignées. Je ne crois pas qu’à moins d’apporter dans ces questions un parti-pris invincible, on puisse sérieusement contester que, depuis deux siècles par exemple, une amélioration sensible n’ait été réalisée, du haut en bas de l’échelle, dans la condition de tous les Français et qu’à égalité de situation sociale chacun ne soit aujourd’hui mieux nourri, mieux vêtu et mieux logé que ne l’étaient ses pères. Je voudrais rendre ma pensée sensible par quelques exemples. Ainsi, il y a aujourd’hui un retour marqué de la mode vers les demeures d’autrefois qu’on restaure à grands frais dans le style du temps. Mais quel est le riche financier qui, après avoir acheté un château construit sous Louis XIV, inviterait ses amis à y demeurer, fût-ce une semaine, dans les conditions où nos aïeux y habitaient autrefois, et qui ne commencerait par y dépenser une centaine de mille francs pour le rendre plus confortable ? Parcourez maintenant le premier village venu ; si vous voyez à côté l’une de l’autre deux maisons : l’une basse, avec un toit de chaume, des fenêtres étroites, une porte qui ferme mal, un trou à fumier devant le seuil ; l’autre avec un toit en ardoises ou en tuiles, un grenier, des fenêtres à rideaux, un petit jardin et une grille en fer, vous avez sous les yeux la maison du paysan d’autrefois et celle du paysan d’aujourd’hui, peut-être celle d’un père et de son fils. Des progrès non moins considérables ont été accomplis dans le régime alimentaire du peuple, principalement de l’ouvrier des villes, qui consomme aujourd’hui une beaucoup plus grande quantité de viande, de vin et de mets de toute sorte qu’il ne consommait autrefois. Descendons maintenant encore un degré de l’échelle sociale. Il y avait autrefois une expression caractéristique par laquelle nos pères désignaient les pauvres : on les appelait des va-nu-pieds. Traversez, aujourd’hui la France du nord au sud, de l’est à l’ouest, fouillez les bas-fonds des grandes villes, combien rencontrez-vous de gens marchant habituellement sans bas ni souliers ? Infiniment peu. L’expression aujourd’hui n’a plus de raison d’être : c’est au point que si l’on devait juger du nombre des pauvres par celui des va-nu-pieds, on pourrait croire qu’il n’y en a presque pas, ce qui serait une grande illusion. Toutes les classes de la société les plus élevées comme les plus humbles ont donc ou leur part dans ce progrès du bien-être matériel. Chacune a monté d’un échelon, et c’est là un fait dont l’évidence, à mes yeux, est telle qu’il faut désespérer d’en convaincre ceux qui persistent à le nier.

J’ai dit : le bien-être et je n’ai pas dit : le bonheur. C’est, en effet, une question d’un tout autre ordre de savoir si la félicité morale s’accroît en proportion de l’amélioration dans la condition matérielle. Cette question n’est point susceptible d’une solution en économie sociale, car chacun la résoudra toujours suivant l’idée qu’il se fait personnellement du bonheur. Le bonheur ! qui pourra dire, en effet, avec exactitude en quoi il consiste ? Est-il en nous ou hors de nous ? Dépend-il davantage des particularités de la nature ou des circonstances de la vie ? Le trouvera-t-on dans la satisfaction des désirs ou dans leur modération, dans l’enivrement des passions ou dans la sagesse du cœur ? Est-il dans la gaité insouciante de l’enfance, dans l’ardeur mélancolique de la jeunesse, dans la résignation virile de l’âge mûr, dans le détachement serein de la vieillesse ? Hélas ! le bonheur où se cache-t-il ? Qui est heureux ? et n’est-ce pas la plus étrange des illusions que de chercher, comme le voudrait l’école du passé, une sorte d’idéal de félicité terrestre dans des temps où nous n’avons pas vécu, alors qu’il y a plus de deux mille ans, la philosophie antique proclamait déjà par la voix du tragique grec : « Le premier degré du bonheur est de ne pas naître ; le second, de rentrer le plus tôt possible dans le néant, » et que l’espérance chrétienne elle-même n’est point parvenue à guérir l’homme de cette incurable tristesse ? « Ces beaux jours, ces jours heureux, disait Bossuet à la cour de Louis le Grand, ou les hommes toujours inquiets les imaginent du temps de leurs pères, ou ils les espèrent pour leurs descendais : jamais ils ne pensent les avoir trouvés ou les goûter pour eux-mêmes. Vanité, erreur, et inquiétude de l’esprit humain ! Mais peut-être que nos neveux regretteront la félicité de nos jours avec la même erreur qui nous fait regretter le temps de nos devanciers, et je veux dire, en un mot, messieurs, que nous pouvons ou imaginer des jours heureux, ou les espérer, ou les feindre, mais que nous ne pouvons jamais les posséder sur la terre. »

Ne nous préoccupons donc point du bonheur, mais demandons-nous s’il est raisonnable d’espérer que ce progrès, suivant moi indéniable, finira par conduire l’humanité à un état nouveau duquel sera à peu près éliminée toute souffrance matérielle provenant de la non-satisfaction des besoins, en un mot de la misère. C’est ici que me paraît être la profonde illusion de l’école de l’avenir et cela parce que la misère ne naît point de circonstances contingentes et passagères, mais qu’elle est, au contraire, entretenue par des causes nécessaires et permanentes. Tout d’abord il faut reconnaître que le progrès est par lui-même artisan de souffrances et qu’il n’y a pas de vainqueur plus impitoyable. Toutes les fois, en effet, qu’un pays jeune, produisant plus abondamment et à meilleur compte les denrées nécessaires à la vie, entre en relations c’est-à-dire en concurrence avec des pays anciens et relativement épuisés, toutes les fois qu’un produit meilleur et plus économique prend la place d’un produit inférieur et plus cher, toutes les fois que la découverte de quelque procédé nouveau permet de fabriquer un même produit ou d’obtenir un même résultat au prix d’un moindre effort de bras ou d’un moindre emploi de temps, il y a profit pour la cause générale de l’humanité. Mais au prix de quelles souffrances individuelles ce profit n’est-il pas acheté ? Combien d’humbles existences, accoutumées à tirer leur gagne-pain de ces produits hors d’usage ou de ces procédés de fabrication arriérés, verront un trouble profond brusquement apporté dans leur modeste sphère par ces découvertes bienfaisantes en elles-mêmes et qui, cependant, s’abattent sur des milliers d’êtres comme une calamité ! Le progrès écrase tout ce qui lui résiste et il ne suspend jamais sa route pour laisser à ses victimes le temps de panser leurs plaies- Or comme aucune puissance humaine ne saurait lui dire : Tu n’iras pas plus loin ! aucun terme ne saurait non plus être assigné aux souffrances qu’il engendre. La double croyance à la continuité du progrès et à la perpétuité de la misère n’a rien qui soit contradictoire. Loin de s’exclure, les deux affirmations s’imposent du même coup et s’enchaînent l’une à l’autre.

À ces souffrances qui sont pour l’humanité le prix de ses victoires viennent s’en ajouter d’autres qui sont au contraire la conséquence de son infirmité physique ou morale. Tous ceux qui vivent du travail de leurs bras ne sont pas également bien outillés pour la tâche qui leur incombe. Je ne parle pas uniquement des non-valides, qui sont fatalement réduits à vivre d’assistance. Mais en dehors de ceux-là, il y aura toujours nécessairement une catégorie assez nombreuse de moins vigoureux ou de moins intelligens, que son infériorité condamnera aux travaux les plus grossiers et les moins rémunérateurs. Pour eux, ainsi que je l’ai montré dans une précédente étude, la hausse des salaires n’existe guère, absorbée qu’elle est presque entièrement par l’augmentation du prix des choses, et la loi d’airain, qui n’est pas, il s’en faut une règle générale et absolue, tend cependant à ramener sans cesse leur gain au minimum strictement nécessaire à la subsistance. Aussi toute espérance d’améliorer leur condition d’une façon sensible leur semble-t-elle refusée. Ils sont inévitablement condamnés à ce que Fourier appelait énergiquement la faim lente, et la moindre interruption dans leur travail, la moindre perturbation dans les conditions économiques de la société où ils vivent menace de leur faire éprouver la faim aiguë. Il n’est même pas impossible que celle condition douloureuse soit celle de presque tous les travailleurs d’une région, si l’industrie générale de cette région les condamne à des travaux peu rémunérateurs. En ce cas, les mieux comme les plus mal doués suivent le sort commun, et la même fatalité pesé sur les uns comme sur lus autres. Ajoutons que, dans nos sociétés complexes, l’enchevêtrement des existences les plus dissemblables doit rendre par la comparaison cette condition plus insupportable encore qu’elle ne l’était autrefois. La misère n’est pas seulement une privation du corps ; c’est aussi un état de l’âme, et il est inévitable que le spectacle incessamment étalé sous les yeux des plus pauvres de la condition des plus riches aggrave cet état par l’amertume d’un perpétuel rapprochement.

À cette armée nombreuse des misérables par infériorité physique, intellectuelle ou économique, se joint l’armée non moins nombreuse des misérables par infériorité morale. En effet, si une certaine somme de misères est infligé à l’homme par des causes extérieures sur lesquelles sa volonté est sans action, une part non moindre de ses maux provient de lui-même, de sa faiblesse et de ses vices. Il est certain que si tous les hommes étaient laborieux, sobres, économes, le nombre des pauvres diminuerait d’une façon assez sensible. Mais il y a toujours eu, il y aura toujours des paresseux, des imprévoyans, des prodigues et des débauchés, dont la faiblesse ou l’inconduite condamnera à la misère non-seulement eux-mêmes, mais ceux-là, femmes et enfans, dont l’existence dépend de leur travail, le sais bien qu’on peut toujours espérer de voir cette cause de misère diminuer avec le progrès de la moralité générale, et que, pour opérer ce progrès, beaucoup de bons esprits mettent leur confiance dans le développement de l’éducation populaire. Peut-être même me reprochera-t-on de n’avoir pas mis l’instruction au premier rang des remèdes contre la misère et, dans une longue nomenclature, d’avoir oublié l’école. J’irai au-devant du reproche en confessant que je ne sois pas de ceux croient à la vertu moralisatrice de l’alphabet ou de l’arithmétique. Rien ne démontre en effet que la moralité augmente en proportion de l’instruction. La statistique n’établit nullement que le nombre des délits et des crimes augmente ou diminue avec celui des illettrés. Je dirai même très nettement que, séparée de toute notion morale et religieuse, l’instruction me parait plutôt un danger qu’un bienfait, Mais, en tout cas, et si loin qu’on se flatte de pousser l’éducation populaire, on ne nourrit pas sans doute l’illusion que, par la seule vertu d’un programme scolaire, on arrivera à détruire des vices qui ont leurs racines au plus profond de la nature humaine, et tant que ces vices, paresse, imprévoyance, prodigalité, débauche, exerceront leur empire, la misère comptera encore une armée nombreuse de tributaires. Sans doute on peut espérer d’en voir progressivement diminuer le nombre, bien qu’à vrai dire, rien n’autorise, quant à présent du moins, cette espérance, mais il serait parfaitement chimérique d’en rêver la disparition totale.

Enfin à ces causes individuelles de misère se joignent les grandes perturbations, qui, à intervalles plus ou moins distans, mais jamais bien éloignés, viennent apporter le désordre dans la vie économique d’un peuple et l’atteignent comme un fléau. De ces fléaux le plus redouté était autrefois la famine, qui naissait de la disproportion entre la production d’un pays et ses besoins alimentaires. La facilité des moyens de transport jointe aux avantages de la liberté commerciale, a soustrait les peuples civilisés à cette calamité, qui, aujourd’hui encore, éprouve parfois si durement les nations barbares. Mais, d’autre part, les liens étroits que la civilisation a créés entre les différentes nations du globe, en les rendant solidaires, rendent aussi plus fréquentes les épreuves auxquelles elles sont soumises, chacune d’entre elles subissant le contre-coup de la destinée des autres. C’est ainsi, par exemple, qu’il y a plusieurs années une crise effroyable a éclaté en Normandie et dans le Lancashire, parce que le conflit élevé aux États-Unis entre les états du Nord et ceux du Sud avait suspendu la production du coton. Que demain L’Angleterre et la Russie, la baleine et l’éléphant, se prennent de querelle à propos de l’Afghanistan ou de la Bulgarie, et qu’une lutte de plusieurs années s’établisse entre elles, il n’y aura pas une nation en Europe qui, à la longue, ne se trouve atteinte par la prolongation de cette lutte dans quelque intérêt vital.

En plus de ces perturbations violentes, causées par des accidens extérieurs, les sociétés à organisation complexe nom sujettes à des crises économiques que les erreurs de la politique intérieure viennent parfois aggraver, mais dont les moindres imposent de dures souffrances à toute la masse des travailleurs. Presque toujours à une période de prospérité succède une période de gêne amenée par l’excès irréfléchi de la production qui a dépassé les besoins de la consommation. Le premier résultat de cette surproduction est un avilissement des prix et un abaissement des salaires, le second une réduction du travail et un chômage plus ou moins général. C’est là une des calamités les plus grandes qui puissent fondre sur la classe ouvrière, précisément parce qu’étant générale elle est sans remède ; et c’est une singulière illusion de se figurer qu’au chômage involontaire une législation quelconque puisse porter remède. Or ces crises économiques sont fréquentes dans la vie des peuples ; elles se reproduisent, à des intervalles presque, égaux et comme la cause principale en paraît être l’impossibilité d’équilibrer la production et la consommation, il y a là encore une cause de misère sinon permanente, du moins périodique, qui sévit avec d’autant plus d’intensité que plus intense est aussi la vie industrielle des peuples.

Ainsi donc à quelque point de vue qu’on se place, soit qu’on envisage la condition individuelle de l’homme, ou qu’on étudie les lois sous l’empire desquelles marche et se développe la civilisation, il est impossible de ne pas arriver à une même conclusion, c’est-à-dire à la permanence et à l’indestructibilité des causes qui engendrent la misère. C’est pourquoi il est parfaitement chimérique de chercher une panacée qui guérisse le mal dans sa racine. Tout ce qu’on peut espérer, c’est de trouver des palliatifs qui l’adoucissent. De ces palliatifs j’ai longuement indiqué quels étaient à mon avis les plus judicieux. Mais il en est un, le plus efficace de tous, auquel il faudra toujours revenir, parce qu’il est toujours et partout applicable, parce qu’il n’y a pas de tentative utile au fond de laquelle on n’en retrouve le principe : ce palliatif, j’oserai presque dire ce remède, c’est la charité.

La charité ! Il faut aujourd’hui un certain courage pour prononcer ce mot. Il n’y a pas encore bien longtemps, tout le monde semblait d’accord pour rendre à la charité un hommage quelque peu banal qui du reste n’engageait à rien ; on voulait bien reconnaître qu’en développant le principe de charité dans les rapports des hommes entre eux, le christianisme avait réalisé un grand progrès dans le monde ; on saluait et on passait. Mais, depuis quelques années. Il n’en va plus ainsi. De nos jours, la charité compte des adversaires déclarés et directs. Il y a d’abord un certain nombre d’économistes qui, de parti-pris et doctrinalement, ne contestent pas seulement l’efficacité de la charité, mais encore qualifient son intervention de dangereuse et de nuisible. « Il est impossible, dit M. Baron, dans son livre sur le Paupérisme que j’ai cité dans une précédente étude, de calculer le mal causé par la charité privée, que les meilleurs esprits n’hésitent pas à reconnaître et à proclamer inopportune quand elle n’est pas funeste. » Et ce n’est pas là l’opinion paradoxale d’un publiciste sans autorité, puisque le livre dont je tire cet axiome a été couronné par une docte réunion d’économistes et d’hommes politiques, rassemblés sous les auspices de M. Pereire. Je pourrais relever, sous la plume d’écrivains qui ont donné des marques réelles de leur intérêt pour la classe ouvrière, ou dans les discours de quelques-uns de nos hommes publics les plus influens, plusieurs condamnations non moins formelles de la charité. Il me répugne de croire que de pareilles assertions soient uniquement dictées à ces écrivains et à ces orateurs par le désir de flatter une démocratie orgueilleuse, enivrée de ses droits, mais souffrant avec impatience qu’on l’entretienne de ses misères. N’est-il pas permis cependant de mettre leur conviction à l’épreuve de la question suivante ?

Si la charité n’est pas seulement chose inutile mais funeste, que peut-il y avoir de plus urgent que de renoncer à ses pratiques mauvaises ? Quelle croisade serait plus méritoire que de demander la cessation immédiate de toutes ces mesures fâcheuses dont elle est responsable : telles que la distribution directe ou indirecte de tous les secours publics ou privés et, comme conséquence, la suppression de tous les bureaux de bienfaisance, la dissolution de toutes les sociétés charitables, puis, par une déduction non moins rigoureuse, la fermeture de tous les établissemens où l’on met en pratique ce détestable principe de ne point tirer rétribution de ceux qu’on assiste : hôpitaux, hospices, orphelinats, refuges et autres institutions de la même nature condamnable ? Mais ce n’est pas tout. Ne faudrait-il pas encore s’acharner à poursuivre la charité dans toutes les institutions où elle s’est insidieusement glissée, dans les sociétés de secours mutuels pour en proscrire les cotisations des membres honoraires, dans les caisses de retraites pour exiger qu’elles ne reçoivent d’autres versemens que ceux des futurs pensionnaires dans la participation aux bénéfices elle-même, qui n’est qu’une libéralité du patron ; en un mot, partout où sa détestable influence se fait quelque peu sentir ? Sont-ils prêts à entreprendre cette croisade et à accepter la responsabilité du nouvel état social qui résultera de leur succès ? Si oui, il n’y a qu’il s’incliner devant leur bonne foi, mais si non, qu’en faut-il penser et n’a-t-on pas le droit de dire que, lancer à l’étourdie des assertions aussi imprudentes est un singulier moyen de popularité ? Ne feraient-ils pas mieux au contraire, de rappeler à cette démocratie une vérité peut-être importune à ses oreilles, à savoir que l’égalité des droits ne la conduira jamais à l’égalité des conditions, et que ses rangs inférieurs auront toujours besoin de trouver assistance chez ceux qui occupent les rangs supérieurs. Mais il faudrait pour cela un certain courage et combien sont-ils, de nos jours, les courageux vis-à-vis de la démocratie ?

La charité compte encore d’autres adversaires, et ceux-là peut-être plus dangereux. Ce sont tous les adhérens, — et il ne faut pas se dissimuler qu’ils sont nombreux, — à cette conception toute nouvelle du monde et de la destinée humaine qu’une puissante école de savans et de philosophes s’ingénie à tirer des recherchés entreprises par l’histoire naturelle sur l’origine des espèces et leurs évolutions successives. S’il est vrai, en effet, que ces évolutions, en les supposant toutefois démontrées, soient l’œuvre non pas d’une volonté directrice et intelligente, mais de lois inconscientes et fatales ; s’il est vrai en particulier que l’homme, cette créature d’un jour, suspendue à un point de l’espace, à un moment du temps entre un passé et un avenir également mystérieux, n’y ait point été placée à l’origine par une main paternelle et vigilante, mais qu’il y soit, au contraire, jeté au jour le jour par le caprice d’une force aveugle, insouciante de ses souffrances et de ses destinées ; s’il est vrai que tous les progrès de sa condition aient été achetés au prix d’une lutte effroyable où les forts auraient écrasé, anéanti les faibles, et que la continuité de ces progrès, seule fin rationnelle de son activité, ne puisse être achetée à un prix moins cruel ; si tout cela doit nous être imposé par une science plus hardie peut-être dans ses déductions qu’assurée dans ses prémisses, il est inévitable, il est légitime que de cette conception nouvelle du monde découle une conception également nouvelles des rapports des hommes entre eux. Cette nouvelle théorie sociale est née ; elle a été baptisée par ses inventeurs du nom un peu barbare de sociologie, et de même qu’il s’est trouvé un naturaliste de génie pour mettre au service d’une hypothèse vaguement entrevue par Geoffroy Saint-Hilaire, par Lamarck et même par Diderot, toute sa puissance d’observation et d’invention déductive, de même il s’est trouvé un philosophe d’un génie non moindre pour mettre au service de cette théorie toute l’ingéniosité de son esprit et toute la verve de son érudition. M. Herbert Spencer a été pour la sociologie ce que Darwin a été pour le transformisme. L’illustre philosophe anglais tient même à faire remarquer que le livre intitulé So ial Statics où il a tracé l’esquisse de sa doctrine sociale, a précédé de quelques années celui de Darwin sur l’Origines des espèces. Mais ici la question d’antériorité importe peu : ce qui est constant, c’est que la sociologie s’appuie sur la même hase que le transformisme. Tout progrès dans l’histoire des sociétés aussi bien que dans celle des espèces est le résultat d’une lutte pour la vie où les faibles succombent, et c’est au prix de leur anéantissement final que la condition des forts peut s’améliorer. L’homme n’étant lui-même qu’un animal supérieur, produit par l’évolution successive d’espèces disparues et sujet peut-être à des évolutions ultérieures, sa destinée individuelle et sociale est régie par la même loi ; les progrès de sa condition dans les siècles futurs ne sauraient être achetés qu’au prix des mêmes luttes et des mêmes victoires. « La pauvreté des incapables, dit textuellement M. Herbert Spencer dans son dernier écrit, the Man versus the State, la détresse des imprudens, l’élimination des paresseux, et cette poussée des forts qui met de côté les faibles, seul les résultats nécessaires d’une loi générale, éclairée et bienfaisante. » Et ailleurs : « Si la multiplication des moins bien doués était favorisée et celle des mieux doués entravée, une dégradation progressive de l’espèce s’ensuivrait, et cette espèce dégénérée céderait la place aux espèces avec qui elle se trouverait en lutte ou en compétition. »

N’hésitons pas à le reconnaître. Au point de vue auquel il se place, M. Herbert Spencer a raison. L’humanité n’étant considérée que comme une espèce produite par l’évolution d’espèces antérieures dont elle a triomphé, et menacée de succomber dans la lutte avec d’autres espèces, on ne saurait apporter trop de soins à en fortifier le type. Partant, toutes ces mesures à l’aide desquelles on s’efforce de prolonger la vie des faibles, ce qui leur permet la reproduction, ou même de soulager leurs souffrances, ce qui retarde leur élimination fatale, sont d’abord inutiles et de plus inintelligentes, nuisibles et contraires au bien général. Mais n’est-ce pas là du même coup porter une condamnation formelle contre la charité, contre l’assistance, en un mot, contre toutes les mesures qui tendent à venir en aide à ces incapables, à ces imprudens, à ces faibles ? Le strict devoir social n’est-il pas de les abandonner à toutes les conséquences de leur incapacité, de leur faiblesse, de leur imprudence ? Tout ce qui rend plus difficile aux forts d’écraser les faibles n’est-il pas contraire à la loi du progrès ? La déduction est rigoureuse, et comme les doctrines de M. Herbert Spencer comptent aujourd’hui beaucoup de sectateurs, comme il n’y a guère d’esprit se piquant d’indépendance qui ne se pique également de transformisme et de sociologie, j’avais, je crois, raison de dire que ceux-là sont pour la charité des adversaires plus dangereux qu’une certaine école d’économistes, un peu légère en ses affirmations.

A la vérité, cette conclusion extrême de la sociologie n’est pas adoptée par tous les disciples de M. Herbert Spencer. Quelques-uns d’entre eux se révoltent contre son inexorable dureté. Tel est, en particulier, le cas de M. Fouillée, dont tout le monde a encore présentes à l’esprit les savantes études publiées ici même, et, en particulier, l’article sur la philanthropie scientifique au point de vue du darwinisme. M. Fouillée est trop épris de sociologie pour ne pas parler avec sévérité de « l’antique charité » et de « ses inconvéniens moraux et physiologiques. » Mais, après avoir condamné à mort la charité, il ne tarde pas à lui permettre de renaître en la baptisant d’un nouveau nom : celui de justice réparative et contractuelle. De par la justice réparative, l’homme serait tenu de rétablir les conditions normales du contrat social, et la philanthropie, en développant chez lui les penchans altruistes (encore un mot que la sociologie nous impose), le prépare à s’adapter à son milieu futur qui sera, si l’on en croit les assurances de M. Fouillée, « le règne de la fraternité et de la justice. » Certes, la théorie est élevée autant qu’ingénieuse, et il faut y voir la protestation d’un noble esprit contre les conséquences de sa propre doctrine. Mais que mon éminent collaborateur pardonne à ma témérité si j’ose lui dire que la logique, l’inexorable logique, est contre lui. En effet, si le point de déport commun du transformisme et de la sociologie est assuré, si le progrès de toutes les espèces, y compris l’espèce humaine, découle d’une évolution dont L’élimination des faibles est la condition fatale, sur quelle base repose le principe, sur quelle autorité la sanction de cette justice réparative et contractuelle ? Quelles sont les obligations qu’elle peut m’imposer ? J’ai été appelé, sans mon consentement, à la table de la vie, dont les affamés se disputent les plats. J’y ai défendu ma place ; je l’ai même faite plus large aux dépens d’autres affamés comme moi ; mais le mal qu’ainsi j’ai pu leur faire, n’est-il pas contradictoire de m’inviter à le réparer, puisque c’est aux dépens des faibles que je devais me nourrir ? Vous me parlez de contrat ? Auquel ai-je souscrit ? Vous me parlez de penchans altruistes ? mais si je ne les ressens pas ? Et, d’ailleurs, au nom de quel pouvoir mystérieux me tenez-vous ce langage ? Puisque rien n’existe au-dessus de l’homme que des lois fatales et aveugles, je ne reconnais qu’un maître : la force. Je suis ou je cherche à être le plus fort. Au vainqueur les dépouilles !

Sans doute ce langage est brutal, grossier, violent. Mais, qu’on y prenne garde, c’est celui que ne tarderait pas à tenir l’humanité le jour où la conception fataliste du monde aurait définitivement remplacé l’antique conception providentielle qui a nourri depuis tant de siècles les plus nobles esprits elles plus grands cœurs. Oui, ils ont le droit de le dire avec quelque fierté, ceux qui, non sans troubles et sans secrètes angoisses, demeurent cependant obstinément fidèles à la notion d’un Dieu créateur et paternel ; seuls ils sont fondés à soutenir que les rapports des hommes entre eux doivent être réglés par une autre loi que celle d’une lutte sans merci. Cette loi est la loi d’amour, et c’est l’amour, ainsi que l’origine du mot l’indique, qui a engendré la charité. Il faut, en effet, s’entendre sur le sens qu’on attache à l’expression et ne pas permettre aux malveillans de s’armer contre la charité des erreurs qui ont pu être commises en son nom. Il ne faut pas permettre qu’on la confonde avec telle ou telle forme plus ou moins judicieuse sous laquelle on peut l’exercer. La charité, en particulier, ne doit pas être confondue avec l’aumône. L’aumône n’est qu’un des nombreux moyens d’exercer la charité, le plus facile, et peut-être, à cause de cela, le moins efficace de tous. Faire ce que, du plus au moins, fait chacun de nous, c’est-à-dire donner une partie de son superflu à ceux qui manquent du nécessaire, n’est qu’un mérite assez mince, et si l’aumône directe est parfois indispensable, s’il n’est pas vrai, comme on le répète avec dureté, qu’elle avilit toujours celui qui la reçoit, il n’en demeure pas moins certain que c’est de toutes les façons de pratiquer la charité la moins recommandable, peut-être parce que c’est celle qui coûte le moins. Pour moi, j’entends le mot d’une façon plus large et plus haute : j’appelle charité l’esprit de dévoûment et de sacrifice. Or du dévoûment et du sacrifice, l’humanité ne se passera jamais, Ainsi comprise, il n’y a point d’institution utile dont la charité ne soit le principe. On la retrouve, je crois l’avoir montré, mêlée à toutes celles que l’on considère comme des inventions de l’esprit moderne, car il ne lui est pas défendu d’être intelligente, prévoyante et préventive. Aussi est-ce une conception trop étroite de son rôle social que d’en faire uniquement une vertu chrétienne et mystique qui serait en quelque sorte la parure des belles âmes. L’honneur du christianisme et la marque de son excellence, c’est d’avoir porté cette vertu à son plus haut degré de développement, comme il a porté toutes les autres, et souvent sa divine influence fait fleurir ce germe dans un sol ingrat où il aurait été étouffé comme le bon grain sous l’ivraie. Mais la charité est quelque chose de plus ; c’est une loi éternelle qui paraît destinée, dans le plan divin, à corriger en partie les conséquences les plus rigoureuses de l’inégalité des conditions. Si à cette loi tous les hommes prêtaient obéissance, la question sociale serait pour le coup bien près d’être résolue, et, sans que la misère disparût pour cela complètement de la surface du monde, il est certain, cependant, qu’elle perdrait son caractère le plus aigu, Aussi, — et c’est à cette conclusion dernière que j’en voulais arriver, — de tous les remèdes contre la misère, le plus efficace sera-t-il toujours de donner : donner non pas seulement de son argent, ce qui n’est pas possible à tout le monde et doit, en tout cas. être fait le plus rarement possible sous la forme d’aumône directe, mais donner de son temps, de sa sollicitude, de son cœur, de soi-même enfin ; il faut donner, donner beaucoup. Oserai-je ajouter que l’accomplissement de ce grand devoir social serait également le meilleur remède à cette rechute de pessimisme dont les générations nouvelles sont ou se croient si fort atteintes ? Il se peut, en effet, qu’ici-bas tout soit vanité (depuis l’Ecclésiaste cela a été même répété quelquefois), sauf l’effort tenté pour soulager la souffrance d’autrui. Sans doute, il y aura toujours loin de la condition humaine, même ainsi améliorée, à cet idéal de justice et de bonheur dont l’esprit a besoin, dont le cœur a soif ; mais la distance if est-elle pas aussi grande entre la cime du monument humain le plus élevé et la plus proche des étoiles qui parsèment la voûte des cieux ?


HAUSSONVILLE.

  1. Voyez la Revue du 15 mars et du 1er juillet.
  2. Depuis quelques années, le nombre et la clientèle des sociétés de consommation se sont cependant accrus dans le département de la Seine. D’après les documens les plus récens, on y comptait 39 sociétés dont 25 à Paris et 14 dans la banlieue, comprenant 10,000 associés.