Société Nouvelle de Librairie et d’Édition (p. 35-46).

CHAPITRE III

GUERRES ET RÉVOLTES


La pénétration pacifique n’est qu’un vain mot, une formule creuse qu’on jette en pâture aux esprits ingénus, et qui finalement ne dupe plus personne. La guerre et l’insurrection armée constituent le fond des histoires coloniales. Si l’on s’attache spécialement à l’expansion exotique de la France depuis 25 ans, on s’aperçoit que la violence y a tenu une part prépondérante. Les faits se déroulent toujours avec une régularité, qu’on pourrait taxer de monotone : quelques capitalistes français se créent des intérêts dans une contrée asiatique ou africaine ; des diplomates s’en vont négocier des traités équivoques avec les pouvoirs locaux, et tâchent peu à peu de transformer l’accord d’amitié ou de libre négoce en tutelle économique et militaire. Au bon moment, le gouvernement obtient d’une banque, d’un établissement de crédit, que quelques millions soient prêtés au sultan ou au roi du pays. Ensuite, un beau jour, des difficultés éclatent, dont l’origine manque parfois de clarté. Des pillards, dont l’existence peut demeurer fictive, tels les Kroumirs de Tunisie, sont dénoncés à l’émotion publique ; le drapeau est insulté et l’honneur national atteint dans la personne de quelques usuriers officiels ; et vaguement d’abord, puis en termes plus précis, les journaux de la bourgeoisie préconisent l’emploi de la force. Il n’est pas d’exemple qu’une expédition, voulue par un ministère, n’ait pas eu lieu. Pour obtenir les crédits nécessaires, il suffit de ruser, de saisir le moment, et surtout de solliciter le bon vouloir des députés et des sénateurs, lorsque les troupes sont déjà désignées et les transports tout prêts. Ou encore, — le procédé est un peu plus délicat, mais plus commode, au fond, — c’est en période de vacances qu’on provoque l’incident suprême, et la dignité du pays est tellement compromise, qu’il devient impossible d’atermoyer. On demande, par la suite, non plus une autorisation de dépenses, mais une simple sanction, qui n’est jamais refusée, et le Parlement, satisfait d’être affranchi de toute initiative, se réjouit de l’audace du cabinet.

Il est admirable de noter, au Palais Bourbon, la permanence des majorités qui ont accordé les budgets des campagnes. Les dotations du Tonkin réunissent 370 voix en 1883, 354 en 1884, 374 en 1885 ; celles de Madagascar, 372 en 1885 et 377 en 1894 ; celles du Dahomey, 314 en 1892 ; celles du Soudan, 387 en 1892. La minorité contraire oscille de 107 à 177. La majorité a toujours été si forte et si consistante, que les ministres responsables trouvaient, dans sa fidélité, un encouragement à continuer, c’est à dire à renouveler les envois de troupes. Quant à l’opposition, ils tâchaient de la désarmer par de bonnes paroles, jurant expressément que cette affaire était la dernière, et que l’ère des annexions allait se clôturer ; et l’opposition qui n’est pas toujours composée de méchantes gens, ou d’adversaires de parti pris, croyait parfois sincèrement qu’on ne verserait plus une goutte de sang.

On en a versé pourtant beaucoup, et l’on ne saurait citer une terre, si déshéritée soit-elle, qui n’ait été achetée par la France, ou par ses rivales, au prix du carnage. L’histoire de l’Algérie est une des plus dramatiques qui soient. La Tunisie a été confisquée par un débarquement de troupes ; le Soudan n’a été acquis qu’après de multiples campagnes, des épisodes tragiques, comme celui de la colonne Bonnier à Tombouctou, des massacres réitérés, qu’on s’efforça vainement de dissimuler. La conquête du Tonkin, qui coûta 300 millions de 1881 à 1885, a creusé de larges sillons dans notre armée ; le Dahomey imposa de durs sacrifices à nos soldats. Madagascar nous valut 3,000 morts, c’est à dire qu’un cinquième de l’effectif resta sur le terrain ; certaines unités perdirent jusqu’à 40 % de leur contingent. Ainsi il n’est pas une de nos possessions récentes qui ait connu ce qu’on persiste à appeler la pénétration pacifique, — pas une qui ait été saisie par la persuasion. Partout s’est exercée la violence. Il a fallu, pour dompter les résistances fort naturelles des indigènes, qui ne trouvaient aucune compensation à la perte de leur liberté, dépêcher jusqu’à 20,000, jusqu’à 35,000 hommes. Et à l’heure où nous écrivons, cette procédure barbare est toujours en vigueur ; des colonnes françaises sévissent toujours dans le centre africain, bien que Rabah ait succombé, après Samory, et que l’empire de la terreur se soit étendu sur d’immenses régions. En février 1905, près de Yao, sur les confins de Wadaï, 400 indigènes étaient encore jetés à terre par nos balles.

L’histoire de la colonisation anglaise ressemble, trait pour trait, à celle de la colonisation française. L’Inde a été annexée, puis agrandie par une série de campagnes, la dernière en date étant celle du Thibet. L’Égypte ne coûta, par elle-même, que peu de peine au général Wolseley ; mais Alexandrie avait été bombardée, et c’est sur le haut Nil que le sang coula, lorsque les troupes à la solde du cabinet de Londres se heurtèrent au soulèvement Mahdiste. La destruction de la colonne Hicks et la chute de Gordon à Khartoum comptent parmi les événements les plus significatifs de l’expansion britannique ; et quand, bien plus tard, le général Kitchener reprit la conquête du Soudan égyptien, sa marche fut marquée par d’effroyables massacres de Derviches. La Nigeria, le pays des Achantis, l’Ouganda, pour citer seulement ces contrées, ne sont tombés aux mains des officiers de la reine Victoria qu’après de multiples et onéreuses collisions. La longue guerre des Boers, qui imposa au Royaume-Uni un gigantesque effort, qui lui infligea des deuils cruels, et concentra, sur deux petits peuples, toute sa puissance offensive, faucha plusieurs dizaines de milliers d’hommes. Et la paix majestueuse de la Rome antique ne règne pas encore partout dans l’Empire britannique. À chaque instant, une nouvelle campagne peut être entreprise dans ce désert du Somaliland, où les colonnes anglaises ont subi de graves échecs en 1903 et 1904. Comme la France, le Royaume-Uni peut dire qu’il n’a pas connu d’année sans campagne, et si l’on demandait à son gouvernement quelles terres il a gagnées par la douceur, il serait fort embarrassé pour faire une énumération.

L’Italie, plus que toute autre nation, a expérimenté les difficultés pratiques du colonialisme. Alors que la France et l’Angleterre venaient à bout des résistances indigènes, elle a eu l’infortune de se heurter à un État à peu près organisé, l’Abyssinie, qui lui a porté de terribles atteintes.

Si elle s’était imaginé établir des tutelles sans coup férir, elle a payé lourdement son erreur. Le négus Ménélik à Dogali, à Ambalagi, à Adoua, a vengé tous les peuples africains, qu’on avait asservis.

L’Allemagne n’a pas non plus éprouvé la fameuse pénétration pacifique ; et l’Union Américaine n’a planté son pavillon sur Cuba et sur les Philippines qu’après avoir livré des batailles aux flottes et aux armées de l’Espagne.

Au surplus, à toutes les époques de l’histoire, la colonisation s’est entourée de brutalités. S’il est arrivé que des peuplades ont livré passage aux blancs et négocié des pactes d’amitié avec les chefs de missions, c’est qu’elles n’avaient pas encore entendu parler des puissances européennes, et qu’elles se méprenaient sur leurs intentions. La révolte a toujours suivi, à brève échéance, la signature de ces contrats de vassalité — au Congo, par exemple ; et le récit des pillages et des exécutions, qu’ordonnaient les fonctionnaires nouveaux, se répandait assez vite pour que la cordialité des tribus se changeât en férocité.

Les gouvernements appellent généralement pénétration pacifique une entreprise qui tend à exploiter un territoire, sans recours immédiat aux armes. Mais le caractère de la tentative ne tarde pas à changer et nécessairement ; ou bien les indigènes commettent des meurtres, molestent les personnes et attaquent les propriétés, et alors il semble qu’il y ait légitime défense, et que la répression soit de rigueur. Ou bien les aggravations de charges fiscales, les appels de corvéables, les avanies de toute nature qui sont infligées aux natifs, surexcitent leur colère et les rassemblent en un groupement unique, qui déclare l’insurrection. Si la conquête violente ne précède pas toujours la proclamation de la souveraineté, elle accompagne presque obligatoirement toute main-mise européenne.

Et comment en serait-il autrement ? Pourquoi les blancs, qui portent si haut la fierté nationale, — qui enseignent dans leurs écoles l’inévitable antagonisme des sociétés humaines, — qui tiennent pour lâcheté toute soumission à l’étranger, réclament-ils, des soi-disant races inférieures, une docilité à leurs yeux condamnable et méprisable ? Le Français qui accepterait la tutelle allemande, l’Allemand qui accepterait la tutelle française, serait regardé comme indigne ; mais le Français et l’Allemand jettent des cris de stupeur, et déplorent la violation de la justice immanente, quand le Dahoméen ou le Hottentot revendiquent leur droit à vivre libres.

La domination européenne, implantée par la force, ne se maintient que par la force. Aucune puissance ne demeurerait une année maîtresse des possessions acquises, si elle les dégarnissait de troupes.

Quelque indolent que paraisse le peuple indou, quelque docilité de surface qu’il offre au service civil anglais, nul n’ignore, qu’à chaque instant, il frémit en ses profondeurs. Le grand soulèvement de 1857, qui manqua affranchir la Péninsule, et qui fut dompté par une surabondance de cruautés, pourrait se renouveler demain. À vrai dire, jamais les Indous ne se sont totalement résignés. Ils n’acceptent leur servitude, que parce qu’ils n’ont pu encore la briser ; et ils se contentent, dans leur faiblesse, de protester sans relâche contre le régime administratif et militaire qui pèse sur eux.

Le gouvernement britannique les a enveloppés d’un réseau de police et d’espionnage aux mailles presque invisibles. 125,000 fonctionnaires de tout ordre, de toute importance, contrôlent les actes et jusqu’aux pensées.

Semant la corruption à pleines mains, disposant d’inépuisables fonds secrets, ils s’enquièrent des moindres mouvements, si bien que tout élan subit devrait être prévu et prévenu. Mais il y a plus : la force de la souveraineté anglaise réside surtout dans le développement des voies ferrées, — subordonné aux nécessités de la stratégie intérieure, — et dans la composition de l’armée.

L’insurrection de 1857 fut une leçon dont la métropole tira grand profit. Au moment où les cipayes célébrèrent le centenaire de la bataille de Plassey en courant aux armes, les troupes indiennes ne comprenaient que 40,000 Européens contre 215,000 natifs, c’est à dire que la proportion n’était même pas de 1 à 5. Au lendemain de la victoire, le premier soin du Royaume-Uni fut de réformer cette milice, et à l’heure actuelle, la proportion des Européens dépasse le tiers.

Pour l’ensemble de l’armée, l’on compte 5,216 officiers européens contre 1,578 officiers indigènes, 70,672 soldats européens contre 135,853 soldats indigènes ; l’artillerie ne comprend que 2,000 servants indigènes contre 12,916 européens.

Ce sont ces forces militaires qui sont la sauvegarde de la mainmise britannique ; car les princes de la Péninsule savent, par expérience, que la plus légère sédition serait châtiée avec une extrême rigueur. Dans les autres parties de leur empire, dans toutes celles du moins où subsistent des populations noires ou jaunes, les Anglais ont organisé des milices qui, au premier signal de révolte, sévissent sans pitié. La répression des Matébelés, dans l’Afrique australe, qui précéda presque immédiatement la guerre des Boers, est demeurée comme un sinistre exemple.

À vrai dire, il n’est pas une nation blanche qui, à un moment quelconque, puisse saluer la pacification intégrale de son domaine. Pour s’en tenir aux faits les plus récents de notre histoire coloniale, — à ceux de l’année 1905, il est indéniable que des rébellions graves se sont produites à Madagascar et dans l’indo-Chine.

Dans la grande île de l’Océan Indien, le soulèvement de la province de Faranfagana, qu’on a essayé de dérober d’abord à la connaissance du public, a nécessité un réel effort militaire. Des officiers et des miliciens ont été tués ; des résidents européens assassinés ou menacés ; en revanche, les colonnes expéditionnaires ont brûlé de nombreux villages. Du même coup est apparue la fragilité de l’œuvre du général Galliéni, que d’aucuns présentaient comme le type du colonisateur humain et pacifique, et dont on vantait sans mesure la haute tolérance.

Les premiers mois de cette année ont été aussi marqués par des incidents assez caractéristiques au Tonkin, dans l’Annam, et jusqu’au Cambodge et en Cochinchine, occupés de plus longue date pourtant. Aux environs de Saïgon, une véritable bataille a été livrée à une bande d’agitateurs. Tout près d’Hanoï, on a dénoncé la propagande anti-française qui s’est traduite parfois par des actes. L’Indo-Chine, qui avait semblé s’assoupir, après la capture des derniers pirates, (on appelait souvent ainsi des hommes dont on glorifierait ailleurs le patriotisme), s’est réveillée à la fin de l’administration de M. Doumer. Plus loin, nous aurons à envisager les raisons de désaffection que les indigènes puisent dans le régime en vigueur. Pour l’instant, il nous suffira de dire que les victoires japonaises ont suscité un intérêt, tout naturel au surplus, parmi les populations indo-chinoises, et si celles-ci n’étaient pas surveillées par une armée de 34,000 hommes, il est vraisemblable qu’elles auraient fait bon marché de la souveraineté française.

Ainsi partout, dans l’empire colonial de la République, c’est la force armée qui reste le support de l’autorité. L’Algérie, qui a déjà profité des désordres de 1870-71 pour s’insurger, et où des ferments de troubles subsistent toujours, (témoin l’incident tragique de Margueritte), n’est contenue que par la présence de divisions à effectif complet. Le Soudan n’a été dominé que par des répressions successives, et l’on ne saurait même dire que la sécurité y règne réellement. Des années et des années s’écouleront encore, avant que le joug de la France y soit toléré. Les nègres ne cèdent ni à l’influence de la civilisation supérieure, dont ils n’ont cure, ni aux protestations humanitaires, dont ils ont trop de motifs de se défier : ils s’inclinent devant la puissance des fusils et des canons, quittes à retarder leur révolte jusqu’au jour où ils sentiront le moment opportun. Et c’est pourquoi les États qui détiennent de vastes territoires exotiques sont tenus à une extrême prudence dans leur politique générale. S’ils étaient jetés dans une conflagration européenne, ils se trouveraient immédiatement aux prises avec mille difficultés, dans leurs annexes lointaines. La France devrait, en ce cas, appréhender l’insurrection algérienne et indo-chinoise, sans compter les troubles secondaires ; et la Grande-Bretagne maintiendrait malaisément ses sujets de l’Hindoustan, qui pousseraient des clameurs de triomphe et d’enthousiasme, à sa première défaite.

L’Allemagne, qui a la chance de commander à un empire colonial moins développé, se heurte pourtant à d’incessantes révoltes. Après avoir envoyé des expéditions châtier les tribus du Cameroun et de l’Afrique orientale, après avoir repoussé des assauts multiples autour de Kiao-Tchéou, en Chine, elle s’attache depuis un an à réduire les Herreros de l’Afrique australe ; c’est un corps de 10,000 hommes, spécialement choisis, qu’elle a dû dépêcher dans des déserts sans valeur, pour restaurer son prestige singulièrement compromis. Un lieutenant-général a été mis à la tête de cet effectif. Pour un résultat dérisoire, le gouvernement de Berlin a dépensé des sommes considérables et exposé des vies humaines.

Les milices du roi des Belges au Congo, les troupes américaines aux Philippines sont occupées sans trêve à pourchasser les rebelles, à saccager des villages, à ramener des captifs. Pendant 30 années, les Hollandais ont guerroyé contre les indigènes d’Atjeh, qu’ils croyaient à chaque instant soumis, qui reprenaient, après chaque défaite, une lutte inlassable.

On peut dire sans crainte d’erreur, que toute colonie où la population native subsiste en nombre et garde sa vigueur, constitue un foyer de révolte. Tantôt le soulèvement s’étale au grand jour, et alors des blancs succombent dans les rencontres, si inégales que soient les armes employées. Tantôt il couve dans l’ombre, comme il arriva jadis en Nouvelle-Calédonie, pour faire une soudaine explosion, qui stupéfie les administrations, si inquisitoriales qu’on les puisse supposer.

Pour étouffer les ferments de sédition, il n’est qu’un moyen, qui consiste à supprimer les indigènes par la famine, par l’alcool, ou par les exécutions continues. Ainsi ont été détruits les Peaux-Rouges aux États-Unis, les Australiens, les Maoris de la Nouvelle-Zélande. Mais c’est la condamnation même de la colonisation qu’elle ne réussisse à se maintenir que par le crime. En fait, et nous le verrons plus amplement encore, l’expansion contemporaine ne se conçoit point en dehors de la violence initiale, de la répression sauvage, de la brutalité du commandement, des exactions de toute nature, du terrorisme officiel. Les traitements infligés aux indigènes, — en période de calme, — complètent dignement les mesures de conquête ou de coërcition temporaire.