Le Collier des jours/Chapitre XXVI

Félix Juven, Éditeur (p. 90-95).




XXVI




En sortant de la maison, on suivait, à droite, la route de Châtillon pour aller voir le commandant Gruau, qui habitait, pas loin de chez nous. Au carrefour du Petit-Montrouge, après avoir passé devant la tourelle du puits public, badigeonné d’un si beau ton de sang, on n’avait plus qu’à traverser l’avenue d’Orléans : on y était.

Ce commandant Gruau, vivant là, avec sa femme et ses enfants, était un ami de M. B… ou plutôt, peut-être, le gérant ou le directeur de son entrepôt de vins. L’état social des personnes ne préoccupe guère les enfants et je ne sais en somme rien de précis, je ne suis pas même sûre du tout, que ce personnage fût commandant, ni même qu’il s’appelait Gruau.

La grande porte cochère, la petite maison à gauche, à droite l’immense chai, rempli de tonneaux géants, le beau jardin, dans lequel il m’arriva une aventure douloureuse, de cela seulement je suis bien certaine.

Le chai m’impressionnait tout spécialement ; j’y restais longtemps plantée sur mes jambes, en admiration.

Par le contraste de cette pénombre, dans laquelle on était plongé, tout au loin, le jardin, auquel aboutissait le chai, de l’autre côté, apparaissait, dans une lumière et avec des aspects de féerie ; les feuillages les plus proches, formant vitraux, étaient d’un vert clair et délicieux ; ils s’arrangeaient en guirlandes, en toutes transparentes, derrière, lesquelles les lointains roses et or se reculaient, dans des perspectives extraordinaires ; j’étais toujours très déçue, quand je m’élançais enfin dans la merveille, de la voir se désagréger, disparaître, pour faire place, il est vrai, au beau jardin, plein de fleurs, avec les vallonnements de sa grande pelouse et ses allées au cailloutis blanc, qui me consolait très vite.

J’avais là, des camarades, trois ou quatre garçons turbulents, fils de je ne sais trop qui. L’un d’eux, il me semble, s’appelait Félix. Ils étaient très élégants dans leurs costumes et parlaient toujours de chevaux ; l’un surtout, se vantait de savoir très bien reconnaître, tout seul, une jument d’un cheval, ce dont il tirait vanité.

Ils étaient beaucoup plus grands que moi ; mais ma vie de vagabondage m’avait rompue aux exercices violents, et ils ne dédaignaient pas trop de jouer avec cette toute petite.

Un soir d’été, il faisait encore grand jour, nous étions dans le jardin, loin des personnes graves, restées à table, mes compagnons découvrirent, sous la porte cochère, une voiturette, destinée à je ne sais quel usage, et ils s’en emparèrent.

— Monte dedans, nous allons te traîner.

— Oui, répondis-je, c’est moi qui serai l’impératrice !…

Sans doute on m’avait conduite dans quelque hippodrome de foire, où j’avais vu un triomphe romain, peut-être, et de là me venait ce souvenir. En tout cas j’étais très renseignée sur cette impératrice, que je voulais être. Je dérangeai le ruban de mes cheveux, pour m’en faire une couronne ; je cueillis une petite branche qui fut le sceptre, et je me tins debout dans la voiture. Mes camarades s’attelèrent avec des cordes et se lancèrent au petit trot, dans les allées.

Je parvins à maintenir mon équilibre et à garder une attitude, que j’imaginais très majestueuse. Tout en courant, l’attelage se retournait, et comme je me tenais ferme, on pressa peu à peu l’allure. Au second tour du jardin, je risquai une pose : la jambe levée en arrière et les bras déployés.

C’était peut-être moins impérial, mais l’effet fut superbe ; les gamins s’enthousiasmèrent ; ils se mirent à pousser des cris et s’emballèrent dans une course folle.

J’étais complètement grisée et illusionnée, en route pour des pays inconnus… Malheureusement, à un tournant trop brusque, le char versa brutalement et l’impératrice, avec un élan terrible, fut projetée par terre…

Je fus d’abord abasourdie par le choc, puis j’éprouvais une atroce douleur au bras gauche.

Les garçons s’étaient précipités pour me relever. Je ne criais pas, je ne pleurais pas, — puisque c’était ma faute ; — mais ils furent très effrayés du changement de mes traits.

— J’ai très mal, dis-je seulement en soutenant de mon bras droit, mon bras gauche complètement inerte.

L’un des enfants courut chercher du secours tandis que les autres m’aidaient à marcher, vers la maison.

— Elle s’est cassé le bras !… disaient-ils.

Mon bras n’était pas cassé, mais ce qui était pire, peut-être, très dangereusement foulé. À défaut de médecin, un pharmacien voisin fut appelé, qui essaya un pansement et me fit horriblement mal. Cette fois je criais vigoureusement : « Au loup ! au loup ! » en envoyant des coups de poing de mon bras libre.

Je me souviens que Rodolpho était là, parce que ce fut lui qui me porta, pour rentrer.

Il faisait tout à fait nuit, quand on se mit en route, à petits pas. Sans doute on nous reconduisait, un bout de chemin, ou peut-être jusqu’à la maison, car il me semble que nous étions un groupe nombreux.

— Mon Dieu ! mon Dieu !… redisait à chaque instant tante Zoé, en se grattant le coin du sourcil, que va dire papa ?…

Rodolpho me tenait couchée sur ses bras et me parlait gentiment pour me consoler ; mais je ne me plaignais pas. J’endurais patiemment la douleur lancinante et ce poids effrayant de mon bras, qui me semblait changé en pierre. J’avais un peu honte d’être portée ; mais je sentais bien que c’était trop lourd, que je ne pourrais pas marcher.

En débouchant, hors des fortifications, sur la route de Châtillon, le grand morceau de ciel qui se découvrit, apparut si merveilleusement criblé d’étoiles, que l’on s’arrêta pour l’admirer. La tête renversée sur le bras qui me soutenait, j’étais on ne peut mieux placée pour voir le ciel, et je crois que ce fut, ce soir-là, pour la première fois que je regardais les étoiles.

— Qu’est-ce que c’est… dis ?…

Et Rodolpho, comme s’il eût parlé à une grande personne, se mit à m’expliquer le ciel, l’infini de l’espace, les innombrables soleils. Était-ce la fièvre qui m’aida à comprendre ? Mais ce, fut comme si on avait brusquement déchiré un rideau devant tout cet inconnu, qui m’intéressa si passionnément plus tard. L’impression fut grande et profonde ; jamais je ne me suis souvenue de cette première souffrance physique, endurée ce jour-là, sans qu’elle ne fût aussitôt voilée par cette splendeur : la première vision des étoiles.