Le Collier des jours/Chapitre XVII

Félix Juven, Éditeur (p. 54-57).




XVII




Je ne sais à qui vint l’idée admirable de me faire suivre, dans mes fugues à travers champs, par le frère de Nini, grand garçon de quinze à seize ans, un peu innocent, et, je ne sais pourquoi, oisif.

Ce fut alors une liberté complète, un vagabondage sans frein.

Aux sorties d’écoles, je fis la connaissance d’autres gamins, et l’idée me vint d’organiser une bande, dont je serai, naturellement, le chef. Selon toute apparence, ce bizarre projet prenait sa source dans les récits du père Rigolet, dont, malgré leur incohérence, j’avais retenu bien des choses.

Nous fûmes bientôt une douzaine, tant garçons que filles, tous plus âgés que moi, mais qui avaient promis obéissance. Le but et la nature de cette association étaient assez confus. Étions-nous des brigands ?… des conspirateurs ?… personne ne demandait d’éclaircissements ; on trouvait l’invention admirable et plus amusante que tous les jeux. Nous nous mettions à la file, moi en tête et le fils Rigolet, le grand dadais de quinze ans, en blouse bleue et en sabots, fermait la marche. Nous longions les murs, d’un air sournois, ou bien nous nous lancions par les grandes routes, à travers les champs ; en général nous nous contentions de cette promenade inoffensive, dont la direction changeait brusquement, selon ma fantaisie. Mais les jours de grande effronterie, nous entrions résolument dans les cours, dans les enclos, et la phrase qu’il fallait dire, à ceux que l’on rencontrait, était : « Nous désirons savoir si l’on est sage chez vous. Si on ne l’était pas, nous serions obligé de punir. »

Le plus souvent, on ne se fâchait pas ; quelquefois cependant des chiens nous aboyaient aux trousses et l’on chassait tous ces gamins, en les menaçant du balai.

Une fois, très loin dans les champs, une cour de ferme se présenta. Toutes sortes de bêtes l’animaient, abandonnées à elles-mêmes. Les étables étaient vides et les fermiers absents. Ma bande, un peu effrayée, n’osa pas franchir le seuil du portail ouvert. Héroïquement, pour l’exemple, je m’avançai seule. Cela déplut, selon toute apparence, à une société de dindons, qui d’un seul élan, avec leur figure ridicule, leurs plumes toutes gonflées, s’élancèrent sur moi en glapissant. Les uns m’insultaient, tandis que les autres m’envoyaient des coups de bec et me déchiraient ma robe. J’eus une peur terrible, qui se manifesta par des cris, et une prompte retraite.

Une fois hors de danger, je me montrai très vexée de l’aventure. Mes compagnons m’assurèrent que je n’aurais pas dû me présenter ainsi, devant des dindons, avec une robe bleue, car ces animaux détestent le bleu, comme les vaches, le rouge.

Je n’ai jamais contrôlé cette affirmation, qui ne me laissa pas le moindre doute, et, aujourd’hui encore, je ne serais pas très tranquille, si je me rencontrais, vêtue de bleu, avec des dindons.

Au retour de ces expéditions, je rentrais à la maison, en coup de vent, comme une trombe, comme un orage. Les papiers volaient en l’air, les portes battaient, les chats disparaissaient sous le lit, tandis que, les cheveux emmêlés, les yeux fous, je me laissais tomber sur un siège, avec un soupir.

C’est à cette époque que l’on me donna le surnom bien mérité, d’Ouragan, que j’ai gardé longtemps.

Plus tard, un autre s’y ajouta, assez vilain et incompréhensible, trouvé sans doute par le grand-père ; c’était Schabraque. Renseignements pris, ce mot désigne une couverture, en peau de chèvre ou de mouton, employée par la cavalerie légère, et importée d’Orient, par les hussards hongrois. Le mot, à peine déformé, vient du turc : Tschaprak. Mais en patois, en patois du Midi sans doute, il signifie une femme, ou une fille, d’allures désordonnées… et c’est cela que le grand-père entendait dire.