Le Collier des jours/Chapitre XLVI

Félix Juven, Éditeur (p. 193-195).




XLVI




Un glas sinistre, qui tombe, lourdement, dans le silence. Les classes suspendues ; à la chapelle, les cierges allumés, toutes les sœurs en prière : la mère Sainte-Trinité est à l’agonie…

Une impression de terreur pèse sur nous. Dans la classe, muette, le front contre une des vitres, je regarde de l’autre côté, les fenêtres que je connais bien, de l’appartement où se passe cet événement horrible et solennel. Je cherche à m’imaginer tous les détails : la longue vieille figure, sans son voile noir, renversée sur l’oreiller, grimaçante et râlante ; et les sœurs autour du lit, et le prêtre, que l’on a vu passer, venant du dehors, et portant les saintes huiles.

Mais ce qui m’apparaît surtout, c’est le placard aux friandises, qu’elle ouvrait si complaisamment et qu’elle n’ouvrira plus. J’entends sur le bord du verre les petits chocs du flacon tenu par sa main incertaine, je retrouve l’intonation de sa voix : Du cassis comme on n’en boit pas ».

J’ai supplié qu’on me laissât la voir une dernière fois : c’est impossible, elle ne parle plus, n’entend plus et ne m’apercevrait même pas. Alors je trépigne de colère contre cette inconnue implacable : la mort !…

Le matin, au dortoir, on nous éveille en nous touchant l’épaule, pour ne pas sonner la cloche. La mère Sainte-Trinité est morte dans la nuit.

La journée se passe, presque tout entière, dans la chapelle, autour du catafalque, dressé au milieu du chœur et tout illuminé de cierges. La nuit, quelques-unes des grandes, les plus pieuses, obtiennent la faveur de veiller la morte, avec les religieuses.

Et, le lendemain, pour la première fois depuis mon arrivée, la porte cochère s’ouvre toute grande, devant le corbillard qui vient du dehors. Les chevaux piaffent sur les pavés de notre cour et les bottes noires du cocher luisent. Je comprends alors la fonction de cette porte, toujours close et voilée d’un crêpe de poussière ; elle ne s’ouvre que pour laisser sortir les mortes…

C’est toujours un chagrin pour la communauté de voir ainsi rentrer, de force, dans le monde profane, la dépouille d’une d’elles, et un grief inapaisé, qu’il leur soit interdit de dormir l’éternel sommeil sous une dalle de l’église où elles ont prié toute leur vie.

On chuchote des histoires mystérieuses, d’inhumations clandestines, de saintes abbesses, dont les ossements miraculeux sont gardés dans des souterrains inconnus. On me montre même, en me faisant promettre de garder le secret, dans un reliquaire d’or, fermé d’une vitre de cristal, et posé sur un autel dans la sacristie, le cœur, desséché et noir, d’une religieuse d’autrefois, aimée entre toutes.