Le Collier des jours/Chapitre XIX

Félix Juven, Éditeur (p. 60-63).




XIX




Du bord de la prairie, au bout des vergers de derrière le jardin, on voyait le bourg de Montrouge et le clocher de l’église, à travers des bouquets d’arbres.

Au lieu de prendre la route de Châtillon et de tourner à angle droit par la Grande-Rue, pour aller à la messe, le dimanche, on prenait par là, quand on était en retard : le sentier qui coupait la prairie en biais, raccourcissait beaucoup le chemin.

Les tantes ne m’emmenaient pas souvent à l’église ; il était trop difficile de me faire rester en repos, un temps aussi long que la durée de la grand’messe. Pourtant, quelquefois, c’est moi qui voulais absolument y aller, à cause de mon ami le curé.

Cet excellent homme, charitable comme un saint, était Corse et fanatique de Napoléon. Mais ce n’était pas cela, certainement, qui m’attirait. La grande bonté, qui rayonnait de lui, m’impressionnait, sans aucun doute, car j’avais plus d’effusion affectueuse pour lui que pour tout autre. Il m’inspirait aussi une certaine admiration : cette robe de dentelle, cette étole brodée d’or, ces gestes bizarres, accomplis à l’autel, dans le silence de la foule recueillie, ou pendant la musique de l’orgue, m’émerveillaient assez ; mais par-dessus tout, ce qui me séduisait irrésistiblement, c’était l’horloge mécanique…

Au presbytère, le bon curé la gardait, accrochée au mur de sa salle à manger, et quelquefois j’allais la voir fonctionner, après la messe. C’était cette perspective qui me faisait endurer cette longue pénitence de l’église, sans bouger et sans rien dire. Le sermon était le plus dur à supporter ; aussi, espérant l’abréger, je me plaçais toujours au pied de la chaire et quand le prédicateur s’approchait pour y monter, je le tirais par sa robe blanche, et lui disais, tout bas :

— Dépêche-toi, parce que j’irai voir ton horloge !

— Chut ! chut ! faisait-il un doigt sur les lèvres, en essayant de prendre un air sévère.

J’arrivais la première au presbytère et j’avertissais la vieille bonne que la représentation aurait lieu.

En attendant, je contemplais le mystérieux tableau, immobile et muet pour le moment. Il y avait un moulin, une cascade, un pont, un meunier derrière un âne. Le tout encadré, recouvert d’une vitre et assez loin de la muraille, à cause de l’épaisseur de la boîte.

Enfin, M. le curé paraissait dans sa soutane noire, il ôtait son chapeau, et prenait un air solennel.

— Mesdemoiselles Gautier, disait-il aux tantes, cette jeune personne a-t-elle été sage

— Hou ! hou ! disait tante Lili.

— Pour elle, ça n’était pas trop mal, affirmait tante Zoé.

Alors, il faut l’encourager à faire mieux.

Il décrochait d’un clou une grosse clé carrée, montait sur un tabouret et tournait longtemps derrière le cadre.

Bientôt, tout s’animait ; l’homme tapait sur son âne, qui remuait les jambes et secouait les oreilles ; le moulin se mettait à tourner ; la cascade à couler ; tandis qu’une petite musique grêle, s’égrenait rapidement. Les yeux écarquillés, je retenais ma respiration, pour ne rien perdre de ce spectacle extraordinaire.

C’était fini quand le meunier, ayant passé le pont, disparaissait, avec son âne, sous la voûte du moulin.

Il fallait vite s’en aller, à cause de grand-père et du déjeuner en retard. Mais ce n’était pas sans avoir promis au bon curé que je serais très sage, pour revenir bientôt voir encore jouer l’horloge.