Le Collier des jours/Chapitre VIII

Félix Juven, Éditeur (p. 19-22).




VIII




Depuis que j’avais quelques notions des différences sociales, je me préoccupais un peu plus de ces visites que nous étions forcées de faire. Quels étaient ces étrangers, que ma chérie semblait craindre et à qui nous devions obéir ?… Pourquoi, chez eux, était-ce du bois brillant par terre, avec tant de choses autrement que chez nous ? J’étais confusément humiliée, quand j’étais là, humiliée pour Elle, surtout, qui avait une attitude pas habituelle.

Après quelques méditations, je crus avoir trouvé : ces gens-là étaient une autre sorte de propriétaires, qui pouvaient nous faire du mal : en tous cas, ils étaient l’ennemi, et je les pris nettement en aversion.

Dès lors, le petit être, qui se laissait traîner rue Rougemont, se montra sous un jour déplorable. Renfrogné, muet, avec des yeux pleins de haine, il repoussait d’un geste brusque toute caresse ! Quel vilain enfant !… Quel caractère !… On plaignait la nourrice d’être obligée de supporter un pareil démon. Vraiment, le petit monstre, du jour initial, tenait bien ses promesses !…

Alors, on me laissait errer, dans l’appartement, sans plus s’occuper de moi.

J’avais vite disparu du rayon où on pouvait me surveiller, et j’inspectais tout ce qui était à ma portée ; je furetais dans les bas d’armoire, choisissant, sans aucun scrupule, les objets les plus disparates et j’allais les tasser dans le panier, où ma nourrice emportait les petites affaires à moi.

Je volais pour Elle ! avec quelle fierté ! quelle tranquillité de conscience… Précoce anarchiste, je rétablissais l’équilibre, je travaillais pour la justice !…

Malheureusement, avant de partir, la chérie me reniait : elle vidait le panier, rendait tout. À chaque nouvelle visite, je recommençais, et j’avais toujours la même déception poignante, en voyant mon œuvre détruite. Tout le long du retour je lui faisais des reproches.

Quelquefois une méchanceté noire, que j’imagine, souligne d’un trait plus vif le souvenir :

Ma mère nous montra un jour sur son balcon, deux belles fleurs très rares, qui venaient d’éclore sur une plante grasse.

Dès qu’on eut le dos tourné, j’arrachai les belles fleurs et je les pétris dans mes mains jusqu’à les réduire en une bouillie affreuse que je jetais par terre.

Quand on s’aperçut du massacre, la belle voix de contralto eut des éclats terribles, et la visite fut abrégée.

Un autre jour, on voulut m’essayer une robe ; mais je ne voulais pas de la robe, et j’étais bien décidée à ne rien essayer.

On employa tous les moyens pour me faire céder : promesses, supplications, menaces ; rien ne put vaincre mon obstination.

À la fin ma mère, exaspérée, s’écria :

— Nourrice, emportez-la ou je vais la tuer !

— La tuer !

Avec quel tremblement se firent les préparatifs du départ ! Quelle hâte dans l’escalier glissant ! Et dehors, elle m’entraînait si vite, que nous avions l’air de fuir et d’être poursuivies.

Pauvre nounou elle dut s’arrêter bientôt pour pleurer. Elle avait eu trop peur, aussi, pendant toute cette scène où j’avais été si méchante, et où je ne l’écoutais même plus, Elle. Pourquoi me montrer si vilaine, quand j’étais, au contraire, si gentille, quand je voulais ?…

C’est que je détestais la dame qui avait une si grosse voix et que je ne voulais plus venir chez elle.

J’espérais bien avoir atteint mon but, cette fois-là, et que nous n’y reviendrions plus.