Le Collier des jours/Chapitre LXIII

Félix Juven, Éditeur (p. 260-261).




LXIII




Une très belle demoiselle, juive, dont mon père avait vanté le portrait, exposé au dernier Salon, vint le voir, pour le remercier, et lui montrer, peut-être, que l’original valait mieux encore que la peinture. Elle était accompagnée par sa mère, qui ressemblait à une gitane et avait un terrible accent marseillais. Mon père reçut aimablement la fille et la mère et promit de dire quelques mots, dans son feuilleton, d’un concert où Virginie Huet devait exécuter des variations brillantes sur : Au clair de la Lune, car la visiteuse ne se contentait pas d’être belle, elle était pianiste.

Mon père tint sa promesse, et Virginie revint dire sa reconnaissance. Cette fois, elle sollicita la faveur de nous donner, à ma sœur et à moi, des leçons de piano.

Je croyais en avoir fini avec la musique, et voilà que m’apparaissait le spectre de la sœur Fulgence, armée de joyeuses verges.

La maîtresse était moins farouche, cette fois ; mais la nouvelle méthode, assez vague, l’enseignement plein de distraction et de mollesse, donnèrent des résultats analogues à ceux du premier système.

Cependant, pour nous faire comprendre la grande musique, ou peut-être simplement, parce que nous étions, là, en famille, on nous conduisait souvent au Théâtre-Italien, où chantaient tous les merveilleux artistes d’alors : Gulia Grisi, Frezzolini, Borghi-Mamo, Mario, etc.

Le drame nous occupait plus que la musique, et la mort tragique de nos cousins, nous impressionnait si vivement, qu’il fallait nous conduire dans leurs loges, derrière la scène, pour que nous puissions nous convaincre, en les embrassant, qu’ils n’étaient pas morts pour de bon.

À la maison, quand nous étions seules, à nous deux, nous rejouions la pièce : Lucrezia Borgia, de préférence : affublées de châles et d’écharpes, dérobés à la garde-robe maternelle. La terrasse était ordinairement notre scène ; mais, pour bien tomber mort, sans se faire du mal, le grand lit était plus commode : et la pauvre Marianne, effarée de trouver la chambre au pillage, se hâtait, en gémissant, de remettre tout en ordre, pour nous empêcher d’être grondées.