Le Collier des jours/Chapitre LXI

Félix Juven, Éditeur (p. 254-257).




LXI




La classe de danse était située rue Richer, pas loin de chez nous. La salle, très vaste, avec son plancher un peu en pente, était au rez-de-chaussée, sur une cour intérieure. À trois des parois était fixée une barre de bois, pareille à une rampe d’escalier, à laquelle on se tenait pour les exercices. Le quatrième côté était occupé par les parents, assis sur des banquettes ou sur des chaises et formant public. Sous une glace, au milieu de ce mur, dans un espace libre, était le siège du professeur. Il s’appelait M. Siau et, comme le concierge s’appelait M. Baquet, ce facétieux hasard était la source de faciles et constantes plaisanteries.

M. Baquet était chargé du balayage et arrosait le parquet en faisant des huit, à l’aide d’un entonnoir.

Une centaine d’élèves, garçons et filles, bourdonnaient dans cette classe, emplie d’un joyeux tumulte, tant que le maître n’était pas arrivé. Dès qu’il paraissait, chétif et maigre, dans sa redingote noire, son violon à la main, le silence s’établissait, chacun courait à sa place, saisissant d’une main la barre de bois. On s’apercevait alors qu’il y avait plus de filles que de garçons.

M. Siau posait son violon sur sa chaise, accrochait son chapeau, frappait dans ses mains et les exercices commençaient.

— Un, deux… un, deux !…

Toute une forêt de jambes inégales, se levaient et s’abaissaient, pas du tout en mesure, dans un complet désarroi. Le maître se fâchait, comptait plus fort, se précipitait sur un pied, dont la pointe se tournait en dedans, et, d’un mouvement brusque, la remettait en dehors.

Comme c’était drôle et comme il rageait, le pauvre professeur ! Il tapait du pied, crispait les poings, en mâchonnant des imprécations, s’ébouriffait les cheveux, levait les bras vers le plafond, jusqu’à ce qu’il eût obtenu, enfin, de voir toutes les jambes se lever à la fois et retomber ensemble. Alors on changeait de main, et, tournant le dos aux fenêtres, on recommençait les mêmes battements avec l’autre jambe.

On se reposait un moment, puis la seconde partie du travail commençait. Rangés en lignes, en travers de la salle, les plus petits par devant, on attendait le signal.

M. Siau s’était assis et avait saisi son violon. Il méditait profondément, composait le pas, qu’il allait nous donner à étudier. L’instant était solennel…

Tout à coup, l’archet grinçait, le violon égrenait une mélodie sautillante, tandis que les pieds du maître s’agitaient frénétiquement : il dansait assis ! Quand le pas était bien fixé, il l’énonçait. Les deux plus fortes de la classe, hors du rang, comme des chefs d’armée, se penchaient attentives et recueillaient les paroles :

— Quatre assemblés, deux ronds de jambes, trois jetés battus, une pirouette…

Elles répétaient le pas et, quand elles l’avaient bien compris, le branle commençait, la mélodie sonnait plus haut, accentuant les temps forts, et le maître, toujours assis, gigotait de plus belle.

Sauf quelques-unes, dans les premiers rangs, qui s’efforçaient de suivre, on se trémoussait au hasard et, dans les dernières lignes, on ne faisait que des farces.

Oh ! oui, c’était amusant, la classe de danse ! et nous ne nous faisions pas prier pour y courir. Marianne, orgueilleuse de notre tenue, passait son temps à repasser les petites jupes de mousseline et à faire des points de feston tout autour des chaussons, pour les renforcer. Elle se tenait très sérieuse sur sa chaise, avec les mamans, et oubliait sa broderie, dans la contemplation de toutes ces gambades.

Quand, après un dernier trille et une révérence générale au professeur, on se débandait, elle venait vite nous rejoindre dans la loge pour nous aider à nous rhabiller et nous empêcher de trop nous lier avec les camarades. Il y en avait, parmi les plus grandes, qui faisaient déjà partie du corps de ballet, à l’Opéra, ce qui les rendait particulièrement maniérées et vaniteuses. Mais, devant les nièces de l’illustre Carlotta, elles perdaient leur morgue et sollicitaient notre protection.

À la maison, on avait fait installer une barre dans l’antichambre, pour que nous puissions étudier, et nous y étions toujours pendues, à faire toutes sortes de singeries.

Décidément, la danse nous passionnait, nous chassions de race, et ma mère parlait déjà de nous faire donner des leçons particulières.