Le Collier de griffes/Prose/Le Caillou mort d’amour

LE CAILLOU MORT D’AMOUR
(histoire tombée de la lune)

Le 24 tchoum-tchoum (comput de Wéga, 7e série), un épouvantable tremblement de lune désola la Mer-de-la-Tranquillité. Des fissures horribles ou charmantes se produisirent sur ce sol vierge[1] mais infécond.

Un silex (rien d’abord de l’époque de la pierre éclatée, et à plus forte raison de la pierre polie) se hasarda à rouler d’un pic perdu, et, fier de sa rondeur, alla se loger à quelque phthwfg[2] de la fissure A. B. 33, nommée vulgairement Moule-à-Singe.

L’aspect rosé de ce paysage, tout nouveau pour lui, silex à peine débarqué de son pic, la mousse noire du manganèse qui surplombait le frais abîme, affola le caillou téméraire, qui s’arrêta dur, droit, bête.

La fissure éclata du rire silencieux, mais silencieux, particulier aux Êtres de la Planète sans atmosphère. Sa physionomie, en ce rire, loin de perdre de sa grâce, y gagne un je-ne-sais-quoi d’exquise modernité. Agrandie, mais plus coquette, elle semblait dire au caillou : « Viens-y donc, si tu l’oses !… »

Celui-ci (de son vrai nom Skkjro[3]) jugea bon de faire précéder son amoureux assaut par une aubade chantée dans le vide embaumé d’oxyde magnétique.

Il employa les coefficients imaginaires d’une équation du quatrième degré[4]. On sait que dans l’espace éthéré on obtient sur ce mode des fugues sans pareilles. (Platon, liv. XV, § 13).

La fissure (son nom sélénieux veut dire « Augustine ») parut d’abord sensible à cet hommage. Elle faiblissait même, accueillante.

Le Caillou, enhardi, allait abuser de la situation, rouler encore, pénétrer peut-être…

Ici le drame commence, drame bref, brutal, vrai.

Un second tremblement de lune, jaloux de cette idylle, secoua le sol sec.

La fissure (Augustine) effarée se referma pour jamais et le caillou (Alfred) éclata de rage.

C’est de là que date l’âge de la Pierre Éclatée.


  1. Nous ne pouvons pas tenir compte des infâmes calomnies qui ont circulé sur ce sol.
  2. Le phthwfg équivaut à une longueur de 37.000 mètres d’iridium à 7° au-dessous de zéro.
  3. Ce prénom, banal dans la Planète, se traduit exactement « Alfred ».
  4. Le texte lunaire original porte « du palier du quatrième étage ». Erreur évidente du copiste.