Le Collectivisme, Tome II/Chapitre XI

Imprimerie Louis Roman (Tome IIp. 27-32).

XI

Liberté, égalité, fraternité ! Cette triple affirmation a servi de principe à l’évolution séculaire de la bourgeoisie. Et voilà soudain qu’elle renie l’égalité et la fraternité, pour ne se souvenir que de la liberté et la déclarer en péril, parceque le collectivisme est né.

C’est là une terreur injustifiée, car si le collectivisme n’était pas libertaire et libérateur, il serait vaincu dès son triomphe et détruit pas ceux qui l’auraient instauré. L’humanité, en effet, depuis ses origines, va vers plus de liberté, et de l’esclavage a marché vers le servage et du servage vers le prolétariat. Chacune de ces étapes a assuré, à une quotité d’hommes chaque fois plus grande, une plus grande somme de liberté.

Cette liberté, il est vrai, a diminué la puissance coërcitive et autoritaire des classes qui détenaient le pouvoir. Il est apparent que le despote antique avait sur ses sujets des droits de vie et de mort, que le seigneur féodal n’a plus possédés sur ses serfs, ni le chef d’industrie sur ses ouvriers. Ces droits de vie et de mort, le seigneur féodal et le chef d’industrie les ont exercés pourtant, mais d’une manière de plus en plus indirecte et de plus en plus inefficace. Le collectivisme a pour but immédiat de libérer entièrement et définitivement les travailleurs de cette sujétion terrible.

Au cours des temps aussi, la liberté d’aller et de venir s’est accrue au profit des hommes. Les esclaves ne circulaient que les entraves aux pieds et ne connaissaient des cités que les marchés où l’on trafiquait de leur peau. Les serfs ont été attachés à la glèbe, et s’ils n’étaient pas vendus individuellement, ils étaient cédés comme des accessoires du sol ; pourtant, ils se libérèrent de ce joug, mais à la fin du siècle dernier un citoyen ne pouvait quitter que difficilement le territoire national. Depuis lors, les prolétaires peuvent se déplacer, mais combien d’entraves encore leurs ressources restreintes et leur ignorance des langues, des usages et des mœurs mettent à leur libre circulation. Par la diffusion d’un enseignement intégral, par la majoration des salaires, le collectivisme assurera enfin à tous un droit égal à parcourir la terre et en fera vraiment le patrimoine commun des hommes.

Il suffit de visiter certaines contrées, où déjà le sol est approprié par des collectivités locales, cantonales ou communales, pour voir la libération des individus s’affirmer avec une intensité vraiment curieuse et réconfortante. Que peut un patron ou un propriétaire sur un paysan qui, chaque année, obtient sa part de bois de la forêt collective, qui peut envoyer paître sa vache et sa chèvre sur le pré communal, qui possède un four banal pour cuire son pain, qui a pour vivre enfin, lui et les siens le droit de louer à bas prix une portion du territoire de sa commune. Ce paysan parle et agit librement : le droit de l’affamer ou de le diffamer expire au seuil de sa demeure. Or, le collectivisme a pour idéal d’assurer à tous cette égale liberté. Comme il y a eu des affranchis sous le régime de l’esclavage, comme il y a eu des bourgeois échappés au régime du servage, il y a des citoyens qui, sous le régime du prolétariat, jouissent déjà des avantages du régime collectiviste.

C’est cette circonstance, qui s’est reproduite à toutes les époques, qui assure aux idées nouvelles leur force de pénétration. Il n’y a rien de tel, pour persuader les incrédules et les rétrogrades, que des exemples décisifs et des faits réalisés.

Oser soutenir que le collectivisme verra succomber et périr la liberté, c’est fermer volontairement les yeux à la lumière. Que des intéressés s’efforcent de tromper à ce sujet des gens ignorants ou confiants, c’est là une tactique déloyale, trop simple pour qu’ils n’en fassent pas un usage immodéré. Si leur conscience n’est pas oblitérée, elle les jugera plus sévèrement que nous et nous nous contentons de ce jugement.

L’œuvre que nous avons à accomplir est plus fière et plus pure que de nous ériger en justiciers. Nous sommes les défenseurs de la justice intégrale. La liberté ne sera assurée à tous que par le collectivisme : elle ne peut exister effectivement que si les charges sociales sont réparties entre les citoyens proportionnellement à leurs ressources et si les ressources sociales, de plus en plus considérables, permettent à chacun de détenir une plus large part des richesses de ce monde, matérielles et intellectuelles.

Il est évident que là où les impôts frappant les riches dans leur superflu, au lieu de frapper, comme aujourd’hui, par les impôts de consommation, les pauvres dans leur nécessaire, la liberté de ces derniers sera accrue.

Il est évident que si les moyens de communications sont multipliés et s’ils sont mis, à un prix toujours plus réduit, à la disposition des plus humbles, la liberté des miséreux sera augmentée.

Il est évident que si les écoles sont multipliées partout et si elles permettent aux plus misérables de recevoir une instruction complète, sans bourse délier, leur liberté sera plus grande et leur liberté sera plus réelle.

Tout cela le collectivisme peut seul le réaliser, puisque c’est au profit de tous que l’outillage industriel et agricole sera détenu par la collectivité. Les revenus de cet outillage, qui vont actuellement dans la poche de quelques propriétaires et de quelques actionnaires, permettront au gouvernement collectif de créer des écoles, de supprimer des impôts, de développer les routes, les voies ferrées et les canaux, et d’en assurer l’usage à tous, pour des prix dérisoires et souvent gratuitement.

Si ce n’est pas là assurer à tous la liberté, nous demandons comment il faut la définir et la déterminer.

Il résulte de ce que nous venons de dire, que la liberté vraie, telle que le collectivisme prétend l’assurer à tous, n’est plus incompatible avec l’égalité et la fraternité, telles que le christianisme les a proclamées.

En vain, au cours des siècles, ces mots ont été répétés : les conditions économiques ont mis obstacle à ce que l’égalité et la fraternité se réalisent en ce monde. Mais l’heure est proche, où il sera possible de laisser s’asseoir tout homme au banquet de la vie. Les méthodes, dès ce jour, découvertes et appliquées permettent de nourrir tout homme à sa faim et de l’abreuver à sa soif. Le miracle de la multiplication des pains est désormais, un miracle banal.

La terre n’attend plus que la bonne volonté des peuples pour donner avec prodigalité et donner sans épuisement, tout ce qui peut aider à satisfaire les besoins les plus exaltés.

Il suffit de vouloir, pour que l’abondance actuelle, qui provoque des crises de pléthore, mille fois plus pénibles et plus contradictoires que les crises de misère et de famine des siècles écoulés, assure à chaque homme, à la sueur de son front, son pain quotidien.

Il semble qu’une telle œuvre devrait éveiller les enthousiasmes des plus indifférents et provoquer entre ceux qui gouvernent une émulation fiévreuse. Il n’en est rien pourtant : ils renient l’égalité et la fraternité, acclamées par eux, pour conserver la liberté précaire et cruelle d’exploiter leurs semblables et de s’enrichir à leurs dépens, au lieu de s’enrichir avec eux.

Ce serait à désespérer des hommes, si l’histoire, hélas, n’était le récit de leurs erreurs, de leurs égoïsmes, de leurs résistances. Toujours il a fallu lutter, et les récoltes ne semblent vouloir pousser que sur un sol abreuvé de sang humain.

Il serait si facile pourtant de s’aimer les uns les autres et de se conduire en frères d’une vaste et unique famille. Assez de pleurs ont rougi assez de yeux. Nous osons espérer que ce sera parmi des cris de joie, des sourires et des chansons que le vingtième siècle, qui va commencer, verra s’ouvrir le règne humain du collectivisme.

Si ces quelques pages succinctes peuvent y avoir aidé, dans une faible mesure, notre plus intime désir se trouvera accompli.


FIN