Le Collage/Texte entier

Édouard Dentu.

Paul ALEXIS


LE COLLAGE

PARIS
E. DENTU, ÉDITEUR
3 Place de Valois.

LE COLLAGE



I


Deux heures du matin.

Je sors de citez les Germondy, un ménage des Batignolles, où, en ma qualité de célibataire, je vais m’inviter à dîner, quand ça me prend. Eh bien, c’est absolument comme les autres lundis. Je ne sais pas ce que j’ai ! Je me sens tout chose. Au lieu de me coucher tranquillement, pour être demain de bonne heure à mes affaires, si je m’écoutais, je crois que je ressortirais, pour faire je ne sais quoi, des bêtises.

Ce n’est certainement pas la nourriture, ni les vins fins. Germondy, un ami très sûr et qui ne ferait aucune cérémonie à cause de moi, ne jouit pas d’un bon estomac. Après avoir longtemps abusé de la table, aujourd’hui, par ordre du médecin, il est obligé d’enrayer. Plus d’huîtres ni le truffes ! Plus de mets exotiques, aux saveurs perverses, relevés par des épices incendiaires ! Mais la soupe et le bœuf, un plat maigre, un rôti substantiel, arrosé d’un bordeaux de propriétaire. On ne prend pas de café le soir, dans cette maison. Seulement une tasse de thé léger, avec de la crème et des petits fours, vers les onze heures.

Ce n’est pas non plus l’impression des charmes de madame Germondy. Outre que le mari est pour moi une sorte de frère aîné, auquel, pour rien au monde, je ne voudrais causer du désagrément, je considère cette femme comme la plus foncièrement honnête, la plus inattaquable de toutes les mères de famille. Même autrefois, lorsqu’elle était toute jeune et gaie, du vivant de ses deux amours de babys, je ne m’y serais pas frotté. Encore moins aujourd’hui ! Aujourd’hui que, dans le vide de la maison sans enfants, madame Germondy, à jamais triste, commence à avoir quelques cheveux blancs. Elle ne songe même pas à les teindre.

Alors qu’est-ce donc ? Je ne me sens plus dans ma sérénité ordinaire. Pourquoi ?


Un autre lundi.

Ce soir, il y a eu un extra : de la langouste ! Cet imprudent de Germondy en a repris trois fois. Puis, pour que la débauche fût complète, au sortir de table, on a tapé sur la chartreuse verte. Mon gourmand a été jusqu’à minuit d’une humeur charmante. Il s’est intéressé à moi, à ma santé, à mes affaires, à mes plaisirs. Et il a lutiné un peu sa femme : « ma bichette » par-ci, « ma louloute » par-là ! Ne se gênant pas devant un intime, il a même embrassé madame Germondy sur une paupière, et au bout du nez, et sous la nuque. Tout cela, d’ailleurs, innocemment, sans la moindre intention, je ne dirai pas égrillarde, mais même réellement conjugale. Si bien que moi, pendant ces ébats, tout en ayant l’air de parcourir le journal, je me disais : « Toi ! quand je te regarde manger de la langouste, tu y prends visiblement tant de plaisir, que tu me donnes aussitôt envie d’en manger. Mais, quand je te vois caresser ta femme ainsi, en camarade, tu ne me donnes aucune envie de me marier. » Alors, si je ne songe pas au mariage, pourquoi suis-je encore revenu tout bouleversé de la rue des Moines ?

À minuit et demi, lorsque j’ai eu pris congé de madame, lui, Germondy, en robe de chambre et en pantoufles, est venu m’éclairer. Dans l’antichambre, pendant que je mettais mon pardessus, il m’a recommandé de bien me couvrir. « Va ! il ne fait pas chaud ! Brrr ! » Et il a eu comme un frisson, sans doute à la pensée de la température qu’il lui faudrait endurer, s’il avait à partir à ma place. Dans l’escalier, pendant que je descendais les premières marches, lui, accoudé sur la rampe, son bougeoir à la main, m’a raconté à demi-voix, je ne sais plus quoi, quelque chose de drôle assurément, puisque, une fois en bas, tout en demandant le cordon, je l’entendais encore rire. Puis, je me suis trouvé dans la rue, seul.

En remontant l’avenue de Clichy, j’ai marché comme une tortue. Sur le même trottoir, un couple, tout sombre, venait au-devant de moi, à pas comptés. Ce n’étaient que deux gardiens de la paix. Puis, sans que je lui fisse signe, un cocher arrêta son fiacre. « V’là, bourgeois ! » Puis, à l’angle d’une rue, une main de femme, brusquement posée sur mon bras, m’a fait tressauter. Une femme d’au moins cinquante ans, en bonnet noir !

Place Moncey, pourquoi ai-je fait trois ou quatre fois le tour de la statue, lentement ? Dans ma rue, devant ma porte, pourquoi ai-je attendu un grand moment avant de sonner ? La main sur le bouton, je ne me décidais plus. « Qui sait ? Si je passais encore une heure à vaguer ? Quelle, rencontre ferais-je ? Il suffit parfois d’une de ces déterminations indifférentes pour que toute une existence soit bouleversée. Malheureusement, il ne m’arriverait rien. Je me trouverais un peu plus désorienté au bout d’une heure. Rentrons. Mais, toujours pas avant que cette voiture tardive, que j’entends venir, ait passé… »

Et la voiture passa devant mon nez, au grand galop, bondée d’habituées du skating de la rue Blanche. Elles braillaient toutes à la fois comme une cargaison de folles, et elles avaient un monsieur. Alors, je sonnai. Comme mon concierge devait dormir profondément ! Je sonnai encore. Rien. Au bout d’un grand moment, presque heureux de ce hasard, j’allais m’éloigner sans bruit : on tira tout à coup le cordon.

Mes cinq étages gravis, ma porte ouverte, j’ai frotté une allumette, et, avant même de chercher mon bougeoir, j’ai regardé s’il n’y aurait pas de lettre glissée sous la porte. Je n’en attendais pas, d’ailleurs ; mais, une lettre, c’est encore une émotion : un peu d’inconnu que l’on flaire à travers l’enveloppe et que l’on soupèse un moment entre les doigts, avant d’oser faire sauter le cachet. Eh bien, non ! pas même une lettre ! Et je me suis définitivement trouvé face à face avec moi-même, seul.

Voilà mon mal. Je le connais maintenant : la solitude. Germondy, lui, à cette heure est couché bien chaudement à côté de son camarade féminin ; moi, je n’ai pas de camarade. Et cette pièce, où il y a eu du feu tout le jour, me semble glacée. Mon appartement de garçon, quoique gentiment meublé, me paraît vide. J’ai le frisson, rien qu’à l’idée de me retirer tout à l’heure dans la chambre. Tombant de fatigue et de sommeil, je préfère griffonner je ne sais quoi sur ce papier, plutôt que d’aller me mettre au lit.

« Faire une fin », pourtant ! Me marier ! Examinons froidement la question, comme s’il s’agissait d’autrui. D’abord, j’ai trente et quelques années. Plus la fleur, mais la force de l’âge encore ! Et le coffre est bon ! Mais j’ai souvent mené une vie de bâton de chaise. Enfin, tout bien pesé, il est tard, mais il serait peut-être encore temps. Donc, il faudrait se hâter. Or, en pareille matière, « se hâter », c’est s’exposer à faire une boulette, malgré le rétablissement du divorce.

Maintenant, je n’ai pas de fortune. Je gagne ma vie dans mon métier, mais tout juste. Avec femme et enfants, même rien qu’avec le surcroît de dépenses amené par la femme, je ne joindrais certainement pas les deux bouts. Donc, il me faudrait épouser une dot. Eh bien, je ne sais comment les autres sont bâtis, mais cette nécessité de soupeser d’avance les écus d’une jeune fille à introduire dans son lit me répugne, à moi. Si l’argent que peut apporter la demoiselle entre d’abord en considération, soyez logiques : ni sa beauté, ni son intelligence, ni son cœur, ni sa raison, ni sa santé, ne comptent plus. Alors, logiques jusqu’au bout, si vous aimez l’argent, épousez tout de suite quelque vieux laideron plusieurs fois millionnaire. Pour moi, homme sans fortune et très ordinaire, n’étant ni un héros pour m’empêtrer d’une femme sans le sou, ni un Alphonse pour épouser une dot, mon affaire est nette : je mourrai garçon. C’est-à-dire : seul.

Seul ? ce n’est qu’une manière de parler. La vérité vraie, c’est qu’en trente-quatre ans de célibat, sur lesquels vingt au moins de célibat… actif, — on est précoce ou on ne l’est pas ! — j’ai connu intimement une formidable collection de femmes : des femmes de toutes les couleurs, des brunes, des blondes, même des rousses, sans compter deux ou trois quarteronnes et une négresse. J’en ai eu de superbes, de passables et d’affreuses. Des grasses et des maigres, des mûres et de très jeunes, des dévergondées et des honnêtes, des huppées et de petits torchons. Enfin un vrai tas, plusieurs centaines au moins. Je ne les ai pas comptées, malheureusement. Mais, si elles se trouvaient toutes échelonnées dans l’escalier de cette maison, du rez-de-chaussée à mon cinquième étage, il y en aurait une jolie grappe sur chaque marche.

Et cela me fait penser que c’est demain, le soir de Célina. Allons dormir.


II


25 novembre.

Célina n’est pas mon idéal.

Une ou deux fois par semaine, quand je passe la nuit avec elle, il m’arrive de m’ennuyer à vingt-cinq francs par tête. La chair une fois satisfaite, je me sens beaucoup plus seul en sa compagnie, que lorsque je me trouve uniquement en face de moi-même.

C’est « une rouge ». Elle a le tort grave d’avoir les cheveux couleur acajou, tandis que moi je n’aime que les brunes. Je tolère à peine la blonde aux yeux bleus, à la chevelure dorée, ou cendrée, ou nuance beurre fin. Elle n’est pas belle, de profil surtout, avec son nez court aux narines échancrées. Encore si c’était une de ces laideurs originales, piquantes, auxquelles l’on s’habitue parce qu’elles ont du caractère ? Hélas ! non. Célina est laide avec banalité. Les yeux n’ont aucune expression. Son front, étroit, irrégulièrement bombé, révèle l’entêtement borné. D’ailleurs, c’est une paysanne lorraine, née dans un triste hameau, aux environs de Nancy. Venue à Paris vers l’âge de dix-huit ans, elle en aurait aujourd’hui vingt-trois. Et, pendant ces cinq ans de vie parisienne, non seulement l’influence de la grande ville a été nulle sur elle, mais la malheureuse a toujours végété dans un rayon de cent mètres, autour de cette gare de l’Est par où elle était débarquée.

Par exemple, ce qu’elle raconte avec complaisance, c’est la façon dont, partie vierge de chez ses parents, absolument vierge, et ayant pris d’abord le compartiment des « dames seules », elle changea de wagon à Toul, sur l’invitation d’un monsieur, qui lui souriait par une portière ; puis, un peu après Bar-le-Duc, des importuns étant descendus, elle fut soudain initiée aux joies de l’amour, en train omnibus, sur la banquette dure des troisièmes.

Alors, depuis deux ou trois mois, pourquoi vais-je régulièrement avec une femme pareille ? Oh ! mon Dieu ! ce n’est pas compliqué : Célina ne me coûte rien.

Les soirs où ça me dit, je me rends, vers minuit, dans certaine brasserie, tout près de la gare de l’Est. Huit fois sur dix, je trouve Célina seule. En tout cas, cela me fait une promenade.

Si elle est seule, Célina vient d’elle-même s’asseoir à ma table, et je lui offre à souper. Son souper consiste invariablement en une choucroute garnie, arrosée de deux ou trois bocks. Avec ma consommation et l’étrenne au garçon, ça ne monte pas à cinquante sous. Quelquefois, je règle en plus sa dépense de la veille.

Chez elle, j’ai déjà mes petites habitudes. Elle habite une maison neuve, dont la porte, toute luisante, se referme avec un bruit doux. Peu de marches à monter. La chambre, au premier au-dessus de l’entresol, grande et confortablement meublée, n’est pas une chambre d’hôtel : Célina loge en appartement, ainsi que deux autres dames, chez une veuve, propre et d’aspect honnête. Le lit, spacieux, est excellent, autrement moelleux que le mien. Vautré, disparaissant jusqu’aux yeux comme dans de la plume, et affublé d’une chemise de femme que Célina me prête obligeamment pour la nuit, je dors en bienheureux. Mon cœur pleure au fond de moi ses illusions, mais je fais la grasse matinée. Un peu avant midi, la veuve vient elle-même nous allumer le feu et prendre mes ordres pour le déjeuner. Deux déjeuners, servis à part, à trois francs par tête, café compris, ce n’est pas une affaire. J’y vais donc de mes six francs, quelques sous en plus pour la bonne. La veuve et Célina paraissent contentes. Et je sors avec le chatouillement d’être aimé pour moi-même.


Une semaine après.

Très grave ! Crise financière, à l’état aigu, vient d’éclater entre Célina et la veuve. La malheureuse Lorraine, à qui sa propriétaire réclame dix-neuf cent soixante-sept francs soixante-quinze centimes d’arriéré, s’est réfugiée dans mon domicile, depuis trois jours consécutifs, avec du linge. Moi, très perplexe : apitoyé d’une part, tremblant de l’autre pour mon indépendance et ma tranquillité. Enfin tout cela est excessivement grave. Pourvu, au moins, que la veuve ne lui retienne pas le restant de ses affaires !


10 décembre.

La chose est faite. Maintenant, Célina et moi, nous sommes ensemble.

La chose vient d’arriver à la suite d’une descente que Célina a risquée héroïquement chez la veuve, afin de repêcher au moins ses lettres et des photographies. Elle est revenue en larmes, suffoquée de douleur, la respiration lui manquant ; elle tremblait comme la feuille. La veuve s’était jetée sur elle, prête à la griffer et à la mordre, la traitant de voleuse, menaçant de la faire battre par sa bonne et par les autres pensionnaires. Alors, moi, pour consoler Célina, je l’ai prise dans mes bras et l’ai tenue longtemps contre ma poitrine.

— Infortunée Célina ! lui ai-je crié dans un élan de pitié lyrique, tu es chez toi désormais !… Sèche tes larmes ! Te voilà dans un port, à l’abri des tourmentes du sort et du ballotage des hommes… Ma petite femme, je te remplacerai peu à peu les frusques que t’a gardées cette mégère.

Et, séance tenante, je l’ai conduite dans un magasin de nouveautés, pour lui acheter une confection, de soixante-deux francs. Au retour, dans un bazar, nous nous sommes montés en vaisselle.


III


Trois jours après.

Notre « lune de miel » ne sera pas longue.

Dès le premier jour, en se réveillant chez moi, « chez nous », Célina semble effarée comme une bête nouvellement en cage.

— Onze heures ! ma Célina, il faudrait déjeuner !… Entends-tu ? « le Chaudron », ma femme de ménage, est depuis longtemps arrivée…

Célina ne me répond que par un grognement et se retourne contre le mur. Chez la veuve, à la fin, Célina, en pensionnaire qui s’enfonce, ne déjeunait plus. Timidement, elle ne se levait plus que pour le dîner, à des six heures du soir. La choucroute qu’elle tâchait de se faire offrir vers minuit à la brasserie, remplaçait le repas du matin.

— Voyons, il est midi, Célina !

Le Chaudron, pendant ce temps, s’impatiente. En donnant des coups de balai dans la cloison, elle crie :

— Monsieur, votre charbon brûle. Moi je n’ai plus rien à faire !… Si vous ne vous levez pas, je file.

Enfin j’ai réussi à amener Célina dans la salle à manger, devant le Chaudron. Ma petite femme, frileuse et à moitié nue, affublée d’un vieux pardessus d’été à moi, en guise de robe de chambre, se met presque dans la cheminée. Elle touche à peine à son beefsteak aux pommes. Le Chaudron l’impressionne : un vrai barbon, celle-ci, quinquagénaire, moustachue, sale de peau et de vêtements, la lèvre inférieure pendante. Moi, pour éviter des froissements, je fais l’aimable entre les deux, et, profitant de ce que le Chaudron est également Lorraine, je les présente l’une à l’autre : « Vous êtes compatriotes ! » Célina, mal éveillée, reste froide, mais le Chaudron se montre familier et bienveillant.

Le lendemain pourtant, en retrouvant Célina dans mon lit, la mégère fait la moue, sa lèvre inférieure pend davantage. Le troisième jour, s’apercevant que Célina a un peu nettoyé la cuisine, le Chaudron change encore de tactique. En nous servant à déjeuner, elle m’accable de prévenances gênantes. Par exemple, lorsqu’elle apporte les côtelettes, elle me souffle à l’oreille : « Tenez, monsieur, prenez donc celle-ci. L’autre est bien assez bonne pour elle ! » Puis, à un moment où Célina se lève afin d’aller chercher son mouchoir, le Chaudron saute presque sur moi, toute vibrante, pour me dire dans le cou :

— Est-ce qu’elle ne va pas bientôt nous lâcher ?… Nous n’avons pas besoin d’elle ici !…

Ce « nous » me dégoûte, comme un contact imprévu de sa lèvre pendante, comme la menace de quelque accouplement monstrueux. En même temps, dix-huit mois de service à coups de poing se dressent dans ma pensée. Je revois tout : la poussière laissée sur les meubles, et la crasse agglomérée dans les coins, et les toiles d’araignée oubliées au plafond. Danse du panier déguisée, objets cassés ou disparus, vols probables, demandes d’augmentation, insolences tolérées par lassitude, familiarités acceptées par bonhomie, tout me remonte à la fois.

— À la porte, Chaudron ! je vous chasse !

Et, lui jetant dans l’escalier ce qui lui est dû sur son mois, je referme, soulagé. Puis, je reviens embrasser ma petite femme, qui me tiendra bien propre, elle, qui ne me donnera pas des soins mercenaires. Hélas ! ma petite femme me reçoit mal. J’attrape un coup de coude dans l’estomac.

Elle tremble et pleure de rage. Elle en veut « à cette sale garce ». Si elle la tenait ! Mais, en attendant, mon estomac me fait mal. Et puis, c’est qu’elle est affreuse ainsi. Un masque dur lui déforme les traits. Célina me fait peur. Je sens qu’il s’en faut d’un rien pour que sa fureur ne se tourne contre moi.


Même soir.

Parbleu ! il a fallu que ça crève ! Non seulement elle est violente, mais je viens de me convaincre qu’elle est bête, bête à couper au couteau.

Nous dînons. Elle a mis le pot-au-feu, un pot-au-feu exquis, par exemple, comme le Chaudron ne m’en faisait pas. Je viens de reprendre pour la troisième fois du bouillon. Soudain, heureux de me sentir là, devant un bon feu, pas seul, en robe de chambre et en pantoufles, le ventre à table, j’éprouve le besoin de faire une fumisterie et je me mets à lui dire, la bouche pleine : « Tiens, j’ai assez de toi… Tu me fais de la mauvaise cuisine : je te déteste ! » en m’efforçant de faire passer dans ma voix toute la tendresse caressante d’un jeune premier, entendu l’autre jour à l’Ambigu. Possible que je réussisse mal les imitations d’acteur : soit ! mais la malheureuse ne se doute même pas que je plaisante. Voilà qu’elle se lève comme une furie, casse volontairement une assiette.

Abasourdi, vexé, riant malgré moi d’un rire nerveux, je me lève aussi et vais droit sur elle, oh ! pour l’embrasser. Elle me repousse brutalement. Je reviens sur elle, les bras grands ouverts. « Pardonne-moi, mon pauvre bébé. Tu ne m’as pas compris, c’était une simple plaisanterie. » Vlan ! je reçois une gifle.

C’est trop fort, cette fois ! La joue me brûle. Sa gifle, je vais probablement la lui rendre. Je me retourne, mais plus de Célina ! Dans la chambre, où elle s’est sauvée, que fait-elle donc, accroupie devant la commode ? Parbleu ! elle sort ses affaires du tiroir que je lui ai donné ; elle fait déjà son paquet pour partir.

Partir ? Et où irait-elle à cette heure, sans argent, lorsque moi-même, ruiné par nos achats d’installation, je n’en ai plus ? Ce n’était pas la peine alors de la protéger contre la veuve, de la recueillir chez moi, d’acheter de la vaisselle et une confection de soixante-deux francs. Je regrette déjà amèrement de m’être jeté dans cette aventure ; je ne puis me résoudre, non plus, à un dénouement brusque et bêta. Aussi, le cœur gros, ne ricanant plus, étouffant un sanglot, je m’élance sur elle. Elle a beau se débattre ; je l’enlève comme une plume, je la porte jusque sur le lit. Là, elle se débat toujours et m’égratigne la main.

Mais je la tiens bien, et je l’embrasse quand même, furieusement et je me mets enfin à pleurer, sur elle, davantage encore sur moi. Mes larmes parviennent seules a la calmer. Pleurnichant un peu à son tour, elle m’embrasse longuement.

Enfin, après être allé nous laver les yeux avec de l’eau fraîche, nous nous remettons à dîner.


IV


En mars.

Trois mois. Voici déjà trois mois que je me suis mis avec une femme. Eh bien, pendant tout ce temps, j’ai vécu malheureux. Notre existence à deux est devenue un enfer.

Cette pauvre Célina a le caractère inégal, ombrageux et difficile. Quand, par extraordinaire, elle semble de bonne humeur, ce n’est pas tenable ! Ses gaietés de grosse poule turbulente m’étourdissent, me portent sur les nerfs. De mauvaise humeur, au contraire, elle casse tout. Pas de semaine où nous ne soyons obligés de renouveler une partie de la vaisselle.

Le peu d’argent que nous avons s’en va chez le marchand de porcelaines. Dans les simples mouvements d’impatience, les verres et les assiettes sont brisés en mille morceaux. Ses colères sérieuses s’attaquent à des pièces importantes, aux plats, compotiers, carafes, chandeliers, cuvette et pot à eau. Enfin, quand elle entre en fureur, les gros meubles eux-mêmes souffrent : la table se renverse, le lit est écorné, les chaises volent en l’air, les rideaux se déchirent. Je tremble alors pour les tableaux, pour la pendule et pour les glaces. Même, cette stupide et ruineuse manie de passer sa rage sur les choses inanimées commence à me gagner. Moi, le plus débonnaire des hommes jusqu’ici, et qui ai toujours eu beaucoup de soin de mes affaires, l’autre soir, au moment où Célina venait de me verser du thé dans une tasse de mon service japonais, je ne sais ce qui m’a pris ! Poussé à bout, à la suite de quelque idiote querelle d’Allemand, j’ai tout jeté dans le feu thé, tasse et théière.

Quoi d’étonnant, d’ailleurs, que nous soyons perpétuellement en bisbille ! Nous ne venons de la même province, ni n’appartenons à la même condition sociale ; de race, de tempérament, d’éducation, nous différons ; nous n’avons ni les mêmes idées, ni les mêmes habitudes, ni les mêmes goûts.

Nous ne nous entendons d’abord pas en cuisine. J’aime le rôti cuit à point, lorsqu’il commence à rendre le sang ; madame avale la viande crue. J’adore le laitage, les œufs, la volaille, la pâtisserie et les beaux fruits bien mûrs ; je me tiens autant que possible dans une gamme d’alimentation douce. Madame, elle, se ruine l’estomac avec de la moutarde, et du vinaigre, raffole de crudités, ne vivrait que de radis, de cornichons et de salades. Et il en est de tout comme de la cuisine.

Elle ne se coiffe ni ne s’habille comme je le voudrais. À tort ou à raison, je prétends avoir des goûts distingués ; elle, malgré le milieu où je l’ai ramassée, m’apparaît une bourgeoise, une atroce bourgeoise. Bouffie de vanité, féroce d’amour-propre, entêtée comme une mule, elle ne songe qu’à « paraître chic » ; mais, ce, qui lui semble « chic » me déconcerte et me révolte. Susceptible à l’excès avec cela, dénuée d’indulgence, tranchant sur tout, portée à supposer des absurdités chez autrui, me suspectant aussi bien moi que mes intimes, que le cercle entier de mes relations, jalousant les femmes. Enfin, elle manque de culture intellectuelle, sait à peine lire et écrire. Orthographe : pitoyable ! Histoire, géographie : néant ! En arithmétique, elle a entendu parler des quatre règles, mais avoue les avoir oubliées. Telle est Célina. Je commence à la connaître. Eh bien, qui le croirait ? elle et moi, l’autre matin, en prenant notre café, la cigarette aux lèvres, nous avons eu une discussion politique.

Oui ! une longue et acharnée discussion, médico-moralo-socialo-politique, et à l’occasion de Louise Michel encore, dont le nom se trouvait dans un journal que je lisais à Célina. Moi, qui ne vote jamais, par indifférence, et qui vendrais mes droits politiques pour une boîte de cigares bien secs ! Célina a fini par me mettre en colère. Nous nous sommes sottement égosillés pendant une heure. À la fin, elle m’a cassé un sucrier.


10 avril.

Du matin au soir, et du soir au matin, avoir cette femme à son côté ! Au moins, si j’exerçais une de ces professions qui obligent à passer la journée loin de chez soi. Hélas ! sans cesse à la maison, cloué devant ma table de travail, obligé, par la nature de mes occupations, de m’absorber pendant des heures en oubliant le monde extérieur, j’ai Célina derrière moi. Au moment où je crois entrevoir la solution des problèmes les plus complexes et les plus délicats, elle m’adresse la parole. Que je m’enferme dans mon cabinet, elle viendra gratter à la porte. Même, si j’obtiens qu’elle se dispense de frapper, elle se livrera dans la pièce voisine à quelque occupation bruyante, fera rouler les fauteuils, trembler le parquet, battre les portes ou se mettra à chanter pendant des heures. On dirait qu’elle tient à ne point se laisser oublier.

J’ai vieilli de dix ans. Je finirai par tomber malade. Suis-je pris d’un besoin de solitude, d’une envie de ne plus sentir cette femme sur mon dos, il me faut motiver mes sorties. Une fois dehors, seul enfin, libre, après quelques bouffées d’air suave, voici que la perspective de rentrer empoisonne mon plaisir. De quel front dur va-t-elle m’accueillir au retour ? Un regard soupçonneux me fouillera des pieds à la tête, m’interrogera tacitement : « Il est peut-être allé voir des femmes ? »

Je lui suis, au contraire, trop fidèle. Si une occasion se présentait, j’aurais joliment tort de me gêner. D’ailleurs, à cause d’elle, je suis devenu peu difficile en femmes. Des laiderons crottés, que, jadis, je n’eusse pas même regardés, me semblent désirables. Tandis qu’à côté de Célina, les sens restent émoussés par l’habitude, l’appétit sexuel n’est plus. Quand je la prends encore dans mes bras, j’ai beau l’étreindre désespérément ; le souvenir de ce qu’elle m’a fait souffrir me paralyse. Une froideur involontaire, sans être de l’impuissance effective, a, d’elle à moi, supprimé le plaisir. Et je m’endors enfin, à l’étroit dans notre lit, mal à l’aise. Déplorable coucheuse, Célina se tient en chien de fusil. Je me réveille les épaules découvertes, glacées, mais les reins en sueur, tout endolori par le poids de son corps.


V


11 avril.

Que peut bien être devenu « le Chaudron » ? Je ne l’ai jamais rencontrée.

Ce n’était pas une perfection, loin de là. Elle m’achetait des côtelettes de brebis. Lui adressais-je quelque observation, sa lèvre inférieure pendait, pendait. Mais, pas mauvaise femme, en somme, elle me faisait rire, en me racontant un tas d’histoires sur ses autres patrons.


VI


22 avril.

Dimanche dernier, vers minuit et demi, nous rentrions par la rue Chaptal, Célina et moi.

Depuis l’église Notre-Dame-de-Lorette, Célina m’a lâché le bras. Elle me boude. Voici deux jours qu’elle ne fait que ça, bouder. D’ailleurs, il y a des circonstances atténuantes : ses yeux sont significativement cernés.

Soudain, en passant contre une maison en reconstruction, à travers les planches de la palissade, nous entendons un miaulement faible. Moi, je n’y prends garde, mais Célina s’arrête. Célina aime au moins les animaux. Un tout petit chat, quelque orphelin abandonné, errait parmi les pierres de taille du chantier, la queue en l’air, au clair de lune.

Célina, remuée, passe son bras entre les planches.

— Mon minet, mon mignon chéri !

Le minet se laisse saisir. Célina saute de joie.

— Le voilà, mon amour d’amour !… Tout noir, avec des taches blanches ! Vois, comme il est mignon et doux… Il me prend peut-être pour sa mère…

Et de lui embrasser le museau, les oreilles, les pattes ; puis de me dire, sur son ton de supplication caressante :

— Si tu voulais !… Laisse-moi l’emporter…

Parbleu, je veux toujours, moi, lorsqu’on me demande une chose ainsi ! Surpris et charmé, j’embrasse même Célina en pleine rue.

— Embrasse-le aussi, lui !

Une fois chez nous, après lui avoir donné à manger et à boire, Célina frotte de beurre ses pattes. Le petit chat se lèche avec ardeur. Je ris.

— Tu ne sais pas ? me dit gravement Célina, c’est pour qu’il ne s’en aille plus ?… Ça se pratiquait chez mes parents, à la ferme… Va maintenant, on pourrait tenir la porte grande ouverte…

Depuis que « Momiche » est installé chez nous, Célina ne me casse plus la vaisselle. Occupée de son chat du matin au soir, le cajolant, lui parlant comme à une personne, elle me laisse travailler.

Momiche n’est pas propre, et fait un peu partout, excepté dans le plat rempli de cendres qu’on a installé pour lui à la cuisine. Tout l’appartement « sent le chat ». Je recommande à Célina de corriger ce sans-gêne ; elle a l’air de m’écouter, mais se contente de nettoyer les ordures, en grondant le coupable, pour la forme. Elle ne veut pas en venir aux voies de fait, et me défend à moi-même d’agir.

Momiche s’est-il assis sur le bas de sa robe, elle ne se lèvera pas, de peur de déranger Momiche. Le gredin comprend qu’elle est indulgente et faible, compte là-dessus, devient un vrai tyran : j’aime mieux ça !

La nuit, Momiche, frileux, ne veut absolument pas coucher sur le lit, à nos pieds ; il ne se tient tranquille que lorsqu’on l’a laissé se blottir sous les draps, entre nous deux. Moi, je ne trouve pas cela bien propre. « Célina, il a des puces ! » Mais Célina me ferme la bouche avec un baiser. Puis, au lieu de s’endormir comme autrefois, en chien de fusil, elle s’allonge au fond, le long du mur.

Enfin, depuis que nous sommes trois, Célina a beaucoup gagné. Le boulet que je me suis mis au pied est moins lourd. Elle a une occupation, « un enfant ». On dirait qu’en ayant mis du beurre aux pattes du jeune animal, il lui en est resté quelque chose, une douceur dans le caractère.


VII


Le surlendemain.

Bonsoir, notre chat ! Pendant que la blanchisseuse comptait le linge avec Célina, Momiche aura trouvé la porte entre-bâillée. Malgré les bons traitements, l’ingrat s’est sauvé. Malgré le beurre !

— Eh bien, il est joli ton moyen ! ai-je l’imprudence de dire à Célina. Vous saviez vous y prendre, à la ferme !… Maintenant, peut-être que le beurre de Paris ne vaut pas celui de chez vous ?

Je suis bête de faire de l’esprit ; Célina n’a pas l’air en train de rire. Elle me jette à la figure le livre du blanchissage, et part en courant, nu-tête, à la recherche de son chat.

— Momiche !… Momiche !… clame-t-elle avec désespoir en dégringolant nos cinq étages.

Ses « Momiche » s’enfoncent dans la profondeur de ma maison, puis, ne m’arrivent plus. Et me voilà en tête à tête avec la blanchisseuse, une gamine qui ne paraît pas quinze ans, au visage de papier mâché, aux yeux meurtris. Tout en roulant le linge sale dans un de mes draps, accroupie, elle me regarde en dessous.

— C’est, je crois, la première fois que vous venez ?

— Oui, m’sieu : je suis nouvelle chez ma patronne.

— Ouvrière ? apprentie ?

— Oh ! ouvrière, m’sieu… répond-elle, en se mettant debout, mais sans cesser de me tourner le dos.

Et elle ajoute qu’elle a seize ans et demi, bientôt dix-sept ; on ne le dirait pas. Mal retenue par quatre épingles dorées, sa résille blonde laisse échapper des cheveux cendrés, peu épais, une simple « queue de rat ». Je lui demande son nom.

— Flore, m’sieu.

J’ai envie de la faire parler encore ; mais que lui demander ? Pendant qu’elle introduit dans le panier son paquet de linge, le tortillement de son échine de chèvre, maigre et souple, me préoccupe. Puis, il ne me reste qu’à la payer. Je regarde le livre ; c’est sept francs vingt-cinq. Je mets huit francs dans sa petite main brûlante, que je garde un moment dans la mienne.

— Les quinze sous sont pour vous !…

Flore, sans me dire merci, me regarde une seconde en face, allumée. Puis, détournant aussitôt la tête, elle ne s’en va pas. Son panier à terre, une main sur la porte ouverte, elle reste là, très près de moi, tendant le cou, considérant avec attention une eau forte pendue au mur. Que peut-elle y comprendre, aux Petits Cavaliers de Velasquez, par Manet ? Que semble-t-elle attendre ? Tout à coup, sans me dire au revoir, elle détale, ayant reconnu avant moi le pas de Célina dans l’escalier.

Sans bruit, j’ai refermé derrière Flore. Un violent coup de poing ébranle la porte. J’ouvre. Célina rentre, les yeux pleins de larmes. Je comprends que Momiche n’est pas retrouvé. Elle aura en vain battu le quartier. Son désespoir me fait mal. Je voudrais la consoler :

— C’est un malheur, ma pauvre Célina… Que veux-tu ? ça arrive tous les jours… Et tu t’es fatiguée ? Tu auras voulu courir jusqu’à la rue Chaptal !

Pas un mot de réponse, pas un geste. Comme je connais ma Célina, je m’attends à quelque chose de terrible. Ses plus violents emportements commencent ainsi, par la surdité volontaire, par le mutisme. Mais je ne résiste pas à l’envie de l’embrasser ; je m’avance, d’ailleurs avec précaution. Alors, elle éclate :

— Lâche ! voyou ! salaud !

Cloué sur place, je lui dis, sur un ton de doux reproche :

— Qu’est-ce qu’il te prend, ma pauvre chérie ?… Nous avons donc un gros chagrin…

— Pignouf !

Et, sans que je ne m’y attende, car elle n’a jamais fait cela, Célina me lance un coup de pied. Son pied a beau n’être chaussé que de pantoufles : il m’atteint à un endroit extrêmement sensible et me fait, un mal atroce.

Je suis tout pâle. Je me traîne jusqu’à la toilette, où, tout en me bassinant l’endroit, avec de l’eau fraîche, afin d’éviter quelque suite fâcheuse, je m’aperçois que je cherche encore le motif de la fureur de Célina. A-t-elle entendu quelque chose en remontant l’escalier ? Flore lui aurait-elle parlé des quinze sous ? Je ne suis rassuré qu’à la fin, lorsque Célina vient me retrouver et m’accable de nouvelles injures. Affolée par la disparition de son chat, la sotte s’imagine que je l’ai fait s’évader, et ne veut pas admettre un instant que Momiche ait pu prendre tout seul la poudre d’escampette.


VIII


2 septembre.

Encore quatre mois d’écoulés. La vie d’enfer continue.

Nos deux existences cheminent côte à côte, avec des heurts imprévus, des froissements éternels. Entre les crises, reviennent des périodes d’accalmie, dues à une double fatigue réciproque. Nous ressemblons alors à deux malades, qui, au milieu de souffrances plus sourdes, gardent l’angoisse des tortures prochaines. Jamais d’éclaircie définitive. Rarement un de ces rayons de soleil fugitifs, comme celui qui s’était insinué chez nous à la suite de Momiche. Chaque fois, d’ailleurs, ces moments de répit sont payés cher ; Célina se montre ensuite plus tyrannique et plus irritable, comme si elle avait à rattraper le temps perdu.

Je reconnais que j’ai mes torts. Souvent, malgré moi, parfois sciemment, pour ne pas me contraindre ou pour me livrer sur elle à quelque expérience, je la consterne et je la blesse. Elle me le rend bien. Il faut être juste : malgré les tortures qu’elle m’inflige à son tour, Célina n’est point un monstre. Il faut même lui reconnaître des mérites. D’abord, elle ne ment jamais. Malgré son passé déplorable, j’ai la certitude qu’elle m’est absolument fidèle. Dans l’atmosphère plus saine et plus intelligente où je la fais vivre, elle gagne tous les jours. Oui ! c’est une femme comme les autres ! Son manque d’éducation première ne peut lui être imputé. Elle a sans doute le caractère ombrageux : chez elle, qui a poussé aux champs parmi les dindons et les vaches, le cœur se présente d’abord enveloppé dans une première écorce rugueuse ; mais, sous l’écorce, rien n’est mauvais. En ses moments de santé et de lucidité, elle découvre un fond d’honnêteté native. Je ne me crois pas un être bien méchant, pourtant, elle vaut mieux que moi.

Elle m’aime à sa manière.


IX


Jeudi, 4 septembre.

Flore sort d’ici. Tous les jeudis régulièrement, vers une heure, Flore continue de nous apporter le linge. Décidément, cette gamine aux candides yeux battus, cette fleur pauvre de trottoir parisien, exhale un parfum de vice précoce.

Célina étant toujours présente, je ne parle pas à Flore, mais je la regarde à la dérobée. Je cherche à me trouver sur son passage, comme par hasard. Puis, c’est moi qui lui paye les notes de blanchissage, et je m’amuse à lui glisser quelques sous d’étrenne secrète. La gredine comprend.

Pas un muscle de son visage pâlot ne bouge. Elle referme tout de suite la main.


X


5 septembre.

Rue de Rivoli, aujourd’hui, pendant une averse, j’ai rencontré Germondy, réfugié comme moi sous les arcades.

Mon premier mouvement est de l’éviter. Lui, m’a reconnu, fend la foule et vient a moi.

— Vous n’êtes donc pas mort !… On ne vous a plus vu, depuis des mois, malheureux ! La rue des Moines vous fait peur ?…

Je balbutie, en invoquant de pauvres prétextes. Ce qui me fait peur, c’est d’entrer dans certaines explications, comme ça, à brûle-pourpoint, et au milieu de la bousculade des passants mouillés. Ah ! si nous étions installés l’un en face de l’autre, commodément, dans un bon café calme, peu fréquenté ! Comme je saisirais l’occasion de me déboutonner une fois pour toutes, de découvrir enfin ma plaie à un excellent garçon que j’aime, plus âgé que moi, plus sérieux peut être, en tout cas mieux assis dans la vie ! Germondy compatirait sans doute à mes embarras, me donnerait quelque conseil. Je lui offre un madère.

— Oh ! impossible, mon brave… Voyez ! l’averse s’achève…

Il est pressé. À Paris depuis deux jours, pour ses affaires, il repart le soir même, afin d’aller rejoindre sa femme en villégiature à Cabourg, comme tous les étés. Ici, par politesse, je me vois obliger de lui demander, d’une voix distraite, des nouvelles de sa femme. Oh ! elle va mieux ! L’air de la mer lui est toujours favorable. Puis, il me donne un tas de détails : « Nous ne nous sommes presque pas baignés… La plage est même peu fréquentée… Des vents de l’Ouest insupportables… » En attendant, un temps précieux s’écoule. Il ne pleut plus. Un rayon de soleil couchant perce les nuages, prend en enfilade les arcades. Au moment où je vais aborder enfin un sujet, dont, malgré notre intimité, je n’ose parler sans une espèce de honte, Germondy arrête un fiacre vide et monte.

— Où voulez vous que je vous mette ?… Du côté de la Madeleine ?

L’idée de sentir mon cri de souffrance coupé par les cahots de la voiture ne me tente pas.

— Merci. Je vais à la Bastille, moi !

Et, nous nous sommes séparés.


Même jour.

En y réfléchissant, malgré les poignées de mains et les protestations cordiales, je trouve que Germondy, dans cette rencontre, s’est montré froid. Il ne m’a plus invité, comme les aunées précédentes, à passer quelques jours dans leur villa au bord de la mer. D’ailleurs, je n’y aurais quand même point mis les pieds. Lorsqu’on vit avec une femme, il est impossible de conserver dans leur intégrité ses anciennes relations. Peu à peu un cercle d’abandon et d’isolement se creuse autour de vous. Parents, amis intimes, instinctivement, ou par discrétion, ou par égoïste indifférence, vous tiennent à l’écart.


6 septembre.

Avec ça, mes affaires vont mal. Je ne gagne pas davantage et mes dépenses se trouvent triplées. Je m’endette. Pour avoir acheté coup sur coup deux robes à Célina, je ne me suis pas trouvé en mesure de payer un billet souscrit à mon tailleur. Vers les fins de mois, je n’ai plus la ressource économique de dîner fréquemment en ville : maintenant il faut que la marmite bouille tous les jours. Et Célina, par là-dessus, qui me fait des peurs, en se croyant à chaque instant enceinte. Ce n’est jamais vrai, heureusement. N’importe ! j’ai les charges du mariage, avec quelques autres soucis.


XI


Une nuit.

J’ai voulu veiller, ici, dans mon cabinet. J’ai prétexté une besogne pressante. Après s’être fait énormément prier, elle a fini par se mettre au lit. J’espère qu’elle dort. Il faut pourtant que je me méfie. Elle serait capable d’arriver sur la pointe du pied. Pauvre Célina ! si tu savais ce qui se passe en moi, à quoi je rêve !

L’an dernier, à cette époque, encore mon maître, je me rendais, le soir, dans une brasserie, près la gare de l’Est. Parfois, à travers la glace ternie de buée, je la trouvais attablée avec des messieurs, rieuse, faisant la folle. Alors, bête que j’étais et n’ayant sur elle aucune intention sérieuse, je n’entrais pas : ça me faisait quelque chose ! Puis, certains soirs, elle était seule à une table, devant un bock à moitié bu, l’air malheureux et délaissé. Ces soirs-là, au contraire, souffrant pour elle de son abandon, devinant des angoisses secrètes, je lui parlais presque contraint et forcé, par charité, et j’eusse préféré la trouver en joyeuse société. Eh bien, aujourd’hui, un an après, aussi peu fixé sur mes véritables sentiments, je me ronge dans l’incertitude.

Je rêve de lâcher Célina, de recouvrer ma liberté, de me morfondre à nouveau dans la mélancolie de la solitude. J’enrage de ne pouvoir me jeter tête baissée dans des sensations nouvelles. Mais je n’ai pas la force de trancher moi-même ce lien qui me fait saigner. Si je n’aime pas assez Célina pour me résigner à passer ma vie avec elle, je l’aime trop pour avoir le courage de la quitter ; je voudrais que l’idée d’une rupture lui vînt, à elle la première.

D’ailleurs, je ne m’illusionne point sur mon compte. Je sais ce qui se trouve au fond de mes tergiversations. Parbleu ! s’il n’y avait qu’à poser le doigt sur un bouton électrique, pour que tout fût consommé, je me déciderais immédiatement. Hélas ! la réalité se passe autrement. Il y aurait des secousses, des tiraillements, des cris, des attaques de nerfs. Enfin, un drame : un inconnu de scènes violentes, d’actes forcenés, d’explications douloureuses, toutes choses dont la menace me consterne et me rend faible. Voilà déjà longtemps, au milieu d’une de ses colères, je ne sais à propos de quoi, elle me disait : « … Je m’en irai ! Mais je veux qu’il te reste des souvenirs de mon passage. Je briserai, brûlerai, crèverai tout. Je laisserai chez toi un cimetière. »

Elle le ferait ! Ce n’est pas que je sois avare, que je tienne par trop à mes vieilleries. Je me sens prêt à un sacrifice. Je lui abandonnerais mon mobilier, le lit et sa literie, les fauteuils, la pendule et la glace, et la salle à manger, la batterie de cuisine, le linge de maison, tout enfin, à l’exception de mon cabinet. Ici seulement, où j’ai passé les meilleurs moments de ma vie, mes heures les plus dignes, les plus utiles, — les plus anxieuses parfois, mais de cette anxiété du travail, saine et parfois féconde, — ici, je suis tellement accoutumé aux moindres objets, qu’ils me semblent faire tous partie intégrante de moi-même. Je ne parle pas seulement de mes quelques toiles données par des amis, ni de mes livres. Ce serait une mort pour moi si une main osait s’abattre sur ce bureau, se vengeait sur mes travaux commencés, ou détruisait un seul de mes papiers, le plus insignifiant en apparence.

Mon Dieu ! que n’ai-je de l’argent ! L’argent simplifierait tout. Il me deviendrait facile de me garantir contre les éventualités rageuses d’une tempête. Il n’y aurait même pas de tempête. Je lui monterais quelque autre appartement dont je ferais une bonbonnière, ou je louerais à son intention quelque petite maison aux environs de Paris. Une fois installée là, ayant un chez soi, Célina s’accoutumerait à me voir de loin en loin seulement ; puis, nous nous séparerions un jour, sans secousse, à l’amiable. Peut-être resterais-je son ami ! Au lieu de cela, je redoute des abominations prochaines. Pauvre, j’en arrive à rêver des choses folles, oui ! des moyens de théâtre, des lâchetés et des traîtrises. Un ami, par exemple, qui la séduirait, par dévouement pour moi, afin qu’ensuite je les surprisse tous deux en flagrant délit.


XII


Encore un lundi.

Comme il y a quinze mois, je sors de chez les Germondy, ou je recommence à m’inviter à dîner. Mon meilleur ami ne se porte pas mal. Nous avons mangé du bar exquis, très frais, expédié directement de l’Océan, avec des riz de veau au jus et du faisan truffé. Pendant le repas, madame Germondy m’a semblé une femme nouvelle, heureuse de quelque grande joie, rajeunie. Enfin, au salon, lui, m’a donné l’explication : « Une nouvelle, mon brave ! Préparez-vous à être parrain avant six mois. » Et madame Germondy est devenue toute rouge. Autant que j’ai pu, je me suis associé à leur bonheur, en reprenant parfois du kummel russe. Puis, je me suis trouvé dans la rue, seul. En remontant à petits pas l’avenue de Clichy, tout à coup, au milieu de mes réflexions, j’ai tressailli. Un contact désagréable ! Celui de la vieille femme, en bonnet noir, qui vous pose une main sur l’épaule ! Mais j’ai ressenti bien autre chose, en me revoyant ici, dans mon appartement de garçon, vide de Célina. Depuis deux semaines que c’est fini, chaque soir, à l’heure ou je rentre, j’éprouve le même serrement de cœur.

Moi qui avais la naïveté de calculer une rupture, de redouter ceci, de vouloir éviter cela ! comme si c’était quelque chose que nos prévisions ! comme si la réalité ne déjouait pas les calculs et les prudences ! Quand l’heure a sonné, notre liaison s’est dissoute d’elle-même, comme une pincée de gomme jetée dans l’eau froide. Même aucun des accidents contre lesquels je voulais me garer ne s’est produit. Comme nous nous étions mis ensemble, nous nous sommes trouvés un jour détachés l’un de l’autre : sans savoir.

Le concours préliminaire de certains menus faits avait sans doute préparé la catastrophe. Une absence de quelques jours, que je n’ai pu éviter de faire, aura habitué Célina à ne plus me voir sans cesse. Pendant ces jours-là, des parlottes le soir chez la concierge, une intimité subite avec certaines locataires, d’autres causes encore, ont dû troubler la pauvre Célina. Sa tête aura travaillé. Sans compter qu’une fois, en allant à son marché, elle s’est, je l’ai su, trouvée nez à nez avec la veuve. La veuve, redevenue accommodante et doucereuse, je vois ça d’ici, aura longuement parlementé avec elle. Mais tout cela aurait pu se réparer. C’est encore moi le plus coupable. Le seul coupable ! Moi, qui rêvais machiavéliquement de la surprendre en quelque flagrant délit, je me suis stupidement laisser pincer avec Flore.

Oh ! cet avorton de Flore ! Quand j’y pense ! L’autre matin, il y aura quinze jours mercredi, je m’étais levé de très bonne heure, afin de donner un coup de collier pendant le sommeil de Célina.

Même, étant allés au théâtre la veille, nous nous étions couchés tard ; connaissant ma Célina qui aime à faire le tour du cadran, je me voyais trois ou quatre heures de bon travail assuré. Assis à peine à mon bureau, je venais de prendre la plume ; mes soucis et mes chagrins complètement oubliés, j’étais déjà plein d’espoir, me sentant, ce matin-là, une grande lucidité d’esprit, lorsque, soudain, j’entends qu’on monte l’escalier. On arrive à la porte. Puis, rien : je crois m’être trompé. Puis, au lieu de sonner, on frappe. On gratte plutôt ; oui, un discret et timide frottement, celui d’un doigt familier. De peur d’un coup de sonnette qui réveillerait Célina, je m’empresse d’ouvrir, croyant voir le porteur d’eau. Non ! c’est Flore !

Elle apporte une serviette oubliée la veille en nous rendant le linge, oubliée peut-être exprès. Posant son panier à terre au milieu de l’antichambre, elle me remet la serviette. Puis elle ne s’en va pas. « Vous êtes bien gentille ! » lui dis-je en souriant. Et je cherche dans mes poches ; le hasard veut que je n’ai pas un sou sur moi. Je me permets alors une familiarité, je veux lui prendre la main. Mais elle recule d’un pas vers la fenêtre, en jetant un regard effrayé sur la porte, restée grande ouverte, par où l’on pourrait, en effet, nous voir de l’escalier. Alors, curieux de savoir si j’ai deviné sa pensée, je ferme doucement cette porte, puis je viens lui reprendre la main. Cette fois, elle ne se dégage pas. Sans rougeur à la joue, sans tremblement involontaire, de l’air le plus naturel, elle reste là, tout contre moi, paraissant s’y trouver bien. Invinciblement attiré, je m’avance encore ; déjà, à travers le mince corsage d’indienne, mouillé de l’égouttement du linge au lavoir, je sens son cœur, son petit cœur, battre régulier comme un tic-tac de montre ; et sa résille blonde, aux quatre épingles dorées, m’arrive au visage, laissant passer de ses cheveux cendrés qui me chatouillent les lèvres. Je commence à perdre la tête ; que doit-il se passer dans la sienne ? Attend-elle quelque chose ? Est-ce une innocente, un instinctif désir qui s’ignore ? ou une lymphatique et molle nature, résignée à subir ? ou, encore, quelque précoce rouée, insensible, mais prête à tout ? Ses clairs yeux bleus, cernés d’un grand cercle, ne m’apprennent rien. Le papier gris de l’antichambre, tout uni, sans eau-forte de Manet, semble l’absorber. Puis, tournant le cou du côté de la fenêtre, elle considère le toit ardoisé de la maison d’en face. Moi, réfléchissant aux conséquences, pensant à Célina qui n’est pas loin, je me retire un peu. Pourtant, j’ai peine à me résigner au regret éternel de l’occasion manquée. L’envie est forte, j’effleure sa joue pâle. Voilà, soudain, qu’avec un abandon adorable, sa petite tête se laisse aller et je la sens, là, toute tiède, peser dans le creux de ma main. Alors, c’est fini ! je ne lutte plus ! je ne pense plus ! j’ignore où je suis et ce que je fais. J’ai pourtant conscience que le frêle corps de Flore est dans mes bras, qu’elle s’abandonne. Puis, une porte franchie, je nous vois tous les deux dans la cuisine, abattus sur la table, mêlée l’un à l’autre, ne faisant qu’un. Et cela dure jusqu’à une sorte de commotion électrique : la porte, brusquement ouverte, me bat les talons et Célina nous voit.

— Cochons ! Ne vous dérangez pas !…

Elle voulait balbutier autre chose, mais sa voix s’étranglait. Une seconde d’angoisse inexprimable. Puis, elle, si emportée d’habitude, si peu maîtresse du premier mouvement, comment a-t-elle fait pour ne pas se jeter sur moi, pour se retirer silencieuse et digne ?

Le soir, nous avons encore dîné ensemble comme d’habitude, l’un en face de l’autre, chacun enfoncé dans ses pensées, nous passant le pain et nous versant à boire, mais gardant le silence désolé de ceux qui n’ont plus rien à se dire. Nous mangions pourtant dans notre chambre, sur la petite table que, Célina et moi, nous placions souvent contre la cheminée. Moi, n’ayant pu rien prendre à midi, j’avais fait honneur plusieurs fois à l’excellent pot-au-feu, hélas ! le dernier. Puis, un reste de gâteau de riz avalé, le café bu et la nappe enlevée, Célina s’est tiré silencieusement les cartes. Je fumais mon cigare, en la regardant. Pourquoi cette malencontreuse dame de carreau sortait-elle tout le temps, « une blonde » ! Flore, n’est-ce pas ? Et je cherchais à lire dans le regard de celle qui interrogeait l’avenir, ou le passé. Son front étroit, bombé avec entêtement, restait impénétrable. Un moment, tout en étudiant religieusement ses cartes, distribuées en cinq paquets : « Pour ma maison. — Pour moi-même. — Ce que j’attends. — Ma surprise. — Ma consolation, » elle s’est mis à fredonner un air. Même, sa dernière réussite achevée, nous avons fait notre partie d’écarté quotidienne. Cela a produit comme une détente. Un sourire court, lui est revenu sur les lèvres, et elle s’est oubliée jusqu’à me tutoyer : « Ne tourne pas le roi ! » « Ne va pas te marquer la vole ! » Alors, j’ai été sur le point de lui demander pardon. Le cœur gonflé, prêt à me mettre à ses genoux, je me levais : un regard qu’elle m’a lancé, m’a cloué sur place. Bien m’en aura pris ! Un couteau de table traînait sur la cheminée, à sa portée.

Nous avons pourtant dormi encore l’un à côté de l’autre, toute la nuit, profondément. Puis, le lendemain, au retour d’une course matinale, d’où je rapportais une bague et un bouquet pour notre réconciliation, je n’ai plus trouvé Célina.


XIII


Trois heures et demie du matin.

J’ai tressailli. Un pas de femme dans l’escalier ! Puis, rien ! un bruit de clefs. Ce n’était que la locataire du quatrième, qui rentre tard.

Le bouquet, vite flétri, n’a duré que la semaine ; je l’ai jeté. La bague est ici, blottie dans le coton de la petite boîte ; mes yeux se sont mouillés, à la vue du myosotis en turquoises, qui attendra.

J’ai d’abord cru que Célina reviendrait d’elle-même. Puis, ayant su qu’elle était retournée chez la veuve, je me suis fait violence pour ne pas aller la relancer. Puis, comprenant que c’était bien fini, cessant d’espérer, j’ai repris une femme de ménage. Vers dix heures, demain matin, des coups de balai dans la cloison vont me réveiller, et j’entendrai une voix :

— Monsieur, votre charbon brûle, votre côtelette aussi !… Moi, si vous ne vous levez pas, je file !…

Ce sera le Chaudron.

LE
RETOUR DE JACQUES CLOUARD



I


À Carouge, dans la banlieue de Genève, la rue Winkelried, une courte ruelle, donne sur une large avenue qui conduit, à la ville. Carouge ressemble à Vaugirard : beaucoup d’ouvriers, de petits bourgeois ; déjà la province, à vingt minutes d’une capitale en miniature. Au milieu de la courte ruelle, une crémerie-fruiterie, dont les bottes de radis, les salades, choux-fleurs et carottes, les piles de fromages, font une grande tache gaie au milieu de la banalité des masures voisines. Le regard, accroché par cette sorte de nature morte claire, s’y arrête avec complaisance.

Le samedi, 10 juillet 1880, vers onze heures du matin, il n’y avait personne dans la boutique pleine de clarté. Seul, un gros chat, roux, dormait au soleil, étendu sur l’établi d’un savetier, qui occupait une étroite échoppe, prise dans la devanture. La tête du chat, hérissée de longues moustaches, touchait presque au tranchet. Son dos portait contre un tas de vieilles chaussures à ressemeler. Toutes sortes de morceaux de cuirs faisaient un fouillis entre ses pattes. Enfin, dans un coin, contre la muraille, sous une boîte à cirage et un marteau, une pile de journaux surmontait deux ou trois volumes dépareillés.

— Tiens ! fit en rentrant la fruitière, une lourde Suissesse à l’air réjoui ; monsieur Clouard n’est donc pas là ?

Puis, tirant un journal de sa poche, et se parlant toujours à elle-même :

— Je lui apporte quelque chose qui lui fera joliment plaisir.

Et la fruitière, ayant déployé la double feuille du journal, le déposa ainsi, tout ouvert, sur l’établi. Ne daignant pas risquer un regard, le chat continua à dormir, garanti du soleil. C’était un Petit Lyonnais, arrivé à Genève depuis quelques instants. En haut, sur une largeur de la page, on lisait en grosses lettres : « Vote définitif de l’amnistie. »

Monsieur Clouard était allé rendre une paire de bottines, à laquelle il avait remis des talons. Il fut bientôt là, debout sur le seuil de la boutique, grand, élancé, mais chétif, le dos un peu voûté et la poitrine creuse, tenant soulevé d’une main son tablier de cuir, plein de nouvelles chaussures à raccommoder. Alors, de sa voix brusque, cette fois tempérée par un sourire maternel, la Suissesse lui cria :

— C’est comme cela que vous gardez ma boutique, vous !… Eh ! si l’on était venu me voler quelque gruyère, un panier d’abricots ?

Comprenant la plaisanterie, Clouard souriait. Il n’avait pas bonne mine. Une vraie figure de papier mâché, dans laquelle s’enfonçaient de petits yeux, à cils rares et à paupières rougies, mais ardents et fébriles, luisant comme des braises. Son front haut, bombé, étroit, était couronné de cheveux poivre et sel, éclaircis et comme reculés par la calvitie naissante. Les pommettes des joues lui saillaient ; sa barbe inculte, mal peignée lui faisait une broussaille blonde, çà et là salie par des parties blanches. Rien que quarante-trois ans : presque un vieillard !

— Vous avez l’air toute gaie ce matin ! dit-il en s’approchant de la fruitière. Que vous est-il donc arrivé ?

Sans répondre, celle-ci pelait des pommes de terre pour le déjeuner. Mais, du coin de l’œil, elle surveillait Clouard. Lui, s’asseyait déjà devant son établi. Tout à coup, une exclamation ! Et se tournant vers la fruitière, le Petit Lyonnais à la main :

— C’est vous qui m’avez apporté… ? Vous êtes bien aimable, madame !

Il dévorait des yeux la dépêche de Paris, donnant le résumé de la dernière séance de la Chambre.

— Oui, l’amnistie !… C’est voté par la chambre !… L’amnistie !… Le Sénat n’a plus à y fourrer son vieux pif : c’est pas malheureux ! Ça y est !

Dans son émotion, il était plus pâle encore. Soudain, quittant le journal, il tendit la main à la fruitière :

— Madame, merci… C’est du fond du cœur !… Vous avez toujours été très bonne pour moi… Et vous avez voulu comme ça m’apporter, la première, la grande nouvelle ?

Puis, avec un sourire, qui n’était pas sans grâce, ni finesse :

— Alors, je vous dois un sou !

Mais la fruitière qui s’était levée, lui secouait la main.

— Écoutez, monsieur Clouard, cria-t-elle d’une voix de stentor et en riant aux éclats ; ça ne fait rien que mon mari ne soit pas rentré : vous pouvez m’embrasser !… Je suis assez vieille, et laide, il n’y a pas de danger ! Puis, il n’y en aurait pas avec un honnête homme comme vous… Embrassez-moi carrément.

Et elle approchait sa bonne large figure, sur laquelle il déposa trois gros baisers.

Maintenant, toujours à son établi, pendant que la fruitière préparait le déjeuner, Clouard lut et relut le journal. De temps en temps, il s’accoudait à côté du chat endormi ; puis, une joue dans le creux de la main, interrompant sa lecture, il regardait dans le vide. Sa pensée le transportait-elle au milieu des êtres chers, pas revus depuis dix ans ? Pourquoi cette ride d’inquiétude qui lui plissait le front ? Il était de plus en plus pâle. Toute sorte de réflexions passaient dans ses yeux, il y en avait de tendres, qui humectaient le rebord rougi de ses paupières ; et de poignantes, de douloureuses, qui crispaient ses doigts et son visage. En faisant cuire ses pommes de terre frites, la fruitière l’observait à la dérobée.

— Diable ! pensait-elle, les bonnes nouvelles lui font un curieux effet… Celui-ci n’a pas l’air drôle, lorsqu’il est heureux.

Pendant le déjeuner, elle et son mari n’arrachaient de leur pensionnaire que des monosyllabes. Au café, en fumant une pipe, M. Clouard, pour couper court à leurs félicitations interminables et à leurs questions indiscrètes, leur lut le Petit Lyonnais.

La Chambre française avait adopté, en bloc et sans discussion, l’amnistie accordée en deuxième délibération par le Sénat. Mais le journal donnait in extenso le compte rendu de la séance du Sénat. Ce n’était guère amusant, et d’un embrouillé ! On ne savait sur quelles pointes d’aiguilles avait piétiné la discussion. Des mots vagues, des cheveux coupés en quatre, des arguties ! Des articles votés et aussitôt annulés par des exceptions, que des paragraphes additionnels annulaient elles-mêmes ! Pourtant, à déchiffrer ce grimoire, on s’imaginait voir les têtes de ces gredins de sénateurs : ceux qui votaient oui, grillant d’envie de voter non, et ceux qui votaient non, suant de peur pour n’avoir pas voté oui. C’était donc cela, la politique ! Une mesquine et plate comédie, une simple blague, toujours la même, en tous temps et sous tous les régimes. Les deux bons Suisses, ouvrant leurs oreilles, écoutaient religieusement, intrépidement. Peu à peu, l’étonnement d’abord, puis l’ennui passaient sur leur visage.

La lecture achevée, le mari et la femme sortirent pour leurs affaires. Le savetier, resté seul, garda la boutique et, de tout l’après-midi, ne quitta pas son établi. Moins pâle, devenu calme, n’ayant plus d’absences, il travaillait. Jamais il ne s’était servi avec plus d’entrain de l’alène ou du tranchet. Les habitants de la rue Winkelried, en passant devant lui, se disaient : « Diable ! aujourd’hui, le père Clouard n’est pas en train de flâner ! » Mais, un peu après cinq heures, le fruitier étant revenu le premier de ses courses, Clouard interrompit son travail et monta au dernier étage de la maison, dans le petit cabinet meublé où il logeait. Là, un brin de toilette. Il cira ses souliers, se lava le visage et les mains, passa une chemise propre. Au bout d’un quart d’heure, vêtu de ses plus beaux habits, c’est-à-dire d’un pantalon gris et d’une longue redingote noire, mal faite et râpée, il prit le tramway qui va de Carouge dans l’intérieur de Genève.

En descendant du tramway, Clouard se dirigea vers le Café de la Couronne. C’était l’heure de l’absinthe, le café regorgeait de consommateurs. Le temps étant magnifique, toutes les tables du dehors se trouvaient occupées. Ce Café de la Couronne, et le Café de Paris, un peu plus loin, en face du Rhône, étaient alors le rendez-vous des réfugies français. Les célèbres de l’insurrection, ceux qui avaient occupé un poste important et les journalistes, venaient là régulièrement, surtout ceux qui, ayant la nostalgie du café de Madrid ou du café de Suède, n’auraient pas manqué, même pour une commutation de peine, d’y flâner chaque soir, pour lire et commenter les journaux, deviser, discuter, cancaner, enfin se croire un peu sur le boulevard. Ce jour-là, outre les habitués, tout le ban et l’arrière-ban des communards se trouvaient au Café de la Couronne, formant un grand cercle. Du plus loin que Clouard fut aperçu, ses compatriotes, même ceux qui auraient été fort embarrassés de dire son nom, le reconnurent, et l’appelèrent, en faisant de grands bras : « Bonjour, mon vieux ! — Qu’est-ce que tu prends ? — Tiens ! voilà une chaise. — Il a fallu ça pour te démarrer : on ne te voit jamais ! — À propos, ton nom ? je le sais pourtant et je ne m’en souviens jamais. » Plusieurs, très émus, l’œil brillant, quelque peu éméchés, lui donnèrent fraternellement l’accolade. Rochefort lui toucha la main. Mais, une fois assis, son verre apporté, quand Clouard eut trinqué avec ses voisins, échangé quelques phrases sur des généralités, il ne tarda pas à se sentir isolé.

La conversation était animée, joyeuse, bruyante. On faisait tout haut des projets ; beaucoup parlaient de Paris : la fête du 14 juillet serait magnifique ! Certains partaient le soir même, avec Rochefort ; la plupart filaient le lendemain matin ; mais Clouard gardait le silence, ne trouvait rien à dire, ne sachant quelle contenance garder sur sa chaise. Timide et fier, lui le partait ni le soir, ni le lendemain ! Ah ! on lui aurait payé sa place en express, qu’il n’aurait avoué à personne le pourquoi ! À la fin de l’hiver, une maladie de six semaines l’avait mis en retard envers le fruitier et la fruitière de la rue Winkelried. Pouvait-il partir en devant à ces excellentes gens, si secourables ? Donc la France, cette France du côté de laquelle le soleil commençait à se coucher, là-bas, ne lui était pas encore ouverte. Quinze jours, peut-être un mois, il lui faudrait peiner pour payer sa dette. Mercredi, le jour de la grande fête nationale du 14 juillet, on illuminerait sans lui. Aussi la joie des autres lui serrait le cœur ; les hommes ne seraient donc jamais égaux, même devant l’amnistie. Emprunter ? Certes, la fraternité était une chose moins creuse et moins illusoire que l’égalité : parmi les réfugiés, se trouvaient de braves cœurs ; des camarades généreux lui avanceraient volontiers quelques pièces de cent sous. Il n’avait qu’un mot à dire, à tel et à tel. Tout autre que lui aurait déjà… Non ! on ne se refait pas ! Il est si pénible, pour certains caractères, de prendre quelqu’un à l’écart et de commencer à voix étranglée : « Je voudrais vous demander un service : ne pourriez-vous pas, mais là, pas pour longtemps, jusqu’à telle époque, m’avancer la somme de… ? »

Au lieu de prendre quelqu’un à l’écart, le savetier recula seulement sa chaise, bourra une pipe, tomba dans une profonde mélancolie. La soirée était magnifique. En face, le lac de Genève, comme un grand enfoncement bleu entre les hautes dentelures des montagnes, rosées par le soleil couchant, semblait un décor de féerie. Un bateau à vapeur partit de l’embarcadère placé devant le Café de la Couronne, à quelques pas. Le pont était couvert de passagers, messieurs avec des lorgnettes en sautoir, dames en robes claires. Un gai panache de fumée, d’abord blanche, puis noire, s’envolait de la cheminée. Tout de suite, une commotion au cœur : sa pensée à cent cinquante lieues de là et à quinze ans en arrière ! Au lieu du lac, la Seine et ses bateaux-mouches ; l’évocation de quelque souvenir heureux, comme un grand voyage à Suresnes ; un dîner sur l’herbe, puis un lent retour, en remontant le fleuve, à deux sur le pont, se serrant l’un contre l’autre au milieu de la cohue des passagers du dimanche.

La nuit tombait, le Café de la Couronne devenait désert. Il ralluma sa pipe et revint à pied à Carouge. Après le dîner, quel ne fut pas l’étonnement du fruitier et de sa femme de voir leur pensionnaire se mettre à un ressemelage, le soir, contre toutes ses habitudes. Le lendemain, au lieu de faire la conduite à ceux qui partaient, levé deux heures plut tôt que d’habitude, il peinait dur. Après le repas du soir, il travailla à la chandelle.

— Vous allez vous tuer, monsieur Jacques, lui dit la fruitière, ne devinant pas encore.

Elle comprit tout à coup, la brave femme, et retint une exclamation. Puis, le soir, au lit, elle causa longuement avec son mari. Et leur conversation amena ce résultat : le lendemain, mardi 13, ces braves gens accompagnaient leur pensionnaire à la gare, au train de onze heures. Non seulement ils ne voulurent rien recevoir de l’arriéré de quatre-vingt-trois francs, mais ils remirent à celui qui partait dix-sept francs, « pour faire la somme ronde ».

Clouard se défendait :

— Pour ça, non ! jamais !… Vous voyez que j’ai amplement de quoi prendre ma troisième classe.

— Acceptez toujours, ou ne sait pas… Vous nous rendrez plus tard, tout à la fois.

On s’embrassa.

— Je vous écrirai bientôt ! leur cria-t-il par la portière.

Genève était loin ; Jacques se sentait encore tout triste de quitter, sans doute pour toujours, cette Suisse hospitalière où il avait trouvé de braves cœurs. Soudain, un ralentissement du train, un arrêt. Tandis que des employés, d’une voix endormie, disaient : « Bellegarde… Bellegarde… » la portière s’ouvrit, et un douanier impoli, presque brutal, vint lui ordonner de retourner ses poches. Jacques Clouard était en France.


II


Jacques Clouard était en France. Ces arbres, ces prairies, ces champs de blé, ces côteaux couverts de vignes, ces fermes aux volets clos, ces chemins vicinaux blanchissant à la clarté de la lune, ces villages endormis dont le clocher se profilait un moment sur le ciel, toute cette contrée inconnue qu’il voyait se dérouler peu à peu par la portière comme une fantasmagorie de lanterne magique, c’était la patrie. Et il lui semblait que ses poumons respiraient plus largement. Un poids, qui avait pesé sur lui pendant des années, ne l’oppressait plus. Dispos, léger, heureux de vivre, trouvant la nuit douce, aimant les trépidations du train en marche, ému par les sifflements de la locomotive, il lui semblait que chaque tour de roue le rapprochait de quelque joie extraordinaire.

Deux autres amnistiés, retrouvés à la gare, étaient assis en face de lui. À l’autre portière, des gens du pays, paysans des villages voisins ; ceux-ci descendirent bientôt. Une fois seuls, les trois voyageurs cassèrent une croûte. Au moment des adieux, la fruitière avait fourré de force, dans la poche de Clouard, un demi-saucisson et un immense morceau de gruyère. Ses camarades, eux, avaient du pain et du vin. On se passe le litre à tour de rôle et l’on but à la régalade. Puis, chacun fuma une pipe, en parlant de Genève, de voyage, de l’heure où l’on arriverait à Dijon, de Paris, où ils se trouveraient le lendemain soir, à la fin de la fête. La pipe éteinte, les deux camarades s’étendirent chacun sur une banquette. Tout de suite ils ronflèrent. Clouard, à l’autre portière, s’étendit comme eux ; mais le sommeil ne vint pas.

Vers trois heures du matin, l’aube parut. On avait dépassé Bourg. Pendant que le train omnibus continuait sa marche, entrecoupée à chaque instant par de nouveaux arrêts, Clouard, qui n’avait jamais eu si peu envie de dormir, réfléchissait. Ses idées filaient plus vite que la locomotive. Dans une demi-fièvre, il voyait se dérouler toutes sortes d’images du passé.

D’abord, un club de 1848. Tout gamin, n’ayant pas onze ans, il était là, debout, dans la foule, à côté de son père qui le tenait par la main. À la tribune se succédaient des orateurs : les uns, peu écoutés, de purs grotesques, bredouillaient très vite des phrases pompeuses, interminables, apprises par cœur, jusqu’à ce qu’une tempête de cris, de rires, de lazzis, de sifflets vint les forcer à regagner piteusement leurs places ; d’autres, au contraire, parlaient avec leur cœur : suspendue à leurs lèvres, la foule vibrait longuement sous leur parole. De beaux enthousiasmes pour la liberté et la justice, la fierté des revendications plébéiennes, les accents mâles des révoltes, les cris de douleur poignants de la misère sociale, tout cela faisait frissonner l’assistance comme un champ de blé aux épis mûrs, tantôt balancés par des souffles doux, tantôt couchés par un grand vent. Et lui, très enfant, comprenait à sa manière : criant des bravos de sa voix grêle, puis, crispant de colère sa petite main dans la main de son père. Oui, à onze ans, Jacques Clouard, fils d’un insurgé de Juin, avait déjà des passions politiques !

Son père trouvé mort sous la barricade, la poitrine trouée. Les longues années d’adolescence misérable, seul avec sa mère, dans leur étroit logement de la rue Saint-Vincent à Montmartre. Son cabinet mansardé, tout là-haut, d’où la fenêtre avait vue sur les tombes blanches du petit cimetière. Le lit prenait presque toute la place ; on y brûlait l’été, l’hiver il y pleuvait. Mais que d’après-midi du dimanche passés là, à lire le Contrat social et deux ou trois volumes dépareillés de Proudhon, tandis que ses jeunes camarades couraient les cafés, les bastringues ! Lui, tâchait de s’instruire, réfléchissait, échafaudait toute sorte de beaux rêves où l’humanité, transfigurée par l’instruction et les bienfaits d’une République idéale, vivait très bonne et très heureuse.

Bientôt, à ses rêves de bonheur social, s’en mêlèrent d’autres, plus intimes, plus doux. Il avait commencé à désirer la femme, l’amour de la femme. Vivre heureux et libre, dans la paix universelle, ne lui suffisait plus : le bonheur serait de vivre à deux. Un bras plus délicat qui s’appuierait sur le sien ! Une compagne, une moitié de lui-même, qui partagerait ses joies et ses peines ! Avoir un intérieur, où il reposerait, après les labeurs de la journée.

Même, il se souvenait d’une époque troublée, cuisante et malsaine, de son adolescence. La nuit, des désirs de feu, des visions voluptueuses le tenaient éveillé dans sa couchette. La maison de cordonnerie pour laquelle il travaillait avait la spécialité des chaussures de femmes : ne lui arrivait-il pas de rester en contemplation devant son œuvre, quelque mignonne et élégante bottine inachevée. Quel pied adorablement cambré chausserait-elle ? La verrait-on tournoyer dans un bal à l’extrémité d’une jambe faite au moule, courir furtivement à des rendez-vous d’amour ? Ces rendez-vous d’amour ne seraient jamais pour lui, une poignante mélancolie lui comprimait la poitrine.

Un soir, barrière de Clichy, en remontant à Montmartre après son travail, il s’arrêta au milieu d’un grand cercle de gens écoutant un couple, le mari et la femme, qui chantaient des romances patriotiques ou sentimentales. Tout à coup, il sentit une main presser la sienne. Une fille lui avait parlé à l’oreille. Et il s’était laissé entraîner chez celle-ci, dans une chambre honteuse d’hôtel garni. Pour quarante sous ! Il en était redescendu le cœur triste, avec un tel dégoût de l’amour à tant la séance, que, la timidité aidant, il était resté longtemps chaste. Puis, il s’était marié de bonne heure.

Marié, père de famille, il avait eu réellement pied dans la vie ; il avait connu un surcroît d’inquiétudes, de misères, avec, çà et la, des heures qui lui semblaient maintenant calmes et douces, embellies qu’elles devaient être par le souvenir. Sa femme, une vaillante travailleuse, Adèle Clément, maladive et maigre, possédait une volonté de fer. Pas belle avec cela ; un long nez dans une figure osseuse, jaune comme un coing. Mais ce n’est pas la beauté qui met du bœuf dans la marmite !

Le pot-au-feu ! De la marmaille : une fille d’abord, puis trois autres qui n’avaient pas vécu, enfin un garçon, survenu tard, après onze ans de mariage ! des hauts et des bas ; des chômages, des maladies, des danses devant le buffet vide, des nippes portées au Clou, le coup dur du terme chaque trimestre, telle avait été sa vie pendant douze ou treize ans : quelque chose de pas drôle ! Un lourd fardeau, qu’il n’eût jamais supporté tout seul, sans l’aide de son énergique Adèle.

Toujours trimer, du Jour de l’An à la Saint-Sylvestre ; ne jamais être plus riche ; s’user à petit feu, et se sentir vieillir dans cette bataille quotidienne du pain à gagner : voilà ! Ce n’est pas la peine qu’on se donne qui coûte, mais « ne pas avoir d’espoir » ! Être certain que l’on ne sera jamais plus avancé, jusqu’au jour où l’on sera couché dans la fosse commune, au Père-Lachaise. Aussi, nom de Dieu ! sa journée achevée, quand il était resté des heures et des heures à tirer l’alène, immobile sur sa chaise, il en avait jusque-là ! Un besoin de mouvement et d’agitation le transportait. Ah ! si l’on était venu lui chercher dispute en ces moments-là, il eût volontiers tout cassé ! Adèle évitait même de lui parler, en ces heures d’énervement et de fureur concentrée. Que faire, alors, pour se détendre ? On vivait sous l’empire autoritaire, en plein étouffement : silence partout ! Ni liberté de tribune, ni liberté de réunion. Pas même un journal intéressant à lire. Pas la moindre bouffée d’air sain pour rafraîchir son front brûlant. Que faire ? Courir les mastroquets avec les camarades, lever le coude et se rougir la trogne, s’abrutir ? Ou bien se renfoncer dans les rêves creux, relire Proudhon et le Contrat social, échafauder des républiques idéales, véritables paradis terrestres, où ne régneraient que les lois naturelles : la justice et la fraternité ? Eh bien, non ! se repaître de songes creux n’était pas assez substantiel. Et l’alcoolisme était trop bête. Ce qui l’avait soutenu, pendant ces années étouffantes de l’empire, c’était de guetter l’heure vengeresse ou s’écroulerait de lui-même le haïssable château de cartes du despotisme.

Aux heures les plus prospères en apparence, aussi bien sous la glorieuse poudre aux yeux de la guerre d’Italie que, plus tard, pendant le pompeux apparat de l’Exposition de 1867 ; que, plus tard encore, sous l’insolent triomphe du plébiscite, lui, appliquant l’oreille contre terre, comme les sauvages qui savent ouïr un bruit lointain imperceptible pour des oreilles civilisées, s’était réjoui en secret des premiers craquements avant-coureurs du cataclysme définitif. L’avertissement mystérieux de Sadowa, le prodigieux doigt dans l’œil de la guerre du Mexique, le réveil de l’esprit public aux élections générales, la grossière mascarade de l’empire libéral : comme il avait joui au fond de son être de ces sourdes lézardes de l’édifice ! Il leur avait découvert un sens caché, une signification profonde, l’indice du prochain affranchissement. Une belle époque, après tout, que ce ministère Ollivier où, malgré les sept millions de « oui », les pavés, çà et là, commençaient à se soulever d’eux-mêmes, les barricades à pousser comme des champignons, et où, chaque soir, sur les boulevards effarouchés, des files sombres de sergents de ville passaient lentement.

Puis, les faits s’étaient précipités, la déclaration de guerre à la Prusse, nos désastres, Reischoffen, Bazaine enfermé dans Metz, Sedan, le 4 septembre. Cette journée-là, par un radieux soleil faisant reluire cent mille baïonnettes sur la place de la Concorde, sans effusion de sang, au milieu de la satisfaction générale, l’empire, sans prendre le temps de faire ses malles, s’était sauvé comme un caissier filant sur Bruxelles. Quel soupir de soulagement dans les poitrines ! Quelle joie profonde, mais grave, attristée par la pensée que l’ennemi, victorieux, arrivait sur Paris, à marches forcées ! Ensuite, un triste lendemain : les cinq mois du siège, l’inertie du gouvernement, le pain noir ! La triste découverte que l’étiquette seule de l’empire avait disparu, mais que rien ne serait changé dans les institutions ! Les inutiles larmes de Jules Favre à Ferrières, et les bulletins du général Trochu ! La famine, la capitulation, la paix honteuse ! Enfin, la Commune.

Ici, une sorte de voile obscurcissait les souvenirs de Jacques. Il ne savait plus trop comment il s’était trouvé embarqué dans cette aventure. Pour suivre les camarades, assurément. Au commencement du siège, s’imaginant que les Prussiens allaient tenter une attaque de vive force, et qu’on ferait le coup de feu au rempart, il s’était engagé avec enthousiasme dans la garde nationale. Puis, revenu de ses illusions patriotiques, il était resté dans la garde nationale sédentaire, tout simplement pour les trente sous ; quarante-cinq, parce qu’il était marié.

Le 31 octobre, il avait bien fait partie des cent cinquante mille hommes qui s’étaient portés à l’Hôtel de Ville : le 18 mars, il s’était naturellement trouvé avec ceux qui voulaient que la garde nationale conservât ses canons : mais qu’avait-il fait personnellement, lui, Jacques Clouard, pendant ce second siège ? Mon Dieu ! absolument ce qu’il avait fait pendant le premier : rien ! Encore des nuits de garde, passées à défendre la mairie de Montmartre, la porte d’Ornano, un magasin de fourrages, d’autres postes nullement menacés. Toujours de longues heures de faction, le flingot ancien système au bras, avec, de loin en loin, des rondes-major inutiles, où quelque officier fédéré en grand mystère, échangeait le « mot d’ordre » contre le mot de « ralliement ».

Seulement, l’ancien capitaine de leur compagnie, celui du premier siège, était un bourgeois qui volait le gouvernement de la Défense nationale et bourrait ses poches avec des sommes pêchées dans l’eau trouble de ses comptes ; tandis que le nouveau, celui de la Commune, honnête, mais toujours pochard, était un bon diable qui n’eût pas fait tort d’un sou à personne, mais qui, affligé d’une soif inextinguible, vous avait le pif couleur du drapeau de l’Insurrection.

Un jour pourtant, on les avait fait sortir de l’enceinte fortifiée, la compagnie entière, officier en tête. On avait reçu de la place une mission : se rendre sans armes à Levallois-Perret, afin de déblayer la gare de toutes sortes de marchandises qui gênaient la défense. On était parti à pied, de très grand matin, avec des vivres. Il n’avait pas fallu moins de six à sept heures pour bâcler la corvée. Puis, le soir venu, quand la compagnie, toujours sans fusils, mais marquant le pas et rangée en bataille, se présenta à la porte d’Asnières, non seulement on trouva la porte fermée, le pont-levis en l’air, mais quelques sentinelles de l’armée de Versailles firent feu tout à coup sur la bande des fédérés, dans le tas, et descendirent quatre camarades. Nom de Dieu ! Les Versaillais étaient dans Paris, déjà les maîtres de toute la région Nord-Ouest. Alors sauve qui peut ! Et de se disperser dans la banlieue, et de rappliquer chacun chez soi, de son mieux, en prenant des détours, naturellement. Pendant toute la semaine sanglante, Jacques Clouard n’avait pas bougé de chez lui, son fusil et ses effets de garde national jetés, prudemment retenu au logis par la sollicitude d’Adèle.

— Mais laisse-moi au moins faire un tour… Tiens, regarde, Paris entier est en flammes… Un tas de monuments brûlent. Vois ! Un immense nuage noir, çà et là ensanglanté de rouge, barre le ciel.

— Tu peux bien regarder tout ça de la fenêtre !

— Tu m’ennuies, à la fin. Je te répète qu’il n’y a pas de danger pour ceux qui n’ont rien fait ; et toi, tu sais bien que, après tout, je n’ai rien fait.

— C’est comme si tu chantais !… Je te dis qu’il faut rester chez nous.

Les derniers coups de canon tirés du Père-Lachaise, quand les monuments incendiés ne furent plus qu’un amas de cendres fumantes, Jacques avait repris son train-train de vie ordinaire. Il trouvait du travail et se croyait désormais tranquille, l’ayant échappée belle, par exemple, le jour de la promenade à Levallois-Perret, mais à l’abri maintenant de toute poursuite, se disant même, dans sa quiétude égoïste : « Après tout, ce n’était pas si terrible que ça ! » Lorsque, un matin, plusieurs mois après, se trouvant encore au lit avec sa femme, soudain, un « toc ! toc ! » discret à la porte. Deux mouchards en bourgeois, l’un vieux et brutal, l’autre, tout jeune, égrillard et gentil, venaient le cueillir au petit jour.

— Que me voulez-vous, messieurs ?

— Ne vous appelez-vous pas Jacques Clouard ?

— Oui, marié, père de famille…

— Votre âge ?

— Trente-trois ans, messieurs. Mais pourquoi, s’il vous plaît, cet interrogatoire ?

— Eh bien ! il existerait une condamnation par contumace prononcée contre vous.

— Une condamnation ? La bonne farce ! s’était écrié Jacques, sans la moindre émotion. Et, une condamnation à quoi ?

Ici, de l’hésitation chez les deux mouchards, Une main dans la poche, pour palper le revolver tout armé. Puis, le jeune, le loustic, d’une voix hésitante qu’il s’efforçait de rendre douce :

— Il paraîtrait que vous êtes condamné à mort, mon ami.

— À mort ! Comment ? À mort !

— Seulement par contumace… Tenez ! moi, si je me trouvais à votre place, savez-vous ce que je ferais ?… Je m’habillerais d’abord, bien tranquillement, puis… Oui, vous devriez venir avec nous, vous expliquer chez le commissaire de police du quartier.

Voilà comment Jacques Clouard, sans gestes ni grands cris comme dans les mélos, mais, là, très naturellement, en douceur, s’était trouvé pris dans un engrenage, dont, au bout de dix ans, il ne s’était pas encore dépêtré.

Du commissariat de police au Dépôt, dans une cellule, comme le dernier des malfaiteurs. Du Dépôt, transféré à la prison de Versailles ; puis, passant devant le premier conseil de guerre, et condamné contradictoirement à la déportation à vie dans une enceinte fortifiée ; déporté en Nouvelle-Calédonie ; évadé de Nouméa, ayant passé pour mort à la suite de l’évasion, et supprimé des registres de l’état civil ; alors, de Genève, où il avait prudemment attendu l’amnistie sans donner signe de vie, il avait seulement écrit deux lettres, restées l’une et l’autre sans réponse, à sa femme, qui avait dû changer plusieurs fois d’adresse en huit ans. De sorte qu’il était resté sans aucune nouvelle de sa famille : ni de sa femme, ni de sa fille Clara qui devait être entrée dans sa dix-septième année, ni de son petit Pascal. Seulement, aujourd’hui, le mauvais sort devait être conjuré ; ses malheurs touchaient sans doute à leur fin. Et, pendant ces méditations de Jacques, le train omnibus continuait de n’avancer qu’avec une déplorable lenteur. Vers le milieu du jour, une heure d’arrêt à Dijon ; il mangea. Remonté en wagon, ses paupières devinrent lourdes ; il dormit plusieurs heures. Soudain, il s’éveilla. Le train était arrêté. Et, de la portière, un employé, debout sur le marchepied :

— Votre billet, s’il vous plaît ?

Jacques Clouard arrivait à Paris.


III


En posant le pied sur le trottoir bitumé du débarcadère, Jacques se sentit doucement ému. Enfin, il foulait le sol de Paris, de la ville natale. Tout ce qu’il avait souffert pendant ces dix ans n’existait plus. La pitoyable aventure de l’exil n’était qu’un mauvais rêve. S’il l’eût osé, il se fut agenouillé sur cette terre dont il avait longtemps été privé, et, pour en bien reprendre possession, il l’eût ardemment baisée… Ses deux compagnons de route éprouvaient aussi quelque chose. Tous les trois se serrèrent silencieusement la main. Au moment de passer par la sortie, comme des détonations lointaines éclataient, ils se regardèrent.

— Entendez-vous ?… La fête !

— Très chic ! Ce n’est pas fini !

— On nous salue… Merci et bonjour, citoyens !

Ils parlèrent de leurs bagages. Au lieu de s’empêtrer chacun de sa malle, le mieux était de serrer le bulletin dans son porte-monnaie. On reviendrait demain chercher son balluchon. Le plus pressé était de courir à la fête, dont les rumeurs profondes leur arrivaient. Le cadran de l’horloge marquait dix heures vingt. Les six feux d’artifice devaient être tirés ; mais l’on arrivait à temps pour les illuminations.

— Tiens ! il pleut ! fit tristement Clouard, en voyant les vitres de la salle d’attente toutes mouillées.

C’était vraiment fâcheux. Le bon Dieu n’était décidément qu’un Versaillais, qui n’aimait pas les vieux solides de la Commune. Il aurait pu se passer de leur asperger le visage de ces larges gouttes. Mais à peine au milieu de la descente, ils oublièrent la pluie : ils s’étaient retournés, et, ce qui les impressionnait, c’était la façade de la gare, illuminée jusqu’au faîte, de frises de gaz, autant de lignes de feu dessinant toute l’architecture.

Alors, une curiosité, l’envie de tout voir, leur fit hâter le pas. Ils prirent la rue de Lyon, laissant à droite le boulevard Mazas, où quelques maisons, couvertes de lanternes vénitiennes, faisaient ressortir la tristesse sombre des hauts murs de la prison.

À l’intersection de la rue de Lyon et de l’avenue Daumesnil, ce fut comme une sensation très douce, quelque chose leur fit du bien au cœur. Très haute, sur un piédestal, entourée de mâts et de drapeaux, au milieu d’une sorte de chapelle ardente, une statue de la République, majestueuse, en bonnet phrygien ! C’était bien elle, la noble vierge, qu’ils avaient longtemps aimée, pour laquelle ils avaient sacrifié leurs belles années ! Ils la retrouvaient, grave et sereine, entourée de ce même culte passionné qu’ils lui avaient gardé toujours, au plus profond d’eux, jusqu’au delà des mers. Et, ce qui commençait à les pénétrer aussi, c’étaient les effluves d’une joie large répandue dans l’atmosphère ; voix humaines criant des vivats, orchestres en plein vent, explosions de pièces d’artifice. Le lointain brouhaha d’une capitale, la sensation chaude de deux millions d’êtres remués par une surexcitation commune. La pluie cessait ; de larges éclairs embrasaient le ciel, élargissant l’illumination générale.

Tout à coup un cri d’enthousiasme leur échappa et ils s’arrêtèrent béants. Sur la colonne de Juillet, éclairée par quatre réflecteurs électriques, tout en lumière sur le fût sombre, comme planant, apparut le Génie de la Liberté. Ils battirent des mains.

— Bravo ! Vive la Liberté !

Ils ne pouvaient se lasser de la contempler. Elle, aérienne et lumineuse, semblait la déesse de la ville, de la terre entière. C’était pour fêter sa présence définitive et la retenir parmi nous, l’étrangeté de ces ballons oranges, disposés en guirlandes lumineuses autour de la place de la Bastille. D’autres ballons oranges pendaient au milieu des arbres, comme des fruits mystérieux. Et la gare de Vincennes, par-dessus ses frises de gaz, élevait des fanaux de locomotives, dont les feux tricolores brûlaient, eux aussi, pour la Patrie et pour la Liberté. La foule était compacte. Des groupes de trois ou quatre cents personnes, hommes et femmes, bras dessus bras dessous, avec des militaires, portant, les uns, des lanternes au bout de bâtons, les autres des rameaux de feuillage, faisaient le tour de la colonne en chantant, sur l’air des lampions : « les Jésuites sac au dos », et le premier couplet de la Marseillaise, puis, sur l’air de la polka de Fahrbach : « les Jésuites sont partis ! ah ! ah ! ah ! » Mais ni cohue, ni bousculade. Pas d’encombrement. Le peuple marquait le pas, sous les éclairs, mouillé par une nouvelle averse. Chacun tenait scrupuleusement la droite.

Boulevard Beaumarchais, plus de groupes distincts, mais un fleuve, s’écoulant en ordre. De cinquante en cinquante mètres, trois grands lustres de verres blancs, suspendus, l’un, au milieu de la chaussée, les autres, au-dessus de chaque contre-allée. Clouard et ses compagnons s’abandonnaient au courant.

La griserie générale les surexcitait encore. Plus de fatigue des vingt heures en chemin de fer ! Ils n’avaient pas mangé depuis Dijon, devaient se rendre chacun dans un quartier différent : n’importe ! À plus tard, les affaires. Pour le moment, rien qu’un besoin de se faufiler au plus épais, de chanter comme les autres, de danser, d’applaudir, de crier, eux aussi : « Ah ! ah ! ah ! »

Place de la République, l’encombrement fut tel qu’il leur fallut s’arrêter. Devant la statue, un monsieur, sur le piédestal, auprès des lions, chantait, seul, le premier couplet de la Marseillaise. Clouard et ses deux camarades joignirent leurs voix à celles du chœur formidable, reprenant : « Aux armes, citoyens ! » Ah ! si l’un des trois, montant aussi sur le piédestal, avait tout à coup crié au peuple : « Nous sommes des amnistiés ! » ne les eût-on pas portés en triomphe ? Et ils se regardèrent dans les yeux, avec un sourire, se comprenant. Ah ! oui, ils avaient mérité de la mère patrie, eux aussi ! Ce grandiose appel aux armes, que glorifiait la chanson patriotique, eux, du moins, avaient eu le mérite de l’écouter et d’y répondre, à l’heure ou la République était en danger. Eh ! qui sait ? sans eux, sans leurs frères, cette belle fête patriotique aurait-elle lieu aujourd’hui ? Quelqu’un à ce moment, qui fût venu dire bien bas à l’oreille de Jacques : « Personnellement, tu n’as jamais exécuté qu’une sortie, sans fusil, jusqu’à Levallois-Perret ! » l’eût considérablement surpris et dérangé. Mais, bientôt, tout sentiment étroit et personnel, tout égoïsme disparut.

— Chapeau bas ! chapeau bas ! criaient quelques citoyens.

On se découvrit. Il y eut quelques instants de pur enthousiasme, pendant que la foule entonnait un hymne. La pluie cessa ; de longs roulements le tonnerre faisaient un accompagnement céleste. Et la grande place, pavoisée et brûlant de mille feux de toutes couleurs, semblait le chœur embrasé de quelque prodigieuse cathédrale, où la dévotion des fidèles aurait adoré une nouvelle statue de la sainte Vierge République. Tandis que les grands jours de la Révolution, représentés en bas-reliefs autour du massif principal, ressemblaient à quelque chemin de croix.

— Rudement chouette, tout de même ! s’écria l’un des trois camarades.

— Rien que ça vaut l’argent ! ajouta un autre.

Et ils rirent aux larmes, longuement, en s’essuyant les yeux.

Revenant au sentiment de la réalité, ils se souvinrent qu’on devait se dire adieu. L’un se rendait à Montrouge, l’autre à Belleville, tandis que Clouard remontait du côté de Montmartre, où il espérait retrouver les traces de sa femme.

— Quittons-nous ! ici, devant la République !

— Oui, mes amis… Serrons-nous la main, en gens de revue.

Et les trois hommes se donnèrent des poignées de main. Mais ils ne se séparaient pas tout de suite. Quelque chose leur manquait à chacun.

— Eh bien ! si l’on s’embrassait ? fit Clouard.

C’était cela ! Une fois qu’ils se furent embrassés le Bellevillois, l’âme plus solide, dit que tout cela ne suffisait ; il fallait boire un verre. D’ailleurs n’était-ce pas sa tournée ? Il payerait, lui. Et voilà les trois amis entrés chez un marchand de vin de la rue de la Douane.

Après la tournée du Bellevillois, les autres voulurent y aller de la leur. Enfin, à l’angle de la rue et de la place, ils s’embrassèrent encore.

— Alors, adieu.

— Non, à bientôt !

— Alors, à quand ? cria Clouard.

Les deux autres s’étaient déjà éloignes de quelques pas. Mais le Bellevillois retourna la tête ; et, faisant de ses mains arrondies un porte-voix :

— À quand ?… Parbleu à la prochaine Commune !…

À la prochaine Commune, eh ! elle était bonne, celle-là. Impayable, ce Bellevillois, un peintre en bâtiment, très farceur, dont les lazzis et les cris burlesques les avaient plusieurs fois amusés pendant le voyage. En s’en allant, tout seul, Clouard, légèrement surexcité par la fête, par les tournées, riait encore. Mais, de là à ce que la Commune fût prochaine ! Peu probable, si tout marchait maintenant en France comme ça avait l’air de marcher ; si, riches et pauvres, bourgeois et ouvriers, civils et militaires, toutes les classes de la société, définitivement réconciliés, s’entendaient une bonne fois. D’ailleurs, demain, comme l’on dit, il ferait jour ! Et lui, Jacques Clouard, verrait bien si la fête allait avoir un beau lendemain.

Pour l’heure, un peu gris, de l’enthousiasme public et de vin à seize, Jacques était très porté à voir les choses en beau. Il n’était pas loin de minuit. Malgré l’heure, malgré le ciel chargé d’électricité, sillonné d’éclairs, retentissant de coups de tonnerre, malgré de fréquentes petites ondées, les rues étaient pleines de gens attablés, buvant à la lueur des lanternes vénitiennes, jouant aux cartes, chantant. Et toujours des pétards, des cris patriotiques ; des maisons entières disparaissaient sous les drapeaux et les lumières. Une sorte de kermesse effrénée, faite de la joie énorme d’un peuple ; avec la sensation que, partout, dans tous les sens, il y avait d’autres embrasements, d’autres vacarmes, d’autres ivresses. Au delà des fortifications, la fête avait gagné la banlieue, exaltait la France entière.

Être partout, et tour voir ! Lui qui connaissait à fond son Paris ! Toutes sortes de curiosités, dont le grand nombre rendait la satisfaction impossible lui venaient. Que ne pouvait-il se transporter rapidement aux points les plus opposés, contempler à la fois les Buttes-Chaumont, les Halles, le jardin du Luxembourg, courir en un clin d’œil de la barrière du Trône aux Champs-Élysées ! Puis, entre les grands vols de son désir, il se sentait attiré vers d’innombrables particularités. Que pouvait bien avoir inventé le Grand-Hôtel ? Les magasins du Louvre devaient être joliment curieux à voir ! Il eût voulu passer au boulevard Magenta, devant les fenêtres de son ancien patron : le vieux drôle, un gredin sournois et avare, n’avait pas dû se mettre en frais, même d’un drapeau de vingt-cinq sous, ni d’un lampion.

Au milieu de ces divers picotements de curiosité, malgré une ivresse croissante, quelque chose, comme une force inconsciente, le rapprochait toujours de Montmartre. Certes, il faisait détours sur circuits, prenant parfois par une rue plus embrasée que les autres, s’arrêtant ici pour écouter une musique d’amateurs, là pour joindre sa voix aux voix d’un orphéon chantant. Mais il revenait quand même sur ses pas, montait vers son ancien quartier. Il avait un but. Toute cette joie publique, c’était bien ! Mais ces citoyens heureux avaient auprès d’eux leur femme et leurs enfants ; au jour, qui n’allait pas tarder à se lever, quand ils voudraient se reposer, ceux-là rentreraient paisiblement dans leur domicile. Lui, venait bien de retrouver sa patrie et sa ville natale : où était son chez lui ? Dans quel lit d’hôtel garni dormirait-il, s’il ne découvrait les siens cette nuit ? Déjà deux heures du matin. Ayant gravi la pente raide de la rue Rochechouart, il se trouvait à l’intersection de l’avenue Trudaine et d’un square qu’il ne connaissait pas. Il lut sur une plaque neuve : « Place d’Anvers. » Dans la large trouée, tout en face, de l’autre côté du boulevard extérieur, il aperçut un quartier en amphithéâtre, des rues en échelle, se haussant les unes sur les autres : Montmartre ! Quelques pas, et il y serait ! Mais, avant de traverser la place, il enfila d’un regard toute l’avenue Trudaine.

Couverte, dans sa longueur, d’arcs de verdure, de lampions allumés, autant de portiques de flammes dont les derniers semblaient se toucher, se confondre en une seule voûte embrasée, l’avenue présentait un aspect féerique. Au milieu, exhaussés sur une large estrade couverte, les musiciens d’un nombreux orchestre jouaient un quadrille. Qui sait ? sa femme et sa fille pouvaient être au milieu de cette foule qui dansait, partout, sur la chaussée du milieu, sur les trottoirs le long des maisons ? Jacques s’avança.

Quel entrain ! Quelle joie ! Certains couples dansaient le parapluie à la main ; les autres se souciaient peu d’être mouillés. La musique endiablée, le tonnerre et les pétards, les illuminations et les éclairs, tout dégageait comme un besoin de ne pas rester en place, de tourner, de se répandre, de se livrer à quelque acte exalté. Des jeunes filles sages, en blanc, sous les yeux de leurs frères et de leurs pères, faisaient vis-à-vis à des cocottes du quartier Bréda, poussaient les mêmes cris burlesques. Des calicots bien vêtus, au milieu d’un avant-deux, se laissaient choir de leur long, ventre dans la boue. Et une toute petite bossue, plus large que haute, en robe tricolore, roulait, çà et là, au milieu des figures, comme une sorte de boule, portant bonheur, que se repassaient toutes les mains.

Après le quadrille, sans interruption, la polka, la valse, un autre quadrille encore. Et Clouard, pris dans l’engrenage de folie, ne se dégageait pas ; poussé, bousculé, sentant la tête lui tourner, ses idées se brouiller, mais heureux. Sa femme pouvait être par là, regardant comme lui. Ne viendrait-elle pas se jeter à son cou, lorsqu’il s’y attendrait le moins. Sa fille ? eh ! grand Dieu ! il allait la reconnaître, grandie et superbe, donnant la main à son cavalier ; s’il ne la reconnaissait pas tout de suite, elle lui crierait la première : « Bonjour, petit père ! Embrasse ta Clara. »

Comme l’aube commençait à blanchir, l’orchestre, saluant le jour, attaqua la Marseillaise. Aussitôt, une idée de la foule ! Dans la longueur de l’avenue Trudaine, une ronde immense se mit à tourner, sur l’air national. Jacques se sentit saisir la main gauche, et, instinctivement, sa droite chercha une autre main. Il était un anneau de la chaîne unique.

Comme les autres, tournant, enlevé par le branle général, ne se sentant pas, tournant toujours, il n’était plus qu’un fou, une sorte de grand enfant enthousiaste qui criait à tue-tête : « Vive la République ! » et dont les yeux, sans motif, se remplissaient de larmes.

Enfin la ronde s’arrêta. Clouard se trouvait au bas de l’avenue. Devant lui, dans le grand jour, quelque chose qu’il n’avait pas vu : une gigantesque charge, d’André Gill, peinte et découpée sur bois, formait un arc de triomphe tenant toute la chaussée. Un Gambetta burlesque et colossal, en signe de réconciliation, donnait la main à un amnistié, dont la barbe de fleuve ressemblait à celle de Jacques.


IV


Il était largement cinq heures quand Jacques quitta l’avenue Trudaine. Au boulevard Rochechouart, l’orgue de barbarie d’un jeu de bague encore ouvert jouait continuellement. Il gravit la rue Dancourt, à grandes enjambées.

Devant le théâtre de Montmartre, il ralentit le pas. Un large urinoir couvert, établi au milieu de la petite place, n’existait pas de son temps. Mais chaque maison, avec ses fenêtres closes, lui semblait une ancienne connaissance. Et le théâtre, ce vieil ami de son enfance, où, gamin, il avait vu jouer tant de pathétiques mélos, eh bien ! d’un regard attendri, il s’oubliait à lui souhaiter un bonjour. C’étaient les mêmes barrières de bois, entre lesquelles il avait si souvent fait queue ! Tiens ! mais qu’est-ce que l’on jouait donc ce soir-là ? Il alla lire l’affiche :

« L’Assommoir, drame en neuf tableaux, tiré du roman d’Émile Zola, par MM. W. Busnach et O. Gastineau. »

Diable ! du nouveau. Au fait, n’était-ce point ce succès qui avait fait courir Paris une année, et dont il avait lu le compte rendu, là-bas, au delà de l’Océan, dans un journal vieux de plusieurs mois ? Oui, il se rappelait : il était question du peuple dans cet ouvrage, du vrai peuple, représenté tel qu’il est, sans montage de coup, ni débinage. Et, puisqu’on jouait encore l’Assommoir, il payerait ce spectacle à la femme, aux enfants. Ce qu’on passerait une chouette soirée !

En arrangeant ce projet, Jacques avait pris la rue des Trois-Frères. Au carrefour, d’où rayonnent les rues Tardieu, Chappe et Antoinette, il s’orienta. Du réverbère, par la rue Tardieu, son regard plongeait dans le vaste enfoncement de la place Saint-Pierre, méconnaissable avec son square neuf. Sous le brouillard pâle qui noyait le soleil, les jeunes arbres et les massifs de verdure faisaient un décor d’une finesse adorable. Et Jacques se disait que le quartier avait gagné. S’il revenait souffreteux et vieilli, avec des cheveux blancs, il retrouvait les choses embellies, rajeunies. Et, des choses, sa pensée se reportait de nouveau vers les siens. Il n’allait même plus les reconnaître. Clara, par exemple, sa fille Clara ! Au lieu de la morveuse qu’il avait laissée, ce serait une belle demoiselle, à la fois timide et tendre. Et Pascal ! lui qui, en 1871, ne savait ni parler, ni marcher, devait être un petit homme. Quelle contenance aurait-il, devant le père arrivant à l’improviste ? Jacques se promettait de mettre son doigt sur la bouche, afin que la mère ne dise rien. Et il attendrait : il verrait si la voix du sang parlerait chez Pascal.

Tout cela, dans quelques minutes ! À moins que sa femme n’eût changé de rue, de quartier. Alors, ce ne serait pas long ; au besoin, il se fendrait d’un sapin. Maintenant Jacques courait. Encore quelques maisons de la rue des Trois Frères : l’hôtel meublé ! la crémerie ! le magasin de modes ! l’herboriste ! Les devantures étaient fermées, mais Jacques connaissait si bien les boutiques. Les enseignes disparaissaient sous des guirlandes en papier, sous des drapeaux. Deux ou trois lampions, à des fils de fer, brûlaient encore. Un nouveau coude de la rue et là, tout de suite, à gauche, le numéro 47 : une manière de porte cochère délabrée, toujours ouverte à deux battants, surmontée de feuillages verts et de deux drapeaux, donnant accès dans un passage à ciel ouvert, étranglé entre deux hautes murailles sans fenêtres. Au fond de l’étranglement, le même marchand de vin qu’autrefois, avec des mots peints en noir sur le plâtre du mur : « Vin en bouteille, — Vin à emporter. » Puis, un retour et un resserrement du couloir à ciel ouvert. Enfin là, devant lui, une masure à deux étages.

Au rez-de-chaussée, le commencement d’un escalier en pierre, dont la première marche était de plain-pied avec le pavé de la ruelle. À côté de l’escalier, au-dessus d’un hangar fermé par une porte à claire-voie : « Fabrique de noir à sabots et à galoches. »

Jacques, avant de gravir les marches usées, se tenait à la rampe en plâtre. Quel battement de cœur ! Avant de monter, il avait reconnu, aux fenêtres du second étage, deux caisses à fleurs : son œuvre. Jadis, pour faire plaisir à Adèle, un dimanche, avec de vieilles planches, il les avait établies dans l’embrasure de chaque fenêtre. La terre, sa femme et lui étaient allés ensemble la ramasser sur la butte, prés du moulin de la Galette, un soir, et ils l’avaient apportée dans un sac. Le long des mêmes ficelles, ses gobéas et ses pois de senteur grimpaient encore. Aussi, en escaladant enfin les marches, s’abandonnait-il à un heureux pressentiment : rien ne devait être changé. La porte allait s’ouvrir. Dans quelques secondes, chez lui, il les presserait tous sur son cœur. Il frappa avec assurance.

Rien !

Il frappa encore, plus doucement.

Cette fois, à travers la cloison, tout contre la porte, ce fut comme le bruit d’un corps endormi qui se retournerait dans un lit.

Autrefois, le lit n’était pas placé dans cette première pièce, servant d’atelier. Jacques frappait toujours, mais timidement.

— Qui est là ? fit une grosse voix d’homme.

Clouard se nomma.

— Connais pas !… On ne réveille pas les gens à cette heure.

Il demanda si madame Clouard ne demeurait plus ici. La grosse voix se fâchait :

— Je n’aime pas les farces, sacré imbécile !… Est-ce que je connais ta madame Clouard, moi !… Veux-tu me bien me foutre la paix ! ou je sors te flanquer une de ces…

— Nom de Dieu ! sors, si tu as du cœur !…

Jacques s’emportait à son tour, très rouge. Déjà son poing se fermait pour cogner sur la porte. Il se contint. Une idée cruelle lui venait pour la première fois. Dans sa candeur, en neuf ans d’absence, Jacques n’ayant jamais songé à l’hypothèse de l’infidélité de sa femme. Jamais, le démocrate rêveur qu’il était, ne s’était dit qu’une femme, jeune encore, restée seule avec deux enfants sur le pavé de Paris, avait pu faillir. Non ! à la suite de son évasion, passant pour mort et lorsque ses lettres étaient restées sans réponse, toutes sortes d’inquiétudes sur le sort des siens l’avaient torturé ; il avait tout redouté pour eux : la faim, la maladie, l’hôpital et le Père-Lachaise ; mais le déshonneur ? non ! Il était trop sûr d’Adèle, la sachant active, énergique et honnête. Maintenant, pour s’être sottement imaginé que le sort avait fini de s’acharner contre lui, ses plus chères croyances se trouvaient ébranlées. Écrasé sous des pensées nouvelles, sous des soupçons affreux, toute colère tombée. Jacques redescendait déjà, sur la pointe des pieds, comme honteux.

Le brouillard s’était dissipé. Quelle belle matinée ! Sous les premiers rayons d’un soleil déjà chaud, Jacques courait, se sauvant comme un voleur. À la sortie du passage à découvert, reconnu par une concierge de la rue des Trois Frères, il sut par celle-ci que, peu de temps après l’arrestation de son mari, madame Clouard avait quitté Montmartre, pour habiter rue des Moulins.

Un peu rassuré, il remercia cette femme, et, frémissant encore, redescendit au boulevard extérieur. Là, il trouva un omnibus, qu’il quitta devant le Théâtre-Français. Et il commença une enquête fiévreuse, accostant des messieurs qui n’étaient pas du quartier, voulant faire ouvrir les boutiques, sonnant à des portes.

La rue des Moulins n’existait même plus. À la place, il trouva une magnifique voie nouvelle : l’avenue de l’Opéra.


V


Il était exténué. Ses vingt-quatre heures de chemin de fer, cette nuit blanche passée à errer dans Paris en délire, les émotions de sa matinée, ces espérances, ces déboires, tout commençait à se troubler, à s’obscurcir dans son cerveau trop plein. Il avait la fièvre. Le creux des mains lui brûlait. Encore pavoisé de drapeaux et d’oriflammes, Paris ne lui semblait plus beau. De larges taches jaunes, puis noires, lui dansaient devant les yeux. Place de la Bourse, il n’eut aucune admiration pour le grand velum en velours rouge tendu devant l’horloge. Là-dessous, un orchestre avait joué toute la nuit. Le fouillis de ces chaises bouleversées, lui semblait absurde. Il fit le tour de la Bourse, passa devant une baraque adossée au monument. Trois marches en planche conduisaient à l’entrée que fermait une toile tendue ; il lut ceci en grosses lettres : « Venez tous voir Irka ! Irka !! Irka !!! » Qu’était-ce donc que cette Irka, qui se montrait ainsi, comme une bête curieuse ? Quelque malheureuse, exhibant ses formes, laissant palper ses mollets, pour gagner du pain ? Attristé par la dégradation d’autrui, écœuré, Jacques hâtait le pas. Un peu plus loin, également adossée au monument, se tenait une « Buvette nationale ».

Une société d’environ quinze personnes buvait du champagne, autour de trois tables réunies en une. Au fond, sous la vaste tente, à côté du comptoir, les huit ou dix garçons, qui avaient servi des clients toute la nuit, étaient enfin en train de déjeuner.

Jacques, à jeun depuis la veille, s’assit à une autre table, appela avec un pyrophore. Ailleurs, rien n’était ouvert, vu l’heure matinale. Les « prix des consommations », lus sur une pancarte, ne lui avaient point paru exagérés. Il commanda du fromage, du pain et un demi-setier.

La société de quinze personnes, attablée plus loin, faisait un tel vacarme que, malgré lui, tout en dévorant, l’attention de Jacques se portait sur ces gens-là. Leurs allures étaient étranges, suspectes.

D’abord, il regarda de travers trois jeunes gens presque imberbes, drôlement vêtus, avec de grands cols évasés laissant le cou nu, admirablement coiffés, des accroche-cœurs au front. Appuyée avec tendresse sur l’épaule d’un de ces jolis messieurs, une belle brune, grande et bien faite, l’air hardi, des yeux vifs vous dévisageant, était secouée à chaque instant d’un rire clair, qui montrait d’admirables dents blanches. La mise d’une boutiquière aisée du quartier.

Une boutiquière effrontée, par exemple ! Pourquoi ce grand étalage de bijoux, montre et chaîne en or, bagues massives, voyantes boucles d’oreilles en corail ? Tenant des propos à faire rougir un carabinier, elle fumait la cigarette. Elle parlait sur un ton d’autorité. Et toutes l’écoutaient avec déférence, toutes. Deux bonnes étaient reconnaissables à leurs tabliers blancs, deux énormes dondons, débordantes de graisse, écroulées sur leur chaise, qu’elles faisaient craquer chaque fois que le rire secouait leur épaisse corpulence ; fumant comme la patronne, buvant de larges coups, heureuses de vivre, elles manquaient absolument de respect envers les autres dames de la société, qu’elles tutoyaient, en les appelant par leurs petits noms : « Flora…, Blanche…, Blondinette !… »

Quant à ces dames, Flora, Blanche, Blondinette, et les autres, elles étaient chacune en vieux peignoir de couleur effacée ; leurs savates éculées, tombant presque du pied, laissaient voir des coins de bas de soie rouge, rose ou orange ; et elles vous avaient des mains blanches de paresse, aux ongles très soignés, d’éclatants teints de lis et de roses obtenus par le maquillage, des yeux assombris par le crayon noir. Et, ce qui était surtout remarquable, c’était la recherche de leurs coiffures, l’œuvre d’un même artiste, se ressemblant toutes. Elles buvaient aussi, fumaient, causaient doucement de leurs petites affaires ; mais, malgré l’assurance de leurs gestes et l’audace de leurs rires, on devinait qu’elles n’étaient pas accoutumées à se trouver dehors à pareille heure. Leurs yeux, habitués au gaz, avaient des clignotements. Comme les chats, comme certains oiseaux de nuit, elles se sentaient gênées à la lumière du grand jour.

La tenue et les allures de cette société n’eussent pas suffi à renseigner Jacques, que les bribes de conversation arrivant à ses oreilles lui en auraient appris davantage. — « Alors, Blanche, tu sors mercredi ? murmurait un des jolis messieurs. Eh bien ! je serai à la Moderne… Ne me fais pas poser ! » Une, parlant de sa « galette », se baissait comme pour chercher dans ses bas. Blondinette avertissait les deux bonnes de lui préparer un bain en rentrant, « avant l’heure de la visite ». Un moment, elles parlèrent toutes à la fois. Il s’agissait d’une importante question : le coiffeur, Albert, venait chaque jour une grande heure trop tôt, et c’était gênant. À la fin, la belle brune, vêtue en boutiquière aisée, s’impatienta et leur ferma la bouche : « On ne fait pas autrement à la rue Chabanais ! » Et le nom de la rue Feydeau, où sans doute logeaient ces dames, venait aussi fréquemment dans la conversation. Même, les salons de cette maison étaient baptisés d’étranges dénominations que Jacques entendait revenir à chaque instant : « Le Salon-Doré…, le Salon-du-Piano…, l’Aquarium, la Caisse-de-Mort…, le Salon-Moquette. ».

Et, à mesure que le doute n’était plus possible, tout en mordant son pain et en reprenant du fromage, l’âme naïve de Clouard s’emplissait d’indignation. Sacrebleu ! c’était toujours la même chose ! Paris, que, neuf ans auparavant, il avait laissé vicieux et gangrené, était resté le même ; toujours la Babylone monarchique, la grande capitale impure, le mauvais lieu de l’Europe ! Mais qu’avait donc fait la République, puisqu’en neuf ans elle n’était pas même arrivée à balayer le trottoir ? Comment ! pendant que des hommes qui s’étaient battus, après tout, pour une idée et qui seraient morts pour la patrie aussi bien que leurs vainqueurs, avaient longuement langui au bagne et dans l’exil, voilà les jolis messieurs que le gouvernement de la République laissait faire belle jambe au boulevard, au Bois, aux courses. Ils fumaient de gros cigares et portaient de beaux habits, achetés sans doute avec la « galette » de ces dames. Il n’y avait donc plus rien en France, ni progrès, ni pudeur, ni justice ! Alors, à quoi étaient bons ces deux grands flandrins de « sergents de ville », plantés là, depuis un quart d’heure, devant la « buvette nationale », et regardant ce monde propre, du coin de l’œil, avec un sourire de paternelle indulgence ?

Aussi, aigri par ses inquiétudes personnelles, il se tenait à quatre pour ne point se mêler de choses qui ne le regardaient en rien. N’était-il pas à une de ces heures d’énervement, de colère concentrée, qu’Adèle connaissait autrefois, et où il n’eût point fallu lui dire un mot. Qu’un de ces étonnants messieurs seulement le regardât de travers : Jacques était bien disposé à lui régler son affaire. Tant pis si les gardiens de la paix le traînaient au poste.

Tout était donc sur le point de se gâter. Ça menaçait de devenir complètement du vilain, lorsque, soudain, une petite musique gaie, sautillante, arriva à ses oreilles, fit diversion. C’était un joueur d’accordéon, son instrument en bandoulière, qui jouait une polka.

— Tiens elle est bien bonne ! fit Blondinette. Une polka ?… Monsieur, une petite polka ?

— Plutôt une valse dit la belle brune, la boutiquière cossue, « Madame ».

Et, dans la passion de son désir, reparut une pointe d’accent, depuis longtemps perdu. Elle était née à Strasbourg. Dès que le joueur d’accordéon eut commencé la valse de Fahrbach, elle se leva, transfigurée de patriotisme, entraînant un des petits messieurs. Elle valsait avec délire devant la « buvette nationale ». Les deux gardiens de la paix s’étaient avancés. Blondinette et Flora se mirent aussi à valser. C’était le bal de la nuit qui recommençait. Les gardiens de la paix, amusés, tapaient sur leurs cuisses, se tordaient. Et, fatigués d’avoir toute la nuit vu danser les autres, tous deux semblaient avoir des picotements dans les jambes.

— Plus vite !… Plus vite !… criait Madame, qui tournoyait, pâmée au bras de son cavalier, les cheveux au vent.

Et, l’on entendait le cliquetis de ses bijoux, le froissement de ses chaînes. Alors, n’y tenant plus, un des deux gardiens de la paix, le plus laid, un gaillard avec d’énormes oreilles rouges sans ourlet, empoigna par la taille une des deux bonnes, et la força à tourner avec lui. Son camarade, qui savait réellement, valsa aussitôt avec une de ces dames. Emporté par une véritable furie, il manqua renverser en passant la table de Clouard, qui s’écria :

— Pas possible !… Mais c’est Chamonin ?

Celui-ci, le reconnaissant à son tour, lâcha sa danseuse et vint lui serrer la main.

— Mon vieux Clouard ?

— Si quelqu’un est étonné, Chamonin… Je vous retrouve sous cet uniforme !

— Chut ! fit bien vite Chamonin, en regardant avec inquiétude du côté de son collègue, l’homme aux larges oreilles rouges…

— Attendez ! mon service finit… Nous irons prendre quelque chose.

Un quart d’heure après, attablés rue Saint-Marc, dans un cabinet de marchand de vin, Chamonin et Clouard causaient. Celui-ci n’en revenait pas, de voir ainsi, en sergent de ville, ce Chamonin, de Montmartre comme lui, porteur de trois ou quatre galons pendant la Commune, cet exalté d’autrefois, ce socialiste éprouvé, de l’Internationale, qui avait passé pour un pur. Dans la rue, tantôt, à côté de lui, il s’était senti honteux. Maintenant, dans ce cabinet ou personne ne les voyait, c’était encore de l’écœurement. Il s’en voulait même d’être venu, d’avoir cédé à un premier mouvement de curiosité bête. Ce gaillard qui avait fait pis que pendre, ce foudre de guerre, qui avait passé pour mort en défendant une barricade, puis qu’il retrouvait de la police, n’était pas un homme à fréquenter.

Mais les scrupules de Jacques, bientôt, se dissipèrent. Chamonin lui donnait des nouvelles de madame Clouard. Elle n’était pas morte ! Au contraire, elle avait l’air de ne pas être malheureuse, de très bien se porter. Lui, Chamonin, qui, avant d’appartenir au deuxième arrondissement, quartier de la Bourse, avait longtemps été au neuvième, plus de cent fois ne l’avait-il pas vue passer rue de Clichy : descendant le matin dans Paris où elle devait travailler en journée quelque part, remontant chaque soir vers sept ou huit heures.

— Vous ne lui avez jamais parlé ?

Jamais ! il ne la connaissait que de vue. Mais, pour être elle ? il avait de bons yeux, lui, Chamonin : c’était elle !

Le soir, une fois en haut de la rue de Clichy, elle traversait la place, passait au pied de la statue du maréchal Moncey, et s’enfonçait dans les Batignolles, où elle devait sans doute demeurer.

— Mais la rue ? Mon vieux Chamonin, le numéro ? demandait Clouard d’une voix suppliante.

Pour ça, Chamonin ne pouvait en dire plus qu’il n’en savait. C’était déjà beaucoup, de savoir quel chemin madame Clouard suivait tous les jours. Aussi, non seulement Jacques régla les consommations de grand cœur, mais il voulut à toute force payer un second verre au gardien de la paix. Et, dans l’effusion de sa reconnaissance, maintenant, il le tutoyait comme autrefois, et lui prenait cordialement les mains, oubliant le renégat et le faux frère, ne voyant plus l’uniforme.


VI


Hôtel de la Terrasse, boulevard des Batignolles, dans un étroit cabinet meublé sans fenêtre, Jacques s’éveillait.

— Tiens ! il ferait nuit ?… Comment ai-je pu dormir aussi longtemps ?

Jacques se sentait encore harassé de fatigue. Son pantalon passé, il courut dans l’escalier où il fut tout étonné d’être ébloui par le grand jour. Il se penchait sur la rampe et demandait l’heure au garçon, lorsque deux heures sonnèrent. Habillé à la hâte, Jacques sortit, mangea une bouchée. Puis, bien qu’il n’eut pas dormi suffisamment, louant pour quelques sous un crochet de commissionnaire, il employa son après-midi à aller prendre sa malle à la gare de Lyon.

Son dîner, chez un traiteur au coin de la rue Biot, montait à vingt-deux sous. Ayant déjà donné quatre francs, le matin, pour régler, une huitaine de cabinet meublé, Clouard paya les vingt-deux sous en changeant une pièce de dix francs, sa fortune. Mais, bast ! c’était suffisant ! Sa femme, si les indications données par Chamonin étaient justes, serait retrouvée le soir même. Demain, il retournerait chez son patron.

Sept heures. Jacques sortit du traiteur ; comptant commencer ses recherches à l’instant même, il n’eut qu’à traverser la place pour se trouver à l’entrée de la rue de Clichy. Les ouvrières remontaient déjà, marchant par deux, par trois. Puis, des bandes de six ou sept aussi se tenaient par le bras. Et elles occupaient tout le trottoir, faisant mine de ne pas vouloir livrer passage aux messieurs qui arrivaient en sens contraire. Mais Adèle ne pouvait être bras dessus bras dessous avec ces apprenties effrontées, de vraies gamines, qui riaient au nez des gens, des coquettes qui s’arrêtaient devant les glaces des devantures pour se regarder. Et son attention se portait de préférence sur celles qui marchaient seules, d’un pas mesuré, modestement vêtues, leur petit sac à la main.

Cependant Adèle n’arrivait pas. Allait-il seulement la reconnaître ? Une femme change joliment, en dix années. Adèle, âgée de vingt-huit ans en 71, en avait aujourd’hui trente-sept. Et, depuis l’âge de dix-sept ans, elle était sa femme ! Que de choses en ce laps de temps, d’efforts stériles, de misères endurées ! Combien de ces angoisses qui vieillissent ! Mais, à travers ses mélancolies, Jacques avait beau faire appel à son imagination, il n’arrivait pas à se représenter Adèle vieille. Quelque femme de tournure âgée et lourde de démarche arrivait-elle, lui, avant de distinguer son visage, s’était déjà dit : « Ce n’est pas elle ! »

Huit heures, pourtant. Étant plusieurs fois descendu jusqu’à l’église de la Trinité, Jacques remontait encore. Huit heures et quart ! Chamonin pouvait s’être trompé. Huit heures et demie ! Ce Chamonin, une crapule au fond, s’était tout simplement moqué de lui. D’ailleurs, Adèle pouvait avoir récemment changé d’atelier ; par suite, d’itinéraire. Tout à coup, au coin de la rue de Bruxelles, Jacques s’étant de nouveau retourné, éprouva une grande émotion. Adèle ! À quelques pas, sur l’autre trottoir, marchant très vite : Adèle !

Il faisait encore clair. Et il n’y avait pas à s’y tromper : c’était Adèle. Toujours son grand nez au milieu de son visage pâle. Elle n’avait plus cet air maladif qui, jadis, sur son passage, faisait l’apitoiement des commères bavardant sur le seuil des portes. Un commencement d’embonpoint lui était venu avec la maturité. Sa chevelure noire, ou couraient quelques fils d’argent, était soigneusement coiffée. Une mise simple, propre, un grand air de dignité. Elle portait le deuil. Marchant vite et regardant devant elle, elle n’avait pas aperçu son mari.

Lui, le cœur inondé de joie, fit avec le bras un mouvement qui n’attira pas l’attention d’Adèle. Il voulait l’appeler ; la voix lui manquait. Il ne parvint qu’à murmurer son nom très bas.

Il n’aurait jamais cru éprouver tant d’émotion. Cela venait-il de ce deuil qu’Adèle portait, le sien ? Pour elle, il était sans doute mort. Plus de Jacques Clouard ! Brave femme, elle avait dû être atterrée par la sinistre nouvelle, pleurer longtemps, souffrir. Puis, à la longue, elle avait sans doute pris son parti. Comment accueillerait-elle sa résurrection ?

Il avait passé sur le même trottoir. Adèle était déjà devant la succursale de la Belle-Jardinière. Jacques courait pour la suivre.

Ils arrivèrent ainsi au milieu de la place, elle à deux pas en avant. Et il reconnaissait les boucles d’oreilles quelle portait, des boucles en or, achetées la première année de leur mariage, engagées bien des fois au Mont-de-Piété. Tout à coup, Adèle ayant tourné un peu la tête de côté, machinalement, Jacques l’appela d’une voix mal assurée :

— Adèle !… ma petite femme ?

Et, comme elle poussa un grand cri :

— C’est moi ! fit Jacques ; tu vois, c’est bien moi ! N’aie pas peur…

Elle tremblait. Ses yeux, ses petits yeux vifs, semblaient énormes, tant l’effarement les dilatait. Ne songeant pas à se garer d’un fiacre qui arrivait directement sur elle, elle eût été écrasée sans Jacques qui eût la présence d’esprit de la prendre dans ses bras, de l’emporter. Il la déposa sur le refuge qui entoure le monument du maréchal Moncey.

Encore toute saisie, elle flageolait sur ses jambes ; sa main, qu’il n’avait pas lâchée, tremblait d’un mouvement convulsif ; il la conduisit jusqu’à la large saillie de pierre qui règne autour du piédestal, et la fit doucement s’asseoir.

— Là, tu vas te remettre…

Assis à côté d’elle, Jacques la regardait !… Tout à coup, dans un transport de tendresse, il l’entoura de ses bras. Et il la mangeait de baisers.

— Comme c’est bon de se revoir !… Ma femme, ma petite femme, je t’aime bien. Je n’ai jamais été aussi heureux !… Tu t’imaginais que j’étais mort ?… Pauvre petite, mes lettres ne t’étaient donc pas parvenues !… Tu as bien dû souffrir de ton côté… Va, je suis là, pour toujours, et je t’aime ! je t’aime ! je t’aime !

Il ne se lassait pas de lui parler avec douceur, et chaque mot doux s’achevait dans une caresse. Son exaltation ne faisait que grandir. Bientôt, ne pouvait même plus parler, il embrassait toujours Adèle.

À côté d’eux, sur la saillie en pierre, étendu de tout son long, à plat ventre, un homme en blouse dormait profondément. Celui-là ne le gênait guère, ni les autres, ceux qui ne dormaient pas les passants. Et tout Montmartre avec les Batignolles, les habitants de la terre entière l’auraient vu, se seraient mis à rire et à le montrer au doigt, que Jacques ne se serait pas gêné. Ah ! bien, oui ! sa chère femme, pas revue depuis neuf ans ! Jamais il ne l’avait chérie autant qu’en cette minute ; jamais elle ne lui avait procuré autant de joie, même la nuit de ses noces, vierge, et, pour la première fois, couchée à son côté.

Adèle ne se défendait pas. Elle lui abandonnait ses mains, son cou, sa taille, ses joues, sa bouche, mais sans lui rendre les baisers. Passive, résignée, elle attendait ; elle devait tellement souffrir qu’il y avait comme de l’hébétement sur son visage. Il fallait que Jacques fût à ce point exalté pour ne pas s’en apercevoir. Le coup était si violent, qu’elle ne pensait à rien. Par-dessus l’épaule du revenant, son regard fixe s’était accroché à la carotte du bureau de tabac qui se trouve à l’entrée de la rue Biot.

Le jour mourait. Disparu derrière les maisons dans la direction du parc Monceau, le soleil ne colorait plus les toits, ni les tuyaux de cheminée. Tout commençait à flotter dans une pénombre bleue, piquée çà et là de petits points jaunes. Soudain, à côté de la carotte du bureau de tabac, la grosse lanterne rouge s’alluma. Et ce fut comme si Adèle revenait à la réalité. Elle se mit debout.

— Viens, ne restons pas là… Marchons.

Jacques lui prit le bras, qu’elle ne retira pas afin de l’entraîner plus vite ! Du refuge jusqu’au coin de la rue Biot, elle se retournait à chaque instant, sondant avec inquiétude le boulevard extérieur. Devant le café-concert de la rue Biot, toujours troublée, elle regarda encore en arrière. Elle ne commença à être un peu plus tranquille que dans la rue des Dames. Puis, elle le fit tourner à droite et prendre par la rue Boursault. Lui, ne se méfiant de rien, l’aurait suivie au bout du monde. Tout en marchant, il lui racontait sa vie : depuis la minute où, escorté de deux mouchards, il l’avait quittée pour aller s’expliquer chez le commissaire de police du quartier. Son désespoir au commissariat de police, en s’apercevant enfin qu’il était bel et bien arrêté ; ses inutiles supplications pour la revoir ; sa rage, au Dépôt, dans une cellule, quand, pour la première fois, on tira des verrous sur lui ; les angoisses de la prison préventive, les mortelles longueurs de l’instruction, les humiliations du transfert à la prison de Versailles ; puis, devant le premier conseil de guerre : l’acte d’accusation, l’interrogatoire, les témoins, les incidents d’audience, le réquisitoire, l’inique jugement. Jacques ne lui faisait grâce d’aucun détail. Au bout de la rue Boursault, ils arrivèrent devant la grille du square des Batignolles.

Les soirs d’été, l’on ne ferme les portes qu’à onze heures ; il en était à peine neuf. Dans la douceur d’un restant de jour, que semblait prolonger la clarté d’une lune magnifique, énorme, se haussant au-dessus du clocher de la petite église, on voyait, à travers les barreaux de fer, des familles entières : mari et femme, enfants, jeunes filles, vieillards ; toutes sortes de gens tranquilles, venus là pour respirer un peu de fraîcheur après une journée accablante ! Tous les bancs se trouvaient occupés. Du côté de la rocaille, des gosses, attelés plusieurs à la même ficelle, jouaient au cheval et au cocher. Des jeunes filles, se tenant par la taille, causaient avec les canards du petit lac. Tandis que des jeunes mères, à l’écart, berçaient quelque enfant au maillot qui s’endormait dans leurs bras. Alors, quittant brusquement Jacques, Adèle courut jusqu’à la grille. Elle regardait à travers les barreaux, interrogeant tout le square, cherchant avec avidité. Lui, arrivant derrière elle, ne se doutait pas de l’expression tragique de son visage.

— Veux-tu entrer ? lui disait-il. Si tu as dîné, allons nous asseoir là-dedans.

Sans l’entendre, Adèle regardait toujours. La vue d’un petit garçon de deux ans, qu’une vieille tenait par des lisières et qui s’essayait à marcher sur le gravier d’une allée, lui mit une flamme à la joue. Déjà elle souriait et ses mains se tendaient vers le marmot. Soudain, se ravisant, elle se retourna vers Jacques.

— Il y a trop de monde ! Allons le long du chemin de fer… Nous serons mieux pour causer !

Et elle se laissa de nouveau prendre le bras.

Maintenant, le long de la grille du chemin de fer, Jacques cherchait à retrouver le fil d’une phrase interrompue :

— Où donc en étais-je ?… Ah oui, la peine de mort de ma contumace changée en déportation dans une enceinte fortifiée… Je venais d’être embarqué sur le transport l’Océan

Et le voilà racontant la traversée et ses épisodes, la malsaine nourriture, les mauvais traitements, le mal de mer ; puis, l’arrivée à Nouméa, sa vie à l’île des Pins et dans la presqu’île Ducos ; puis, le drame pénible de son évasion, l’embarcation heureusement dérobée, la surveillance trompée des gardiens, la chaloupe coulée à fond par un boulet, son salut miraculeux et le bizarre concours de circonstances l’ayant fait passer pour mort ; enfin, plus tard, dans une colonie anglaise qu’il était parvenu à gagner, sa stupéfaction en lisant un journal qui racontait son propre décès. Tout cela jeté confusément, sans explication, avec toutes sortes de : « Je te raconterai ça plus tard », ou de : « Tu comprendras un autre jour. » Mais c’était une démangeaison de parler quand même, de tout lâcher à la fois en mots incohérents, comme si, n’ayant plus depuis neuf ans adressé la parole qu’à des étrangers, à des indifférents, il s’était tout à coup senti le besoin de se rattraper. De temps en temps, près d’eux, dans la tranchée profonde du chemin de fer, des trains passaient à toute vapeur, sous un nuage opaque de fumée blanche, au fond duquel saignait un moment l’œil rouge grand ouvert du dernier wagon.

La tête basse, à mille lieues de l’île des Pins et de la presqu’île Ducos, Adèle restait en proie à quelque combat intérieur. Et, lui, dans la nuit complète, plein de sécurité, tout à ses souvenirs, ne devinait pas, ne s’apercevait de rien.

Au bout de la grille, au lieu de tourner à gauche, rue Cardinet, de pousser jusqu’à la gare des Batignolles, ils rebroussèrent chemin. Un banc, sur leur passage, était libre.

— Asseyons-nous, dit Adèle. Je suis lasse.

Ils tournaient le dos au square, lui tout contre elle. Pas de réverbère aux alentours. Devant eux, les barreaux de la grille et le vide de la tranchée du chemin de fer. Ils étaient bien seuls. Jacques voulut lui passer un bras autour de la taille.

— Non ! on pourrait nous voir !

Elle se recula. Jacques eut un serrement de cœur. Il gardait le silence. Ses premiers transports de joie et de tendresse étaient loin ; il ne pensait déjà plus au passé, mais à la vie nouvelle qu’il allait recommencer avec Adèle. Il éprouvait même quelque chose d’inattendu, d’extraordinaire. Cette femme, avec laquelle il avait couché onze ans de suite et qui l’avait rendu père cinq fois, maintenant lui était devenue étrangère. Cette lacune de neuf années, qu’il sentait là, béante, le gênait. Elle avait raison, après tout : des caresses, c’était bien gentil ? mais ce n’était point assez pour combler ce vide. Que de choses encore à lui dire, surtout à apprendre d’elle ! Et bien ! par quoi commencer ? Il se sentait plus embarrassé que le soir de leur mariage, lorsque, ayant pris congé de tout le monde, restés en tête à tête, ils avaient dû inaugurer l’existence commune. À la fin, le silence devenant gênant, comme il fallait trouver quelque chose, il lui parla de la sérénité de la soirée, l’interrogea sur le temps qu’il avait fait à Paris avant son arrivée. Adèle répondait par des monosyllabes.

— Te sens-tu fatiguée ?

— Pas trop.

— Tiens-tu à rentrer bientôt ?

— Non.

Il reparla de la pluie et du beau temps. En Suisse, à Genève, le printemps avait été détestable. Elle, ayant ramassé à ses pieds une poignée de petits cailloux, les faisait couler d’une main dans l’autre, machinalement. Le silence recommença. Tout à coup, ce fut pour Jacques comme une brûlure, dans tout l’être. Une de ses mains, oubliée dans celle d’Adèle, avait reçu deux ou trois gouttes, toutes chaudes : sa femme pleurait silencieusement.

— Qu’as-tu donc ? fit-il en se jetant sur elle.

Alors, ne se contenant plus, elle sanglota comme un enfant ; Jacques eut la joue toute mouillée. Puis, par un violent effort de volonté elle cessa subitement de pleurer ; et, tirant son mouchoir, elle s’essuya les yeux. Maintenant c’était elle qui parlait à Jacques. Non ! cela lui faisait trop de mal pour se taire ! Pour elle, et pour lui, qui apprendrait toujours la vérité, mieux valait en finir tout de suite.

— Vite ! Tout ! Je veux tout savoir ! murmurait Jacques.

Puis, s’apercevant qu’elle hésitait, comme si l’aveu lui coûtait trop, il s’emporta :

— Qu’as-tu donc à dire, malheureuse ? Tu me fais peur…

Il n’était plus le même homme. Ses yeux hors de la tête la foudroyaient. Il lui serra le poignet avec une violence extraordinaire.

— La misérable ! Elle aura eu quelque amant !

Et comme elle faisait signe que oui, en baissant la tête, ce fut plus fort que lui, il lui secoua brutalement le bras. Puis, la lâchant, il se mit debout devant elle, le poing levé, prêt à frapper. Elle, résignée à tout, très calme, ne faisait pas un mouvement, semblait dire : « Agis comme tu veux : frappe, tue, c’est ton droit ! » Il se laissa retomber à côté d’elle sur le banc.

— Malheureux que je suis ! Je ne peux pas !… Je ne peux pas !

Il sanglotait à son tour, se cachant le visage, n’en voulant déjà plus à Adèle. Il se sentait écrasé sous la fatalité, plus à plaindre à Paris que dans l’exil, partout misérable. Tandis qu’Adèle, maintenant prise de pitié, essayait timidement de le calmer.

— Tiens ! si tu prenais mon mouchoir pour essuyer tes yeux… Il est tout blanc ; je ne m’en suis pas encore servie…

Et elle les lui essuyait elle-même, avec douceur. Jacques la repoussait faiblement.

— On pourrait nous voir : ne pleure plus, toi ! suppliait-elle… Autrefois, te souviens-tu ? quand tu avais de la peine, je te disais de ne pas te désoler, de faire cela pour moi, et tu m’écoutais… Aujourd’hui, je n’ose rien te dire.

La voyant si humble, Jacques se sentit moins désespéré. Il l’aimait encore. Elle s’était montrée franche en avouant sa faute : il la prit de nouveau dans ses bras.

— Ma pauvre femme !…

Et il disait maintenant qu’il lui pardonnait. Tout serait oublié. Ils ne reparleraient jamais de ce qui s’était passé. Pendant neuf ans, réduite à ses propres ressources, avec des enfants jeunes sur les bras, elle s’était tirée d’affaire comme elle avait pu ! Elle y avait été forcée : elle était excusable. D’autres eussent fait pis à sa place. Mais, maintenant qu’il était là, tout rentrait dans l’ordre. Lui, dès le lendemain matin, retournerait chez son ancien patron. Ils allaient recommencer la vie, travailler, avoir beaucoup de courage.

— Dix heures viens, rentrons… Allons nous coucher…

Adèle ne se leva pas. Elle semblait n’avoir rien entendu.

— Allons, viens ! répéta-t-il. Moi j’avais pris un cabinet meublé pour huit jours : quatre francs de fichus en l’air ! si j’avais su… Mais, quatre francs, ce n’est pas une affaire… Allons, houp !… Y a-t-il loin, d’ici chez toi ?

Elle était comme clouée sur le banc. Jacques, stupéfait, la vit secouer la tête, faire signe que non.

— Pas plus chez moi que chez toi !… dit-elle avec fermeté. Ni ce soir, ni les autres jours !… Jamais !

— Jamais ?

Cette fois, ce n’était plus de la colère, mais une immense angoisse. Ce nouveau coup lui retournait le cœur. Et il restait là, debout devant Adèle, inerte et muet, hébété.

Elle lui prit encore affectueusement les mains, le fit se rasseoir, releva même son chapeau qui venait de tomber. Puis, doucement, avec des précautions, dans son naïf langage de femme du peuple, mais avec une délicatesse de sœur de charité mettant à nu une plaie vive, voilà qu’elle lui apprenait tout. Elle lui ouvrit les yeux. Elle lui fit comprendre qu’ils étaient morts désormais l’un pour l’autre, qu’il existe des faits accomplis, irréparables, que les joies détruites ne recommencent plus. Certes, ce n’était, ni gai, ni consolant, ce qu’il entendait là ; mais, au fond de son être, une partie de lui-même s’avouait tout bas que ce langage était celui de la réalité. Et mieux valait encore que ces choses trop vraies lui arrivassent par la bouche de celle qui avait été sa femme.

Aussi, Jacques la laissait parler, ne protestant pas, ne criant pas, ne songeant plus à la battre. Insensiblement, ce qu’il avait eu la naïveté de croire intact, s’émiettait ; et ses illusions s’envolaient ; son bonheur tranquille d’autrefois n’était plus que débris et poussière. Maintenant, étouffé sous toutes ces cendres de lui-même, il n’avait plus la force de se plaindre. Et elle, sans qu’il l’interrompit, lui expliqua qu’elle faisait partie depuis des années d’une autre famille, qu’elle avait contracté une nouvelle union, irrégulière certes aux yeux de la loi, mais sérieuse et légitime, respectable aux yeux de la conscience.

— Alors, ce soir, on t’attend… Et c’est un autre que moi ?

— Oui ! répondit-elle d’une voix ferme.

— C’est à moi que tu oses avouer ça !… À moi ! ton mari !

— Que veux-tu ! J’ai un enfant.

— Un enfant ? Oh ! un enfant !

— Un petit garçon de dix-huit mois… Ne te croyais-je pas mort depuis trois ans, toi !

Et, de sa voix franche, devenue tendre tout à coup, elle lui parla de son fils. Il n’était pas avancé pour son âge, commençait à peine à mettre un pied devant l’autre, avait besoin de grands ménagements. On ne le lui avait pas bien soigné en nourrice.

— Tu ne sais pas, toi, qu’il est ici… tout près… dans le square.

Elle tourna la tête. Tantôt, en regardant à travers la grille, elle l’avait aperçu. Une voisine le gardait pendant le jour ; puis, le soir, quand il faisait beau, cette femme le lui amenait là. C’était là qu’elle le reprenait, sa journée finie. Même, elle n’avait plus beaucoup de temps à rester : le square fermait à onze heures.

Jacques sanglotait. Et Clara ! Et, leur petit Pascal ! Elle ne lui en parlait pas ; avait-elle donc cessé de les aimer ? Peut-être parce qu’ils étaient de lui, ceux-là ! Ses larmes tarirent. Brûlé d’une jalousie tardive, indirecte, mais atroce, il poussa un cri rauque :

— Et les nôtres, dis ?… Moi aussi, j’en ai eu avec toi, des enfants !

Adèle hocha douloureusement la tête.

— Non ! fit-elle d’une voix navrée ; nous n’en avons plus.

— Comment ! Pascal ?… Mon petit Pascal !…

— Mort !… Tu sais que je le nourrissais… Tout le monde m’a tourné le dos, après ton arrestation. Plus de travail ! On m’a donné congé. Je suis tombée malade et je manquais de tout… Il est mort !

— Et Clara alors ? Ma gentille Clara ?

Celle-là avait mal tourné. Depuis trois ans, Adèle n’en avait plus entendu parler ; la malheureuse devait courir les bastringues. Un voisin l’avait plusieurs fois rencontrée à la Reine-Blanche, peinte comme un tableau, levant la jambe, pendue au cou d’un certain Jules, surnommé « Passe-Partout, la Terreur des Batignolles ». C’était le dernier coup. Plus rien : ni femme, ni enfants ! Une absence de neuf ans avait tout anéanti.

Cependant, sur sa prière, celle qui avait été sa femme, consentit à ne pas le quitter tout de suite. Dix heures et demie ! Le square fermait à onze heures ; elle lui accordait jusqu’à la fermeture. Mais ils n’avaient plus rien à se dire. Des silences pénibles espaçaient leurs paroles. Jacques finit par bourrer une pipe, puis l’alluma longuement, en usant sept ou huit allumettes. Pendant ce temps, Adèle jouait de nouveau avec les petits cailloux. Elle avait donné le matin du linge à la blanchisseuse, sans avoir le temps de l’inscrire sur son cahier ; comme elle voulait réparer sa négligence en rentrant, elle se remémorait mentalement les objets : « Cinq chemises d’homme… trois idem de femme…, deux brassières d’enfant… » Enfin, quittant leur banc, ils marchèrent un peu, côte à côte, sans se donner le bras. Vers onze heures moins cinq, devant l’entrée du square, sur le point de partir, Jacques voulut l’embrasser. Mais, avant de tendre le front, elle jetait de tous côtés des regards inquiets, interrogateurs ; lui, n’insista pas. Et ils se séparèrent.


VII


Sa seconde nuit de Paris, Jacques dormit d’un sommeil de plomb.

En s’éveillant, le lendemain matin, dans son cabinet meublé, il se mit à réfléchir, à revivre l’écroulement de la veille. Il avait besoin de voir clair en lui, où il faisait pour l’instant aussi noir que dans le cabinet sans fenêtre. Ce qu’il éprouvait nettement, c’était une sensation d’angoisse inconnue, de découragement profond. À quoi bon s’habiller, se laver le visage et les mains, sortir, manger, voir l’un, voir l’autre, chercher du travail, s’agiter, se mettre à nouveau sur les bras des occupations, des intérêts, des soucis ? En un mot, à quoi bon vivre ? Pour rien ! Pour retomber, le soir venu, sur le même grabat de désespoir et de misère ! Vraiment, ce n’était pas la peine. Il eût été plus simple de ne pas bouger, de refermer les yeux, de se rendormir pour toujours.

Quant aux événements de la veille, maintenant que la nuit avait passé là, tout lui semblait très loin. Il ne reverrait plus Pascal ni Clara, sa femme était morte pour lui : eh bien ! il n’y avait rien de changé à la situation ! Depuis neuf ans déjà, ne se trouvait-il pas déjà privé absolument de Pascal, de Clara et d’Adèle ? Donc, c’était l’exil qui continuait pour lui à leur égard. C’était l’amnistie devenue lettre morte. Alors, soit ! L’exil ne lui faisait même plus très peur : il y était accoutumé.

Tiens ! il se surprenait maintenant à regretter cet exil. N’était-il pas plus heureux là-bas, certain soir d’été, six années auparavant ? Il s’en souvenait. Par une magnifique nuit, assis dehors avec trois ou quatre camarades, on parlait de Paris, en fumant des pipes, en regardant les étoiles. La lecture des journaux arrivés le matin était rassurante. Chacun croyait à une amnistie prochaine. Le Bellevillois, avec sa verve de peintre en bâtiment, leur pariait à chacun dix tournées, que le prochain Jour de l’An, — celui de 1875, hélas ! — on se souhaiterait tous la bonne année, rue Puebla, chez certain troquet, de lui connu, où la goutte était fameuse. Aux rires, succédaient des silences émus : chacun pensait à ceux qu’il reverrait bientôt. Aujourd’hui, six ans après cette bonne soirée, Jacques croyait entendre encore un vent doux qui passait dans les grands pins colonnaires de l’île, en rendant le bruit de la mer. Ils y étaient enfin, dans leur Paris : voici que la réalité, pour lui du moins, ne valait pas le désir.

Alors, les autres ? Comment se trouvaient-ils de leur retour ? Non seulement les deux camarades qui avaient fait route avec lui, le peintre de Belleville, et le serrurier de Montrouge ? Mais ceux qu’il avait vus attablés au café de la Couronne, à Genève ? et ceux venus de Londres ? et ceux arrivés de Bruxelles ? Tous enfin : les modestes comme lui, les obscurs, le menu fretin ? Mais aussi les célèbres : Rochefort ? Paschal Grousset ? Malon ? Trinquet ? Jules Vallès ?

Cependant, Jacques était en train de passer ses vêtements. Il avait hâte de sortir, de voir du monde, de courir aux quatre coins de Paris. Si son existence se trouvait brisée, au moins voulait-il savoir ce qu’était devenue celle des autres. L’instinct de sociabilité s’éveillant le rattachait déjà à la vie.

Il lui restait environ neuf francs. Son déjeuner, chez le traiteur de la rue Biot, fut des plus économiques. Puis, il ne perdit pas sa journée. Une pointe faite en passant, chez son ancien patron, boulevard Magenta. « Tiens Clouard !… Oh ! comme il est blanchi et vieilli ! » La poignée de main obligatoire, un tas de questions oiseuses. En somme, un accueil froid. Et pas de travail à lui donner immédiatement : « C’est qu’on ne fait rien ! et j’ai plus de monde que je n’en puis occuper… Dans quatre ou cinq semaines, je ne dis pas… Vous repasserez. »

Dans cinq semaines ? Plus souvent qu’il chômerait un grand mois ! Du boulevard Magenta, Jacques ne fit qu’un saut à la rue Saint-Fiacre, à la rue de Cléry. Là, il était très connu, et comme un excellent compagnon. Mais que de changements, en dix ans ! Les uns, morts ; d’autres s’étaient retirés ; d’autres avaient changé d’adresse. Enfin, après deux heures passées à frapper à bien des portes, Jacques trouva son affaire, dans un grand magasin de chaussures. On l’embauchait à partir de lundi prochain. Il n’était encore que vendredi ; donc trois jours à passer avec sept ou huit francs : mais il en avait vu d’autrement dures. Maintenant d’ailleurs, seul au monde, n’ayant à penser qu’à lui, il se trouvait assez riche !

Rue Montmartre, de loin, il aperçut Chamonin en service, marchant à pas comptés, sur le trottoir, avec un autre sergot. Un sentiment de répulsion lui fit hâter le pas, en détournant la tête.

Il était trois heures. Jusqu’au soir, et le lendemain samedi, le surlendemain encore, Clouard, oisif, le gousset léger d’argent, battit le pavé. De Montmartre à Montrouge, et de Montrouge à Ménilmontant ! Il errait, les mains dans les poches, recherchant ses anciennes connaissances. Il apprit des mariages, des décès, des déménagements. Dans le petit nombre de ceux qu’il retrouva, deux ou trois se montrèrent aimables ; il fallut aller avec eux chez le marchand de vin, accepter des verres. Mais, la consommation bue, quand Jacques avait répondu à des questions insipides, toujours les mêmes, la conversation tombait. Quoi se dire ? Préoccupé de ses affaires, l’ami regardait l’heure au cadran. On se donnait une poignée de main. Et Jacques se retrouvait seul. Être seul, voilà ce qui était dur.

À la gargote, l’odeur de la mangeaille le rassasiait. Penser qu’Adèle, autrefois, faisait de si bons pot-au-feu, lui assaisonnait si gentiment la salade ! Maintenant, il avalait à la hâte son eau de vaisselle, son bœuf, trempait une bouchée de pain dans son vin, filait.

Le soir, il flânait sur les boulevards extérieurs. Entre les deux rangées de baraques, établies là depuis la fête du Quatorze-Juillet, il se rappelait ces mêmes boulevards occupés, en 1870, par d’autres baraques en planches, où campaient les moblots. Que d’illusions perdues, en ces dix ans ! Que de catastrophes ! Et il écoutait les boniments des forains, l’énervante musique des orgues de Barbarie, le grincement des tourniquets à dix, à quinze, à vingt-cinq centimes. Une mère de famille, sa journée achevée, s’arrêtait-elle au bras de son homme, devant la même baraque, Jacques s’en allait plus loin.

Cependant, au milieu de cette solitude et de cet avachissement, quelque chose le soutenait. Le serrurier de Montrouge, rencontré le vendredi, lui avait dit :

— Après-demain dimanche, à sept heures précises, grand banquet de tous les amnistiés, au restaurant du lac Saint-Fargeau… Je te cherchais pour t’avertir.

Le dimanche, dès trois heures de l’après-midi, Jacques était prêt. Son pantalon gris et sa longue redingote noire bien brossés, une chemise propre. Il se mit en route, à pied. Son visage rayonnait.

Enfin, il allait revivre. On passerait au moins quelques bonnes heures ensemble, ceux qui avaient souffert pour la cause. On serait entre soi, tous camarades. Il arriva bien avant l’heure, à peu près le premier. Puis, hélas ! le banquet ne fut qu’une déception.

On se trouvait envahi. Un tas d’intrus, qui n’avaient jamais été déportés ! De simples farceurs, attirés par la curiosité, par le bon marché du repas ! On fut bientôt entassé comme des sardines dans un bocal ; impossible de rien attraper des garçons, insuffisants pour le service, affolés. Avec ça, pas moyen de causer tranquillement, de s’entendre autrement que par des gestes. Rien que des enflammés qui, avant d’avoir rien mis sous la dent, étaient pochards d’avance ! Des brutes qui brisaient les assiettes ! De forcenés braillards tenaient des discours sans queue ni tête ; c’étaient des agents provocateurs, sans doute, des mouchards ou de simples imbéciles, parlant de guillotiner tout le monde sans rime ni raison, et, d’un bout de la table, montrant le poing à Rochefort, à Vallès, à quelques autres, sous prétexte que ceux-ci n’étaient que des bourgeois.

Heureusement, le Bellevillois vint l’avertir, tout bas. Puisqu’il n’y avait pas moyen de rester dans cette cour du roi Pétaud, l’on s’éclipsait l’un après l’autre. Rendez-vous dans un restaurant voisin…

Là, on ne fut qu’une trentaine, des citoyens sérieux, se connaissant de longue date. On mangea au moins, on causa à cœur ouvert. Mais la soirée fut mélancolique. Tous s’accordaient à trouver Paris triste, mortellement triste. En dehors de leurs infortunes privées, sur lesquelles la plupart se montraient très discrets, tous avaient passé par une même sensation pénible, douloureuse. Oui, après la première ivresse du retour, les lampions de la fête du Quatorze à peine éteints, ils s’étaient aperçus que, pendant leur absence, la vie avait suivi son cours. Les idées et les hommes étaient devenus différents. Chacun de son côté avait souffert d’un même malaise, spécial : le dépaysement.

Puis, au dessert, les têtes se trouvèrent montées, la conversation s’élargit. Ils se communiquèrent, avec sincérité, leurs diverses impressions politiques et sociales. Là encore, ils se trouvaient unanimes. C’était du propre ! La République actuelle, avec ses impérissables institutions monarchiques : un leurre ! On se serait cru encore sous l’empire. Vénalité, égoïsme, injustice, prostitution : les vices se portaient joliment bien. La misère, comme la corruption universelle, n’avait fait que progresser. À quoi bon alors s’être battu, avoir sauvé la République ? À quoi bon le sacrifice de dix ans de leur existence ? Ils n’étaient que des dupes ! Tout restait à recommencer.

On se dit adieu. Le serrurier de Montrouge prit l’omnibus. Le Bellevillois accompagna un peu Clouard, le long des boulevards extérieurs couverts de baraques ; et il ne songeait plus à consulter les somnambules, pas même à entrer faire des niches à la femme-colosse. Il fallait que le peintre en bâtiment, de son côté, eût des chagrins.

Enfin, Jacques se retrouva seul, beaucoup plus seul que la veille. Il marchait avec lenteur, ne sachant où il allait, regardant en l’air. Tout à coup, des lettres de feu : Bal de la Reine-Blanche. Il songea à sa fille. Cette coquine de Clara chahutait-elle là dedans avec Jules, dit Passe-Partout, « la Terreur des Batignolles » ? Après un moment d’hésitation, il n’entra pas. Tournant à gauche, il descendit dans Paris, sans but, uniquement parce qu’il n’avait pas sommeil, marchant pour marcher. Vers minuit, accoudé sur le parapet d’un pont, il regardait couler la Seine, une Seine noire, un gouffre de ténèbres, où il eût disparu à jamais, en ne faisant qu’un petit clapotement. Pourquoi pas ? Puisqu’il était seul pour toujours ! Puisque personne ne le pleurerait ! Puisqu’il ne serait jamais heureux ! Puisque la République n’était qu’un vain mot ! Puisque tout, famille, amitié, amour, vertu, liberté, patrie, n’était qu’une immense duperie ! Pourquoi pas ?

Il se souvint tout à coup de sa dette, oui ! des cent francs redus au fruitier et à la fruitière de la rue Winkelried : quatre-vingt-trois francs d’arriéré sur sa pension, plus dix-sept francs glissés dans sa poche, à la gare de Genève, « pour faire la somme ronde ».

Il alla tranquillement se coucher.


VIII


Six semaines plus tard. Fin août 1880, un dimanche matin. Les jours avaient déjà beaucoup diminué. Sept heures sonnèrent. Le soleil se levait, et tintait de rose les masures blanches de Carouge, le Vaugirard de Genève. La crémerie-fruiterie de la courte rue Winkelried venait d’ouvrir. On voyait déjà, de loin, la grande tache gaie de ses radis, de ses salades, de ses carottes. Le gros chat roux dormait sur l’établi de l’échoppe prise dans la devanture. Et la fruitière attendait son mari, pour verser le café au lait du premier déjeuner. Tout à coup, un grand cri joyeux de cette femme :

— Pas possible ! monsieur Clouard ?… C’est-il bien vous, monsieur Clouard ?

Jacques embrassait déjà la grosse Suissesse aux joues carrées. Puis, avec de la joie dans les yeux :

— Tenez ! voici vos cent francs.

Et il lui tendit un billet de banque tout neuf, rapidement gagné, en se privant de tout, en travaillant des quatorze heures par jour.

— Allez ! ça ne pressait pas… Et j’espère que vous n’êtes pas revenu exprès ?

— Je suis revenu pour toujours !

Jacques s’assit, plus ému qu’il n’aurait cru, demandant du café au lait, faisant l’affamé, pour avoir un prétexte de rire aux éclats, surtout pour ne pas fondre en larmes. Quand la fruitière lui apporta l’écuelle fumante, il baisa ces deux lourdes mains rouges, salies de charbon.

— Mais vous êtes devenu fou ! monsieur Clouard.

Oui ! l’échoppe, l’établi, le chat roux, la rue Winkelried, la fruitière et la fruiterie, il était heureux de tout retrouver. Ici, du moins, ni les choses, ni les gens, n’avaient eu le temps de changer.

— Monsieur Clouard ? dites-moi… Aujourd’hui, est-ce qu’ils sont tous comme ça, dans votre Paris ?

Lui, subitement grave et très pâle :

— Ne me parlez jamais de Paris, madame… Ni de la France, qui n’a pas voulu de moi, où ma place est prise, où je ne remettrai plus les pieds…

Puis, après un long soupir, mélancoliquement :

— La Suisse est devenue ma patrie !

Et il commença à couper du pain dans son café au lait.

JOURNAL
DE
MONSIEUR MURE


I


20 novembre 1863.

Aujourd’hui ! avant minuit, mademoiselle Hélène Derval sera, pour la vie, madame Moreau.

Il est cinq heures du soir. Il fait nuit. J’ai sonné deux fois pour la lampe, inutilement. Nanon, la bonne, sera sortie ; je viens d’allumer une bougie en attendant. Et il faut que je me dérange encore pour jeter des bûches dans la cheminée… Brrr ! le froid me saisit, dans mon appartement de garçon, seul.


Huit heures et demie.

Mon diner, à moi, n’a pas été long.

Eux sont encore à table. Au dessert, peut-être. Le bouchon des bouteilles de champagne, saute. Je les vois, tous ! Le vieux papa Derval, rouge comme sa décoration de commandant en retraite, à la larme à l’œil. Notre président du tribunal se lève, hume sa prise, et prononce un toast. L’indispensable boute-en-train, M. de Lancy, invente quelque facétie pour amuser les dames. Et elle ?

Elle était si petite, quand j’allais, aux vacances, chasser à Miramont, chez ma grand’mère. Le dimanche, pour la messe, les Derval faisaient l’ascension de la colline escarpée où est juché le village. Ils s’arrêtaient chez nous. Une fois, je m’en souviens, je l’avais prise à sa nourrice et je la tenais dans mes deux mains. Tout à coup, à travers le maillot, quelque chose passe et me mouille les doigts.

— Oh ça, monsieur, c’est béni ! me dit sa nourrice, en la reprenant.

Dans notre jardin, autour du grand jujubier, elle courait, en sautillant, comme un jeune moineau. Et l’orgue à manivelle, que ma grand’mère avait donné à l’église, et que le maître d’école tournait pendant la messe de onze heures ! il fallait qu’on la mit debout sur une chaise tout à côté de l’harmonium : elle le touchait, elle lui donnait des coups de pied, elle voulait aussi tourner la manivelle. Elle dansait en mesure avant de savoir marcher. Un après-midi où une famille d’Italiens jouait de la harpe devant la maison, je la vois encore : piétinant, sautant, improvisant des pas adorables de danseuse de quatre ans qui tient relevées ses petites jupes. Et un autre jour, quelques années plus tard, son bonhomme de père, après l’avoir longtemps menacée du cabinet noir, pour je ne sais quelle grosse sottise, finit par l’enfermer dans un corridor clair, entre deux portes vitrées. Elle pleura d’abord. Puis, soudain, avec un cri de révolte et de triomphe que j’entends encore :

— Papa, j’y vois !…

La vérité est que, tout enfant, encore en robe courte, elle m’intimidait déjà, moi, homme fait, docteur en droit, magistrat, mûr et grave avant l’âge. J’ai dit « vous » de bonne heure à cette bambine, qui jouait à la poupée en ce temps-là, et qui, de ses doigts barbouillés de confiture, se permettait de tirer mes favoris à côtelettes.


Neuf heures.

Ils ne sont plus à table ! Ceux qui n’étaient pas invités au repas arrivent. On commence à s’écraser dans le salon. Les domestiques circulent comme ils peuvent, avec leurs plateaux. Heureusement, il n’est plus d’usage de danser aux soirées de mariage. On se salue, on se complimente, on s’observe à la dérobée, en prenant du punch et des sorbets. Les hommes, relégués dans les coins, chuchotent en s’essuyant le front ; les dames tâchent de se voir dans une glace, en passant. Le président du tribunal en est à sa vingt-cinquième prise, et, dans une embrasure de fenêtre, récite son toast à quelque nouvel arrivé. Enfin l’aimable M. de Lancy a beau se multiplier : chacun désire qu’il soit onze heures, moment du départ pour la mairie.

Un nom que l’on doit prononcer souvent, c’est le mien. Il me semble les entendre ! Chaque nouvel arrivant : — « Et M. Mure ! — D’où vient que je n’aperçois pas M. Mure ! — Serait-il arrivé quelque chose à ce cher M. Mure ! » — Tous, ils savent que c’est moi qui ai fait le mariage. Alors, Moreau, de sa voix sèche, de son air cérémonieux de magistrat empesé, leur apprend qu’un accès de goutte me retient dans ma chambre. Et ce sont des exclamations compatissantes : — « Comment ! la goutte à son âge ! — M. Mure n’est pourtant pas vieux ! — Quarante ans… au plus ! — Il faut espérer que ce ne sera rien ! » tandis que le père Derval, l’œil humide, soupire et fait de grands bras au ciel, pour indiquer que ma présence manque à son bonheur parfait. Mais Moreau leur apprend que j’étais menacé depuis quelque temps ; et, du ton avec lequel, présidant les dernières assises, il disait : « Accusé, vous avez trois jours pour vous pourvoir en cassation », il leur révèle que je viens de faire une demi-saison à Vichy. — « Mais, il y a mieux que Vichy pour cette affection-là, s’écrie aussitôt quelqu’un d’un air entendu : il y a Contrexeville ! — Ah ! oui, Contrexeville ! moi, pourtant… » Et les voilà parlant stations thermales, eaux alcalines et eaux sulfureuses, bains de mer, casinos, toilettes, roulette, concerts, actrices, banquiers, Bourse, politique, etc… Je suis tout à fait oublié, jusqu’à l’arrivée de quelque retardataire.


Dix heures.

Tout le monde est maintenant arrivé.

Eh bien, si je faisais une chose… Mon habit ! mes bottes vernies ! ma barbe faite !… Au moment où l’on n’attend personne, je les stupéfierais en leur montrant que je n’ai pas plus la goutte que Moreau… Tout autre aurait déjà passé sa chemise à jabot. Mais, moi, je suis M. Mure…


Onze heures.

Trop tard !

Je viens d’entendre le roulement de beaucoup de voitures au bout du Cours. La noce arrive à la mairie. Et moi, je souffre. J’ai comme une balle de plomb là, quelque part, dans la poitrine. Tout est consommé.


II


Le lendemain, 21 novembre.

Nuit mauvaise. Un sommeil entrecoupé de rêvasseries idiotes.

J’étais seul avec elle, moi, dans un wagon qui nous emmenait en Italie. Elle, tout enfant, espiègle, gamine, se penchait imprudemment par la portière. Je voulais la retenir : elle me pinçait et me tirait la barbe… Puis, elle se mettait à tourner la manivelle d’un harmonium luisant à côté d’elle, sur la banquette. Tout à coup, plus d’harmonium ; et, ce que j’avais vu luire, était le lorgnon de Moreau installé à la place de l’orgue. Puis… je ne sais plus ! Le cauchemar. Une fatigante fumée d’imaginations baroques. J’en suis encore moulu. Aussi, maintenant, qu’ils se soient arrêtés à Nice, ou à Menton, ou à Gênes, moi ; je sors je vais prendre un peu l’air sur le Cours. Puis, j’irai lire mes journaux du soir au cabinet de lecture.


Même jour.

Pas de nouvelles du Mexique. — Les cours de la Rente, faibles. — Parcouru une intéressante variété des Débats, sur les musées de Florence et de Venise. Pourquoi ce malencontreux père Derval est-il venu me fourrer sous le nez une dépêche de sa fille.

Cannes, 3 h 47. Allons bien. Écrirons demain… Hélène.

Eh bien, oui, excellent homme, j’ai marié votre fille, et vous êtes reconnaissant… mais, laissez-moi tranquille !…

Je ne mettrai plus les pieds au cabinet de lecture.

S’il lui prend fantaisie, ces jours-ci, de venir me montrer les pattes de mouche de Mme  Moreau, ma porte sera condamnée.


15 décembre.

Pendant ces trois semaines, le père Derval ne m’a pour ainsi dire pas quitté. Elle lui a envoyé de Rome, de Naples, de Milan, cinq autres dépêches, et enfin, hier seulement, une lettre de deux pages avec un post-scriptum du mari… Je la sais par cœur.

Ce soir, elle revient par le dernier train.


Même jour.

Il y avait du retard. Dans la salle d’attente déserte, son père et moi nous avons longtemps marché sans rien dire. Puis, le bonhomme a voulu s’asseoir, s’est assoupi à mon côté. Moi, je regardais machinalement une immense carte de géographie sur le mur d’en face, m’intéressant, sans savoir pourquoi, à la grande botte de l’Italie, plongée dans l’azur pâle de la Méditerranée. Tout à coup, une sonnerie de télégraphe a signalé le train. Le père Derval s’est levé en se frottant les yeux. Et moi, qui pourtant ne dormais pas, il m’a semblé aussi que je m’éveillais.

C’était comme si je vivais plus vite. On nous avait permis de passer sur la voie. Le train entrait lourdement en gare, faisant vibrer les plaques tournantes. Déjà les employés, leur lanterne à la main, criaient d’une voix traînarde le nom de la station. Des portières, çà et là, s’ouvraient. Tout à coup, au dernier tour de roue, je la vis, elle d’abord, déjà debout sur le marchepied, impatiente.

— Papa !…

Et avant que M. Derval eût fini de l’embrasser :

— Tiens ! bonsoir, monsieur Mure !…

La sensation rapide du bout de sa main gantée, dans la mienne. Ses grands yeux veloutés et expressifs, dans l’ombre. Un sourire. Deux ou trois petites tapes sur son costume de voyage. Et autour d’elle, dans la nuit, quelque chose d’inconnu, d’attirant et de subtil, dégagé par sa personne. Puis, rien ! Elle se sentait si fatiguée qu’elle était déjà partie en voiture avec son père.

Alors Moreau, le bulletin des bagages à la main :

— Toi, tu vas attendre qu’on me délivre les malles… Ce ne sera pas long ; mais débarrasse-moi de ma canne, de mon parapluie… Tiens ! prends aussi la valise…


III


Avril 1865.

Une chose m’étonne et m’attriste. En moins de dix-huit mois, Hélène s’est mis à dos toute la société de X… Une à une, les femmes, sans motifs apparents, se sont éloignées, ont fait le vide autour d’elle.

Aujourd’hui, elle n’est plus en relations qu’avec quelques femmes de conseillers, nos collègues à Moreau et à moi. Et quelles relations ! des visites de grande cérémonie, deux ou trois fois l’an, à la rentrée de la Cour, par exemple. — Le plus souvent, un simple échange de cartes.

Il y a de ma faute. Je n’aurais jamais dû m’en remettre à son mari ni à son père, lorsqu’elle fit, l’autre hiver, ses premiers pas dans le monde… Le monde de X… ! Oh ! dérision !… Il eût fallu changer mes habitudes, toute ma manière d’être :

1o Me commander à Paris mes chemises, un habit chez le bon faiseur, etc. ;

2o Me faire inviter par Mme  de Lancy, qui prétend galvaniser l’aristocratie locale en donnant à danser tous les quinze jours.

Avec plus de cheveux, vrais ou postiches, quelques années de moins, le goût d’aller débiter aux dames mille riens aimables, avec un jarret solide de valseur, j’évitais sans doute à Hélène bien des légèretés. Mais, si j’avais possédé toutes ces qualités, madame Moreau ne s’appellerait-elle pas aujourd’hui Madame Mure ?


Huit jours après.

Vieille culotte de peau de Derval, va !

L’autre matin, au bout du Cours, je me sens tout à coup les deux bras retenus par derrière.

— Prisonnier ! je ne vous lâche pas !… Nous allons faire le tour de la ville ensemble.

Et, voyant que ça ne me souriait guère :

— Ça vaut une absinthe, crédieu !… Ça ne se refuse pas, jeune homme…

Il était vif et guilleret comme l’air matinal. En sortant du Cours, il demanda du feu au garde de l’octroi, un vieux soldat, et se mit à lui parler de l’Afrique : « Quand j’étais au camp de Médéah… » Du bout de sa canne, il appliqua, en passant, une petite tape sur le derrière d’une jeune bonne qui, chargée d’une corbeille, se dirigeait vers la gare. Au milieu du faubourg, devant une vieille affiche de spectacle, ce fut un feu roulant de calembours. Alors, impatienté à la fin, moi qui ne m’étais endormi dans la nuit qu’à trois heures, pour avoir pensé à sa fille ! je lui ai tout dit. Mais, — comme je le connais, — avec circonspection, petit à petit, en juxtaposant des faits.

Au commencement, ce ne fut que de la stupéfaction et de l’incrédulité. Ah ! bien oui ! que lui chantais-je là ?… Sa fille !… D’abord n’était-ce pas sa fille, sa fille unique, à lui Théodore Derval, officier supérieur de l’armée d’Afrique, ex-aide de camp de Changarnier, décoré sur le champ de bataille, trente-sept ans de services, dix-neuf campagnes, onze blessures !…

Et puis n’avait-elle pas été élevée à Saint-Denis, sa fille ! avec des filles de commandants, colonels, de généraux… de simples légionnaires, — une éducation parfaite ! à la fois égalitaire et hiérarchique !… Eh, je le savais bien moi-même ! De neuf ans, âge où elle avait perdu sa mère, à dix-neuf, Hélène n’avait-elle pas profité, là-haut, des leçons des premiers maîtres de la capitale !… Sortis du faubourg, nous étions alors sous les ormeaux séculaires du boulevard Saint-Louis.

Heureusement, il ne passait personne. Lui, déjà le sang à la tête, élevait de plus en plus la voix, ne me laissant pas placer un mot. — Histoire ! géographie ! dessin ! religion ! musique ! broderie ! danse ! littérature ! rien n’avait été négligé : sa fille était une perfection ! La fille d’un maréchal de France n’était pas mieux que sa fille ! X… (et il frappait de sa canne les pierres du rempart de la ville), X… n’était pas digne de posséder cette perle, qui eût brillé de tout son éclat au faubourg Saint-Germain, pas plus que ce pékin de Moreau n’était digne de l’avoir pour femme… Mais, sacré tonnerre ! ces hommes de robe, « tous ces gratte-papier » avaient donc du sang de poulet dans les veines… C’était moi qui avais poussé à ce mariage !… Lui disais-je tout, au moins ? Quoi qu’il se fût passé d’ailleurs, sa fille ne pouvait avoir l’ombre d’un tort. Il la voyait encore, entrant pour la première fois, l’autre hiver, en toilette de bal chez les de Lancy : une beauté ! une reine, nom de Dieu ! des épaules à lui faire oublier, à lui, qu’il était son vieux père ! des palpitations sous son gilet de soirée en entendant hommes et femmes murmurer : « La belle madame Moreau ! » — Ici, je crus qu’il allait pleurer. Mais nous étions arrivés à la porte de la Plate-forme. Un peu essoufflé, il s’arrêta, la main appuyée sur la rampe qui entoure le jet d’eau d’une corbeille de fer. À travers la poussière du jet d’eau, entre les troncs élancés des jeunes platanes, la vue de la ville, — qui, par la trouée de la rue de la Comédie, nous apparaissait tassée et comme engourdie à nos pieds, sous un soleil ardent déjà haut, — mit soudain le comble à son exaspération. Et, la menaçant du poing, comme si X… tout entière était l’ennemie de sa fille :

— C’est là qu’elles sont, s’écria-t-il, ces femmes !… Maintenant elles ouvrent à peine les yeux, et elles s’étirent dans leur lit. Tas de bougresses !…

Et, pendant tout le temps que nous suivîmes le boulevard Saint-Jean, il me fallut écouter la chronique scandaleuse de X… Un tas d’histoires, bien connues, vraies ou fausses, en circulation sur le compte de celle-ci, de celle-là. Madame « une telle » ne rendait-elle pas son mari la risée de la ville ? Et madame B…, femme d’un juge au tribunal, en avait-on assez jasé, sous l’avant-dernier sous-préfet ? Madame V…, femme d’un riche banquier, au su et connu de tous, une chienne en folie ! Le soir, de tout jeunes gens la suivaient… Et madame de N… N…, une marquise celle-là, une marquise authentique, depuis cinq ans n’entretenait-elle pas dans son hôtel, sous le même toit que son mari, un étudiant corse sans fortune ! … Et la de K…, qu’on voyait partout avec des officiers de divers grades !… La C…, surprise un matin avec un prêtre !… Et la D… ! et la E… ! et la F… ! etc. Il ne tarissait pas. Noblesse, magistrature, barreau, fonctionnarisme, commerce, — des femmes de toutes castes, — y passaient : le dénombrement complet de X… Parfois, à un nom prononcé, sa main désignait, par-dessus le rempart couronné de lierre, les marronniers de quelque antique hôtel… Toutes acceptées, pourtant, reçues partout, accueillies à bras ouverts ; couvertes, celle-ci par son nom, celle-là par sa fortune, et cette autre par la force de l’habitude, par indifférence, par l’esprit de corps d’une société aussi sceptique au fond, que collet monté à la surface…

— Eh bien, et ma fille !… qu’est-ce que cela me fait, à moi, qu’elle ne fréquente pas toutes ces… ?

Le tour de la ville était achevé. Nous nous retrouvions à l’entrée du Cours. Lui, encore très rouge, suant à grosses gouttes, soufflant comme un bœuf, marchait depuis un moment sans rien dire. Tout à coup, il s’arrêta pour s’éponger le front. Puis, se tournant vers moi, et d’un ton de reproche :

— Je vais être obligé de prendre un bain de pieds, en rentrant… Tout cela était fort inutile !

Et, me désignant de la main le balcon de l’hôtel des de Lancy :

— La preuve que vous exagériez… Madame de Lancy est toujours pour elle…


Même année.

Moreau, lui, n’est qu’un être indifférent.

Elle n’a que moi. Pour lui être utile à son insu, ne reculer devant rien. Faire un métier de policier secret, s’il le faut, et procéder avec méthode.

1o La vie de la petite ville est transparente comme du verre. À X… tout se sait. Rien que sur le Cours : le cercle des Nobles, le cercle des Avocats, le cercle du Commerce, le cercle de Gascogne, le cercle des Écoles, et celui de l’Ordre, et le Républicain, et le Musical, et le Catholique, et celui de la Carafe (dont les membres ne consomment que de l’eau !), et le Bébés-Club, — plus un cabinet de lecture, — plus une quinzaine de cafés, — plus cinq bureaux de tabac, des coiffeurs, etc. etc… Eh bien, devant la porte de tous ces établissements publics, du matin au soir, des oisifs, assis dehors sur des chaises, fument, bâillent, s’étirent les bras, ne savent comment tuer le temps, mais regardent, observent, se communiquent ce qu’ils ont observé, puis commentent, critiquent, supposent… Leur malignité naturelle quelquefois médit, et, d’autres fois, devine… Donc, avoir toujours l’oreille ouverte, et faire mon profit de cet espionnage tout organisé.

2o À toute heure, je suis assez familier pour pouvoir aller chez eux. Ma qualité de vieux garçon m’autorise à m’asseoir fréquemment à leur table.


Même année.

Madame de Lancy, la dernière amie d’Hélène…

Je la rencontre à chaque instant dans les rues ou sur les promenades, au bras de son mari, marchant tous deux très vite, à grandes enjambées, comme de tout jeunes gens pressés : — lui, le nez au vent, manquant tout à fait de tenue, — elle, grande, élancée, extraordinairement maigre, pâle, les traits toujours tirés, la bouche imperceptiblement de travers en somme, une femme étrange, mais distinguée, dans ses toilettes de coupe gothique qui, exagérant sa maigreur, la font ressembler vaguement à quelque châtelaine moyen âge. On ne lui donnerait que vingt ans. Mais Henri, son grand écervelé de fils, a déjà été refusé cinq fois au baccalauréat.

Parisienne, — dernière descendante d’une vieille famille qui a brillé sous les Croisades, — élevée dans le faubourg Saint-Germain, chez une vieille parente éloignée, chanoinesse.

Épousée, sans dot, par M. de Lancy, alors sans fortune : mariage d’amour ! — Quelques années d’amour et d’eau fraîche, à Paris, passées à solliciter en vain un consulat. — Puis, un beau jour, mort d’un oncle richissime, à X… Trois millions ! — Alors, au diable le consulat ! — Et ils sont arrivés un beau matin à X…, en grand deuil, et impatients de jouir de l’héritage.

Le deuil n’a pas été long. L’héritage dure encore.


IV


Avril 1866.

Cet après-midi, vers quatre heures, quand Hélène a repoussé derrière elle la grille de leur maison, et qu’elle est sortie en toilette de printemps, je la voyais. Sans qu’elle s’en doute, moi, de la fenêtre à tabatière d’une chambre au quatrième ou dorment mes vieux bouquins et un tas de paperasses, je plonge hors la ville, par-dessus la Rotonde et la grande fontaine, jusqu’aux maisons neuves des abords de la gare.

Elle marchait d’abord vite, mais, arrivée à la Rotonde, une fois montée sur le trottoir circulaire de la fontaine monumentale, un ralentissement de pas ; puis, un arrêt court, pour reboutonner son gant. Un cavalier arrivait alors au petit trot. Sa tête inclinée n’a pas bougé, pas plus que sa jolie ombrelle gris-perle. Puis, le cavalier passé, elle, descendant du trottoir, est entrée en ville. Mais le cavalier, retourné sur sa selle et maintenant son cheval, la regardait. J’ai reconnu le jeune comte de Vandeuilles.

Sur le Cours, elle allait lentement. Quand elle passa devant moi, contre la maison, de ma fenêtre mansardée je ne pouvais plus la voir. Et le temps me paraissait long.

— Si elle montait !

Et je savais pourtant qu’elle ne montait jamais chez moi. Puis, toujours à ma fenêtre, je l’ai retrouvée sur la promenade, apparaissant et disparaissant entre les touffes vertes des jeunes platanes, s’éloignant d’un pas souple, rythmique, révélé par les petits balancements gracieux de son ombrelle. Puis, elle ne fut plus, entre les deux barres vertes des platanes resserrés, qu’une mince tache gris-perle, toujours gaie à l’œil, imperceptible à la fin, claire encore. Et quand, l’ayant enfin perdue de vue, je me retirai de la fenêtre avec un violent torticolis, ma pensée continuait à la suivre.

Elle sort ainsi tous les jours, à la même heure, du chalet suisse de Moreau, d’ici semblable, avec son grand toit ridicule retombant bas et son peinturlurage rouge brique, à un jouet d’enfant, lourd et grossièrement fait. Irréprochable de tenue, noble et charmante, mieux mise que les autres, et avec ce cachet de Paris qu’on ne lui pardonne pas, elle entre en ville.

En ville, elle sait bien où elle est : X…, tout entière, la connaît maintenant et ne l’aime pas. Voici venir, en face, des dames avec qui elle n’est plus en visite. Leurs regards la dévisagent, la fouillent, la déshabillent ; puis, quand elle est passée, les mêmes se retournent, ne l’ayant pas assez vue, comme s’il s’agissait d’une bête curieuse… Voici maintenant la femme du procureur général, arrivant de loin, avec la marquise de N. N… Ces deux-là, du moins, la salueront : avec l’une, elle échange encore des cartes ! l’autre, la marquise, lui proposait, il y a quatre jours, d’aller, en même temps qu’elle, aux bains d’Uriage ! Eh bien, non ! toutes deux détournent la tête, prennent l’autre allée de la promenade… Et ici, il faut que ce soit elle qui se range pour laisser le passage libre à la toute jeune madame Jauffret. Sortie de son village, pour épouser un petit poseur qui ne lui vient qu’à l’épaule, cette grande asperge montée ne remplit seulement pas ses robes et voudrait occuper toute la voie publique… Puis, ce ne sont pas que les femmes ! À son passage, il y a de l’agitation devant les cafés et les cercles, ceux qui flânent dehors avertissent ceux qui se tiennent dedans ; des lectures de journaux sont interrompues ; des grappes de têtes nues apparaissent, entremêlées de mains qui tiennent une queue de billard ou des cartes étalées en éventail… En la voyant venir, les officiers du 217e cambrent la taille, effilent leur moustache, risquent une œillade. Plus insolents, nos gommeux et noblillons la lorgnent fixement, vont la regarder sous le nez. Et il n’est pas rare que des bandes de huit ou dix étudiants, fous lâchés, malfaisants échappés de collège, marchent obstinément à côté d’elle, en tenant à haute voix des conversations obscènes. Enfin, lorsqu’il ne passe personne, que la voie est libre, même au fond d’une de ces rues où l’herbe pousse et dont les maisons, portes et fenêtres closes, semblent dormir, elle se sent encore dans une atmosphère hostile : espionnée par des yeux qui voient à travers les murs, montrée au doigt par des doigts invisibles ; rebutée jusque par les pavés, plus raboteux pour son pied délicat, désireux de la voir tomber, comme la ville entière.

Alors, qu’y vient-elle faire, en ville ? Tous les après-midi, vers quatre heures, quelle nécessité de s’exposer ainsi sans défense à l’animosité de X… ! Sans doute, si j’osais l’interroger, elle ne me dirait pas la vérité vraie : peut-être ne se l’avoue-t-elle pas à elle-même ! Mais je la connais bien, moi ; de plus, je sais maintenant l’itinéraire qu’elle suit chaque jour, les rues où elle passe, les portions de trottoir qu’elle choisit, les fournisseurs chez qui elle s’arrête, jusqu’au pâtissier où parfois elle mange un gâteau, lorsque sa promenade n’a pas d’autre prétexte ; — aussi je la comprends !… À vingt-quatre ans, femme faite, c’est toujours la petite fille qui « voulait » si impérieusement, qu’on finissait par lui abandonner la manivelle de l’orgue à l’église, et qui, lorsque son père l’enfermait entre deux portes au milieu de ses larmes, poussait soudain un cri de défi : « Papa, j’y vois ! » Ce caractère, fait de volonté et de révolte, que l’éducation de Saint-Denis a laissé entier et qui est pour beaucoup dans la haine que lui porte toute une ville, la soutient du moins, lui permet de tenir bon. Voilà pourquoi, chaque jour, arrive une heure où Hélène éprouve le besoin de pénétrer dans X…, ni par désœuvrement, ni pour aller faire une emplette, ni pour aller manger un gâteau ; — mais il faut que sa présence crie à X… : « Me voilà ! où en es-tu, toi ?… Tu me déteste toujours !… eh bien, vois que je n’en suis pas plus mal coiffée ! mon teint ne jaunit pas ! eh ! comment trouves-tu ma nouvelle robe ? Rends-toi bien compte que rien ne manque à mon bonheur !… »

J’en étais là de mes réflexions, accoudé à la fenêtre de ma mansarde aux paperasses. Tout à coup, sur l’autre allée du Cours, je revis Hélène, marchant d’un pas ralenti. Elle rentrait pour dîner. Un peu derrière elle, M. de Vandeuilles, qui avait quitté son cheval, se promenait avec le petit de Lancy. Monocle à l’œil, les deux jeunes nobles la lorgnaient. Le petit de Lancy, riant aux éclats, un peu gris, voulait à chaque instant la désigner avec son steak.

Au moins M. de Vandeuilles retenait le bras du malotru.

Retrouvé en furetant parmi mes vieux papiers. J’écrivais ça, il y a bien longtemps, à un Parisien, à un brave garçon aventureux, mais intelligent qui, lui, se trouvant à l’étroit en Europe, est allé mourir à New-York de la fièvre jaune :

« … Prenez un raccourci de votre faubourg Saint-Germain, un racornissement de chaussée d’Antin, plus un soupçon de Marais, prolongé par un tronçon de queue de Belleville ; ne mélangez pas, distribuez au contraire cela en quartiers distincts, autant de diminutifs de mondes divers, tous en retard d’un siècle, se coudoyant sans se confondre, se regardant comme des chiens de faïence, gaspillant le temps à s’épier, à s’envier, à faire des commérages ; ajoutez beaucoup d’églises, paroisses, chapelles, un archevêque ; des chanoines, curés, vicaires, moines, sœurs de toute espèce de coiffe, capucines, capucins, jésuites, jésuitesses ; des confréries de pénitents blancs, noirs, bleus, gris, etc., etc. ; maintenant, si tout cela tient dans un pli de terrain au milieu d’une contrée accidentée, mais sévère, attristée partout par de petits oliviers poussiéreux, calcinée l’été par le soleil, glacée l’hiver par le mistral ; et si l’herbe pousse entre les pavés comme dans un cimetière ; si les fontaines sont sans eau ; si l’esprit ne court pas les rues ; si les idées sont antédiluviennes ; si…, je pourrais multiplier les « si » à l’infini… eh bien, mon cher, voilà X… !

» Tenez jeudi, huit heures du soir, une fin de journée d’été admirable. Rangée en rond au milieu du Cours, à la hauteur du café des officiers, la musique du régiment joue la Dame blanche. Du balcon de la maison où je suis né, mon ami, nous regardons. À nos pieds, voici les deux allées de la promenade, bordées de chaises qu’occupent des dames en grande toilette, des enfants, des messieurs. D’autres familles, également en toilette, sont assises sur la chaussée du milieu. Mais, en étudiant bien toutes ces chaises, nous découvrirons des catégories distinctes, des différences brusques, profondes ; nous arriverions à tracer une carte, oui, une vraie et curieuse carte de géographie sociale, aux lignes de démarcation certaines. Par exemple, cette femme d’huissier si longue, si osseuse, si mal fagotée, au nez proéminent et montagneux, ne se doute pas que nous la prendrions pour une frontière naturelle… Et un peu plus bas, — oui, là, précisément ! — ce clan de jeunes femmes et de jeunes filles, les unes affreuses, les autres charmantes, mais ayant toutes un air de famille, ce sont les israélites : la noblesse et la magistrature ne les salue pas, et les appelle « les juives ! » En dehors des grands bals de la sous-préfecture, — un terrain neutre et banal comme la chaussée du milieu, — elles ne vont qu’aux sauteries intimes de la femme d’un marchand d’huile. »

Ce chiffon de papier jauni me reporte à bien des années en arrière. Je sortais du collège, alors. Mes sensations avaient une verdeur exaltée qui me surprend. Il est vrai qu’en ce temps-là je n’étais pas sans quelques velléités littéraires, je lisais Balzac et Stendhal, je savais Musset par cœur. Dans mes lettres à des amis, comme dans mes premières plaidoiries aux assises, il m’arrivait de chercher à faire du style. Comme aussi le soir, dans mon lit, avant de m’endormir, d’échafauder de grands châteaux de cartes : Paris !… Des succès de publiciste et d’orateur !… Des amours à la Rastignac, à la Julien Sorel !… De l’argent ! des voluptés ! de la gloire ! du pouvoir !… Aujourd’hui, devenu positif, froid, de sens rassis, je ne récrirais pas ces lignes.

Ou, du moins, je ne m’amuserais plus à la futilité de dessiner un petit croquis de la musique du jeudi. Je ne m’attarderais plus au dénombrement clérical de la ville. Maintenant aussi, j’ai cessé d’en vouloir au mistral, j’ai pris mon parti des « petits oliviers poussiéreux » ; et l’herbe des rues, le pavé impraticable, les fontaines sans eau, la moyenne vulgaire de l’esprit des habitants, j’ai fini par m’y habituer… À part ces nuances de détail ou de forme, résultat de la différence d’âge, le fond de mes observations de ce temps-là était juste.

Moi seul, j’ai changé : X… est toujours X… !


V


Un dimanche.

Madame de Lancy assistait au mariage d’Hélène, sans l’avoir connue jeune fille. Mais le père Derval et M. de Lancy étaient du même cercle. Une certaine intimité existait même entre eux. D’ailleurs, ce M. de Lancy est si léger, si nul et si bon garçon à la fois. Malgré tout, sympathique ! Le noble subsiste en lui : il a une case du cerveau pleine de sa supériorité à lui, et de la supériorité de ceux de sa caste sur ceux qui n’en sont pas. Mais toute sa noblesse ne résiste pas à un verre d’absinthe, à l’excitation d’une nuit de jeu, à l’entraînement d’une fête, même au simple picotement d’une farce à faire, excentricité de commis-voyageur ou folie de collégien en jour de sortie. Ne le voyais-je pas, l’autre jour, chez le coiffeur, tutoyer le garçon qui lui coupait les cheveux, barbouiller de savon le museau du chat de la boutique, et, du plat de la main, appliquer au patron de grandes tapes dans le dos ! Il a beau grisonner, avoir cinquante ans, une large patte d’oie, des rhumatismes : c’est tout son écervelé de fils. D’ailleurs, ils se tutoient tous les deux, ont le même tailleur, mènent la même vie, fréquentent maintenant le même cercle, jouent avec les mêmes cartes, pontent l’un sur l’autre et se font des banco, au bal valsent avec la même fougue, et, à l’heure du cotillon, se rencontrent parfois, le père et le fils, aux genoux de la même femme. Avec cela, M. de Lancy passe pour un excellent mari, sa femme l’adore. Chaque dimanche, le père, le fils et la mère vont ensemble à la messe de midi.

Madame de Lancy, elle, a une seule passion : recevoir ! L’hiver, dans son hôtel : l’été, dans l’espèce de masure attenante à une ferme et flanquée d’un pigeonnier qu’on décore du nom de château de Lancy, il faut qu’elle donne des fêtes. C’est sous cette forme particulière que se manifeste chez elle cette soif de plaisir qui est la caractéristique de la famille. Son mari, un sanguin bon vivant, satisferait à meilleur marché ce besoin de mobilité et d’agitation resté aussi impérieux en lui que chez son fils. Mais elle, la poitrine un peu plate, élancée et pâle, nerveuse, de grande race, ayant dans son enfance mis le pied sur le seuil du véritable monde parisien, quoi d’étonnant que, du jour où elle s’est sentie plongée dans le bain d’or de la fortune, elle ait voulu jouir avec les raffinements de sa nature ? Elle a dû rester ce qu’elle était : religieusement élevée, honnête par circonstance et par tempérament, mariée à l’homme qu’il lui fallait, tout me porte à la croire encore une des plus honnêtes femmes de X… Au contraire, honnêteté, religion, amour d’un mari, souvent, dans la vie, s’usent à la longue ! Son fol amour du monde a préservé madame de Lancy, comme d’autres le sont par leur aptitude à faire des confitures.


2 juin 1866.

Tout un hiver, j’ai entendu Hélène avoir sans cesse le nom de madame de Lancy à la bouche. Même, un moment, c’était le petit nom : Blanche par-ci ! Blanche par-là !… Mais, depuis longtemps, plus de « Blanche »… Depuis quelques jours, je remarquais que, chaque fois, si je mettais le nom de madame de Lancy sur le tapis, le front d’Hélène se rembrunissait. Alors hier soir, au chalet, j’ai voulu en avoir le cœur net.

Nous avions eu bien chaud, tous les trois, en dînant. La peau rose et un peu moite, les paupières baissées, silencieuse et ne nous écoutant pas, Moreau et moi, elle épluchait lentement ses fraises. Tout à coup, elle nous regarda :

— N’est-ce pas ? vous le voulez bien ?… Nous irons prendre le café dehors…

— Dehors ou ici, fit Moreau avec un geste d’indifférence.

Nous étions installés sur la terrasse, autour de la table de pierre. Le café fumait dans nos trois tasses. Moreau, carré déjà dans son fauteuil rustique, allumait un cigare. Le jour baissait, et il faisait un grand calme.

— Pas une feuille des arbres ne remue ! m’écriai-je. Nous voilà tout à fait aux beaux temps…

Puis, après un instant :

— Avons-nous passé de belles soirées, ici, l’été dernier !… Madame de Lancy venait quelquefois, souvent !…

Alors Hélène me tendit violemment le sucrier.

— Tenez ! sucrez-vous… mais sucrez-vous donc ?

Et sa voix vibrait, impérative et révoltée, brutale. Attristé d’avoir touché juste, troublé moi-même, je n’en finissais plus de fouiller avec la pince en argent pour amener un second morceau de sucre, un tout petit. Puis, je la regardai à la dérobée. Elle était déjà redevenue calme. Elle vida sa tasse d’un seul trait, la tint en l’air encore un moment, la reposa d’un geste assuré. Sous la transparence d’un corsage blanc, sa poitrine respirait, large et libre. De nouveau, elle nous avait oubliés, Moreau et moi. À quoi pensait-elle ? Elle semblait écouter. De temps à autre, un sifflet de locomotive nous arrivait de la gare.

Et Moreau, qui avait apporté ses journaux, les parcourait. À chaque instant, c’était un petit froissement de papier déplié. Même, ce soir-là, expansif à sa manière, il nous faisait part de sa lecture, en laissant tomber des bouts de phrases : « Hausse, trente centimes… — Excellente attitude de l’Autriche… — Jules Favre vient plaider ici devant la cour… — Tiens, notre ancien procureur général est nommé à Rennes. » Dans un jardin voisin, un rossignol poussait parfois deux ou trois notes veloutées.

Enfin, il fit tout à fait nuit. Mais l’atmosphère était si pure, la lune, au-dessous des arbres du jardin, montait si ronde et si brillante que Moreau aurait pu continuer sa lecture. Le journal qu’il tenait toujours glissa de ses mains sans qu’il bougeât pour le ramasser. Moreau s’était endormi.

Hélène le regardait. Son front, impénétrable et dur en ce moment, devait contenir une pensée qu’elle ne me communiquait pas.

— Tenez ! il ronfle, dit-elle seulement.

Et elle me regarda.

— Nous, marchons un peu, ajouta-t-elle. Venez.

Je l’avais suivie. Le petit gravier des allées criait sous nos pas. Nous tournions le dos au chalet, enfoncés de plus en plus sous le bosquet qui s’étend de la terrasse à la haute grille du fond donnant sur la route. Tamisée par les branches basses, la lune ne faisait plus que des gouttes de clarté jaune filtrant çà et là entre les feuilles. Et j’étais à une de ces minutes où l’on voit nettement en soi. J’avais le cœur gros. Des tentations me prenaient : là, dans l’ombre, me prosterner à ses pieds, baiser le bas de sa robe, lui demander pardon ! Pardon de l’avoir aimée et de m’être trompé, et d’avoir causé le malheur de sa vie en contribuant à lui faire épouser l’homme qui ne convenait qu’à mon inconsciente jalousie, à mon égoïsme.

Déjà, mes lèvres s’entr’ouvraient :

— Hélène !… Hélène !

Mais elle poussa un petit cri :

— Ah !

Et elle ajouta gaiement :

— Vous ne voyez pas ? Mais débarrassez-moi donc…

C’était une branche de noisetier accrochée à ses cheveux. Puis, elle parla encore. Ils avaient grand besoin d’être taillés, ces noisetiers ; tout ça était médiocrement entretenu ; elle songerait à faire venir le tailleur d’arbres. Elle n’aimait pas non plus ces fines toiles d’araignée que l’on se sentait tout à coup sur la figure, en travers de ces allées où nul n’avait passé de tout l’hiver. Même elle pensait à des embellissements. Ici, une serre ferait bien. Il fallait absolument agrandir la petite pièce d’eau, changer la rocaille… Et chacune de ses phrases était pour moi un calmant et un baume. Je sentais mon cœur se dégonfler. Elle s’accoutumait donc à son sort ! Plus de résolutions extrêmes à redouter de sa part. Mon Dieu ! on se fait à tout ici-bas. Madame de Lancy, comme les autres, lui tournait le dos ; tant pis ! Hélène se résignerait à l’isolement. Trop fière pour ne pas surmonter une situation exceptionnelle, elle en arriverait peu à peu à se suffire à elle-même. Et je me voyais déjà passant une infinité d’autres soirées avec elle : l’hiver, au salon du chalet, au coin du feu ; l’été, dans ce jardin embelli ; — Moreau à l’écart, oublié, indifférent, endormi ; — et elle, résignée comme maintenant, douce et attendrissante, un peu triste…

— La bonne odeur de seringat ! s’écria-t-elle.

Nous étions au bout du jardin, devant la haute grille tapissée d’un rideau de verdure. Et elle s’efforçait de couper une longue tige de seringat, tout en fleurs.

— Aidez-moi…

Elle cueillit aussi du jasmin. Puis, écartant le feuillage, appuyée des deux mains aux épais barreaux de fer, voilà qu’elle regardait la route.

La route, au clair de lune, était très blanche. Çà et là, sur les bords de petits tas de pierres, symétriques ; et, de distance en distance, les longs poteaux du télégraphe se profilaient nettement. Il ne passait personne. Mais, comme la nuit était très calme, un murmure de grelots, perpétuellement remués, arrivait de quelque charrette lointaine. Autrefois, avant l’invention du chemin de fer, c’était par cette route qu’on entreprenait le voyage de Paris. Paris était donc quelque part, là-bas, derrière l’horizon, très loin. Paris ! la magique ville, aussi attirante pour la femme mal mariée que pour le collégien de troisième cachant Balzac dans son pupitre et rêvant la carrière littéraire ! Paris !… Toujours cramponnée à la grille comme aux barreaux d’une fenêtre de prison, Hélène cherchait je ne sais quoi, d’un regard fixe :

— Venez-vous ? implorai-je timidement.

— Non ! laissez-moi… je vois quelque chose.

J’eus beau écarquiller les yeux, je ne vis d’abord rien. Puis, cependant, sur la route, un imperceptible nuage de poussière. Le nuage grossissait et se rapprochait, très vite, avec le bruit d’un galop de cheval. Bientôt le cavalier fut devant nous. Je reconnus M. de Vandeuilles.

À dix pas de nous, le jeune comte avait arrêté sa monture. Il roulait lentement une cigarette, paraissant concentrer toute son attention à la bien faire, et ne pas nous voir. Alors, Hélène se recula précipitamment de la grille.

— Venez… Rentrons.

Et quand nous passâmes sur la terrasse, où Moreau, dans son fauteuil, le journal à ses pieds, ronflait maintenant comme un tuyau d’orgue, elle me toucha nerveusement l’épaule :

— Chut ! ne le réveillez pas.


VI


Quelques jours après.

Quel coup !… Hélène est la fable de la ville.

Le jeune comte de Vandeuilles l’a « enlevée ». Elle était depuis quelque temps sa maîtresse, à ce que l’on dit. Hier soir, ils ont pris tous deux l’express pour Paris.


Le surlendemain.

Elle m’a écrit.

Un simple billet. Quelques lignes griffonnées au crayon, dans le train.

Elle ne prononce même pas le nom de son mari. Un mot de dédain et de mépris pour la ville. Puis, elle me parle de son père à qui elle écrira plus tard. C’est moi qu’elle charge d’annoncer le premier la chose à son père « avec ménagement ». Elle termine par une phrase ironique : « C’est un service pénible, qui vous sera peut-être plus pénible à vous qu’à tout autre, mais je ne puis le demander qu’à vous. » Et elle signe.

Il y a un post-scriptum :

« P. S. — Si mes mots sont un peu tremblés, cela tient uniquement aux cahots du rapide qui m’emporte. Mais mon cœur, lui, ne tremble pas. — J’aime pour la première fois de ma vie. »

Le tout, jeté à la boîte de Dijon.

— Dijon !… Dix minutes d’arrêt ! Buffet !…


Une nuit d’insomnie, le même été.

J’étouffais dans mon lit, ne pouvant ni lire, ni m’endormir. Me voici à mon bureau, à moitié nu, en bras de chemise. La fenêtre est ouverte. Dans la glace bleuie de la bibliothèque, j’aperçois une corne du croissant mince de la lune. J’étonne encore.

Hélène est dans les bras d’un autre…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il y a bien longtemps de cela. La voiture de ma grand’mère était venue m’attendre à la gare, Du marchepied de la guimbarde, je ne fais qu’un saut dans le vestibule. Tom, l’imposant chien de garde, aussi haut qu’un petit âne, agite silencieusement la queue, daigne se déranger, et me souhaite le bonjour. À une patère, j’accroche en passant mon chapeau haute forme de jeune substitut qui a obtenu de son procureur une permission de huit jours, et je prends un vieux chapeau de paille à moi, un peu déchiré, mais très convenable à Miramont pour courir les champs. Et me voilà dans la vaste salle à manger du rez-de-chaussée, où je trouve tout mon monde n’attendant que moi pour passer à table. Après les poignées de main, les embrassades, au milieu des compliments et félicitations, je m’adresse au commandant Derval : « Et ma petite amie ? Où donc est allée ma petite amie ? » « — Sacré nom de Dieu de gamine !… elle se sera échappée… elle est encore sur l’aire, à faire « des cabrioles… » Et, ouvrant la porte, le veux brave se dispose à courir nu-tête, très rouge et criant : « Hélène !… ce que je vais la foutre en toute pension… Hélène ! Hélène ! » Je le retiens par le bras. « Ne la grondez pas… laissez-moi le plaisir de l’appeler moi-même. » Et me voilà parti pour l’aire.

L’aire me semble d’abord déserte. De loin, rien que l’épaisse jonchée des gerbes foulées tout le jour par les deux mulets du paysan. Et, ce qui restait intact du haut gerbier se dressait en pointe dans le ciel, le ciel tout rouge, encore incendié par le soleil dont le disque réduit à rien achevait de s’enfoncer. « Tiens ! elle a dû se mettre dans la cabane… je vais la surprendre. » Et, m’étant avancé avec précaution, je soulève le « bourras » jeté sur trois fourches prises l’une dans l’autre. Rien ! Hélène n’était pas dans la cabane. Mes yeux fouillent l’aire entière, suivant les ondulations de la paille hachée par les sabots ferrés des mulets. Rien que de longues vagues jaunes immobiles, sorte de mer moutonneuse figée dans le calme du crépuscule. Tout à coup, là-bas, à l’autre bout de l’aire, mon regard se porte sur une imperceptible ondulation. J’y vais, en enfonçant jusqu’au genou. Hélène était la, étendue sur le dos, tout le corps et les deux bras enfouis dans la paille, sous un gros tas. Rien que sa petite tête brune ne sortait. Elle ne m’entendait pas venir. Et elle me semble très pâle, amaigrie, les yeux cernés, presque effrayante à voir. Elle dormait peut-être, mais d’un inquiétant sommeil : paupière ouverte, et regard fixe.

— Hélène !

Pas de réponse.

— Ma petite Hélène !

Elle ne remue pas. Et je n’étais plus qu’à deux pas d’elle.

— Ah ! fit-elle tout à coup. Ah ! toi ! toi !

Un bond ! le tas de paille amoncelé sur elle coule de toutes parts. Et elle est à mon cou, me serrant de toutes ses forces. Elle ne m’embrassait pas : elle se tenait pendue à moi, ayant grimpé le long de mon corps, et elle m’étreignait éperdument de ses petites jambes. Moi, je l’embrassais en grand frère ainé aimant bien sa jeune sœur. Je couvrais de « caresses de nourrice » sa joue subitement enflammée. Je l’embrassais aussi sur le front, sur ses beaux cheveux emmêlés de brins de paille.

— Te voilà tout ébouriffée, ma petite. Tu es belle ! tu as grandi depuis que je ne t’ai vue !… Es-tu toujours bien sage ?

Puis, pour la remettre doucement à terre, je me baisse, un genou dans la paille.

— Là ! maintenant il faut aller manger la soupe… Papa se fâcherait ! tu es couverte de paille, tu as l’air d’un diable ! attends… avec mon petit peigne en écaille…

Mes doigts cherchaient déjà dans mon gousset. Mais en me retournant je glisse sur la paille, je tombe assis. Alors, ayant mon visage à la hauteur de ses lèvres, Hélène me reprend. Et, toute rouge, suffoquée d’une rage de tendresse, la petite fille de huit ans riait et me mangeait de baisers…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Hélène est dans les bras d’un autre !


VII


Dix-huit mois plus tard.

Un vieil oncle, que j’ai connu dans mon enfance avait une maxime favorite, enjolivée d’un calembour, qu’il répétait à tout bout de champ : « Le Temps est un grand maigre ! »

Rien ne dure. Tout s’arrange et se nivelle. Le choc des passions et les catastrophes ont beau accidenter la vie, produire des déchirements et des brisures ; peu à peu, une poudre fine, impalpable, retombe sur les choses, émousse les angles, veloute les nouvelles situations, étend partout l’uniformité d’une patine salutaire.

Hélène ; ici, commence à être oubliée.

Moreau, d’abord, est, depuis son « malheur », conseiller à Alger. L’instinct professionnel l’a tout de suite averti qu’il devait changer de ressort. La magistrature a tant besoin de considération ! Quelques hautes relations que je conserve au ministère, ont facilité son envoi en Algérie, où il touche des émoluments plus considérables.

Le commandant Derval, lui, me stupéfie. Quel changement en cet homme depuis le soir néfaste, où, pour obéir à Hélène, je suis allé lui apprendre la fuite de sa fille ! — « Enlevée !… Adultère !… Nom de Dieu ! ma fille ! » — J’entends encore ses cris rauques. Je revois sa face congestionnée, les veines de son cou gonflées. Et il s’arrachait de désespoir son ruban rouge. Il me menaçait de sa canne, moi, auteur du mariage ! Et il voulait courir, au milieu de la nuit, chez Moreau « lui mettre son pied quelque part », puis prendre le chemin de fer, tomber chez les fugitifs, brûler la cervelle au comte de Vandeuilles… Je parvins à le fourrer de force dans son lit, où il passa trois jours entre la vie et la mort. Je ne le quittais pas d’une minute. Des saignées, des purgations, des vomitifs, le tirèrent d’affaire. Mais il passa encore quelques semaines d’abattement et de prostration, n’osant sortir, me répondant à peine quand j’allais le voir, affectant de ne même plus vouloir entendre prononcer le nom de l’absente. Un court séjour que je lui fis faire à la campagne produisit une diversion heureuse. Aujourd’hui, le pauvre homme a repris une à une ses habitudes : le cercle deux fois par jour, sa sieste dans l’après-midi, son loto à vingt-cinq centimes, le soir. Il raconte aussi volontiers ses souvenirs d’Afrique : « Quand j’étais au camp de Médéah !… » Ses colères, toujours violentes et soudaines, n’ont pas plus de portée. Et il fait autant de tours de Cours, de son pas alerte d’ancien chasseur à pied, en prenant parfois au passage le menton de quelque petite bonne.

Enfin, la ville. On en a tant parlé, les premières semaines, de « la belle madame Moreau », que le sujet commence à être épuisé. Elle n’est plus là ! Son grand air, l’aisance et la grâce parisienne de son allure, ses toilettes n’offusquent plus. On sait qu’elle ne reviendra jamais ! Madame Jauffret, la longue asperge montée, est seule à la dénigrer encore. De loin en loin, si quelque canard est dans l’air, il ne vient que de là. L’autre hiver, le bruit ne courait-il pas que la belle madame Moreau était à Nice, s’affichant chaque après-midi sur la Promenade des Anglais, dans la voiture d’un prince russe ! La voiture était même attelée en tandem ! Eh bien, précisément, le petit Jauffret, accompagné de sa femme, venait de reperdre à Monaco quelques milliers de francs gagnés ici au cercle… Cet été, les Jauffret sont allés à Vichy : à leur retour, madame Moreau ne chantait-elle pas dans une troupe de province, sous le nom de « Helléna Dervalli » !… Maintenant, il est vrai que la femme du nouveau conservateur des eaux et forêts fait parler d’elle, et qu’on dit à chaque instant : « Elle fera un jour comme madame Moreau ! » Mais, au prochain scandale, la femme du conservateur des eaux et forêts servira à son tour de terme de comparaison, et il ne sera plus question d’Hélène.

« Le Temps est un grand maigre ! »

Par conséquent, ni la ville, ni le mari, ni même son père…


Dans la nuit.

Et moi ?


VIII


Au bout de trois années.

Je sors de l’audience à quatre heures. Mon médecin m’a recommandé l’exercice : je me promène.

Avant-hier j’ai fait trois fois le tour de la ville, — trois fois de suite, — comme les ours enfermés qui font le tour de leur cage.

Hier, marché quelque temps sur la grande route départementale de Paris. Mais il s’est mis à pleuvoir, et j’ai dû revenir sur mes pas. Le parapluie ouvert, j’ai stationné un moment derrière le chalet, contre la haute grille du jardin, juste à l’endroit où le comte de Vandeuilles à cheval, un certain soir de mai, roulait une cigarette. Le chalet appartient aujourd’hui au petit Jauffret, de plus en plus heureux au jeu. Les gouttes de pluie faisaient un grand bruit monotone en hachant les feuillages du jardin. Quelques feuilles jaunes se laissaient choir doucement, comme des papillons d’or, puis rouillaient çà et là le gravier des allées.

Aujourd’hui, temps superbe. Soleil un peu chaud. Relu certains passages de Madame Bovary sous les ombrages séculaires du boulevard Saint-Louis. Puis, j’ai tourné à gauche, en suivant l’ombre d’un mur. Puis, je me suis trouvé tout à coup devant la ruelle encaissée qui monte au cimetière.

Alors, j’ai rebroussé chemin.


Le lendemain.

Il a fallu que j’y retourne, à la ruelle. Que de fois, déjà, je l’ai gravie derrière des cercueils ! Et un jour, moi aussi, on m’y portera, les pieds en avant. Peut-être demain, peut-être dans… Voyons ! un petit calcul ! j’ai quarante-cinq ans : il est certain que j’ai vécu beaucoup plus que la moitié de ma vie… Et bien ! ce jour-là, les mêmes vieux cyprès hausseront par-dessus ce mur leurs têtes d’un vert noir. La crête du mur sera hérissée des mêmes tessons de bouteilles, défense mesquine de la majesté de l’enclos des morts.

Aujourd’hui, seul, n’escortant pas d’autre bière que celle que chacun porte en soi, et où nous sentons chaque jour se dissoudre un peu de nous-mêmes, j’ai marché là. D’ailleurs, à vrai dire, j’étais moins navré qu’à la minute où j’écris cette phrase. La moiteur qui me mouillait le front et me descendait le long de l’échine, n’était pas sans volupté. Mes pieds enfonçaient dans un épais tapis de poussière. Mes yeux clignotaient au grand soleil, se fermaient. En les rouvrant, contre le haut mur, je voyais bien, çà et là, une lèpre de mousse calcinée et noire, sorte de suintement de la mort. Mais, dans le champ opposé, un paysan labourait en gourmandant son mulet : — « Hue ! fainéant ! tire fort ! » — Et le babil d’un petit oiseau, que je ne voyais pas, frétillait dans une haie.

Puis, tout à coup, il travers la grille de la porte, les pierres blanches des tombes. Après le machinal coup de chapeau de l’entrée, presque tout de suite, à droite, je suis arrivé devant le tombeau de ma famille. Le nom que je porte ; « Mure », gravé plusieurs fois dans la pierre froide, précédé de prénoms et suivi de deux dates… Oui ! mon père ! ma mère ! De la place pour moi !… Paf ! tout à coup, au lieu de m’apitoyer sur moi et sur les miens, une distraction : le sol, détrempé par la pluie s’était affaissé, et la pierre tombale penchait à droite ! En m’éloignant, je pensais encore à la réparation qu’il faudrait faire : « Je reviendrai avec mon maçon… Pourvu encore que les murs du caveau ne se soient pas affaissés comme la pierre ! » Puis je me suis trouvé devant le tombeau des Derval. Et j’ai relu l’inscription que j’ai fait mettre moi-même : THÉODORE DERVAL. — Commandant de l’armée d’Afrique, aide de camp de Changarnier, officier de la Légion d’honneur.

Déjà un an !… Il ne se mettra plus en colère. Il ne dira plus : « Quand j’étais au camp de Médéah ! » Pendant une demi-heure, après chaque repas, son teint, de rouge qu’il était à l’ordinaire, devenait écarlate. Un soir, après son dîner, au lieu d’aller au cercle, il dut prendre le lit. Je ne fus appelé que le lendemain. La crise était passée. — « Quelle nuit ! » disait la bonne, en hochant la tête. On ne l’eût pas cru malade. Je passai l’après-midi entière à son chevet : il ne souffrait pas, ne se plaignait de rien ; seulement, son agitation était extrême. Il se retournait à chaque instant dans son lit, se versait lui-même de la tisane froide, puis parlait, parlait. Il fuma même une pipe. Je lui demandai s’il fallait prévenir Hélène. — « Gardez-vous-en bien ! Voyons ! pour une simple indisposition !… » Elle lui avait encore écrit l’autre semaine, et il me lut cette lettre. La petite fille qu’elle avait eue du comte de Vandeuilles était maintenant dans son treizième mois, oh ! une enfant magnifique !… Hélène se trouvait encore enceinte. Ma foi, tant pis ! si c’était un garçon, lui, Derval, irait à Paris servir de parrain à son petit-fils, et, au besoin, il l’adopterait un jour. D’ailleurs, ce Vandeuilles était « un excellent jeune homme » qui rendait sa fille heureuse. Le gendre qu’il lui aurait fallu ! Et Moreau, « mon sacré Moreau », un jour ou l’autre n’avait qu’à mourir, dame !… D’ailleurs, lui, Derval, ne se « foutait-il pas carrément » de l’opinion publique ! Un de ces matins, il allait « bazarder » sa petite maison, quelques lopins de terre qui lui restaient à Miramont ; et, ses quatre sous réalisés, il ferait un pied de nez à X…, ce trou, cette ville assommante, cette boîte à cancans. On dirait ce qu’on voudrait, il irait vivre à Paris, à côté de sa fille, de sa fille qu’il avait hâte d’embrasser… Sa fille ! il lui avait pardonné depuis longtemps. Elle avait eu joliment raison, après tout, de ne pas se laisser embêter longtemps par un tas de saintes nitouche, qui, si Hélène avait un amant, en avaient, elles, trente-six… Et puis, rien que pour sa santé même, Paris, la vie active de Paris, lui était indispensable. À X…, il étouffait ! Il n’était pas si vieux, que diable ! il se sentait encore solide. Ces soudards du camp de Médéah passaient pour des durs-à-cuire ! Et après avoir secoué les cendres de sa pipe, il sortit du lit, passa ses pantoufles et alla sur le palier crier à la bonne de lui faire cuire une côtelette. Je le quittai vers le soir, très rassuré. Au milieu de la nuit, on vint sonner violemment à ma porte : il était mort !

Le surlendemain, l’heure de l’enterrement arrivée, Hélène, malgré trois dépêches de moi, n’avait pas donné signe de vie. J’avais, en son nom, lancé des lettres de faire part. Je dus conduire le deuil avec un arrière-petit-cousin du commandant, propriétaire à Miramont, venu pour la circonstance. Une compagnie de la garnison rendait les honneurs militaires. Il y avait beaucoup de monde : les membres du cercle où allait Derval, des magistrats, des officiers en retraite, l’indispensable M. de Lancy et son fils ; — tous indifférents et curieux. J’avais fait la leçon à l’arrière-petit-cousin ; et, en distribuant des poignées de main, nous répondions aux interrogations muettes, que « madame Moreau », très gravement malade, n’avait pu venir. Leur curiosité satisfaite, la plupart n’allèrent même pas jusqu’à l’église. À la porte du cimetière, le petit-cousin, très pâle, prit brusquement congé de moi, en me remerciant de ce que j’avais fait pour « son parent », moi, un simple ami : mais lui, depuis dix-sept ans déjà, n’avait plus mis les pieds dans un cimetière ! il fallait l’excuser s’il partait ! la vue des tombes lui faisait mal, c’était vraiment plus fort que lui ! Quand les soldats et le prêtre des morts se furent également retirés, je restai seul. Et, à chaque pelletée de terre des fossoyeurs tombant sourdement sur la caisse, je me disais : « Où est sa fille !… Pourquoi n’est-elle pas venue ?… Que fait-elle à cette heure !… »

Le lendemain soir, au cabinet de lecture, l’Officiel à la main, au lieu de lire la séance orageuse de l’Assemblée nationale, je me livrais à des suppositions baroques. « M. de Vandeuilles est-il homme à avoir supprimé mes dépêches ? » Tout à coup, ce fut un trait de lumière ! « L’an dernier, à pareille époque, le commandant ne m’a-t-il pas parlé du Tréport, où Hélène faisait prendre des bains de mer à sa « fille » ! Oui, elle devait être bien tranquillement à l’Hôtel de la plage, avec M. de Vandeuilles, croyant son père plein de vie et de santé ! Je savais qu’elle était femme à ne pas verser une larme, à ne pas prononcer un mot, à sauter dans le premier train venu, et, après un mortel voyage de dix-neuf heures, à arriver l’œil sec, mais entouré d’un effrayant cercle bleu, et à dire : « Me voilà ! — Mais maintenant, c’est inutile. — Je le sais, je voulais tout de même venir ! » — Aussi, devinant tout et voulant tout conjurer, j’avais télégraphié à M. de Vandeuilles, — que je ne connais nullement, — de supprimer mes premières dépêches à Hélène, de ne lui annoncer qu’avec précaution la fatale nouvelle, enfin, de ne lui remettre qu’après l’y avoir suffisamment préparée, une interminable lettre de moi, où je racontais tout à Hélène avec beaucoup de détails ; où je la faisais assister longuement aux derniers mois de l’existence de son père, à la maladie, à l’enterrement ; où je la suppliais, enfin, de ne pas arriver, maintenant que tout était consommé, que chacun la croyait dangereusement malade, et que j’étais là, moi, pour la remplacer, pour exécuter ses intentions, pour régler ses affaires et surveiller ses intérêts de tout genre. Deux jours après, M. de Vandeuilles m’ôtait un grand poids, en m’accusant réception de ma dépêche, et de ma lettre parvenues à temps.

Enfin, d’elle, au bout d’une semaine, ce billet :

« Merci de tout ce que vous avez fait… Vous êtes un véritable ami. Si vous faisiez un voyage à Paris, venez me voir.

» Hélène. »


Même année, aux vacances.

L’an dernier, à pareille époque, j’ai visité la Suisse. Cette année, je ne vais nulle part : je fais partie de la chambre des vacations. D’ailleurs si je me décidais à aller quelque part, ce ne serait pas à Paris.

« Venez me voir. » À quoi bon ? je n’ai rien à lui dire. Je n’ai plus aucun service à lui rendre. Avec la procuration qu’elle m’avait envoyée, j’ai réalisé la fortune de son père. Selon ses intentions, tout a été vendu, les fermes de Miramont, la maison, le mobilier aussi, — sauf quelques souvenirs que je lui ai expédiés par la petite vitesse. La voilà devenue tout à fait une étrangère pour cette ville où elle ne remettra jamais les pieds.

« Vous êtes un véritable ami. » On sait ce que cela veut dire. Un véritable ami, à deux cents lieues de distance ; mais ne franchissez pas les deux cents lieues ! Allons, c’est l’indifférence absolue. Moi aussi, je dois me mettre à l’unisson, chercher un autre intérêt dans la vie.

Demain j’irai prendre un permis de chasse.


1er  septembre 1873.

J’ai fait l’ouverture.

Chien mal dressé. Tous les perdreaux que j’ai vus, partis de trop loin. Manqué un lapin. En rentrant, décharge mes deux coups sur des hirondelles au vol. J’en ai tué une. Mon grain de plomb lui a touché le cœur. Elle a le ventre et la gorge couverts de jolies plumes blanches. Je viens de la prendre dans ma main. Son petit corps est encore chaud.


10 septembre.

Je ferme mes malles. Dans trois quarts d’heure, l’omnibus du chemin de fer vient les chercher, et je pars. Je me sens tout dispos et léger.

L’express pour Paris ! Celui qu’Hélène prit un soir, il y a cinq ans.


IX


Paris, 21 septembre.

Je sors de chez elle. Je l’ai vue. J’ai passé l’après-midi avec elle.

Il était deux heures. Ayant déjeuné à mon hôtel, je prenais un mazagran au café Riche. Depuis que je suis à Paris, je renvoyais de jour en jour ma visite à Hélène. Tout à coup :

— Garçon, de quoi écrire !

Et j’écrivis sur une de mes cartes :

« Ma chère Hélène,

» Ici depuis dix jours. Voulez-vous me recevoir ? Demain, je me présenterai chez vous vers trois heures. — Votre vieil ami. »

Puis je mis ma carte sous enveloppe, j’écrivis l’adresse et, en payant ma consommation, je demandai au garçon un commissionnaire. Tout à coup, je rappelai le garçon :

— Non, pas de commissionnaire !

Et je sortis du café. Sur le boulevard, indécis, je marchai quelque temps, ma lettre à la main. Qu’allais-je faire pendant vingt-quatre heures ? Attendre, me ronger d’impatience. Ne valait-il pas mieux en finir ? Voilà cinq ans que je désirais ce moment, que revoir Hélène était mon idée fixe. Un doux soleil d’automne égayait le trottoir, embellissait les femmes, ragaillardissait les promeneurs. Mon indécision cessa, et je déchirai la lettre.

— J’y vais de suite !

Et, doublant le pas, je pris la rue de la Chaussée-d’Antin. J’entrai pourtant dans un bureau de tabac, où je choisis un cigare très cher et blond. Place de la Trinité, je regardai un moment le square. Des enfants jouaient sur le gravier des allées, tantôt à l’ombre des branches, tantôt dans du soleil. Autour d’eux, des oiseaux voletaient sur le gazon fraîchement arrosé. De jeunes mères, de l’âge d’Hélène, assises dans les fauteuils rustiques, causaient, brodaient. Alors, je vins fumer mon cigare dans le square, sur une chaise. La loueuse se présenta, me tendit le petit bulletin. En lui donnant ses deux sous, n’avais-je pas des tentations de lui parler d’Hélène, de la lui dépeindre, de lui demander si une dame comme ceci… comme cela… ne venait pas quelquefois avec une toute petite fille !… Non ! elle ne s’y était peut-être jamais arrêtée, Hélène, dans ce square minuscule, élégant, mais d’une élégance de grisette, bon pour les ébats de la marmaille des boutiquiers du quartier… Allait-elle souvent au parc Monceaux ? au jardin des Tuileries ? au Bois ? À quel coin heureux et charmant de Paris accordait-elle ses préférences, pour y venir tous les jours lire, travailler, rêver ? Quelle était son existence depuis ces cinq ans, depuis le matin où elle m’écrivait : « J’aime pour la première fois de ma vie. » Je ne savais rien, et, pouvant apprendre tout en quelques minutes, tout à la fois, voilà que je restais cloué sur ma chaise, hésitant et peureux, comme celui qui n’ose plus décacheter la lettre qui va décider de sa vie entière. Mon cigare venait de s’éteindre. Il sonna trois heures.

— Allons !… plus tard je la trouverais sortie.

Et, quittant le square, je montai tout de suite la rue de Londres. Place de l’Europe, un sifflet de locomotive ! J’étais déjà rue de Saint-Pétersbourg, trottoir de droite. Je levai les yeux : « no 16… » C’était 16 bis ! la porte suivante, une fort belle maison du Paris nouveau de M. Haussmann. Mon coup de sonnette me retentit profondément dans la poitrine… La concierge était devant la porte de la loge.

— Monsieur demande… ?

— Madame…

Le nom m’écorchait la bouche à prononcer. Je surmontai ma répugnance.

— Madame de Vandeuilles.

— Quatrième au-dessus de l’entresol, porte à droite.

L’escalier, superbe, doux à monter, tendu d’un tapis de marche en marche. À chaque étage, à droite de la fenêtre, une large banquette en velours rouge. Je m’assis un moment au troisième, pour essayer de réprimer les battements de mon cœur. Puis, je gravis très vite les dernières marches, et je sonnai. Une bonne. Je lui remis ma carte.

— Madame est-elle visible ?

— Je vais voir, monsieur…

Et, m’ayant introduit dans le salon, elle referma la porte sur moi. Je fus tout de suite obligé de m’asseoir. Mais je me sentais heureux. Elle avait passé dans cette atmosphère ! Il y avait quelque chose d’elle dans le goût et l’harmonie de l’ameublement, dans l’arrangement de certains objets, dans le laisser-aller de certains autres. J’avais vu déjà quelque part des rideaux drapées comme ceux-ci ! oui, autrefois, dans sa chambre de jeune fille. Et ce gros album en cuir de Russie, avec des coins et un fermoir d’argent, c’était moi qui le lui avais donné ! Je me mis à le feuilleter. À la fin quelques photographies nouvelles ; mais les anciennes y étaient toujours, dans le même ordre ! En tête, le commandant Derval, avec son ruban et son air furieux… Puis moi, plus jeune de dix ans. Puis Hélène, dans des poses diverses, et à différentes époques : Hélène tout enfant, en petites jupes courtes ; Hélène en première communiante ; Hélène en uniforme d’élève de Saint-Denis ; Hélène jeune fille ; Hélène mariée. Puis, il y en avait une récente que je ne connaissais pas : Hélène à Paris, plus belle et plus désirable encore… toujours fière, plus femme… Je la contemplais avidement, lorsqu’une porte s’ouvrit. Elle entra. Elle portait au bras une petite fille.

Je m’étais levé très vite. Déjà je pressais sa main libre. Elle, se dégagea doucement, et me présentant sa fille :

— Regardez-la !… comment la trouvez-vous ?… Elle s’appelle Lucienne…

Mais elle ne me dit pas de l’embrasser. Je lus toute sa pensée dans ses yeux : Lucienne, c’était sa faute ! Elle ne s’en cachait pas, elle l’adorait, elle en était fière. Mais une délicatesse exquise empêchait Hélène de me la pousser dans les bras. Seulement, à l’idée de la situation exceptionnelle faite déjà à ce petit être, ses longs cils s’abaissèrent sur lui. Elle le couvrait d’un regard de commisération et de tendresse, puis, se mit à l’embrasser follement, elle, pour le dédommager de l’injustice des autres. Et, dans l’emportement de sa passion maternelle, je retrouvais mon Hélène tout entière, il y avait une belle révolte : « Pas d’autres que moi pour aimer ma fille, moi seule ! »

Comme autrefois, alors, je voulus l’entourer de douceur. Je la conduisis au fauteuil que je venais de quitter. Moi, un genou en terre à côté du fauteuil, je me mis à jouer timidement avec Lucienne. D’abord, je pris délicatement ses menottes, et les ayant effleurées de mes lèvres, je me fis donner de petites tapes sur le visage. Puis, comme l’enfant souriait : « Je ne te fais donc pas peur ! m’écriai-je. Viens donc, nous allons être de grands amis… » Et je l’attirai avec précaution des bras d’Hélène qui n’osa pas me la refuser. Maintenant à deux genoux sur le tapis, je faisais rire la petite aux éclats, feignant de l’envoyer en l’air plus haut que ma tête, puis, tout à coup, la laissant retomber ; et, chaque fois, je profitais de sa joie pour l’embrasser furtivement sur le front, sur le cou, sur ses fins cheveux naissants. Ah ! si quelqu’un de mes collègues graves de la cour d’appel de X… avait pu me voir ainsi ! M. de Vandeuilles seulement serait entré tout à coup !… Une peur d’être ridicule me fit brusquement regarder Hélène.

— C’est que je vous ai aussi fait sauter comme ça, vous, autrefois !

— Oui, je sais, vous êtes un bon et fidèle ami… Et, depuis cinq ans, que de choses vous devez avoir à me dire !…

Sa main me désignait un siège à côté d’elle. Et, quand je fus assis :

— Voyons ! d’abord, mon père ? dit-elle avec émotion.

Mais Lucienne, voyant que je ne m’occupais plus d’elle, se mit à pleurer.

— Attendez ! fit Hélène.

Elle me la reprit, la consola, l’embrassa, puis sonna la bonne et la fit emporter.

— Eh bien, mon pauvre père !…

Nous parlâmes longtemps du mort. Elle savait tout par ma longue lettre. Mais elle m’interrogeait sur ce qu’elle savait déjà, multipliant les questions, avide de minutieux détails. Tout en la satisfaisant de mon mieux, une partie de mon être était distraite, ne s’intéressant qu’à la joie d’être là, errant des fleurs bleues du tapis aux vases du Japon de la cheminée, m’efforçant de graver à jamais en moi l’empreinte de cet intérieur, pour l’évoquer à volonté et y vivre par la pensée quand je m’en serais éloigné. Par la fenêtre ouverte, un cerceau d’enfant et sa baguette attendaient, au milieu du balcon plein de soleil. De petits cris de Lucienne jouant avec sa bonne m’arrivaient de la pièce voisine. Et c’était surtout à Hélène que je m’attachais, moulant en moi les traits de son pâle visage, les contours de sa chevelure, les moindres plis de son peignoir un peu ample pour dissimuler sa nouvelle grossesse, guettant la pointe de sa pantoufle qui se cachait à chaque instant comme une petite bête craintive. Et, à mesure qu’elle me parlait, je vibrais à toutes les émotions que je voyais passer au fond de ses grands yeux noirs. La maladie de son père : je souffrais avec elle ! L’enterrement : une rage me secouait comme elle contre la curiosité malveillante d’une population ! Une larme tremblait entre ses cils à la pensée que, depuis l’enlèvement, elle n’avait plus revu le bonhomme, qu’elle ne le reverrait jamais, et je me sentais le cœur gros ! Elle éclata enfin.

— Au moins, si je l’ai fait souffrir, êtes-vous sûr, vous, qu’il m’ait pardonné ?

Et des sanglots soulevèrent profondément sa poitrine. Alors, de même que je m’étais mis à faire jouer la fille, j’essayai de sécher les yeux de la mère. Je lui pris les mains avec un peu de notre familiarité d’autrefois, lorsqu’elle portait encore des robes courtes et venait s’asseoir sur les genoux de son grand ami pour lui confier quelque joie débordante ou quelque gros chagrin. Et je lui dis tout ce que je trouvais de tendre et de consolant. Son père lui avait si bien pardonné, qu’il comptait braver le qu’en-dira-t-on, et venir à Paris vivre avec elle, chez elle ! Elle avait bien fait, puisqu’elle était malheureuse à X…, de se mettre au-dessus des préjugés, de braver au grand jour l’opinion publique. On ne vivait qu’une fois, après tout ! Qu’importaient les sots, les envieux, le blâme de quelques puritains de salon, les maximes de certains moralistes bêtes, la réprobation des hypocrites ? Les principes mêmes… Ah ! si les magistrats, mes collègues, en ce moment avaient pu m’entendre ! Je lui disais des choses que je ne pense pas ordinairement. Morale, logique, société, j’aurais voulu tout réduire en poudre, pour avoir de quoi sabler et rendre moins glissant le sentier dangereux où s’est engagée Hélène.

— Qu’est-ce que tout cela si vous êtes heureuse !… Mais l’êtes-vous, au moins ?

Et comme, pour sonder toute ma pensée, les regards d’Hélène se plongeaient dans les miens, je lui pris de nouveau les mains, et je m’enhardis à les lui baiser.

— Je ne vous pardonnerais pas, moi, Hélène, si vous n’étiez pas heureuse…

Elle dégagea aussitôt ses mains, et elle eut un sourire.

— Mais oui, mon ami, je suis heureuse… Pourquoi voulez-vous que je ne le sois pas ?

Une demie sonna à la pendule. Hélène jeta les yeux sur le cadran.

— Tiens ! quatre heures et demie, fit-elle. Attendez.

Et elle alla ouvrir la porte de la salle à manger pour dire à la bonne qu’il était temps que Lucienne prît son bouillon.

— Moins de pain qu’à l’ordinaire, s’il vous plaît !… Elle a l’estomac un peu embarrassé.

Je m’étais levé et j’avais repris mon chapeau sur un meuble.

— Je vous dérange… je vais partir.

— Non.

Et elle vint elle-même me débarrasser de mon chapeau. Elle ne sortait pas de l’après-midi, Lucienne étant un peu souffrante. Elle n’avait rien à faire. Nous avions tout le temps de causer. M. de Vandeuilles ne rentrait jamais que pour dîner, vers sept heures et quart, sept heures et demie. Et encore n’était-ce pas aujourd’hui jeudi ? Chaque jeudi, M. de Vandeuilles dînait à son cercle.

— Tiens ! il vous laisse seule !

— Avec ma fille, répondit-elle très naturellement. Et elle fit faire un saut à la conversation…

— Avez-vous vu ma salle à manger ?

La salle à manger était claire et gaie, avec sa large fenêtre ouverte sur le balcon. Assise sur les genoux de la bonne, Lucienne prenait son bouillon. Des oiseaux des îles voletaient dans une volière en acajou. Un pan de soleil, tombant sur le parquet poli comme une glace, rejaillissait en une gerbe de rayons, dont quelques-uns faisaient reluire les pièces d’argenterie du buffet, un buffet à crédence en vieux chêne. Maintenant que nous y étions, elle voulut me faire visiter le reste de l’appartement : leur chambre, celle de Lucienne, la cuisine et une autre pièce, à peine meublée celle-là, « le cabinet de M. de Vandeuilles ». Rien qu’un bureau, quatre chaises, un encrier et du papier à lettre oublié sur le bureau ; mais pas de bibliothèque, pas un livre. Des fleurets accrochés à la muraille, avec des gants d’escrime et un masque. Une boîte de pistolets de combat sur une chaise. Hélène ramassa quelque chose qui traînait par terre : un écrin de lorgnette de théâtre, qu’elle posa sur la tablette de la cheminée. Des cartes de visite, des lettres décachetées, de vieilles entrées au pesage, une pipe et des cigarettes faisaient un petit fouillis sur le velours de la tablette.

— Il ne se tient presque jamais dans son cabinet, m’expliqua Hélène. Aussi me donnera-t-il bientôt cette pièce, quand je vais en avoir besoin…

Et elle ramena davantage son peignoir sur son ventre de femme enceinte.

Maintenant, nous étions revenus au salon en passant par l’antichambre. Au lieu de se rasseoir, elle sortit sur le balcon, où je la suivis. Très spacieux, — on aurait pu y dresser une table et dîner ! — ce balcon reliait les diverses pièces éclairées sur la rue. Une rangée de vases, choisis par Hélène, mettaient le long de la rampe la gaieté de leurs fleurs, tout un bariolage de couleurs éclatantes.

— Et cette vue ! fit alors Hélène, accoudée sur le balcon. Que dites-vous de cette vue ?

Une échappée sur l’ensemble du quartier de l’Europe : de hautes maisons de construction modernes, semblables entre elles, aux façades superbes ; tout un éventail de larges rues régulièrement tracées, portant chacune un nom de capitale. Çà et là, une façade de derrière, coupée de haut en bas par la rainure d’une étroite cour intérieure, percée de tout un damier de petites fenêtres. Quelquefois, une vitre incendiée de rouge par le soleil couchant, un pan de mur couvert des lettres gigantesques d’une réclame. Puis, en bas, devant nous, la trouée béante du chemin de fer ; le profil noir d’un pont de fonte, solide et léger ; un enchevêtrement de rails courant au fond d’une sorte d’immense chenal sans eau, où des locomotives allaient et venaient dans un commencement d’obscurité bleuâtre. Les unes, celles qui partaient, se mettaient mathématiquement en mouvement, avec des hoquets de bêtes puissantes. D’autres revenaient, lentes, lasses peut-être, puis dégorgeaient tout à coup leur vapeur avec un formidable soupir de soulagement. Et des flocons de fumée noire sortaient des arches du pont, se déroulaient en anneaux grossissants, se dissipaient en buée. Çà et là, entre les fils pressés du télégraphe, des trains interminables manœuvraient, secouant longuement les plaques tournantes. Des signaux retournaient de temps en temps leur disque rouge et vert. Et tout cela, vivant d’une vie prodigieusement intense, était régulier, imposant et grandiose. On se sentait petit, soi, devant le spectacle tout moderne d’une force de la nature domptée par un effort collectif, multipliée, utilisée.

— Je n’avais jamais bien regardé le chemin de fer ! m’écriai-je. Je ne croyais pas que ce fût si beau !

— Mon impression a été la même, la première fois… le jour où je suis venu visiter l’appartement.

Et c’était ce qui l’avait décidée à se loger à un cinquième. À la longue, pourtant, l’œil s’accoutumait aux plus belles choses ; elle finissait par ne plus y faire attention, excepté le soir. C’était si beau, la nuit tombée, lorsqu’une infinité de becs de gaz immobiles surnageaient au-dessus d’un lac noir, au fond duquel glissaient continuellement les wagons et les locomotives. Lucienne, alors, dormait dans son petit lit. Elle venait s’asseoir sur le balcon, seule, et elle passait des heures à regarder toutes ces lumières animées. Il y en avait de vertes, de rouges, de bleues, qui semblaient jouer à se poursuivre et à se dépasser comme des étoiles de chandelles romaines, tandis que d’autres ne remuaient pas. Les locomotives circulaient, superbes, toutes noires au milieu de leur rougeur de fournaise, haletantes, soufflant leur fumée embrasée… Mais je n’écoutais plus Hélène. Je ne pensais qu’à une chose : M. de Vandeuilles la laisse seule, et pendant des soirées entières ! Quelle autre affaire peut-il avoir que de lui tenir compagnie ! Hélène a parlé de cercle : il joue ! Passerait-il ses soirées à courir les théâtres ? Aurait-il d’autres maîtresses ?… Moreau, lui, ne sortait pas le soir, mais s’endormait et ronflait… Celui-ci vaut-il mieux ?

— Tiens ! fit-elle avec un sourire railleur, à quoi pensez-vous ?

Et, comme je ne répondais pas, elle ajouta :

— Je n’aime pas vos distractions.

Elle me devinait peut-être ! ma confusion était grande. J’essayai alors de lui dire timidement :

— Quand vous passez vos soirées seule, je voudrais être ici, sur ce balcon…

Mais elle me cassa bras et jambes par cette phrase :

— Vous êtes donc resté le même, mon pauvre monsieur Mure… Toujours dans la lune !…

Rentrés au salon, nous nous étions assis sans rien dire. La tête basse, absorbé par la contemplation machinale des fleurs du tapis, je pensais « C’est elle qui est toujours la même ! je ne le sais que trop… Et moi, je ne suis rien pour elle, je ne compte pas dans sa vie… Si elle m’a d’abord vu volontiers, si elle a tenu à me faire faire le tour de son appartement, c’était uniquement pour me montrer de sa vie ce qu’elle voulait que tout le monde en sache, là-bas, à X… : qu’elle a les dehors du bonheur… Mais, quand j’ai voulu approfondir, elle s’est efforcée de me donner le change, puis elle s’est révoltée ; l’intérêt que je lui porte l’exaspère, et ma pitié lui fait horreur ! Toutes ces réflexions poussées à la fois, en moins de temps que je n’ai mis à les écrire, douloureuses à porter comme une brassée d’orties ; puis, au milieu d’elles, cette conviction : « Elle n’est pas heureuse ! » et tout au fond de moi, sans trop m’en rendre compte, une sorte de satisfaction mauvaise, rendant moins lancinantes mes blessures. Apercevant alors mon chapeau à côté de moi sur une chaise, je le repris à la main. Et, le silence devenant gênant, je cherchais quelque chose à dire. Mais je ne trouvais rien, maintenant, j’aurais voulu être parti.

— À propos, dis-je enfin, j’allais oublier le but principal de ma visite… J’ai quelque chose pour vous.

Et, tirant mon portefeuille, je lui remis une lettre, de l’acquéreur de sa maison à X…, contenant un chèque de la moitié de la somme encore due, et un renouvellement de billet pour le reste. Nous échangeâmes quelques phrases distraites sur des sujets indifférents. Puis, je me levai.

— Avez-vous à me charger d’une commission quelconque ?

— D’aucune… Merci.

Cette fois, elle ne me retenait plus.

— Et Lucienne ! je voudrais l’embrasser encore.

— Attendez.

Elle sonna. La bonne vint. Mais Lucienne, un peu fatiguée, avait fini par se laisser mettre sur son lit. Maintenant, elle dormait.

— Il ne faut pas la réveiller. Hélène, vous l’embrasserez pour moi.

— Mais vous ne quittez pas encore Paris… Quand reviendrez-vous ?

— Je n’en sais rien… En tout cas, je vous fais mes adieux.

Et elle me tendit sa main, que je gardai un moment dans la mienne, en lui disant avec une certaine solennité :

— Adieu… Hélène, adieu !

C’est fini. Non seulement je ne remettrai pas les pieds chez elle, mais je reprends demain matin le chemin de fer. Je sonne le garçon de l’hôtel pour régler ma note.


X


X…, septembre 1874.

Un an encore, sans que j’ai touché à ces feuilles déposées au fond d’un tiroir. En un an, rien.

Rien ! Je n’ai plus entendu parler d’elle. La vie ici continue, plate et monotone, grise. Il y en a qui se marient, il y en a qui meurent, et il y en a qui naissent. L’hiver dernier, le premier président et le procureur général ont donné beaucoup de dîners. Mais les de Lancy, qui commencent à être au bout de leur rouleau, ont passé six mois à Lancy, par économie, dit-on. Le Jauffret a des hauts et des bas, au baccarat. On le disait sur le point de revendre l’ancien chalet de Moreau mais la déveine a dû cesser, puisqu’il vient d’y mettre les ouvriers : on repeint la façade et il s’agit de toute sorte d’embellissements. La Jauffret, toujours une longue asperge, disgracieuse. Il y a trois nouveaux cercles sur le Cours. Et le conservateur des eaux et forêts vient de recevoir son changement, à cause de la conduite scandaleuse de sa femme.

Pas une ligne d’elle. Elle ne m’a même pas fait savoir sa délivrance. Une seconde fille ou un garçon ? je l’ignore. Et dire, que, chaque fois que j’ai reçu une lettre, avant de l’ouvrir, avant même de jeter les yeux sur l’adresse, j’ai pensé à elle, j’ai éprouvé une seconde d’espoir ; puis rien !… Voilà mon année.

Ah ! j’oubliais. Aux vacances de Pâques, Moreau est venu en France. Il a passé une demi-journée à X… ; il est venu me voir. Il paraissait très calme, très satisfait. Il n’a fait aucune allusion au passé. Nous avons causé une grande heure de l’Algérie, de la politique, de choses et d’autres. « Que me veut-il ? À quoi dois-je sa visite ? » me demandais-je tout le temps ? Puis, il a fini par me confier qu’une place de président de chambre serait bientôt vacante à Alger. Il venait me tâter pour savoir si je l’appuierais auprès de mes amis du ministère. Pourquoi pas ?… Nous avons dîné ensemble. J’ai écrit trois longues lettres sous ses yeux. Puis, la nuit tombée, il est reparti.


Même jour.

La domestique, Nanon, frappe à la porte de mon cabinet.

— Entrez.

— Monsieur, c’est une « lettre de mort », voilà.

Je la prends. Elle vient de Paris !… Je regarde l’adresse… Mais il me semble connaître cette écriture ! N’est-ce pas celle de M. de Vandeuilles ?… Je la décachette.

« M…,

« Madame Hélène Moreau, née Derval, a l’honneur de vous faire part de la perte douloureuse de sa fille, mademoiselle Lucienne, décédée à l’âge de deux ans et demi.

» De profundis. »


Octobre 1874.

Pas de réponse, en un grand mois, à ma longue lettre écrite après la mort de Lucienne. Connaissant son caractère, j’avais évité, dans cette lettre, tout ce qui aurait pu la froisser.

Elle doit être bien triste. Il lui serait pourtant si facile de m’envoyer quatre lignes.


25 avril 1875.

Trois autres lettres, en huit mois, restées sans réponse. Et moi, Hélène, qui ne parviens pas à t’oublier ! Je ne sais que m’imaginer.

Je lui écris encore.


3 mai.

Je pars.


Paris, 4 mai, 7 h. du matin.

Pas dormi de la nuit en chemin de fer. Descendu au même hôtel qu’il y a trois ans, près du Palais-Royal. Le garçon est allé me commander un bain. Puis, j’avale un consommé, je m’habille, et, malgré l’heure matinale, je me présente rue de Saint-Pétersbourg.


XI


Paris, 5 mai.

Que d’émotions depuis mon arrivée ! Que d’inquiétudes ! J’ai plus vécu, ici, en vingt-quatre heures, que pendant des années à X… Et toute ma fièvre tient dans cette ligne : « Je ne sais pas ce qu’est devenue Hélène. »

Hier matin, rue de Saint-Pétersbourg. La porte était ouverte, et la loge de la concierge, vide. J’avais déjà gravi quelques marches, comptant, vu l’heure matinale, déposer ma carte et demander à quelle heure de l’après-midi je pourrais revenir. Tout à coup, la concierge arrivant de la cour, un balai à la main :

— Où allez-vous ?

— Chez madame de Vandeuilles.

— Elle ne demeure plus ici… Il y a bientôt deux ans.

Deux ans ! et elle ne me l’avait pas fait savoir ! Que de fois, pendant ces deux ans, je me l’étais imaginée dans son appartement, s’occupant de sa fille, de ses fleurs et de ses oiseaux, ou, le soir, sur son balcon, regardant le chemin de fer !

— Êtes-vous sûre qu’il y ait deux ans ?

— Oui… à un terme d’avril, je me souviens… quand ce monsieur donna congé, sa dame venait d’accoucher d’un garçon mort… Leur petite aussi était toute malade.

Et leur nouvelle adresse ?

La concierge ne la savait plus. D’ailleurs, c’était près des fortifications : aux Ternes, peut-être à Passy ou à Auteuil, ou ailleurs. Son mari, cependant, devait se rappeler l’adresse, lui qui avait aidé aux déménageurs, son mari, garçon de bureau au ministère des finances… Vite, un fiacre, et au ministère ! Le garçon de bureau interrogé, me voilà à l’entrée de la cité des Fleurs, aux Batignolles. Je renvoyai la voiture. Il était à peine dix heures.

Je ne connaissais pas la cité des Fleurs. Tout au bas de l’avenue de Clichy, plus loin que le dernier bureau de l’omnibus de l’Odéon, au fond d’un quartier excentrique et populaire, quelle ne fut pas ma surprise ! Paris vous réserve de ces éblouissements. Il me sembla tout à coup que j’entrais dans un bouquet odorant qui était une volière : rien que de la verdure, des fleurs, et du soleil, et des oiseaux voletant sur le vert tendre des pelouses. Tout cela, un jardin unique, fait de deux cents petits jardins contigus, séparés par des murs bas qui disparaissaient sous les plantes grimpantes, très long, et resserré entre deux rangées de petits hôtels coquets. Au milieu, d’un bout à l’autre, entre la double rangée de grilles des hôtels, un étroit passage pavé, avec rond-point de distance en distance. Et, à mesure que j’avançais, la douceur de la matinée de printemps, les émanations suaves, les gazouillements et les bruits d’ailes, me parlaient d’Hélène, contenaient quelque chose d’Hélène : « Voilà ce qu’elle aime ! Elle a passé par ici, je le sens, et elle y est encore. Tout à l’autre bout, l’avant-dernier de ces jardins, à gauche, m’a-t-on dit ! peut-être n’aurai-je pas besoin de sonner : entre les barreaux de la grille, si je l’aperçois tout de suite, assise dans son petit jardin, en chapeau de paille !… Il faut m’attendre à la trouver en noir ; elle porte encore le deuil, et n’aura pas voulu quitter ces fleurs et ces oiseaux, les derniers vers qui Lucienne ait tendu ses petites mains… » Puis, arrivé à l’avant-dernière maison à gauche, je regarde à travers la grille : pas d’Hélène en chapeau de paille ! Le jardin, plus grand que les autres, mais médiocrement tenu. Sur la porte, deux ou trois écriteaux pendus : Pension de famille, — appartements meublés et non meublés. Je sonne, tout en me demandant si je ne me trompe pas. La bonne qui vient m’ouvrir : « Je ne connais pas de madame de Vandeuilles, mais il n’y a que trois mois que je suis ici… Je vais appeler Madame… » Mais Madame est à sa toilette et me fait attendre un gros quart d’heure. Par une fenêtre du rez-de-chaussée ouverte, la salle à manger : deux bonnes mettent la nappe pour le déjeuner, une nappe étriquée de table d’hôte, çà et là tachée de vin. Non, jamais Hélène n’a demeuré ici ! Enfin, voici Madame, une masse informe et débordante de chair, qui vient d’achever sa toilette, une bonne grosse commère de cinquante ans avec des anglaises, très affable et très expansive, toute disposée à causer.

— Oui, madame de Vandeuilles a demeuré chez moi…

Ma figure dut exprimer mon étonnement.

— Attendez, monsieur, vous allez savoir… Pas moyen de placer un mot ; il me fallut subir ses interminables explications. D’abord, elle tenait une pension bourgeoise, elle, et quelle pension ! Ce n’était pas un hôtel, au moins, comme celui dont j’avais dû apercevoir l’écriteau jaune, tout à l’autre bout de la cité, en arrivant par l’avenue de Clichy ! Cet hôtel de la cité des Fleurs, à l’entendre, était mal habité et déshonorait la cité, « un endroit si tranquille, si comme il faut, si aristocratique », tandis que sa pension à elle ne faisait nullement tache. Et sa maison par-ci ! et sa maison par-là ! chez elle on se trouvait bien, on vivait en famille, et rien que des personnes distinguées : commerçants retirés, officiers en retraite, une vieille dame noble avec son fils employé au ministère ; tous gens posés, bonne paye, heureux de trouver en plein Paris des jardins, un petit paradis terrestre, quoi ! l’air pur de la campagne… Seulement, comme elle était très difficile sur le choix de ses pensionnaires, qu’elle en refusait journellement, elle avait de la place de reste, et sous-louait, non meublés, les deux appartements du second étage.

— Tenez ! madame de Vandeuilles occupait celui du devant, ces trois fenêtres-là…

Les trois fenêtres étaient à cette heure, en plein soleil, grandes ouvertes. À l’une d’elles, sur une ficelle tendue en travers, séchait du linge d’enfant qu’on venait de savonner, des petits bas, de blanches chemisettes. L’appartement était de nouveau habité. Et ces petits bas n’étaient plus ceux de Lucienne.

— Veuillez me dire la nouvelle adresse…

— Hélas ! avec la meilleure volonté du monde, monsieur, je ne la sais pas.

— Comment ? vous ne la savez pas ! m’écriai-je dans un grand trouble.

Elle, alors, de nouveau :

— Attendez ! monsieur, je vais vous expliquer…

Et, à chacune de mes impatiences, quand je voulais couper court, m’éviter une partie de ses bavardages, cette grosse femme, éternellement :

— Attendez ! monsieur, vous allez savoir…

D’abord, un grand éloge d’Hélène. Cette personne avait l’air si bien élevée, si grande dame et en même temps si polie, et douce. Lui aussi, avait une tournure fort distinguée, mais plus cassant, plus raide, un peu dur pour le pauvre monde. Néanmoins, ils formaient à eux deux un bien intéressant ménage. Maintenant, étaient-ils mariés ? ne l’étaient-ils pas ? Mon Dieu ! les affaires des gens sont leurs affaires ! et il ne fallait pas mettre le nez dans celles des autres, surtout quand il s’agissait de gens honorables qui tenaient leurs engagements et qui ne faisaient pas remarquer une maison… au contraire ! Dès les commencements des dix-huit mois qu’ils avaient passés ici, cette jeune dame paraissait éprouver des chagrins. La santé de sa fillette était si délicate ! Elle était venue sans doute demeurer dans la maison pour que le bon air de la cité fît du bien à la petite, mais la petite ne s’en portait guère mieux. Et puis, pour tout dire, monsieur, lui, ne devait pas mener une conduite régulière. Comme les autres locataires, il avait son double passe-partout de la grille et de la porte d’entrée. Chaque nuit, malgré la précaution qu’il prenait de marcher à pas de loup comme un voleur, chacun l’entendait rentrer à des heures indues. À des trois heures, quatre heures, à des cinq heures du matin ! tellement que les pensionnaires le surnommaient « le boulanger », parce que, disaient-ils en riant, M. de Vandeuilles doit travailler la nuit, et, comme les garçons boulangers, il ne rentre qu’à l’aurore ! Mais, si les pensionnaires riaient, cette jeune dame, elle, avait souvent les yeux rouges.

— N’est-ce pas, il jouait ?

— Attendez, monsieur, vous allez comprendre…

Et je ne comprenais que trop ! À mesure que la maîtresse de la pension bourgeoise me dévidait ses complaisantes explications, un drame navrant se dressait devant moi. Je reconstruisais tout, maintenant. Je devinais ce qui s’était passé rue de Saint-Pétersbourg. Là, à l’époque où Hélène était accouchée avant terme d’un garçon mort, M. de Vandeuilles avait dû éprouver au jeu de grandes pertes. Peut-être la débâcle, depuis longtemps imminente, s’était-elle produite juste au moment où le contre-coup du vice du père pouvait être fatal à celui qui allait naître. En tout cas, il avait fallu réaliser à tout prix de grosses sommes, payer, songer à réduire les dépenses, le train de maison. Alors, congé de l’appartement de deux mille francs ; Hélène avait cherché de préférence dans un quartier éloigné puis, séduite à première vue par la cité des Fleurs, ne voulant plus demeurer que là, elle n’avait trouvé de vacant qu’un petit appartement de six cents francs. Et l’intérêt de la santé de sa fille, l’espoir que son amant, loin des cercles, changerait de vie, l’avaient emporté sur sa répugnance personnelle à demeurer au-dessus d’une « pension de famille ». Mais, ici, déceptions sur déceptions : Lucienne meurt, M. de Vandeuilles joue. N’ayant plus de fille, Hélène a la faiblesse de laisser dévorer sa modeste fortune personnelle par le joueur qui espère toujours se rattraper. Alors, la gêne ! Il faut renvoyer la domestique, Hélène prend pension dans la maison, mais on lui monte ses repas dans sa chambre. Le joueur découche, reste des quarante-huit heures sans reparaître : à la fin, rupture ! Et voilà Hélène, au commencement de l’hiver, dans une affreuse position : seule au monde, sans famille et sans amis, ruinée, désenchantée. Avec son caractère, n’osant peut-être plus sortir, passer sous les regards curieux et compatissants des pensionnaires. Probablement, des dettes !

— Attendez, monsieur !… oh ! elle ne me devait pas grand’chose : un terme en retard, et deux ou trois mois de nourriture, en tout quelques centaines de francs… Et je ne lui réclamais rien, moi, je n’étais pas pressée, j’avais confiance… Cette dame possédait d’ailleurs de quoi répondre, oui ! un superbe mobilier : rien que l’armoire à glace valait quatre fois ce qu’elle me devait… C’est elle qui, un matin d’octobre, me fit monter chez elle pour me demander si je ne pourrais pas lui faire venir un marchand de meubles. Elle voulait tout vendre, partir immédiatement, peut-être voyager… Moi, je lui disais : « Madame a tort, madame devrait au moins conserver ici un pied-à-terre ; la maison est très convenable pour une femme du monde seule. » Puis, quand je vis que tout était inutile : « Eh bien, justement, il faut que je descende dans Paris ce matin avant le déjeuner, je préviendrai mon tapissier… » L’après-midi, le tapissier vint, lui estima ses meubles trois mille deux cents francs, elle en voulait cinq mille, ils tombèrent d’accord à quatre. Elle eut l’argent le lendemain matin, passa la journée à faire ses malles, dîna, puis la bonne alla lui chercher un fiacre à galerie, à la station de la Fourche, et cette dame partit. Pour ce qu’elle me devait, nous nous étions arrangées, j’ai eu son armoire à glace. Que voulez-vous ? monsieur, moi, elle m’avait toujours tapé dans l’œil, cette armoire à glace, et je l’ai maintenant dans ma chambre.

J’étais accablé. Hélène partie depuis le mois d’octobre, avec quatre mille francs, épave de sa fortune, sans dire où elle allait. Et nous étions en mai !

— Enfin, madame, tâchez bien de vous rappeler… Si madame de Vandeuilles n’a rien dit réellement, réfléchissez, ne pourriez-vous retrouver quelque indice ?… N’avez-vous jamais plus entendu parler d’elle ?

— Attendez, monsieur…

Et je voyais la grosse femme faire un effort de mémoire. Puis, elle secoua la tête, et ses deux anglaises remuèrent… Non ! quelques jours après, la bonne qui était allée chercher la voiture prétendait bien avoir revu la dame, un soir, dans l’avenue de Clichy. Mais ce n’était pas possible ! Cette bonne, aujourd’hui retournée dans son pays, avait dû se tromper. Elle-même, ne sortant que fort rarement, à la vérité, n’avait jamais rencontré sa locataire depuis, dans l’avenue, ni ailleurs. Dans son idée, la jeune dame paraissant craindre l’hiver et aimer le soleil, avait dû partir dans le Midi, peut-être à Nice… Voyant que je n’en tirerais rien de plus, dévoré de soucis, je lui avais déjà tourné le dos et je me dirigeais machinalement vers la grille, en pensant que j’allais écrire le jour même à un de mes anciens condisciples, juge suppléant à Nice. La grosse femme, maintenant silencieuse, me suivait. La main sur le bouton de cuivre, je me retournai tout à coup pour la remercier et prendre congé d’elle. Il était midi. En face, dans la salle à manger, par la fenêtre ouverte, les pensionnaires déjà à table, nous regardaient. Elle alors, souriante et, dans un balancement tout gracieux de ses anglaises :

— Attendez, monsieur !… Monsieur ne voudrait pas déjeuner avec nous ?

Manger là, non ! mais, quel que soit le résultat de mes démarches pour retrouver Hélène, je ne partirai pas sans aller revoir la cité des Fleurs.


10 mai.

Rien !

Mes démarches à la préfecture, infructueuses. On l’a recherchée au bureau des garnis sous différents noms que j’ai indiqués : Derval…, Vandeuilles…, Moreau. Un agent, mis à ma disposition par le secrétaire du préfet, est même allé dans plusieurs hôtels et maisons meublées. Aucune des femmes inscrites sous un de ces trois noms, n’était Hélène.

Rien non plus à Nice. Mon ancien condisciple, le juge suppléant, vient de me répondre. Il se souvient parfaitement de « la belle madame Moreau », dit-il, et une femme pareille ne passe pas inaperçue. Les recherches auxquelles il s’est livré, par pur acquit de conscience, n’ont fait que le confirmer dans sa certitude : de tout l’hiver Madame Moreau n’a pas mis les pieds à Nice, non seulement à Nice, mais ni à Monte-Carlo, ni à Antibes, ni à Cannes, ni en aucun point intermédiaire du littoral.

Alors, où est-elle ? dans quelle direction porter mes recherches ? Je m’agite du matin au soir en des tentatives stériles. La nuit, je ne dors pas. À force de me creuser la tête, j’en arrive à des imaginations insensées. Au moins, ni j’avais pu retrouver le numéro du fiacre à galerie attelé de deux chevaux, qui, un soir d’octobre, est venu la prendre à la pension de famille avec ses malles. Je suivrais toujours un peu plus loin la trace d’Hélène. Le cocher m’eût appris où il l’avait conduite ce soir-là : dans un hôtel ou à quelque gare ! À l’hôtel, je retrouvais le nouveau nom qu’elle a dû prendre ; la gare me faisait probablement deviner la contrée vers laquelle elle a pu se diriger ! Mais je me suis adressé en vain à la Compagnie générale des petites voitures. J’ai inutilement mis une annonce au Rappel et dans le Petit Journal, feuilles que lisent les cochers. Est-elle encore à Paris ? En France, seulement ? Avec un caractère comme le sien, fier et décidé, avec sa volonté indomptable, les résolutions extrêmes sont les plus probables. Qui sait ? l’Amérique, peut-être, avec une vie nouvelle ? ou la mort anticipée d’un couvent ? ou autre chose ?

Avant-hier, je suis allé à la Morgue. De la grille du square triste qui est derrière Notre-Dame, à la vue du sinistre bâtiment, une grande émotion me serra à la gorge. « Si je me trouve en face d’elle, étendue sur une des dalles, nue, le visage défiguré par les douloureuses contorsions de l’agonie ! » Je hâtai le pas et j’entrai. Ce jour-là, il n’y avait pas de cadavre. Les visages des passants entrés par curiosité prenaient une expression désappointée : certains se regardaient en souriant. Je ne quittais pas des yeux les vêtements des morts anciens dont l’identité n’est pas reconnue, défroque lamentable pendue derrière le vitrage. Çà et là, je distinguais des nippes de femmes. Quel cœur avait pu battre autrefois sous cette guimpe effilochée ! Sur quelle jambe, ce bas couleur chair taché de sang, était-il excitant à voir, bien tiré ! Vers quelle passion aussi avaient-elles dû trotter, ces petites bottines, maintenant en bouillie pour avoir séjourné dans la Seine ! Étais-je bien sûr, moi, qu’elles n’avaient pas chaussé les petits pieds d’Hélène ?

Et, hier soir, en sortant de dîner… Il était de trop bonne heure pour aller me coucher, je fumais un cigare sur le boulevard. Tout à coup, devant le café des Princes, je m’arrête, pétrifié : une femme, seule à une table, devant un bock à moitié bu, me souriait. « Hélène !… Mais voilà Hélène ! » C’était à s’y tromper ; cette femme lui ressemblait tellement : mêmes traits, même regard, même sourire ! que c’était Hélène, et Hélène me reconnaissant, m’appelant, me faisant de petits signes de tête. Comme je restais planté là, ne pouvant en détacher mon regard, voilà qu’à des tables voisines, d’autres femmes seules se mettaient à m’appeler : Psttt ! hé ! le monsieur ! Psttt !… » Elle, alors, se levant sans achever son bock, marcha résolument vers moi, et glissa sous mon bras sa fine main gantée, tout naturellement, comme si nous nous connaissions de vieille date. Sa taille, plus mince et plus petite, ne rappelait guère celle d’Hélène. Une fille d’ailleurs toute jeune, vingt ou vingt-deux ans. Mais quand nous eûmes dépassé un peu le café, au moment où j’allais dégager mon bras, elle me dit je ne sais quoi, et le timbre de sa voix produisit en moi un charme singulier. C’était une voix déjà entendue, et dont la vibration jeune, fraîche, un peu grêle, me ramenait à une époque lointaine : la voix d’Hélène toute jeune fille. Et je ne dégageais plus mon bras, je me laissais mener par elle où elle voulait ; je lui faisais au hasard les premières questions venues, pour qu’elle me parlât ; puis, fermant à demi les yeux, oubliant le sens de ses paroles pour n’en savourer que la musique, il me semblait par moments qu’au lieu de cette rue du Faubourg-Montmartre que nous remontions, c’était dans les prairies de Miramont, il y a vingt ans ! Nous ralentissions le pas du côté des grands saules, et je pressais contre moi le bras de l’élève de Saint-Denis en congé qui me faisait gravement ses confidences. Ce fut tout à coup comme si je m’éveillais en sursaut. Nous étions rue Notre-Dame-de-Lorette, devant une porte, et la jeune femme sonnait, en me disant de sa voix d’Hélène : « Il me manque deux louis pour payer un billet… N’est-ce pas, mon chéri, tu vas être généreux. »


XII


12 mai.

Hôtel de la Cité des Fleurs, chambre 7. — Voilà où j’écris ces lignes. — Hélène, retrouvée par le plus grand des hasards, est à la chambre 6.

Elle ne se doute pas qu’une simple cloison nous sépare. Je viens de l’entendre remuer une chaise.

Moi-même, par moments, je me passe la main sur le front. J’ai besoin de me toucher pour me convaincre que je ne rêve pas. Oui, je suis tout à fait éveillé ! Voici d’ailleurs comment la chose est arrivée.

Très simplement. Je m’étais promis d’aller revoir, un jour ou l’autre, cette cité des Fleurs où Hélène a vécue dix-huit mois, les plus mauvais dix-huit mois de sa vie. Hier, vers dix heures du soir, je rentrais. J’étais déjà place du Palais-Royal. Il faisait une nuit de printemps magnifique. La place était pleine de gens s’attardant avec délices. Des couples se parlaient doucement. Pour la première fois de l’année, les cafés avaient mis leurs tables dehors. J’entrai au bureau de tabac de la Civette rallumer mon cigare. Puis, comme je stationnais sur le trottoir, accablé de me sentir seul par cette soirée tiède, peu pressé d’aller me mettre au lit et sûr de n’y pas dormir, voici que l’omnibus aux deux yeux rouges : Odéon-Batignolles-Clichy s’arrête devant moi. « Tiens ! celui qui va jusqu’à la cité des Fleurs ! » Et il n’y avait presque personne sur l’impériale… Au bout de vingt-cinq minutes, l’omnibus s’arrêtait au dernier bureau. Je descends de l’impériale et je franchis la porte de la cité. La bonne odeur de jasmin, de rose et de seringat ! L’adorable bouffée d’émanations nocturnes, atmosphère de velours, palpitants bruissements de feuilles ! Là, je me promenai longtemps au milieu de tous ces jardins n’en faisant qu’un agrandi dans l’ombre. Il n’y avait pas de lune. Rien que des étoiles, et, çà et là, au-dessus des feuillages, deux ou trois fenêtres éclairées, mettant leur petite tache jaune dans la nuit. Puis, en avançant encore, les lueurs jaunes disparaissaient, et je me trouvais perdu dans une frémissante solitude, au fond de quelque désert parfumé, où j’étais isolé du reste du monde, et où il me semblait pourtant n’être pas loin d’Hélène. Elle avait respiré ici, des nuits de printemps pareilles, et il était resté quelque chose d’elle. Cette suave fraîcheur, l’enivrement de ces haleines balsamiques, je les prenais pour une traînée de son passage. Et voilà que je me trouvais au bas de la cité, maintenant à la grille de la pension bourgeoise. Au fond du jardin, la maison, muette et close, dormait dans l’ombre. Les trois fenêtres du second reposaient doucement. Et je ne savais plus, moi ! il me semblait que cette grille allait s’ouvrir une fois encore, pour la laisser passer. C’était bien le moins qu’elle vînt ! Depuis assez longtemps, je l’attendais ! Enfin, maintenant qu’elle était venue, son bras frôlait le mien et je me sentais défaillir au milieu de la caresse de sa robe. Alors, je revins lentement, m’imaginant que nous marchions à deux, l’un contre l’autre. De distance en distance, à chaque rond-point de l’allée, je ne coupais pas droit : pour allonger, nous faisions le demi-tour du trottoir circulaire. Rien ne pressait, et je ne lui parlais pas. Elle devinait ce que j’aurais pu lui dire. Puis, brusquement… ce n’était plus le rêve ! Il y avait là, à quelques pas devant moi, une grande femme de tournure élégante, qui sonnait à la grille de la cité. Le gardien devait dormir, la grille ne s’ouvrait pas. Et elle sonnait encore. Elle fit un mouvement, se tourna à demi vers la loge : alors, à travers les barreaux, son visage m’apparut en plein dans la clarté de la lanterne à réflecteur. Je retins un cri. C’était Hélène. Bien elle, cette fois, un peu changée depuis trois ans, toujours belle, mais, effet de mon trouble sans doute, d’une beauté étrange que je ne lui avais jamais vue. D’ailleurs le gardien venait de tirer le cordon. Laissant retomber la grille derrière elle, Hélène, très vite, dans l’ombre, passa sur le trottoir opposé, sans même porter les yeux de mon côté. Presque tout de suite, elle entra dans un jardin à droite, dont la grille restait grande ouverte. Et elle sonna de nouveau, ici, à l’Hôtel de la Cité des Fleurs. Je n’étais pas revenu de ma stupéfaction que j’aperçus de la lumière à une fenêtre du second étage. Hélène était dans sa chambre.

Chambre numéro 6, une seule fenêtre donnant sur les jardins, trente-cinq francs par mois, quarante avec le service. Elle habite là depuis plus de six mois, passant dans l’hôtel pour une femme très comme il faut, veuve, ayant éprouvé des chagrins. J’ai tout appris ce matin, étant venu de très bonne heure louer moi-même une chambre. « Justement, me répondit le garçon, le 7 est vacant. Monsieur veut-il voir le 7 ? — À quel étage ? — Au second. » Et je me souvenais avoir vu la veille la lumière d’Hélène au second ! Nous montons. Quand j’ai visité la chambre, admiré la vue des jardins, marchandé un peu le prix pour la forme, après m’être plaint de ne pas avoir de placards : « Et, à propos, qui donc aurai-je pour voisins ? — Oh ! monsieur, une personne bien tranquille… » Et le voilà me parlant d’elle, me donnant toutes sortes de détails sur « Madame Hélène » et son existence retirée. Pas le moindre bruit, on ne s’aperçoit seulement pas qu’elle est dans l’hôtel, elle ne reçoit personne, se faisant monter ses repas deux fois par jour, et ne sortant presque jamais. « Alors, c’est bien, j’arrête la chambre et vais vous payer d’avance la première quinzaine. » Nous descendons au bureau. On me passe le registre. Et je reconnais une ligne de l’écriture d’Hélène : Madame Hélène, veuve, née… Au lieu de Derval, elle avait écrit : Valder. Je m’inscris à la suite. Et je pars pour aller chercher mes malles. Une heure après, j’étais de retour. Et me voici installé chambre 7, à côté d’Hélène.


13 mai.

Je me sens à la fois bien triste et bien heureux. Depuis vingt-quatre heures, c’est une grande douceur de vivre ainsi dans l’atmosphère d’Hélène. Elle est là, à deux pas de moi, sous ma protection. La cloison est mince. Si elle ouvre sa fenêtre, si elle marche, si elle tousse, je l’entends. Hier soir, vers minuit, quand elle s’est mise au lit, le sommier a gémi. Et ce matin, Philippe, le garçon, que j’avais sonné, n’arrivant pas, j’entr’ouvre ma porte : devant la sienne, j’aperçois ses bottines, de jolies petites bottines en peau de gant. Ma foi ! je n’ai pu me retenir, je suis allé les toucher. Je les ai presque embrassées, toutes crottées de la boue de la veille.

C’est qu’il pleuvait, hier soir ; une pluie épouvantable, fouettant les vitres si fort que ma nouvelle chambre s’est bientôt changée en petit lac. Malgré ce temps-là, elle est sortie après son dîner, vers huit heures et demie. Philippe, que j’ai tout de suite sonné, sous prétexte de m’enlever cette eau, m’a appris que madame Hélène sortait ainsi après son dîner, tous les soirs, quelque temps qu’il fit, et ne rentrait qu’à onze heures. « Y a-t-il longtemps qu’elle a cette habitude ? — Non, monsieur ; seulement depuis trois semaines. — Ah ! » fis-je avec indifférence. Et je me mis à lui parler d’autre chose. Puis, tout à coup, à brûle-pourpoint : « Où, diable ! pensez-vous qu’elle soit allée par cette tempête, ma voisine ? » Alors, avec ses deux mains rapprochées, le grossier personnage se mit à faire un geste obscène. Et il riait d’un rire gras, bêtement. Je l’aurais souffleté. Mais je me contins. « Tiens ! dis-je froidement, vous croyez ? » Sans rien ajouter, Philippe continua à rire de ce rire gras qui me semblait salir Hélène. Puis, voyant que mon front se plissait, il balbutia des explications. Il disait ça en l’air, lui, sans savoir ! Cette dame était sans doute honnête… Et il s’y connaissait, en honnêteté, lui qui servait depuis trente ans dans les hôtels meublés ! Seulement, quand je l’aurai vue, cette dame, je saurai lui en dire des nouvelles. Quoi ! un vrai morceau de roi !… La plaisanterie, c’était la plaisanterie, mais cela n’empêchait pas de rendre justice au monde… Sur ces entrefaites, tout à côté de ma chambre, dans le couloir, nous entendîmes une clef ouvrir une porte.

— Comment ! s’écria Philippe étonné, déjà elle ?

Il n’était pas dix heures…

— La pluie l’aura fait rentrer…

Puis, tout à coup, portant les mains au front :

— Et moi qui ne lui ai pas monté de serviettes, ni sa carafe !…

Il me quitta et descendit en courant.

Ainsi, Hélène sort tous les jours à la même heure : il faut que je sache où elle va ! Ce soir, je la suivrai.


Même jour, six heures du soir.

Elle dîne. J’entends un bruit de fourchette contre une assiette… Depuis sept mois, matin et soir, elle prend ainsi ses repas dans sa chambre, seule… Elle se verse à boire… Quelle vie ! Pas une main à presser, pas une oreille où verser une confidence. Que doit-il se passer en elle ? Quel travail lent ont dû faire le temps et l’isolement ! Qui sait si elle ne regrette rien du passé, si elle pense quelquefois à X…, à celles qui jalousaient sa distinction et sa beauté, à son père qu’elle n’a jamais revu, à moi ?… N’a-t-elle jamais été sur le point de m’écrire ?… Voilà son repas achevé. Philippe, qu’elle a sonné, emporte la vaisselle.


Sept heures.

Elle vient d’ouvrir sa fenêtre. Par un petit trou fait à mon rideau avec une épingle, j’ai vu un peu de ses cheveux. Elle s’est accoudée et elle regarde la cité des Fleurs. Il ne pleut pas comme hier ! Une belle fin de journée de printemps. Les poumons se dilatent à l’air embaumé qui monte de tous ces jardins. Tandis que certains coins de verdure se reculent et s’approfondissent dans une douceur bleuâtre, les toitures des petits hôtels d’en face viennent en avant, jaunes dans le soleil couchant. Toute sorte d’oiseaux chantent à la fois. Elle n’a plus ses oiseaux des îles. La volière en acajou a été vendue avec le reste… Quatre mille francs ! Il y a sept mois, il ne lui restait que quatre mille francs ! Combien de mois, avec ce qui lui reste, peut-elle vivre encore ? Peut-être sept autres mois, peut-être un an ?… Soit ! jusqu’au printemps prochain. Et puis ?… Pense-t-elle quelquefois à ces réalités ?… Je me demandais depuis un moment ce qu’elle était en train de faire à la fenêtre, d’où venait un certain bruit imperceptible que j’entendais, une sorte de petit grincement : sa lime à ongles ! Avant de commencer à s’habiller, elle se lime les ongles.


Huit heures.

Elle est prête. Sa toilette est sans doute terminée. Une porte d’armoire à glace vient de s’ouvrir et de se refermer. Je crois qu’elle est debout, en train de mettre son chapeau en se regardant dans la glace… Cherche-t-elle à noircir avec du cosmétique quelques premiers cheveux blancs ? Se découvre-t-elle une ride précoce ?… Elle a aujourd’hui trente-six ans et deux ou trois mois. Pas vieille, mais plus toute jeune. Et ce doit être une grande mélancolie pour la femme que de se dire : « La jeunesse s’en va. » D’ailleurs, la beauté n’est pas faite que d’adolescence et de fraîcheur. Et, si peu que je l’aie aperçue l’autre soir, elle m’a surpris par une beauté nouvelle, d’une expression touchante et meurtrie. Ses yeux battus, mais agrandis et plus profonds, brûlaient dans la nuit de je ne sais quelle flamme mystérieuse, inquiétante… Mais pourquoi vient-elle de prendre une chaise et de s’asseoir ?


Huit heures et demie.

Que se passe-t-il ? Depuis un grand quart d’heure qu’elle est assise, je n’ai rien entendu.

Que fait-elle ? À quoi pense-t-elle ? Qu’attend-elle ? Hier, à pareille heure, elle était déjà sortie… Maintenant, c’est peut-être moi qui suis trop impatient. Mon cœur bat. Je suis aussi troublé que si j’allais commettre une vilaine action. Ai-je bien le droit de la suivre, de l’espionner ainsi, de surprendre son secret ? C’est pour elle, dans son unique intérêt. Mais n’est-ce pas aussi pour moi ? Tant pis ! pour moi ou pour elle, avec le droit ou non, j’ai la fièvre : qu’elle se hâte ! D’ailleurs, elle n’a peut-être aucun secret.


Neuf heures.

Elle s’est promenée quelque temps dans sa chambre de long en large, comme quelqu’un qui réfléchit et qui ne sait trop quel parti prendre. Puis, je ne l’entends plus. Je crois qu’elle s’est de nouveau assise. Il se fait tard. L’aiguille de la pendule marche toujours ! Maintenant, qu’elle sorte ou non, cela m’est indifférent. Ma fièvre est tombée. Je n’ai plus que de la tristesse et du découragement. Qu’est-ce que je fais ici, moi, monsieur Mure, magistrat, homme grave, frisant la cinquantaine ? L’oreille collée à une cloison, comme un mari jaloux ! Cet espionnage de policier dans un hôtel garni de sixième ordre, est-ce de mon âge, de ma position sociale ? Est-ce de ma calvitie et de mes cheveux blancs ? Personne, à X…, ne le croirait ! Du Palais de Justice, mes collègues, avec une longue-vue, auraient le pouvoir de me découvrir ici et de suivre mon invraisemblable aventure ; quels éclats de rire ! En ferait-on des gorges chaudes pendant des mois, au cabinet de lecture, au cercle. Et chez les Jauffret ? Et aux jeudis soirs de madame de Lancy ? Mais, là, ce n’est pas moi qu’on déchirerait le plus ; ce serait Hélène. Si on la savait ici, et si l’on connaissait cet hôtel ! Qui la défendrait dans ce monde de province, hypocrite et collet monté ? Personne ne songerait à être juste, à tenir compte des circonstances de la chute. Nul n’admirerait la fierté dans la faute, son courage d’aller jusqu’au bout, le mépris de l’argent avec lequel elle s’est laissé ruiner, la grandeur simple de sa résignation à accepter toutes les conséquences. Personne ne reconnaîtrait le sentiment qui l’a empêché de s’éloigner de la cité des Fleurs, où le souvenir de sa fille et quelque chose de son illusion perdue doivent traîner pour elle en ce coin charmant de Paris. On ne voudrait voir que l’aspect louche de la maison meublée, le laid écriteau jaune de la porte, la boue mal balayée dans l’escalier. Et l’ameublement !… Philippe m’a dit que la chambre de madame Hélène et la mienne sont « les mieux de la maison ». Ici, au lit et à la fenêtre des rideaux de damas bleu malpropres. L’affreuse grimace du luxe. Un acajou de camelote, le papier déchiré. Surtout cet ignoble canapé, poussiéreux et gras, éreinté par le vice.


Dix heures.

Elle ne sort pas. Sa porte s’est fermée à double tour. Je l’entends se déshabiller. Elle va dormir toute une nuit, là, près de moi : j’oublie le reste. Et je vais être heureux.


XIII


Nuit du 13 au 14 mai… Onze heures du soir.

Rien ! pas rentrée !… J’aurais voulu ne pas croire mes yeux. C’est elle que j’ai perdue de vue au bas de l’avenue de Saint-Ouen. Pauvre Hélène !

Je sors de nouveau.


Minuit.

Toujours rien ! J’ai battu en vain le quartier sans la retrouver. Je vais l’attendre à la fenêtre.


Une heure.

La cité des Fleurs dort. Un ciel noir. Rien d’allumé que la lanterne du gardien. Si elle rentrait, dès qu’elle sonnerait à la grille, sous la petite lueur jaune du réflecteur, je la reconnaîtrais. Mais, depuis longtemps, personne ne sonne plus. Un grand silence. Dans la chambre, le tic-tac de la pendule. Au loin, quelque part dans la nuit, le souffle de colosse de Paris, qui se délasse. Un vent humide, m’arrivant en face, m’a chassé deux ou trois larges gouttes d’eau dans les yeux. Mais je ne pleure pas. Quelque chose m’étrangle un poids m’empêche de respirer, parfois un frisson me secoue tout entier, tandis que mon front brûle.

Je me remets à la fenêtre.


Deux heures.

Maintenant, elle ne rentrera plus. Que faire pour abréger les heures jusqu’au jour ?… Écrire.

Voici ce qui est arrivé :

Ce soir, elle a eu fini de dîner très vite. Philippe ne montant plus pour emporter la vaisselle, deux ou trois coups de sonnette impatients, impérieux, Puis, tout de suite, au lieu de s’accouder comme la veille à la fenêtre, elle s’est habillée. Mais sa toilette n’en finissait pas. Prête vers huit heures, elle est sortie.

Il ne faisait pas encore nuit. Bien qu’elle soit un peu myope, je ne la suivais que de loin, prêt à me cacher le visage et à me jeter de côté si elle s’était retournée.

Elle montait lentement l’avenue de Clichy, sur le trottoir de gauche, aussi lentement que l’omnibus de l’Odéon au milieu de la chaussée, un peu en avant d’elle, gravissant la montée de la Fourche avec un cheval de renfort. Grande, élancée, très simplement mise, sa robe noire faisait pourtant tache d’élégance et d’aristocratie au milieu de la banalité des passants : employés, ouvriers en blouse de travail, demoiselles de magasin revenant de l’intérieur de Paris. Çà et là, des têtes se retournaient pour la voir. Quand elle eut dépassé un grand café au fond duquel un bec de gaz était déjà allumée, un garçon sortit, s’avança jusqu’au milieu du trottoir, la regarda s’éloigner.

Un moment, je ne la vis plus : elle venait d’entrer dans une boutique. Chez un fleuriste, dont l’étalage vert et embaumé mettait un coin de printemps entre une charcuterie et un marchand de vin. Elle en ressortit avec un petit bouquet de violettes.

À la Fourche, laissant en arrière le côtier et son cheval, l’omnibus partit au trot vers l’intérieur de Paris. Elle s’arrêta une minute, tournée vers l’avenue de Saint-Ouen, s’intéressant peut-être à la double rangée interminable de becs de gaz, allumés dans le crépuscule, enfonçant leurs points d’or jusqu’à la banlieue. Attendait-elle quelqu’un, devant sortir d’une de ces premières maisons, laides et basses ? Elle regardait aussi plus loin, là où l’avenue s’encanaillait encore jusqu’à devenir vers la barrière un quartier de chiffonniers. Ne voyant rien venir, elle continua à remonter l’avenue de Clichy. Déjà, en haut, l’omnibus disparaissait derrière le monument du maréchal Moncey.

À la hauteur d’un petit bal, comme elle venait de passer sur le trottoir de droite, tout à coup, presque au-dessus de sa tête, des lettres de feu, « Bal du Chalet », s’allumèrent. Elle dut faire un brusque détour : deux voyous en casquette molle faisaient irruption hors du bastringue, tombèrent presque sur elle, en boxant pour la frime. Hélène ne se retourna pas ; mais jusqu’au restaurant du Père Lathuile, elle marcha plus vite.

Maintenant, elle était place Moncey, devant le maréchal appuyé sur son canon, défendant l’ancienne barrière dans un héroïsme de dessus de pendule. Baignée dans un crépuscule bleuâtre, la place agrandie. À gauche, le boulevard de Clichy ; à droite, le boulevard des Batignolles, se continuant l’un l’autre, très larges, donnant l’idée d’une ceinture sans fin faisant le tour de Paris. En face, les devantures contiguës de deux cafés, mettant un flamboiement à l’entrée de la rue de Clichy qui descend vers le cœur de la ville. Hélène, au bout du trottoir, arrêtée, semblait indécise, Qu’allait-elle faire ? traverser la place, entrer au bureau d’omnibus, demander un de ces fiacres de la station, qui attendaient à la file, avec leurs lanternes rouges, vertes, jaunes, allumées ? Peut-être continuer le long des boulevards extérieurs une promenade sans but ? Peut-être, revenir tout de suite sur ses pas, n’avoir pas le courage d’aller plus loin, rentrer ?

Un orgue de Barbarie criard s’entendait au milieu du boulevard des Batignolles. D’un petit café-concert voisin, enclavé au premier étage d’un hôtel garni louche, des roulades de baryton langoureux bramant l’amour arrivaient, avec accompagnement de piano. À côté du bureau de tabac-épicerie, une gargote, où l’on voyait des gens dîner à des tables sans nappes, répandait une odeur de friture. Devant le kiosque de la marchande de journaux, une fille en cheveux, son petit chien sous le bras, achetait un journal d’un sou. Des hommes vaguement souls rasaient les maisons d’un pas chancelant. Et Hélène hésitait, toujours à la même place, respirant longuement ses violettes.

Elle finit par se décider, tourna à droite, évita une fontaine Wallace dont les gamins s’amusaient à faire éclabousser l’eau à pleins gobelets, et prit le boulevard extérieur. L’orgue jouait toujours. À son appel persistant et nasillard, où, çà et là, des trous faisaient penser à l’égosillement d’un pitre asthmatique, il arrivait du monde. C’était déjà un grand cercle de gens occupant tout le large trottoir, d’une rangée à l’autre des petits platanes.

Au milieu, un saltimbanque en longue jaquette noire sous laquelle on voyait commencer le maillot, étendait un vieux tapis, allumait et disposait en rond six chandelles fichées dans des goulots de bouteilles. D’énormes poids avaient été déposés au pied d’un arbre. Là, un second saltimbanque, également en jaquette, attendait, assis sur un tonneau, les jambes pendantes.

Une curiosité tendait vers lui des têtes, faisait rompre à certains l’alignement. Et, de lèvres en lèvres, un nom circulait : « Fernand !… Fernand ! » C’était son public de tous les soirs, des gens du quartier venant chaque jour à la même place voir travailler Fernand : boutiquiers d’en face, tête nue, cuisinières en tabliers de cuisine, employés n’allant pas au café par gêne, ouvriers rentrants avec leurs outils, couples sortis pour respirer l’air pur du boulevard extérieur. Et, la fille en cheveux qui venait d’acheter un journal était là, son chien sous le bras, un peu en arrière, essayant à droite et à gauche d’un sourire. Tandis qu’au premier rang, où elles s’étaient faufilées en bousculant tout le monde, cinq ou six effrontées de douze à quatorze ans en rupture de dodo, troussées comme des souillons, dévoraient des yeux les jambes en maillot couleur chair du saltimbanque et faisaient tout haut leurs réflexions : « — Fernand a quelque chose, ce soir, pour sûr ! — Oui, l’air tout embêté ! peut-être brouillé avec sa connaissance ! — Regarde donc ! Clara, il s’est joliment fourré de la pommade. » Une s’enhardit jusqu’à toucher les bouts du ruban de velours grenat qui rejetait en arrière l’épaisse chevelure de Fernand. Alors, il releva la tête.

— Au large, tas de vermine !

Et l’on vit son front mat, un peu bas, son beau visage de médaille, si ferme et si pur de contour, avec cela tellement brun, qu’on eût dit du bronze. Et l’on se recula, non seulement les gamines, mais les curieux, laissant autour de son tonneau un vide respectueux.

L’orgue de Barbarie appelait encore. Maintenant, il faisait tout à fait nuit. Les chandelles, du haut de leurs bouteilles, répandaient une clarté vacillante, fumeuse. Et Fernand restait le nouveau comme écrasé sous le poids de sa tignasse noire frisée naturellement. On ne voyait plus bien que le dessus de son crâne un peu déprimé sous la toison des cheveux lustrés par la pommade, un crâne d’hercule à cerveau étroit, ne devant jamais contenir qu’une idée à la fois. Et, cette idée, en ce moment, lui tenait le front bas, clouait à terre son regard absorbé, tandis que l’autre saltimbanque, sa jaquette enlevée, s’égosillait en boniments que le public n’écoutait pas. Celui-là, déjà vieux, laid et mal fait, avait beau marcher sur les mains, ses deux jambes croisées derrière la nuque, personne ne le regardait. De rares sous pleuvaient sur le tapis. La main gantée d’Hélène passa entre deux personnes qui se trouvaient devant elle, jeta une pièce blanche.

Mais Fernand n’était plus isolé sur son tonneau. Deux voyous à casquette, probablement ceux qui s’étaient colletés devant le bal du Chalet, venaient de fendre le cercle, lui serraient la main. Fernand mit vivement pied à terre. Tous trois causaient confidentiellement, les yeux dans les yeux, avec de petits rires, en bons camarades qui s’intéressent à une affaire et qui se comprennent à demi-mot. Il devait y avoir du nouveau, et l’affaire, pour sûr, marchait bien ! Les beaux yeux de Fernand tout ragaillardis luisaient de joie et d’espoir, maintenant, passant le public en revue, fouillant surtout au plus épais, là où Hélène se dissimulait dans l’ombre.

— Merci ! et à demain dit-il à haute voix en serrant la main de ses deux amis.

Et, à une dernière observation de ceux-ci, il ajouta :

— Oui, je vous raconterai tout…

Baissé au pied de l’arbre où étaient déposés les poids, Fernand les lançait déjà au milieu de l’espace libre éclairé par les chandelles, un à un. Il y en avait neuf. Et, à chacun, le sol, ébranlé, rendait un bruit sourd. Maintenant, debout sur le vieux tapis, Fernand ramassait les quelques sous jetés. La pièce blanche d’Hélène éclaira son visage d’un sourire et ses beaux yeux en amande, ombragés de longs cils, luisaient de plaisir, cherchaient de nouveau Hélène. Soudain, son front se plissa ; haussant les épaules avec affectation, il se mit à regarder le public en face, d’un air mécontent et provocateur.

— Chut ! fit-il d’un geste à celui qui tournait la manivelle de l’orgue de Barbarie.

L’orgue se tut, il y eut un profond silence.

— Vingt-cinq, vingt-six et vingt-sept ! disait le saltimbanque. J’ai beau compter… Cela ne fait jamais que vingt-sept sous, mesdames et messieurs… Eh bien, sachez une chose : je ne suis pas content !… Croyez-vous qu’avec la somme de vingt-sept sous par jour nous puissions vivre, mon associé et moi ? Lui, mon associé, que vous venez de voir travailler, demandez-lui s’il est plus content que moi… Il vous dira qu’il trouverait bien plus bath de passer sa soirée chez le marchand de vin à boire tranquillement une chopine… N’est-ce pas, vieux ?

Le « vieux » fit énergiquement oui, de la tête et des mains.

— Eh bien, et moi, mesdames, continuait Fernand, qui vous dit que je n’ai pas une connaissance… quelque femme du grand monde… une duchesse peut-être ayant un béguin pour moi ?… et qui ne serait pas fâchée à l’heure qu’il est d’avoir mon bras pour aller manger une douzaine chez Baratte… Eh bien, au lieu de me ballader au faubourg Saint-Germain, moi, je suis ici, sur le boulevard des Batignolles, à faire le malin et le poireau… Regardez-moi sous quelle pelure !

En un tour de main, faisant voler au loin sa vieille jaquette, il apparut nu, en maillot couleur chair, complètement nu, avec un étroit caleçon de satin cerise. Un petit frémissement passa sur la foule.

— Si je turbine dans ce costume, c’est pour gagner ma vie…

Et il attendit. Cinq ou six sous, seulement, tombèrent. Il les ramassa. Puis, secouant la tête avec une colère jouée :

— Ça ne fait pan le compte… Il me faut cinq francs, pas un sou de moins ! ou vous ne me verrez pas enlever le tonneau avec les dents… Entendez-vous, cinq francs ! et vite encore… Aujourd’hui, je n’ai pas le temps d’attendre aussi longtemps qu’hier… Allez, musique !

L’orgue de Barbarie jouait maintenant une valse. Rapidement, les deux saltimbanques placèrent le tonneau au milieu, dans le sens de la longueur, en l’air sur deux supports. Puis, une chaise, droite et bien d’aplomb sur le tonneau. Et, debout sur la chaise, les bras croisés, tranquille et sûr de son influence sur la foule dont les têtes n’arrivaient qu’à ses pieds, dédaignant même de l’amuser avec la jonglerie des poids ce jour-là inutile, Fernand attendait ses cinq francs.

Tous les regards montaient vers lui. La clarté d’un réverbère, près de sa tête, faisait moutonner sa chevelure, contournait son cou puissant, moulait son torse, son ventre plat, ses reins larges ; tandis qu’à la lueur dansante des chandelles, ce qu’il avait de plus beau, les jambes, colossales de cuisse et de mollet, fines d’attaches, donnaient le rêve de deux vivantes cascades de muscles. Et, à sa vue, les employés n’allant pas au café par économie se sentaient tristes sans savoir, eux, pauvres de race, étriqués. Les ouvriers rentrant avec leurs outils se disaient qu’en jouissant d’un pareil biceps, dans leur partie, on aurait quelque part le patron, et l’on ferait crever d’envie les camarades. Et l’épicier du coin, tête nue, ventre en boule, mains dans les poches, calculait approximativement ce que le gaillard devait encore se faire, un soir dans l’autre. Puis, « il n’a que vingt-quatre ans », soupiraient des cuisinières. La fille en cheveux, portant son chien sous le bras : « S’il était bâti comme ça, au moins, celui qui me roue de coups ! » Et, des couples bourgeois sortis pour respirer l’air pur, Madame se livrait à des comparaisons plastiques pas à l’avantage de Monsieur ; tandis que Monsieur, lui, sous son chapeau haute forme, roulait cette pensée : « En voilà un qui ne s’empêtrera jamais d’une femme légitime. » Jusqu’aux polissonnes de quatorze ans pas encore couchées, qui, s’approchant sans cesse, les effrontées, finissaient par être contre le tonneau, le cou tordu, pour voir en l’air : « Dis, Clara, si son caleçon tout à coup faisait crac !… » Et Hélène ne s’en allait pas.

Pourtant je ne la voyais plus. Il était arrivé encore du monde. Chacun se pressait, se poussait, voulait arriver aux premiers rangs. Mais je savais qu’elle était toujours là, humble et se faisant petite, heureuse de disparaître, laissant des malotrus la bousculer et se mettre devant elle. Et toute mon âme s’enfonçait à chaque instant dans cette ombre, pour la cacher encore et la couvrir comme son long voile noir baissé. L’orgue jouait éternellement le même air. Il pleuvait de temps en temps des sous. Certains, venant taper contre le tonneau avec un petit bruit sec, rebondissaient au loin. Le « vieux » les ramassait autour des chandelles et les jetait dans une assiette ébréchée à un coin du tapis déplié. Fernand finit par sauter à terre. Et le « vieux » monta prendre sa place sur le tonneau s’assit sur la chaise, tandis que Fernand comptait de nouveau la recette.

— Cette fois, quatre francs trois sous ! pas encore mon compte… Mais je suis pressé. Je veux bien tout de suite enlever le tonneau… Seulement quand mes dents le tiendront en l’air avec le poids de cet homme par-dessus, vous autres, au lieu de tant m’applaudir, vous me jetterez encore un franc… La gloire c’est beau, mais manger !… Et ne vous amusez pas à me crier : « Assez !… » comme à l’ordinaire. Ça m’agace… et je ne lâcherai le tonneau que quand j’aurai mes cent sous… Ainsi, pas de compassion inutile : seulement du courage à la poche !…

Puis, tout de suite, résolument, avec la soudaineté de décision d’un homme qui doit faire un effort extraordinaire et qui ne veut pas réfléchir de peur de se sentir lâche, Fernand mordit le rebord du tonneau, à un endroit bien connu, dont le bois avait un peu été aminci avec un couteau, et où chacune de ses dents retrouvait son empreinte. Et alors commença une minute longue, interminable. Arc-bouté sur les jambes, des deux mains contenant ses côtes, la tête ramassée sur la poitrine, le cou raccourci, gonflé, prêt à éclater, Fernand tenait le tonneau en l’air, le tonneau surmonté d’une chaise et d’un homme assis, les bras croisés. Et Fernand fermait les yeux, le visage rouge, cramoisi. Et personne ne respirait librement. L’orgue de Barbarie semblait jouer très loin, tandis que le roulement d’un omnibus sur la chaussée écrasait le sol et pesait sur les poitrines. Puis des sous se mirent à pleuvoir çà et là, comme des gouttes larges tombées d’un nuage chargé d’électricité. À la fin, le public se lassant le premier, des applaudissements, mêlés à des murmures, éclatèrent. Fernand, écarlate, en sueur, ne lâchait pas le tonneau. « Assez ! assez !… La foule eût fini par se ruer sur lui et le lui arracher… Lorsque le tonneau reposa de nouveau sur les deux supports, ce fut pour tous un soulagement. Et Fernand, après deux ou trois secouements de tête, sur place, hébétés, fit quelques pas comme un homme ivre, et se laissa tomber sur un banc.

On ne faisait plus le cercle. C’était fini ; seulement, avant de s’éloigner, beaucoup s’approchaient du banc, et contemplaient le saltimbanque épuisé. Des mains l’applaudissaient encore. « Il sue ! — Des gouttes sur son maillot ! — Il ne recommencerait pas ! — Pourquoi se cache-t-il le visage dans son mouchoir ! on croirait qu’il a mal aux dents… — Ses dents ! il faut tout de même qu’il les ait solides ! » Puis, Monsieur et Madame s’en allaient, bras dessus bras dessous. Des cuisinières, de peur d’être grondées, filaient en courant. La fille en cheveux mettait son petit chien à terre, le laissait un moment seul au pied d’un platane, puis, d’un peu plus loin, l’appelait. Et des employés tendaient l’oreille : « Dix heures !… il faut aller se coucher. » On entendait déjà les boutiquiers d’en face fermer leur boutique. Le rassemblement se trouvait réduit aux gamines de quatorze ans, à des voyous. Et Hélène était toujours là, à l’écart, dans l’ombre.

Puis, que s’est-il passé ? je ne sais plus… Ce que j’ai vu est si extraordinaire que, maintenant, j’ai peine à croire que mes yeux l’aient réellement vu… Tout à coup, sur le banc, Fernand, sorti de son état de prostration, a relevé la tête, et son regard n’a-t-il pas cherché Hélène ! Hélène, à travers son voile, le regardait aussi. Les yeux brillants de joie, lui, souriait. Il eut même l’audace de lui faire un petit geste. Mais, la tête basse, comme honteuse, Hélène s’était déjà reculée. Maintenant, à petits pas, elle suivait le boulevard extérieur. Un peu en avant d’elle, la fille en cheveux, avait repris son chien sous le bras ; à l’approche de certains passants, elle traversait en courant d’un platane à l’autre. Sur le même trottoir, Hélène attendait un saltimbanque !… Non ce n’était pas possible ! Que restais-je là, moi, cloué à la même place, pétrifié de surprise, idiot de consternation ! Je n’avais qu’à me remuer, qu’à aller la regarder sous le nez, qu’à oser lui parler, et je m’apercevrais bien que ce n’était pas Hélène !… Et puis, quand même ce serait Hélène, je n’avais rien vu : ni regards échangés, ni sourire, ni geste ! Ce Fernand ne reviendrait pas ! Aidé de son camarade, il venait de transporter en face, chez un marchand de vin, le tonneau et ses supports, les poids, le vieux tapis, l’assiette ébréchée ! Là, chez le dépositaire habituel de leur attirail, ils devaient en avoir pour longtemps tous les deux, à se reposer et à boire ! Soudain, au milieu de ce bouillonnement de tout mon être, quelqu’un sortit de la boutique du marchand de vin, traversa la chaussée, passa près de moi. C’était Fernand ! Fernand en pardessus noir à taille et en petit chapeau rond, le « melon » des calicots et des petits employés, crânement posé en arrière ; le tout très propre. Plus rien d’un bateleur, que les deux bottines rouges montant très haut, et, par moments, un petit morceau de maillot rosâtre, visible sous le long pardessus. Il fumait un cigare. Il passa très vite, une canne à la main, faisant des moulinets. Il eut bientôt rejoint Hélène, qui ne se tourna pas vers lui, qui ne fit aucun geste ; seulement, elle doubla le pas. Lui n’avait pas même porté la main à son chapeau, et fumait toujours. Je les vis s’éloigner ainsi, parallèlement, à un mètre l’un de l’autre, et je me demandais s’ils s’étaient adressé la parole. J’aurais voulu douter encore. Je les suivais de loin, espérant qu’ils prendraient chacun une direction différente. Non ! ils marchaient maintenant côte à côte ! Fernand lui parlait avec animation, tournant la tête vers elle, la serrant de plus près. Et elle, tendant toujours à s’éloigner, obliquait à droite. Ils finirent par traverser la chaussée, remontèrent sur le trottoir qui longe les maisons ; là, Hélène, ne pouvant obliquer davantage, rasait les devantures fermées, tandis que Fernand se trouvait toujours dans ses jupes. À l’angle du boulevard et de la rue de Rome, Hélène tourna brusquement, prit la rue obscure et déserte. Alors Fernand, jetant son cigare, lui passa son bras autour de la taille. Et, de sa main restée libre, il tenait une des mains d’Hélène. Il la lui baisait dans l’ombre. Hélène se laissait faire ! Alors mes jambes, lourdes comme du plomb, restèrent clouées sur place. Il me passa une sorte de voile devant les yeux. Et un sanglot étouffé me retomba à secousses profondes dans la poitrine. Hélène, cette fois, était perdue, tout à fait perdue, et je ne pouvais ni crier, ni pleurer. Je détournai la tête… À ce moment, un train quittant Paris à toute vapeur s’engouffrait en sifflant sous le pont du boulevard extérieur. Et le pont tremblait. De la fumée épaisse jaillissait à gros flocons de la grille du parapet, s’élevait en nuage. Puis le train siffla de nouveau, invisible et déjà loin, du côté de la campagne. Du côté de Paris, le nuage de fumée se dissipait ; et à mesure, par l’échappée de la gare Saint-Lazare, je voyais poindre une infinité de petites flammes jaunes, immobiles, surnageant à la surface d’un lac noir… C’était là, à gauche et dans le fond, pas très loin : les fenêtres de son ancien appartement de la rue de Saint-Pétersbourg ! le balcon d’où, autrefois, à la tombée du jour, elle m’avait fait admirer le chemin de fer ! Je reconnaissais les hautes maisons modernes aux fenêtres en damier, toutes éclairées à cette heure. Là, depuis ces trois ans, vivaient d’autres femmes dont l’existence était peut-être restée la même : facile et douce, occupée par des affections régulières, bourgeoisement heureuse ; tandis qu’Hélène… Alors mes yeux se mouillèrent. Toutes les petites lueurs jaunes de la gare disparurent, noyées dans mes larmes. Et maintenant, ce que je voyais distinctement, c’était la chaîne entière des fatalités de la vie d’Hélène : Fernand ! M. de Vandeuilles ! Moreau ! Puis, au commencement, moi ! Moi, cause première de tout, je l’avais mariée ! Moi je l’avais poussée à l’adultère élégant ! Moi, je venais de la laisser glisser dans la boue ! C’était donc à moi de la ramasser. Ce ne fut plus alors qu’un besoin de les suivre, une rage de les rejoindre, de leur parler. Mais la rue de Rome était déserte. Ils avaient dû tourner à droite, revenir aux Batignolles. Je me mis à courir jusqu’au coin de la rue des Dames ; puis, ne les voyant pas, jusqu’au coin de la rue de La Condamine. Rue Legendre, un couple filait vers le square. Ce n’était pas eux ! J’ai remonté l’avenue de Clichy jusqu’à la Fourche. Là, je ne me suis pas trompé, je les ai revus tous les deux, très bas dans l’avenue de Saint-Ouen. Ils passaient sous un réverbère. Mes yeux de presbyte ont reconnu Hélène. Mais ils avaient trop d’avance. J’ai fouillé en vain un dédale de petites rues pauvres. Puis, je suis rentré, j’ai guetté à la fenêtre, je suis ressorti. Rentré de nouveau, je viens d’écrire tout ceci, pour tâcher d’oublier qu’Hélène est dans les bras de Fernand.


Cinq heures du matin.

On sonne… La porte de l’hôtel se referme… Un pas léger dans l’escalier… Un froufrou de robe de soie… C’est Hélène qui rentre au petit jour… La voici au premier étage… Quand elle introduira la clef dans la serrure, je serai à ses pieds.


XIV


X…, novembre 1878.

Trois ans et demi après ! Me voici encore seul dans mon appartement de vieux garçon.

La soirée d’hier m’a fait coucher tard. J’étais agité. J’ai eu peine à fermer l’œil. Mais j’ai dormi d’un sommeil profond et réparateur, pour ne me réveiller qu’à dix heures, ce matin. À peine ouverts, mes yeux se sont tournés vers la fenêtre. Un pâle soleil d’hiver, gai quoique pâle, commençait à fondre de petits cristaux étoilant les vitres.

— Tiens ! la nuit a dû être froide.

Et j’ai sonné. Ma vieille bonne, Nanon, qui m’a vu naître, est entrée.

— Bonjour, Nanon… Fais-moi du feu.

— Ici ? dans votre chambre ?… Mais la cheminée à la prussienne de votre cabinet, ronfle déjà !

Et la garniture tuyautée de sa coiffe éclatante de blancheur semblait se hérisser d’étonnement.

— Oui, Nanon, dans ma chambre…

— Ah ! bien ! il paraît que monsieur compte se soigner beaucoup, cet hiver.

Et toute sa figure, parcheminée et ridée, souriait de malice. Puis, se baissant, leste et vive, la taille encore souple et élégante comme celle d’une jeune fille, Nanon a relevé le tablier de la cheminée. Et, tout en repoussant les vieilles cendres avec la pelle :

— Voyons, monsieur, ce grand dîner d’hier ? cette soirée ?… Ça a-t-il marché comme vous avez voulu ?

— Oui, Nanon.

— Beaucoup de monde ?

— Toute la ville.

— Madame de Lancy avait une belle robe ?

— De Paris… et de chez Worth encore !… rapportée de leur voyage à l’Exposition.

— Et la longue madame Jauffret ?… Pas trop triste des pertes de jeu de son mari, du chalet revendu à l’ancien propriétaire ?

— Au contraire… engraissée ! mais elle n’a plus ses diamants.

— Et la marquise de N. N… ? et la femme du nouveau procureur général ?… Et…

— Bavarde de Nanon, veux-tu te dépêcher !

— Là, monsieur, j’ai fini… Tenez ! je frotte l’allumette, ça va brûler comme de l’amadou, vous allez pouvoir vous habiller à la chaleur, devant un petit brasier… Mais, je vous en supplie, dites-moi encore une chose : M. Moreau, votre nouveau président, eh bien, quelle tête faisait-il ?…

Puis, je me suis levé. J’ai passé ma robe de chambre ouatée ; et, après m’être débarbouillé avec de l’eau tiède, les pieds bien au chaud dans mes pantoufles de feutre, — une excellente acquisition dont je m’applaudis tous les jours, — je viens de déjeuner au coin du feu. Des œufs brouillés aux truffes et un perdreau froid, jeune et tendre, bardé de lard, sentant le thym de la colline. Avec cela, un excellent vin du pays, dont on fabriquerait, à Paris, un vin de grande marque. Six ans de bouteilles et une belle teinte jaune acquise en vieillissant ! C’est que je deviens gourmand. Au dessert, Nanon m’a apporté avec mystère un grand plat recouvert d’une assiette renversée. J’ai soulevé l’assiette…

— Un gâteau de châtaignes. Merci ma bonne vieille !

— Monsieur le trouvera exquis… Je n’ai pas économisé la vanille, ni la fleur d’oranger… À moins que depuis l’hiver dernier, je ne sache plus la recette !…

— Il n’y a que toi, Nanon, il n’y a que toi !…

Et j’ai enfoncé ma cuiller dans la succulente pâte onctueuse et parfumée, — un secret de Nanon, que, le jour ou je la perdrai, Nanon emportera avec elle dans la tombe, — dans la succulente pâte recouverte d’un glacis blanc comme la neige et saupoudré d’anis roses et bleus. Et, tout en reprenant trois ou quatre fois de ce gâteau, je pensais à mon enfance, au temps où j’étais gourmand, — comme à présent ! — où je ne savais rien de la vie, et où je portais des pantalons courts… Puis, j’ai plié ma serviette, comme d’habitude. J’ai bu à petites gorgées mon café bouillant, et je suis venu m’asseoir, ici, dans mon cabinet. Ici, un peu las et désirant rentrer en moi-même, j’ai ouvert un tiroir fermé à clef, et j’en ai sorti ces feuilles.

Les plus anciennes déjà jaunies… Toutes remplies d’Hélène…

Hélène ! ............

Hier, le grand jour, il fallait qu’elle fût belle, et elle l’a été. Belle ! c’est-à-dire imposante et gracieuse, fière et touchante, à la fois maîtresse de maison se multipliant pour ses invités, et reine héroïque, magnétisant tout une ville féroce récemment vaincue et reconquise, elle a été cela !… Si feu le commandant Derval, son père, avait pu la voir !…

Hier, voici. Le dîner était pour sept heures. Mais Hélène m’ayant prié d’arriver à l’avance, dès cinq heures et demie je sonnais au chalet.

Un tapis rouge dans le vestibule. Des tentures aux murs, au plafond un lustre prêt à être allumé, des fleurs partout. La petite antichambre de gauche transformée en vestiaire, avec une grande glace au fond pour que les dames, en enlevant leurs manteaux, puissent se voir de la tête aux pieds. Moi-même, j’attachai ensemble mon parapluie et mon pardessus, et je glissai dans mon gousset le no 1.

Dans l’escalier, un tapis encore, d’autres lustres, d’autres tentures, et, de marche en marche, une double haie de plantes rares, de fleurs naturelles. Sous la chaleur douce sortant des bouches du calorifère, ces fleurs embaumaient. Il vous montait à la tête comme une griserie. Et, malgré soi, l’on pensait d’avance aux petits pieds en bottines de satin qui allaient gravir ces marches, légers et nerveux, frémissants de curiosité, d’envie, de malice.

Mais une volonté calme, prévoyante, courageuse, semblait avoir veillé aux préparatifs. Avant de demander personne, je voulus jeter partout mon coup d’œil. Sans quitter encore le rez-de-chaussée, entrouvrant la porte de droite, je regardai la salle à manger. Là, un domestique allumait déjà les innombrables bougies des candélabres. Et la table, avec ses dix-huit couverts était prête. Autour de la mousse et des fleurs jonchant le milieu de la nappe, les dix-huit serviettes damassées, éblouissantes de blancheur semblaient autant de tabernacles attendant chacun le dévot sacrificateur. Et les verres, grands et petits, par rang de taille, étaient symétriquement placés, le menu avec un nom de convive sur chaque coupe à champagne. Et la transparence des cristaux étincelait, les ruissellements lumineux de la vaisselle plate vous troublaient comme des regards, les fleurs éclataient en sonorités de coloration extraordinaires. Maintenant que les longues bougies des candélabres étaient toutes allumées, la table entière, changée en chapelle ardente, semblait déjà brûler pour quelque perpétuelle adoration. Ébloui, détournant les yeux, je refermai.

Un coup d’œil au jardin par la porte vitrée du vestibule… Depuis le soir d’été où Moreau, sur la terrasse, s’endormit dans son fauteuil, le journal glissé à ses pieds, je n’avais plus marché dans ces allées. Presque rien de changé ! Pas de traces de la possession des Jauffret, heureusement ! Je reconnaissais la forme des massifs à feuillage persistant du bosquet. Seuls, les quatre jeunes platanes de la terrasse, méconnaissables en douze ans, devenus de grands arbres au tronc énormes et aux longues branches n’en finissant plus, toutes maintenant dépouillées de feuilles. En douze ans, que de choses ! Ce soir, une fête, et en même temps, l’hiver ! Des grappes de lanternes vénitiennes déjà allumées, suspendues entre chaque platane ; des cordons de lampions à verres de couleurs, dessinant les marches du perron. Les banquettes et les piliers de la terrasse. Mais une bise âpre, glacée, soufflant par moments, couchait les petites flammes toutes à la fois, en éteignait çà et là, et secouait lamentablement les grandes grappes lumineuses. Tout à coup, le papier d’une lanterne vénitienne prenait feu, flambait une seconde, coulait en grosses larmes enflammées ; puis, au milieu de la grappe aux couleurs joyeuses, tout de suite, un trou noir.

J’étais au premier étage… L’antichambre, vaste, qui est en même temps la salle de billard, je ne la reconnaissais plus. On avait enlevé le billard : c’est ici qu’on danserait. Une toile rouge tendue sur le tapis de moquette ! Des fleurs partout, des tableaux et des panoplies, des lustres ! Une estrade pour l’orchestre ! Puis, trois salons de réception en enfilade. Au fond, le petit salon bleu. Tout était prêt. Les grandes lampes, déjà allumées. D’énormes bûches rondes, épaisses comme des troncs d’arbres, brûlaient dans les cheminées. Tandis que je présentais à la flamme la pointe de mes bottines vernies, une porte s’ouvrit et se referma au fond du salon bleu. Je vis arriver la femme de chambre d’Hélène.

— Bonsoir, monsieur, fit-elle en s’inclinant.

Et elle allait s’éloigner.

— Dites-moi, quand complète-t-on l’éclairage des salons ?

— Il n’est pas six heures… Madame a donné des ordres pour six heures et demie.

— C’est bien.

— Madame sera bientôt visible… Faut-il lui dire tout de suite que monsieur est là ?

— Inutile… Merci.

Maintenant je n’avais plus froid. M’éloignant de la cheminée, j’entrai dans le petit salon bleu, délicieux boudoir, où Hélène se tient de prédilection. Là, rien n’était changé. Les préparatifs de la fête n’avaient pas franchi le seuil de ce sanctuaire tout plein d’Hélène et des choses qu’elle aime. La lampe, à la place accoutumée, répandait sa lumière douce. Le roman nouveau à couverture jaune qu’elle lit était resté ouvert sur la table à ouvrage. Tout à coup, la portière du fond écartée, un bras nu, déjà orné de bracelets, une petite main ouverte tendue vers moi…

— Hélène !

J’avais saisi cette main, et je la pressais doucement dans les miennes.

— Merci d’être arrivé le premier ! faisait-elle… Vous voyez, toute la ville peut venir : je n’ai que ma robe à passer.

— Je vous dérange… je vous laisse.

— Attendez ?

Et, écartant davantage la portière, elle se montra à moi comme elle était : en jupons blancs, en corset bleu de ciel, les bras et les seins nus, toute fraîche, toute parfumée, et chaste. La fièvre contenue qui donnait un petit frisson à sa voix, l’éclat extraordinaire de ses yeux, la résolution animant son visage, la couvraient mieux qu’un corsage montant. Et, le front un peu baissé pour me montrer sa coiffure :

— Regardez… est-ce bien ?

Puis, quelqu’un marcha dans le salon voisin. Elle se souvint brusquement qu’elle avait la poitrine nue, laissa retomber la portière. Moi, alors, pas le temps de lui dire tout bas à travers la tapisserie que je la trouvais belle et touchante. On entrait. C’était le valet de chambre qui, de la part de Moreau, venait me dire :

— M. le président est chez lui et prie Monsieur de monter.

— Ah ! M. le président !… Très bien ! j’y vais !

Et, dans l’escalier, tout en montant à l’étage supérieur, ce « monsieur le président » m’offusquait encore, comme le souvenir d’une fausse note aigre vibrant soudain au milieu d’un morceau suave… Me gardant bien de sonner, je tourne le bouton de la première porte ; je traverse l’antichambre. Me voici dans le vaste et somptueux cabinet, aux quatre murs recouverts par la bibliothèque. Les dix mille volumes de droit, superbement reliés, qui ont fait le voyage d’Afrique, la mer traversée et retraversée, je les retrouve tous à la même place, alignant leurs dos sévères, presque terribles : les uns rouges et les autres noirs. Et un involontaire sourire me plisse la lèvre : « Monsieur le président ! » La porte de la chambre était grande ouverte. Debout devant un miroir ovale pendu à la fenêtre, déjà en pantalon noir et en bottines vernies, une serviette blanche nouée derrière le cou, Moreau achevait de se faire la barbe.

— Entrez, mon cher… Asseyez-vous… mais ne me parlez pas… Vous pourriez me faire couper.

Puis, au bout d’un instant, essuyant soigneusement les rasoirs avant de les replacer dans leur boîte :

— Maintenant, on peut se serrer la main.

— Si je vous dérange ?…

— Allons donc !… Non seulement tu ne me déranges pas, mais j’ai à te causer… Laisse-moi d’abord passer ma chemise.

Il élevait avec précaution, au-dessus de sa tête, une chemise blanche qu’il venait de prendre sur le lit : les bras et le cou nu, son gros ventre lui ballonnant sous le gilet de flanelle ! Puis, voilà que sa tête s’enfonça, et disparut un moment, dans la chemise très empesée, raide et craquante. Et je n’en revenais pas de ma surprise : lui, me tutoyer ! Lui qui, depuis douze ans, depuis le jour où Hélène était partie avec M. de Vandeuilles, m’avait toujours dit : vous ! Simple distraction, peut-être ? Retour inconscient vers une habitude du passé, contractée sur les bancs du collège ? Ou façon délicate de me faire sentir qu’il ne m’en voulait plus, que j’avais suffisamment réparé mes torts en m’employant à le rapprocher avec sa femme ?… Enfin, il m’avait fait appeler pour me parler ; j’allais bien voir !… Et, en ce moment, j’éprouvais pour lui une sorte de sympathie subite, toute nouvelle. Pour un rien, sur un simple geste, je l’eusse aidé volontiers à dégager son cou de ce plastron rigide et tendu comme du carton, qu’il se donnait un grand mal pour ne pas casser.

— Là ! fit-il quand, sa chemise enfin passée, il n’eut plus qu’à mettre ses boutons de manchettes ; c’était pour t’adresser un reproche…

— Un reproche ?

— Oui ! ne t’étais-tu pas chargé de composer ma liste d’invitation à ma soirée, toi ?… Eh bien, prends cette feuille de papier, là, dans mon cabinet, sur le bureau… Lis !

La feuille de papier contenait une liste supplémentaire, une vingtaine de noms de personnes notables, que, d’après Moreau, j’avais eu la légèreté impardonnable d’oublier : le sous-greffier de la cour, les deux bibliothécaires de la ville, les officiers supérieurs du régiment en garnison, etc. Il fallait toujours que ce fût lui, Moreau, qui s’occupât de tout, lui-même ! Pour suffire ainsi aux détails les plus divers, mon Dieu ! il fallait avoir une de ces têtes… ! Et, ne parvenant pas à faire le nœud de sa cravate blanche, Moreau sonna. Le domestique l’aida aussi à passer son habit. Puis, une fois prêt, satisfait sans doute du coup d’œil jeté dans l’armoire à glace, où « M. le président » se vit des pieds à la tête, Moreau vint vers moi.

— Maintenant, mon cher, à ta disposition !… Viens, passons dans mon cabinet… Nous avons un bon quart d’heure à perdre…

Assis dans son imposant fauteuil Louis XIII, il employa ce quart d’heure à se faire les ongles avec des petits ciseaux et à me sonder sur les dispositions à prendre « pour ne pas nous trouver au dépourvu lorsque, dans deux ans et demi, le premier président atteindrait la limite d’âge… » Lui ! Moreau ! premier président dans deux ans et demi ! Eh ! pourquoi pas ?… Tout en répondant mollement à ses questions intéressées sur l’état de mes relations au ministère, je récapitulais en moi ce que j’ai déjà fait pour cet homme : « Conseiller à Alger, lors de la fuite de sa femme, lui, par moi !… Sur le point de devenir président de chambre à Alger !… Puis président de chambre, ici, grâce à ma démission de conseiller offerte en échange au garde des sceaux… » Que de démarches, que de soucis, que de courbettes ! Et ce n’était pas fini. J’étais prêt à recommencer. Tout cela pour Hélène, qui, à l’étage au-dessous, devait avoir achevé sa toilette. Je regardai alors la pendule. Grand Dieu ! sept heures moins trois minutes ! Les premiers convives devaient être arrivés, et moi, au lieu d’aller rejoindre Hélène, j’écoutais Moreau…

— Très bien ! fis-je en me levant pour couper court à l’entretien. Nous reparlerons de cela… il faut descendre.

— La pendule avance !… Nous avons le temps… Écoute ! il me vient une idée lumineuse…

Mais je regardai ma montre : « Vois ! sept heures quatre ! » Et je me dirigeai quand même vers la porte. Alors, son idée lumineuse et lui, me suivirent, descendirent avec moi l’escalier, me ralentissant à chaque marche : « Il faut que dès le printemps prochain tu fasses un premier voyage à Paris… » Sur le palier du premier étage, il me retint même par le bras : « Es-tu pénétré de l’importance ?… »

— Oui, me voilà averti. Ton idée est excellente… Compte sur moi… Même, si tu veux, je viendrai en causer avec toi demain matin, à tête reposée.

— Viens de bonne heure !

Et il me lâcha enfin le bras.

Hélène était au salon, assise sur une causeuse, à côté de la femme du nouveau procureur général, une petite Normande blonde, paraissant plus jeune que son âge, mais laide, avec une grande bouche à lèvres minces et méchantes, un nez légèrement en l’air et de mignons yeux futés, perçants comme une vrille. De l’autre côté de la cheminée, le procureur général dans un fauteuil. À peine Moreau fut-il entré derrière moi, la porte se rouvrit, et le domestique annonça :

— Monsieur et madame de Lancy.

Les salutations cérémonieuses n’étaient pas achevées que la petite Normande, s’adressant à madame de Lancy :

— Madame, venez à mon secours je suis en train de dire un grand mal de votre ville…

Et, désignant Hélène, de l’air le plus hypocritement naturel :

— Madame, qui connaît Paris mieux que moi ne veut pas convenir qu’il n’y a que Paris au monde…

Un pistolet chargé jusqu’à la gueule qu’on eût tout à coup tiré à deux doigts de mon oreille, ne m’eût pas plus désagréablement écorché le tympan que cette phrase. Un sifflement de langue de vipère, ce : « Madame qui connaît Paris mieux que moi ! » dardé à Hélène, en plein visage, chez elle. Instinctivement, je regardai Hélène. Elle souriait. Qu’avait-elle de magique ? Sa coiffure ou son regard ? Peut-être sa robe de velours noir ! Elle souriait, et je fus aussitôt rassuré. Il était impossible de voir ce sourire et de ne pas se sentir tenté de tomber à ses genoux. Madame de Lancy, elle, se leva, vint s’asseoir sur un pouf devant Hélène, lui prit la main et la garda dans les siennes, en lui demandant à demi-voix comment elle se portait. J’aurais couvert de baisers les longs doigts de madame de Lancy, ridiculement minces et effilés, exsangues, aristocratiques.

Les autres convives arrivaient. Le recteur de l’Académie, un général, le procureur de la République et le sous-préfet, presque coup sur coup. Le premier président et sa femme, les derniers. — « Madame est servie », vint-on dire.

Maintenant, on dînait. Pas de conversation générale pendant le potage, ni pendant le premier service. À peine quelques mots à demi-voix, entre voisins, et sur des généralités… L’hiver s’annonçait très froid ; les hirondelles étaient parties de bonne heure et les personnes délicates devaient prendre beaucoup de précautions… Il y avait eu quelques fièvres typhoïdes à la fin de l’été… On parlait d’une troupe de passage qui viendrait dans huit jours nous jouer les Bourgeois de Pont-Arcy… Puis, ce n’était plus qu’un bruit imperceptible de fourchettes, de vaisselle plate, d’assiettes remuées, le heurt malencontreux d’un verre aux vibrations aussitôt étouffées avec le doigt ; et les offres à voix basse des domestiques : « Saumon… — Du pain… — Madère ? » Puis des bouts de conversations discrètes se croisaient de nouveau : M. de Lancy avait moins chassé que les années précédentes dans sa terre !… Ce Sardou, de l’Académie française, était un véritable homme de théâtre, qui connaissait à fond le cœur humain et ses moindres replis… Madame de Lancy parlait au général de son fils Henri, récemment nommé lieutenant de la réserve… Le nouveau procureur général gémissait sur l’état des belles-lettres françaises ; depuis l’apparition de Notre-Dame de Paris il n’avait pas lu de roman : chaque fois qu’il s’en était introduit un chez lui, il l’avait brûlé !

— C’est un Sarrasin, votre mari ! fit tous bas le recteur, un homme d’esprit, à l’oreille de la femme du procureur général.

Celle-ci ouvrait le plus possible ses petits yeux.

— Oui, expliqua le recteur, puisqu’il brûle les livres !… Les Sarrasins ne brûlèrent-ils pas la bibliothèque d’Alexandrie !…

Mais M. de Lancy, qui avait entendu, s’arrêta court au milieu d’une démonstration, qu’il faisait au sous-préfet, sur la possibilité d’établir des courses de chevaux locales, pour peu que le gouvernement voulût l’aider. Et, un peu échauffé déjà par les premiers vins, saisissant toujours au vol l’occasion de lancer une plaisanterie énorme, il s’adressa très haut à la petite Normande :

— Madame, comment avez-vous trouvé l’Assommoir ?

Un « oh ! » pudique, secoué ça et là d’éclats de rire en dessous, circula. Et Moreau, en qualité de maître de maison, crut de son devoir de réprimander M. de Lancy, en réservant les droits du bon goût et de la morale. Mais la glace officielle du dîner se trouvait rompue. D’ailleurs on était aux rôtis. Le corton et le chambertin circulaient. Et, de la littérature, la conversation glissa à la politique. Tout allait mal ! La société française était perdue ! Depuis l’avortement du 16 Mai, le maréchal faisait de la peine ! Et, comme le général, lui, la bouche pleine, roulait des yeux terribles et haussait énergiquement les épaules pour défendre son maréchal, le nouveau procureur général répétait à chaque instant, d’un air profond : « Nous n’avons plus d’hommes ! » La phrase semblait dure à avaler au sous-préfet, qui, n’ayant pas l’élocution facile, bégayait un peu en objectant, que, pourtant, dans la nouvelle administration, parmi ses collègues récemment appelés aux affaires publiques… Et, comme la phrase traînait en longueur, le bouillant M. de Lancy intervint :

— Au 16 Mai, on a manqué d’énergie ; et si j’avais été à la place de ces idiots, de Fourtou et de Broglie, moi !…

Maintenant, les têtes étaient montées, et les voix de ces messieurs, plus hautes et plus chaudes, s’entrecoupaient, se croisaient, tandis que les dames, n’écoutant plus, et leur assiette vide, s’éventaient à petits coups, quelques-unes renversées sur le dossier de leur chaise. Hélène, elle, répondait de temps en temps à une phrase compassée du premier président, son voisin de droite ; puis, d’un regard lancé aux domestiques, elle pressait le service un peu languissant. Tout à coup, au dessert, au moment du champagne, on entendit une musique douce qui semblait descendre du plafond. L’orchestre, déjà installé sur son estrade dans la salle de bal, jouait une première valse.

— Bon ! nous allons bientôt danser ! fit M. de Lancy.

Et il quitta sa coupe, où l’écume du moët achevait de tomber, pour taper ses deux mains l’une contre l’autre, en grand enfant.

— Dîner en musique ! murmura la femme du nouveau procureur général, fi donc !

— Comme à Paris, au Palais-Royal !… lui souffla le recteur.

— Oui… à quarante sous !

Je n’en entendis pas davantage. Et personne ne fit plus attention à la valse. En face de moi, les longs doigts minces de madame de Lancy pelaient lentement une mandarine, dont la bonne odeur délicate et pénétrante m’arrivait à travers la table. Et moi, je me demandais si quelque part, autrefois, je n’avais pas entendu le même air à trois temps. Tout en cherchant, mon regard rencontra celui d’Hélène. Une même pensée ! À son front, une subite rougeur ! Elle se souvenait comme moi. C’était bien la même valse. Celle que jouait éternellement l’orgue de Barbarie, sur le boulevard des Batignolles, pendant que Fernand, l’acrobate en maillot couleur chair et en caleçon cerise, soulevait un tonneau avec les dents.

Fernand, Hélène attendant le saltimbanque sur le boulevard extérieur, Fernand la tenant par la taille dans la rue de Rome, ma nuit de torture passée dans la chambre d’hôtel, l’attente à la fenêtre à interroger le néant noir de la cité des Fleurs, la fièvre me faisant m’asseoir d’heure en heure à ma table et couvrir de phrases incohérentes des feuilles de papier, tout cela me revint à la fois, en une seconde, avec le frisson d’un cauchemar interrompu qui recommencerait. Mais, en même temps que ce subit malaise, est-ce que nous ne sortions pas de table ? Je venais de voir cette même Hélène se lever la première, passer au bras du premier président devant ses invités debout et respectueux. Et, maintenant, dans les trois salons remplis par enchantement, est-ce que « la société » entière de X… n’arrivait pas à la file, tous venant d’abord à Hélène : les femmes décolletées, un peu émues, éblouies par l’éclairage, écrasées par le luxe, le rang et la fortune, se demandant si leur toilette était irréprochable et si madame Moreau ne leur en voulait plus ; les hommes la saluant très bas !… Tiens ! là-bas qu’apercevais-je ? Cette longue femme sans hanches, si mal fagotée, et dépassant les autres dames de la tête, c’était à ne pas y croire ! — « Madame Jauffret ! » murmurait-on à côté de moi. Embarrassée de sa haute taille, sentant beaucoup de regards sur elle, des regards étonnés qui semblaient dire : « Comment ? elle a osé venir, dans cette maison qui lui a appartenu !… Son petit bonhomme de mari, déjà à la table de jeu, tente de gagner la toilette de sa femme ! » disgracieuse et revêche, madame Jauffret ne trouvait pas de chaise. La femme du nouveau procureur lui fit signe, de loin, qu’il y avait une place près d’elle. Et elles se mirent à chuchoter toutes deux, très animées, cherchant de temps en temps Hélène des yeux. Mais la haine sourde de leurs regards passait inaperçue dans le brouhaha de sympathie de toute une ville reconquise. Heureux pour Hélène, je ne pensais plus à rien, et j’avais très chaud. Je vins me réfugier dans le petit salon bleu.

Là, l’éclairage était moins éclatant, la température plus douce. Rien que quatre whisteurs à une table de jeu, et quelques messieurs debout, me tournant le dos, qui pariaient sur chaque rob. La causeuse où Hélène reste ses après-midi à broder ou à lire était libre. Je m’y assis très las, et, tirant mon mouchoir, je m’essuyai le front et les joues. Un domestique passait un plateau. Je pris un sorbet. Puis, me sentant bien, je me renversai en arrière, les pieds sur un tabouret, la tête appuyée au dossier de la causeuse. Le murmure du quadrille que l’orchestre jouait en ce moment dans la salle de bal semblait très loin. On eût dit qu’il y avait soirée dans quelque maison voisine, tandis que le chalet de Moreau sommeillait, plongé dans sa paix habituelle. Et, je me mis à penser à des heures silencieuses passées en tête à tête avec Hélène, — avec Hélène arrachée de Paris le lendemain de la nuit terrible, et conduite par moi, presque malgré elle, dans un village perdu du fond de la Bretagne… « Cinq louis pour M. Jauffret ? — Je les tiens ! » répondit à demi-voix un des parieurs. Et les cartes neuves, données une à une, se détachaient avec des petits claquements secs… Là-bas, sur la plage, c’était le battement rythmique de la vague fondant contre la falaise sonore, puis s’égouttant écumeuse à travers les galets. Et, Hélène, dans une prostration, les yeux enfoncés et rougis par l’insomnie des nuits, passait des après-midi morne ; quelque livre, qu’elle ne lisait pas, ouvert dans ses mains ; regardant un point fixe, là-bas, à l’horizon, sans rien penser et sans voir. Moi, un peu à l’écart, absorbé en apparence dans un journal, cherchant à me faire oublier, j’aurais voulu n’être qu’un chien pour me coucher à ses pieds et faire semblant de dormir, tout en guettant. Heureux quand même, roulant tout bas des projets que je me gardais bien de lui laisser soupçonner, j’attendais… Tout à coup, mes paupières se fermèrent. Je cessai d’entendre l’orchestre lointain, le glissement des cartes neuves. Je m’étais endormi ! Mais Hélène était toujours là, assise devant l’Océan. Et moi, ou plutôt un autre moi-même que je n’ai jamais été, jeune et fort, pour la première fois de ma vie je la pressais contre ma poitrine : « Je t’aime ! » Elle, le sein gonflé d’émotion et de désir, se débattait ; puis, au milieu de sa résistance, je sentais ses deux bras, comme mus par une volonté différente de la sienne, se rejoindre derrière moi, m’attirer contre elle. « Hélène, sois enfin à moi, Hélène ! » voulais-je crier : mais, du fond de ma poitrine gonflée de désirs, avant d’arriver à mes lèvres, ces mots n’étaient plus qu’un râle de volupté… Soudain, une main posée doucement sur mon épaule, m’éveilla.

— C’est vous, Hélène ! fis-je très surpris. Quelle heure est-il donc ?

— Bientôt cinq heures, mon ami.

— Cinq heures !!

La table de whist était encore là, avec les deux bougies brûlées jusqu’à la bobêche. Un des deux abat-jour tout à coup tomba, faisant éclabousser de la cire sur le tapis vert. Et les joueurs étaient partis, laissant les cartes bleues mêlées aux cartes blanches.

— Vous ronfliez fort, me dit Hélène ; j’avais peur que vous ne fussiez indisposé… Vous savez, tout le monde est parti.

— Pas possible !

Et je me mis debout, très penaud.

— Vous ne vous en irez pas à pied, reprit-elle, il a neigé toute la nuit et il fait très froid… On attelle pour vous.

Puis, comme je me récriais, elle ajouta :

— Et vous allez avaler ce bol de bouillon chaud, je le veux. Et, vous savez, quand on est sujet comme vous à des douleurs… Vous vous envelopperez les épaules dans ce gros châle à moi…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je ne retournai pas au chalet de quelques jours. Je vais lui renvoyer par Nanon son châle de flanelle.


FIN