Le Collage/Le Retour de Jacques Clouard/VII

Édouard Dentu (p. 117-125).


VII


Sa seconde nuit de Paris, Jacques dormit d’un sommeil de plomb.

En s’éveillant, le lendemain matin, dans son cabinet meublé, il se mit à réfléchir, à revivre l’écroulement de la veille. Il avait besoin de voir clair en lui, où il faisait pour l’instant aussi noir que dans le cabinet sans fenêtre. Ce qu’il éprouvait nettement, c’était une sensation d’angoisse inconnue, de découragement profond. À quoi bon s’habiller, se laver le visage et les mains, sortir, manger, voir l’un, voir l’autre, chercher du travail, s’agiter, se mettre à nouveau sur les bras des occupations, des intérêts, des soucis ? En un mot, à quoi bon vivre ? Pour rien ! Pour retomber, le soir venu, sur le même grabat de désespoir et de misère ! Vraiment, ce n’était pas la peine. Il eût été plus simple de ne pas bouger, de refermer les yeux, de se rendormir pour toujours.

Quant aux événements de la veille, maintenant que la nuit avait passé là, tout lui semblait très loin. Il ne reverrait plus Pascal ni Clara, sa femme était morte pour lui : eh bien ! il n’y avait rien de changé à la situation ! Depuis neuf ans déjà, ne se trouvait-il pas déjà privé absolument de Pascal, de Clara et d’Adèle ? Donc, c’était l’exil qui continuait pour lui à leur égard. C’était l’amnistie devenue lettre morte. Alors, soit ! L’exil ne lui faisait même plus très peur : il y était accoutumé.

Tiens ! il se surprenait maintenant à regretter cet exil. N’était-il pas plus heureux là-bas, certain soir d’été, six années auparavant ? Il s’en souvenait. Par une magnifique nuit, assis dehors avec trois ou quatre camarades, on parlait de Paris, en fumant des pipes, en regardant les étoiles. La lecture des journaux arrivés le matin était rassurante. Chacun croyait à une amnistie prochaine. Le Bellevillois, avec sa verve de peintre en bâtiment, leur pariait à chacun dix tournées, que le prochain Jour de l’An, — celui de 1875, hélas ! — on se souhaiterait tous la bonne année, rue Puebla, chez certain troquet, de lui connu, où la goutte était fameuse. Aux rires, succédaient des silences émus : chacun pensait à ceux qu’il reverrait bientôt. Aujourd’hui, six ans après cette bonne soirée, Jacques croyait entendre encore un vent doux qui passait dans les grands pins colonnaires de l’île, en rendant le bruit de la mer. Ils y étaient enfin, dans leur Paris : voici que la réalité, pour lui du moins, ne valait pas le désir.

Alors, les autres ? Comment se trouvaient-ils de leur retour ? Non seulement les deux camarades qui avaient fait route avec lui, le peintre de Belleville, et le serrurier de Montrouge ? Mais ceux qu’il avait vus attablés au café de la Couronne, à Genève ? et ceux venus de Londres ? et ceux arrivés de Bruxelles ? Tous enfin : les modestes comme lui, les obscurs, le menu fretin ? Mais aussi les célèbres : Rochefort ? Paschal Grousset ? Malon ? Trinquet ? Jules Vallès ?

Cependant, Jacques était en train de passer ses vêtements. Il avait hâte de sortir, de voir du monde, de courir aux quatre coins de Paris. Si son existence se trouvait brisée, au moins voulait-il savoir ce qu’était devenue celle des autres. L’instinct de sociabilité s’éveillant le rattachait déjà à la vie.

Il lui restait environ neuf francs. Son déjeuner, chez le traiteur de la rue Biot, fut des plus économiques. Puis, il ne perdit pas sa journée. Une pointe faite en passant, chez son ancien patron, boulevard Magenta. « Tiens Clouard !… Oh ! comme il est blanchi et vieilli ! » La poignée de main obligatoire, un tas de questions oiseuses. En somme, un accueil froid. Et pas de travail à lui donner immédiatement : « C’est qu’on ne fait rien ! et j’ai plus de monde que je n’en puis occuper… Dans quatre ou cinq semaines, je ne dis pas… Vous repasserez. »

Dans cinq semaines ? Plus souvent qu’il chômerait un grand mois ! Du boulevard Magenta, Jacques ne fit qu’un saut à la rue Saint-Fiacre, à la rue de Cléry. Là, il était très connu, et comme un excellent compagnon. Mais que de changements, en dix ans ! Les uns, morts ; d’autres s’étaient retirés ; d’autres avaient changé d’adresse. Enfin, après deux heures passées à frapper à bien des portes, Jacques trouva son affaire, dans un grand magasin de chaussures. On l’embauchait à partir de lundi prochain. Il n’était encore que vendredi ; donc trois jours à passer avec sept ou huit francs : mais il en avait vu d’autrement dures. Maintenant d’ailleurs, seul au monde, n’ayant à penser qu’à lui, il se trouvait assez riche !

Rue Montmartre, de loin, il aperçut Chamonin en service, marchant à pas comptés, sur le trottoir, avec un autre sergot. Un sentiment de répulsion lui fit hâter le pas, en détournant la tête.

Il était trois heures. Jusqu’au soir, et le lendemain samedi, le surlendemain encore, Clouard, oisif, le gousset léger d’argent, battit le pavé. De Montmartre à Montrouge, et de Montrouge à Ménilmontant ! Il errait, les mains dans les poches, recherchant ses anciennes connaissances. Il apprit des mariages, des décès, des déménagements. Dans le petit nombre de ceux qu’il retrouva, deux ou trois se montrèrent aimables ; il fallut aller avec eux chez le marchand de vin, accepter des verres. Mais, la consommation bue, quand Jacques avait répondu à des questions insipides, toujours les mêmes, la conversation tombait. Quoi se dire ? Préoccupé de ses affaires, l’ami regardait l’heure au cadran. On se donnait une poignée de main. Et Jacques se retrouvait seul. Être seul, voilà ce qui était dur.

À la gargote, l’odeur de la mangeaille le rassasiait. Penser qu’Adèle, autrefois, faisait de si bons pot-au-feu, lui assaisonnait si gentiment la salade ! Maintenant, il avalait à la hâte son eau de vaisselle, son bœuf, trempait une bouchée de pain dans son vin, filait.

Le soir, il flânait sur les boulevards extérieurs. Entre les deux rangées de baraques, établies là depuis la fête du Quatorze-Juillet, il se rappelait ces mêmes boulevards occupés, en 1870, par d’autres baraques en planches, où campaient les moblots. Que d’illusions perdues, en ces dix ans ! Que de catastrophes ! Et il écoutait les boniments des forains, l’énervante musique des orgues de Barbarie, le grincement des tourniquets à dix, à quinze, à vingt-cinq centimes. Une mère de famille, sa journée achevée, s’arrêtait-elle au bras de son homme, devant la même baraque, Jacques s’en allait plus loin.

Cependant, au milieu de cette solitude et de cet avachissement, quelque chose le soutenait. Le serrurier de Montrouge, rencontré le vendredi, lui avait dit :

— Après-demain dimanche, à sept heures précises, grand banquet de tous les amnistiés, au restaurant du lac Saint-Fargeau… Je te cherchais pour t’avertir.

Le dimanche, dès trois heures de l’après-midi, Jacques était prêt. Son pantalon gris et sa longue redingote noire bien brossés, une chemise propre. Il se mit en route, à pied. Son visage rayonnait.

Enfin, il allait revivre. On passerait au moins quelques bonnes heures ensemble, ceux qui avaient souffert pour la cause. On serait entre soi, tous camarades. Il arriva bien avant l’heure, à peu près le premier. Puis, hélas ! le banquet ne fut qu’une déception.

On se trouvait envahi. Un tas d’intrus, qui n’avaient jamais été déportés ! De simples farceurs, attirés par la curiosité, par le bon marché du repas ! On fut bientôt entassé comme des sardines dans un bocal ; impossible de rien attraper des garçons, insuffisants pour le service, affolés. Avec ça, pas moyen de causer tranquillement, de s’entendre autrement que par des gestes. Rien que des enflammés qui, avant d’avoir rien mis sous la dent, étaient pochards d’avance ! Des brutes qui brisaient les assiettes ! De forcenés braillards tenaient des discours sans queue ni tête ; c’étaient des agents provocateurs, sans doute, des mouchards ou de simples imbéciles, parlant de guillotiner tout le monde sans rime ni raison, et, d’un bout de la table, montrant le poing à Rochefort, à Vallès, à quelques autres, sous prétexte que ceux-ci n’étaient que des bourgeois.

Heureusement, le Bellevillois vint l’avertir, tout bas. Puisqu’il n’y avait pas moyen de rester dans cette cour du roi Pétaud, l’on s’éclipsait l’un après l’autre. Rendez-vous dans un restaurant voisin…

Là, on ne fut qu’une trentaine, des citoyens sérieux, se connaissant de longue date. On mangea au moins, on causa à cœur ouvert. Mais la soirée fut mélancolique. Tous s’accordaient à trouver Paris triste, mortellement triste. En dehors de leurs infortunes privées, sur lesquelles la plupart se montraient très discrets, tous avaient passé par une même sensation pénible, douloureuse. Oui, après la première ivresse du retour, les lampions de la fête du Quatorze à peine éteints, ils s’étaient aperçus que, pendant leur absence, la vie avait suivi son cours. Les idées et les hommes étaient devenus différents. Chacun de son côté avait souffert d’un même malaise, spécial : le dépaysement.

Puis, au dessert, les têtes se trouvèrent montées, la conversation s’élargit. Ils se communiquèrent, avec sincérité, leurs diverses impressions politiques et sociales. Là encore, ils se trouvaient unanimes. C’était du propre ! La République actuelle, avec ses impérissables institutions monarchiques : un leurre ! On se serait cru encore sous l’empire. Vénalité, égoïsme, injustice, prostitution : les vices se portaient joliment bien. La misère, comme la corruption universelle, n’avait fait que progresser. À quoi bon alors s’être battu, avoir sauvé la République ? À quoi bon le sacrifice de dix ans de leur existence ? Ils n’étaient que des dupes ! Tout restait à recommencer.

On se dit adieu. Le serrurier de Montrouge prit l’omnibus. Le Bellevillois accompagna un peu Clouard, le long des boulevards extérieurs couverts de baraques ; et il ne songeait plus à consulter les somnambules, pas même à entrer faire des niches à la femme-colosse. Il fallait que le peintre en bâtiment, de son côté, eût des chagrins.

Enfin, Jacques se retrouva seul, beaucoup plus seul que la veille. Il marchait avec lenteur, ne sachant où il allait, regardant en l’air. Tout à coup, des lettres de feu : Bal de la Reine-Blanche. Il songea à sa fille. Cette coquine de Clara chahutait-elle là dedans avec Jules, dit Passe-Partout, « la Terreur des Batignolles » ? Après un moment d’hésitation, il n’entra pas. Tournant à gauche, il descendit dans Paris, sans but, uniquement parce qu’il n’avait pas sommeil, marchant pour marcher. Vers minuit, accoudé sur le parapet d’un pont, il regardait couler la Seine, une Seine noire, un gouffre de ténèbres, où il eût disparu à jamais, en ne faisant qu’un petit clapotement. Pourquoi pas ? Puisqu’il était seul pour toujours ! Puisque personne ne le pleurerait ! Puisqu’il ne serait jamais heureux ! Puisque la République n’était qu’un vain mot ! Puisque tout, famille, amitié, amour, vertu, liberté, patrie, n’était qu’une immense duperie ! Pourquoi pas ?

Il se souvint tout à coup de sa dette, oui ! des cent francs redus au fruitier et à la fruitière de la rue Winkelried : quatre-vingt-trois francs d’arriéré sur sa pension, plus dix-sept francs glissés dans sa poche, à la gare de Genève, « pour faire la somme ronde ».

Il alla tranquillement se coucher.