Le Collage/Le Retour de Jacques Clouard/II

Édouard Dentu (p. 61-74).


II


Jacques Clouard était en France. Ces arbres, ces prairies, ces champs de blé, ces côteaux couverts de vignes, ces fermes aux volets clos, ces chemins vicinaux blanchissant à la clarté de la lune, ces villages endormis dont le clocher se profilait un moment sur le ciel, toute cette contrée inconnue qu’il voyait se dérouler peu à peu par la portière comme une fantasmagorie de lanterne magique, c’était la patrie. Et il lui semblait que ses poumons respiraient plus largement. Un poids, qui avait pesé sur lui pendant des années, ne l’oppressait plus. Dispos, léger, heureux de vivre, trouvant la nuit douce, aimant les trépidations du train en marche, ému par les sifflements de la locomotive, il lui semblait que chaque tour de roue le rapprochait de quelque joie extraordinaire.

Deux autres amnistiés, retrouvés à la gare, étaient assis en face de lui. À l’autre portière, des gens du pays, paysans des villages voisins ; ceux-ci descendirent bientôt. Une fois seuls, les trois voyageurs cassèrent une croûte. Au moment des adieux, la fruitière avait fourré de force, dans la poche de Clouard, un demi-saucisson et un immense morceau de gruyère. Ses camarades, eux, avaient du pain et du vin. On se passe le litre à tour de rôle et l’on but à la régalade. Puis, chacun fuma une pipe, en parlant de Genève, de voyage, de l’heure où l’on arriverait à Dijon, de Paris, où ils se trouveraient le lendemain soir, à la fin de la fête. La pipe éteinte, les deux camarades s’étendirent chacun sur une banquette. Tout de suite ils ronflèrent. Clouard, à l’autre portière, s’étendit comme eux ; mais le sommeil ne vint pas.

Vers trois heures du matin, l’aube parut. On avait dépassé Bourg. Pendant que le train omnibus continuait sa marche, entrecoupée à chaque instant par de nouveaux arrêts, Clouard, qui n’avait jamais eu si peu envie de dormir, réfléchissait. Ses idées filaient plus vite que la locomotive. Dans une demi-fièvre, il voyait se dérouler toutes sortes d’images du passé.

D’abord, un club de 1848. Tout gamin, n’ayant pas onze ans, il était là, debout, dans la foule, à côté de son père qui le tenait par la main. À la tribune se succédaient des orateurs : les uns, peu écoutés, de purs grotesques, bredouillaient très vite des phrases pompeuses, interminables, apprises par cœur, jusqu’à ce qu’une tempête de cris, de rires, de lazzis, de sifflets vint les forcer à regagner piteusement leurs places ; d’autres, au contraire, parlaient avec leur cœur : suspendue à leurs lèvres, la foule vibrait longuement sous leur parole. De beaux enthousiasmes pour la liberté et la justice, la fierté des revendications plébéiennes, les accents mâles des révoltes, les cris de douleur poignants de la misère sociale, tout cela faisait frissonner l’assistance comme un champ de blé aux épis mûrs, tantôt balancés par des souffles doux, tantôt couchés par un grand vent. Et lui, très enfant, comprenait à sa manière : criant des bravos de sa voix grêle, puis, crispant de colère sa petite main dans la main de son père. Oui, à onze ans, Jacques Clouard, fils d’un insurgé de Juin, avait déjà des passions politiques !

Son père trouvé mort sous la barricade, la poitrine trouée. Les longues années d’adolescence misérable, seul avec sa mère, dans leur étroit logement de la rue Saint-Vincent à Montmartre. Son cabinet mansardé, tout là-haut, d’où la fenêtre avait vue sur les tombes blanches du petit cimetière. Le lit prenait presque toute la place ; on y brûlait l’été, l’hiver il y pleuvait. Mais que d’après-midi du dimanche passés là, à lire le Contrat social et deux ou trois volumes dépareillés de Proudhon, tandis que ses jeunes camarades couraient les cafés, les bastringues ! Lui, tâchait de s’instruire, réfléchissait, échafaudait toute sorte de beaux rêves où l’humanité, transfigurée par l’instruction et les bienfaits d’une République idéale, vivait très bonne et très heureuse.

Bientôt, à ses rêves de bonheur social, s’en mêlèrent d’autres, plus intimes, plus doux. Il avait commencé à désirer la femme, l’amour de la femme. Vivre heureux et libre, dans la paix universelle, ne lui suffisait plus : le bonheur serait de vivre à deux. Un bras plus délicat qui s’appuierait sur le sien ! Une compagne, une moitié de lui-même, qui partagerait ses joies et ses peines ! Avoir un intérieur, où il reposerait, après les labeurs de la journée.

Même, il se souvenait d’une époque troublée, cuisante et malsaine, de son adolescence. La nuit, des désirs de feu, des visions voluptueuses le tenaient éveillé dans sa couchette. La maison de cordonnerie pour laquelle il travaillait avait la spécialité des chaussures de femmes : ne lui arrivait-il pas de rester en contemplation devant son œuvre, quelque mignonne et élégante bottine inachevée. Quel pied adorablement cambré chausserait-elle ? La verrait-on tournoyer dans un bal à l’extrémité d’une jambe faite au moule, courir furtivement à des rendez-vous d’amour ? Ces rendez-vous d’amour ne seraient jamais pour lui, une poignante mélancolie lui comprimait la poitrine.

Un soir, barrière de Clichy, en remontant à Montmartre après son travail, il s’arrêta au milieu d’un grand cercle de gens écoutant un couple, le mari et la femme, qui chantaient des romances patriotiques ou sentimentales. Tout à coup, il sentit une main presser la sienne. Une fille lui avait parlé à l’oreille. Et il s’était laissé entraîner chez celle-ci, dans une chambre honteuse d’hôtel garni. Pour quarante sous ! Il en était redescendu le cœur triste, avec un tel dégoût de l’amour à tant la séance, que, la timidité aidant, il était resté longtemps chaste. Puis, il s’était marié de bonne heure.

Marié, père de famille, il avait eu réellement pied dans la vie ; il avait connu un surcroît d’inquiétudes, de misères, avec, çà et la, des heures qui lui semblaient maintenant calmes et douces, embellies qu’elles devaient être par le souvenir. Sa femme, une vaillante travailleuse, Adèle Clément, maladive et maigre, possédait une volonté de fer. Pas belle avec cela ; un long nez dans une figure osseuse, jaune comme un coing. Mais ce n’est pas la beauté qui met du bœuf dans la marmite !

Le pot-au-feu ! De la marmaille : une fille d’abord, puis trois autres qui n’avaient pas vécu, enfin un garçon, survenu tard, après onze ans de mariage ! des hauts et des bas ; des chômages, des maladies, des danses devant le buffet vide, des nippes portées au Clou, le coup dur du terme chaque trimestre, telle avait été sa vie pendant douze ou treize ans : quelque chose de pas drôle ! Un lourd fardeau, qu’il n’eût jamais supporté tout seul, sans l’aide de son énergique Adèle.

Toujours trimer, du Jour de l’An à la Saint-Sylvestre ; ne jamais être plus riche ; s’user à petit feu, et se sentir vieillir dans cette bataille quotidienne du pain à gagner : voilà ! Ce n’est pas la peine qu’on se donne qui coûte, mais « ne pas avoir d’espoir » ! Être certain que l’on ne sera jamais plus avancé, jusqu’au jour où l’on sera couché dans la fosse commune, au Père-Lachaise. Aussi, nom de Dieu ! sa journée achevée, quand il était resté des heures et des heures à tirer l’alène, immobile sur sa chaise, il en avait jusque-là ! Un besoin de mouvement et d’agitation le transportait. Ah ! si l’on était venu lui chercher dispute en ces moments-là, il eût volontiers tout cassé ! Adèle évitait même de lui parler, en ces heures d’énervement et de fureur concentrée. Que faire, alors, pour se détendre ? On vivait sous l’empire autoritaire, en plein étouffement : silence partout ! Ni liberté de tribune, ni liberté de réunion. Pas même un journal intéressant à lire. Pas la moindre bouffée d’air sain pour rafraîchir son front brûlant. Que faire ? Courir les mastroquets avec les camarades, lever le coude et se rougir la trogne, s’abrutir ? Ou bien se renfoncer dans les rêves creux, relire Proudhon et le Contrat social, échafauder des républiques idéales, véritables paradis terrestres, où ne régneraient que les lois naturelles : la justice et la fraternité ? Eh bien, non ! se repaître de songes creux n’était pas assez substantiel. Et l’alcoolisme était trop bête. Ce qui l’avait soutenu, pendant ces années étouffantes de l’empire, c’était de guetter l’heure vengeresse ou s’écroulerait de lui-même le haïssable château de cartes du despotisme.

Aux heures les plus prospères en apparence, aussi bien sous la glorieuse poudre aux yeux de la guerre d’Italie que, plus tard, pendant le pompeux apparat de l’Exposition de 1867 ; que, plus tard encore, sous l’insolent triomphe du plébiscite, lui, appliquant l’oreille contre terre, comme les sauvages qui savent ouïr un bruit lointain imperceptible pour des oreilles civilisées, s’était réjoui en secret des premiers craquements avant-coureurs du cataclysme définitif. L’avertissement mystérieux de Sadowa, le prodigieux doigt dans l’œil de la guerre du Mexique, le réveil de l’esprit public aux élections générales, la grossière mascarade de l’empire libéral : comme il avait joui au fond de son être de ces sourdes lézardes de l’édifice ! Il leur avait découvert un sens caché, une signification profonde, l’indice du prochain affranchissement. Une belle époque, après tout, que ce ministère Ollivier où, malgré les sept millions de « oui », les pavés, çà et là, commençaient à se soulever d’eux-mêmes, les barricades à pousser comme des champignons, et où, chaque soir, sur les boulevards effarouchés, des files sombres de sergents de ville passaient lentement.

Puis, les faits s’étaient précipités, la déclaration de guerre à la Prusse, nos désastres, Reischoffen, Bazaine enfermé dans Metz, Sedan, le 4 septembre. Cette journée-là, par un radieux soleil faisant reluire cent mille baïonnettes sur la place de la Concorde, sans effusion de sang, au milieu de la satisfaction générale, l’empire, sans prendre le temps de faire ses malles, s’était sauvé comme un caissier filant sur Bruxelles. Quel soupir de soulagement dans les poitrines ! Quelle joie profonde, mais grave, attristée par la pensée que l’ennemi, victorieux, arrivait sur Paris, à marches forcées ! Ensuite, un triste lendemain : les cinq mois du siège, l’inertie du gouvernement, le pain noir ! La triste découverte que l’étiquette seule de l’empire avait disparu, mais que rien ne serait changé dans les institutions ! Les inutiles larmes de Jules Favre à Ferrières, et les bulletins du général Trochu ! La famine, la capitulation, la paix honteuse ! Enfin, la Commune.

Ici, une sorte de voile obscurcissait les souvenirs de Jacques. Il ne savait plus trop comment il s’était trouvé embarqué dans cette aventure. Pour suivre les camarades, assurément. Au commencement du siège, s’imaginant que les Prussiens allaient tenter une attaque de vive force, et qu’on ferait le coup de feu au rempart, il s’était engagé avec enthousiasme dans la garde nationale. Puis, revenu de ses illusions patriotiques, il était resté dans la garde nationale sédentaire, tout simplement pour les trente sous ; quarante-cinq, parce qu’il était marié.

Le 31 octobre, il avait bien fait partie des cent cinquante mille hommes qui s’étaient portés à l’Hôtel de Ville : le 18 mars, il s’était naturellement trouvé avec ceux qui voulaient que la garde nationale conservât ses canons : mais qu’avait-il fait personnellement, lui, Jacques Clouard, pendant ce second siège ? Mon Dieu ! absolument ce qu’il avait fait pendant le premier : rien ! Encore des nuits de garde, passées à défendre la mairie de Montmartre, la porte d’Ornano, un magasin de fourrages, d’autres postes nullement menacés. Toujours de longues heures de faction, le flingot ancien système au bras, avec, de loin en loin, des rondes-major inutiles, où quelque officier fédéré en grand mystère, échangeait le « mot d’ordre » contre le mot de « ralliement ».

Seulement, l’ancien capitaine de leur compagnie, celui du premier siège, était un bourgeois qui volait le gouvernement de la Défense nationale et bourrait ses poches avec des sommes pêchées dans l’eau trouble de ses comptes ; tandis que le nouveau, celui de la Commune, honnête, mais toujours pochard, était un bon diable qui n’eût pas fait tort d’un sou à personne, mais qui, affligé d’une soif inextinguible, vous avait le pif couleur du drapeau de l’Insurrection.

Un jour pourtant, on les avait fait sortir de l’enceinte fortifiée, la compagnie entière, officier en tête. On avait reçu de la place une mission : se rendre sans armes à Levallois-Perret, afin de déblayer la gare de toutes sortes de marchandises qui gênaient la défense. On était parti à pied, de très grand matin, avec des vivres. Il n’avait pas fallu moins de six à sept heures pour bâcler la corvée. Puis, le soir venu, quand la compagnie, toujours sans fusils, mais marquant le pas et rangée en bataille, se présenta à la porte d’Asnières, non seulement on trouva la porte fermée, le pont-levis en l’air, mais quelques sentinelles de l’armée de Versailles firent feu tout à coup sur la bande des fédérés, dans le tas, et descendirent quatre camarades. Nom de Dieu ! Les Versaillais étaient dans Paris, déjà les maîtres de toute la région Nord-Ouest. Alors sauve qui peut ! Et de se disperser dans la banlieue, et de rappliquer chacun chez soi, de son mieux, en prenant des détours, naturellement. Pendant toute la semaine sanglante, Jacques Clouard n’avait pas bougé de chez lui, son fusil et ses effets de garde national jetés, prudemment retenu au logis par la sollicitude d’Adèle.

— Mais laisse-moi au moins faire un tour… Tiens, regarde, Paris entier est en flammes… Un tas de monuments brûlent. Vois ! Un immense nuage noir, çà et là ensanglanté de rouge, barre le ciel.

— Tu peux bien regarder tout ça de la fenêtre !

— Tu m’ennuies, à la fin. Je te répète qu’il n’y a pas de danger pour ceux qui n’ont rien fait ; et toi, tu sais bien que, après tout, je n’ai rien fait.

— C’est comme si tu chantais !… Je te dis qu’il faut rester chez nous.

Les derniers coups de canon tirés du Père-Lachaise, quand les monuments incendiés ne furent plus qu’un amas de cendres fumantes, Jacques avait repris son train-train de vie ordinaire. Il trouvait du travail et se croyait désormais tranquille, l’ayant échappée belle, par exemple, le jour de la promenade à Levallois-Perret, mais à l’abri maintenant de toute poursuite, se disant même, dans sa quiétude égoïste : « Après tout, ce n’était pas si terrible que ça ! » Lorsque, un matin, plusieurs mois après, se trouvant encore au lit avec sa femme, soudain, un « toc ! toc ! » discret à la porte. Deux mouchards en bourgeois, l’un vieux et brutal, l’autre, tout jeune, égrillard et gentil, venaient le cueillir au petit jour.

— Que me voulez-vous, messieurs ?

— Ne vous appelez-vous pas Jacques Clouard ?

— Oui, marié, père de famille…

— Votre âge ?

— Trente-trois ans, messieurs. Mais pourquoi, s’il vous plaît, cet interrogatoire ?

— Eh bien ! il existerait une condamnation par contumace prononcée contre vous.

— Une condamnation ? La bonne farce ! s’était écrié Jacques, sans la moindre émotion. Et, une condamnation à quoi ?

Ici, de l’hésitation chez les deux mouchards, Une main dans la poche, pour palper le revolver tout armé. Puis, le jeune, le loustic, d’une voix hésitante qu’il s’efforçait de rendre douce :

— Il paraîtrait que vous êtes condamné à mort, mon ami.

— À mort ! Comment ? À mort !

— Seulement par contumace… Tenez ! moi, si je me trouvais à votre place, savez-vous ce que je ferais ?… Je m’habillerais d’abord, bien tranquillement, puis… Oui, vous devriez venir avec nous, vous expliquer chez le commissaire de police du quartier.

Voilà comment Jacques Clouard, sans gestes ni grands cris comme dans les mélos, mais, là, très naturellement, en douceur, s’était trouvé pris dans un engrenage, dont, au bout de dix ans, il ne s’était pas encore dépêtré.

Du commissariat de police au Dépôt, dans une cellule, comme le dernier des malfaiteurs. Du Dépôt, transféré à la prison de Versailles ; puis, passant devant le premier conseil de guerre, et condamné contradictoirement à la déportation à vie dans une enceinte fortifiée ; déporté en Nouvelle-Calédonie ; évadé de Nouméa, ayant passé pour mort à la suite de l’évasion, et supprimé des registres de l’état civil ; alors, de Genève, où il avait prudemment attendu l’amnistie sans donner signe de vie, il avait seulement écrit deux lettres, restées l’une et l’autre sans réponse, à sa femme, qui avait dû changer plusieurs fois d’adresse en huit ans. De sorte qu’il était resté sans aucune nouvelle de sa famille : ni de sa femme, ni de sa fille Clara qui devait être entrée dans sa dix-septième année, ni de son petit Pascal. Seulement, aujourd’hui, le mauvais sort devait être conjuré ; ses malheurs touchaient sans doute à leur fin. Et, pendant ces méditations de Jacques, le train omnibus continuait de n’avancer qu’avec une déplorable lenteur. Vers le milieu du jour, une heure d’arrêt à Dijon ; il mangea. Remonté en wagon, ses paupières devinrent lourdes ; il dormit plusieurs heures. Soudain, il s’éveilla. Le train était arrêté. Et, de la portière, un employé, debout sur le marchepied :

— Votre billet, s’il vous plaît ?

Jacques Clouard arrivait à Paris.