Le Collage/Journal de Monsieur Mure/XIV

Édouard Dentu (p. 235-256).


XIV


X…, novembre 1878.

Trois ans et demi après ! Me voici encore seul dans mon appartement de vieux garçon.

La soirée d’hier m’a fait coucher tard. J’étais agité. J’ai eu peine à fermer l’œil. Mais j’ai dormi d’un sommeil profond et réparateur, pour ne me réveiller qu’à dix heures, ce matin. À peine ouverts, mes yeux se sont tournés vers la fenêtre. Un pâle soleil d’hiver, gai quoique pâle, commençait à fondre de petits cristaux étoilant les vitres.

— Tiens ! la nuit a dû être froide.

Et j’ai sonné. Ma vieille bonne, Nanon, qui m’a vu naître, est entrée.

— Bonjour, Nanon… Fais-moi du feu.

— Ici ? dans votre chambre ?… Mais la cheminée à la prussienne de votre cabinet, ronfle déjà !

Et la garniture tuyautée de sa coiffe éclatante de blancheur semblait se hérisser d’étonnement.

— Oui, Nanon, dans ma chambre…

— Ah ! bien ! il paraît que monsieur compte se soigner beaucoup, cet hiver.

Et toute sa figure, parcheminée et ridée, souriait de malice. Puis, se baissant, leste et vive, la taille encore souple et élégante comme celle d’une jeune fille, Nanon a relevé le tablier de la cheminée. Et, tout en repoussant les vieilles cendres avec la pelle :

— Voyons, monsieur, ce grand dîner d’hier ? cette soirée ?… Ça a-t-il marché comme vous avez voulu ?

— Oui, Nanon.

— Beaucoup de monde ?

— Toute la ville.

— Madame de Lancy avait une belle robe ?

— De Paris… et de chez Worth encore !… rapportée de leur voyage à l’Exposition.

— Et la longue madame Jauffret ?… Pas trop triste des pertes de jeu de son mari, du chalet revendu à l’ancien propriétaire ?

— Au contraire… engraissée ! mais elle n’a plus ses diamants.

— Et la marquise de N. N… ? et la femme du nouveau procureur général ?… Et…

— Bavarde de Nanon, veux-tu te dépêcher !

— Là, monsieur, j’ai fini… Tenez ! je frotte l’allumette, ça va brûler comme de l’amadou, vous allez pouvoir vous habiller à la chaleur, devant un petit brasier… Mais, je vous en supplie, dites-moi encore une chose : M. Moreau, votre nouveau président, eh bien, quelle tête faisait-il ?…

Puis, je me suis levé. J’ai passé ma robe de chambre ouatée ; et, après m’être débarbouillé avec de l’eau tiède, les pieds bien au chaud dans mes pantoufles de feutre, — une excellente acquisition dont je m’applaudis tous les jours, — je viens de déjeuner au coin du feu. Des œufs brouillés aux truffes et un perdreau froid, jeune et tendre, bardé de lard, sentant le thym de la colline. Avec cela, un excellent vin du pays, dont on fabriquerait, à Paris, un vin de grande marque. Six ans de bouteilles et une belle teinte jaune acquise en vieillissant ! C’est que je deviens gourmand. Au dessert, Nanon m’a apporté avec mystère un grand plat recouvert d’une assiette renversée. J’ai soulevé l’assiette…

— Un gâteau de châtaignes. Merci ma bonne vieille !

— Monsieur le trouvera exquis… Je n’ai pas économisé la vanille, ni la fleur d’oranger… À moins que depuis l’hiver dernier, je ne sache plus la recette !…

— Il n’y a que toi, Nanon, il n’y a que toi !…

Et j’ai enfoncé ma cuiller dans la succulente pâte onctueuse et parfumée, — un secret de Nanon, que, le jour ou je la perdrai, Nanon emportera avec elle dans la tombe, — dans la succulente pâte recouverte d’un glacis blanc comme la neige et saupoudré d’anis roses et bleus. Et, tout en reprenant trois ou quatre fois de ce gâteau, je pensais à mon enfance, au temps où j’étais gourmand, — comme à présent ! — où je ne savais rien de la vie, et où je portais des pantalons courts… Puis, j’ai plié ma serviette, comme d’habitude. J’ai bu à petites gorgées mon café bouillant, et je suis venu m’asseoir, ici, dans mon cabinet. Ici, un peu las et désirant rentrer en moi-même, j’ai ouvert un tiroir fermé à clef, et j’en ai sorti ces feuilles.

Les plus anciennes déjà jaunies… Toutes remplies d’Hélène…

Hélène ! ............

Hier, le grand jour, il fallait qu’elle fût belle, et elle l’a été. Belle ! c’est-à-dire imposante et gracieuse, fière et touchante, à la fois maîtresse de maison se multipliant pour ses invités, et reine héroïque, magnétisant tout une ville féroce récemment vaincue et reconquise, elle a été cela !… Si feu le commandant Derval, son père, avait pu la voir !…

Hier, voici. Le dîner était pour sept heures. Mais Hélène m’ayant prié d’arriver à l’avance, dès cinq heures et demie je sonnais au chalet.

Un tapis rouge dans le vestibule. Des tentures aux murs, au plafond un lustre prêt à être allumé, des fleurs partout. La petite antichambre de gauche transformée en vestiaire, avec une grande glace au fond pour que les dames, en enlevant leurs manteaux, puissent se voir de la tête aux pieds. Moi-même, j’attachai ensemble mon parapluie et mon pardessus, et je glissai dans mon gousset le no 1.

Dans l’escalier, un tapis encore, d’autres lustres, d’autres tentures, et, de marche en marche, une double haie de plantes rares, de fleurs naturelles. Sous la chaleur douce sortant des bouches du calorifère, ces fleurs embaumaient. Il vous montait à la tête comme une griserie. Et, malgré soi, l’on pensait d’avance aux petits pieds en bottines de satin qui allaient gravir ces marches, légers et nerveux, frémissants de curiosité, d’envie, de malice.

Mais une volonté calme, prévoyante, courageuse, semblait avoir veillé aux préparatifs. Avant de demander personne, je voulus jeter partout mon coup d’œil. Sans quitter encore le rez-de-chaussée, entrouvrant la porte de droite, je regardai la salle à manger. Là, un domestique allumait déjà les innombrables bougies des candélabres. Et la table, avec ses dix-huit couverts était prête. Autour de la mousse et des fleurs jonchant le milieu de la nappe, les dix-huit serviettes damassées, éblouissantes de blancheur semblaient autant de tabernacles attendant chacun le dévot sacrificateur. Et les verres, grands et petits, par rang de taille, étaient symétriquement placés, le menu avec un nom de convive sur chaque coupe à champagne. Et la transparence des cristaux étincelait, les ruissellements lumineux de la vaisselle plate vous troublaient comme des regards, les fleurs éclataient en sonorités de coloration extraordinaires. Maintenant que les longues bougies des candélabres étaient toutes allumées, la table entière, changée en chapelle ardente, semblait déjà brûler pour quelque perpétuelle adoration. Ébloui, détournant les yeux, je refermai.

Un coup d’œil au jardin par la porte vitrée du vestibule… Depuis le soir d’été où Moreau, sur la terrasse, s’endormit dans son fauteuil, le journal glissé à ses pieds, je n’avais plus marché dans ces allées. Presque rien de changé ! Pas de traces de la possession des Jauffret, heureusement ! Je reconnaissais la forme des massifs à feuillage persistant du bosquet. Seuls, les quatre jeunes platanes de la terrasse, méconnaissables en douze ans, devenus de grands arbres au tronc énormes et aux longues branches n’en finissant plus, toutes maintenant dépouillées de feuilles. En douze ans, que de choses ! Ce soir, une fête, et en même temps, l’hiver ! Des grappes de lanternes vénitiennes déjà allumées, suspendues entre chaque platane ; des cordons de lampions à verres de couleurs, dessinant les marches du perron. Les banquettes et les piliers de la terrasse. Mais une bise âpre, glacée, soufflant par moments, couchait les petites flammes toutes à la fois, en éteignait çà et là, et secouait lamentablement les grandes grappes lumineuses. Tout à coup, le papier d’une lanterne vénitienne prenait feu, flambait une seconde, coulait en grosses larmes enflammées ; puis, au milieu de la grappe aux couleurs joyeuses, tout de suite, un trou noir.

J’étais au premier étage… L’antichambre, vaste, qui est en même temps la salle de billard, je ne la reconnaissais plus. On avait enlevé le billard : c’est ici qu’on danserait. Une toile rouge tendue sur le tapis de moquette ! Des fleurs partout, des tableaux et des panoplies, des lustres ! Une estrade pour l’orchestre ! Puis, trois salons de réception en enfilade. Au fond, le petit salon bleu. Tout était prêt. Les grandes lampes, déjà allumées. D’énormes bûches rondes, épaisses comme des troncs d’arbres, brûlaient dans les cheminées. Tandis que je présentais à la flamme la pointe de mes bottines vernies, une porte s’ouvrit et se referma au fond du salon bleu. Je vis arriver la femme de chambre d’Hélène.

— Bonsoir, monsieur, fit-elle en s’inclinant.

Et elle allait s’éloigner.

— Dites-moi, quand complète-t-on l’éclairage des salons ?

— Il n’est pas six heures… Madame a donné des ordres pour six heures et demie.

— C’est bien.

— Madame sera bientôt visible… Faut-il lui dire tout de suite que monsieur est là ?

— Inutile… Merci.

Maintenant je n’avais plus froid. M’éloignant de la cheminée, j’entrai dans le petit salon bleu, délicieux boudoir, où Hélène se tient de prédilection. Là, rien n’était changé. Les préparatifs de la fête n’avaient pas franchi le seuil de ce sanctuaire tout plein d’Hélène et des choses qu’elle aime. La lampe, à la place accoutumée, répandait sa lumière douce. Le roman nouveau à couverture jaune qu’elle lit était resté ouvert sur la table à ouvrage. Tout à coup, la portière du fond écartée, un bras nu, déjà orné de bracelets, une petite main ouverte tendue vers moi…

— Hélène !

J’avais saisi cette main, et je la pressais doucement dans les miennes.

— Merci d’être arrivé le premier ! faisait-elle… Vous voyez, toute la ville peut venir : je n’ai que ma robe à passer.

— Je vous dérange… je vous laisse.

— Attendez ?

Et, écartant davantage la portière, elle se montra à moi comme elle était : en jupons blancs, en corset bleu de ciel, les bras et les seins nus, toute fraîche, toute parfumée, et chaste. La fièvre contenue qui donnait un petit frisson à sa voix, l’éclat extraordinaire de ses yeux, la résolution animant son visage, la couvraient mieux qu’un corsage montant. Et, le front un peu baissé pour me montrer sa coiffure :

— Regardez… est-ce bien ?

Puis, quelqu’un marcha dans le salon voisin. Elle se souvint brusquement qu’elle avait la poitrine nue, laissa retomber la portière. Moi, alors, pas le temps de lui dire tout bas à travers la tapisserie que je la trouvais belle et touchante. On entrait. C’était le valet de chambre qui, de la part de Moreau, venait me dire :

— M. le président est chez lui et prie Monsieur de monter.

— Ah ! M. le président !… Très bien ! j’y vais !

Et, dans l’escalier, tout en montant à l’étage supérieur, ce « monsieur le président » m’offusquait encore, comme le souvenir d’une fausse note aigre vibrant soudain au milieu d’un morceau suave… Me gardant bien de sonner, je tourne le bouton de la première porte ; je traverse l’antichambre. Me voici dans le vaste et somptueux cabinet, aux quatre murs recouverts par la bibliothèque. Les dix mille volumes de droit, superbement reliés, qui ont fait le voyage d’Afrique, la mer traversée et retraversée, je les retrouve tous à la même place, alignant leurs dos sévères, presque terribles : les uns rouges et les autres noirs. Et un involontaire sourire me plisse la lèvre : « Monsieur le président ! » La porte de la chambre était grande ouverte. Debout devant un miroir ovale pendu à la fenêtre, déjà en pantalon noir et en bottines vernies, une serviette blanche nouée derrière le cou, Moreau achevait de se faire la barbe.

— Entrez, mon cher… Asseyez-vous… mais ne me parlez pas… Vous pourriez me faire couper.

Puis, au bout d’un instant, essuyant soigneusement les rasoirs avant de les replacer dans leur boîte :

— Maintenant, on peut se serrer la main.

— Si je vous dérange ?…

— Allons donc !… Non seulement tu ne me déranges pas, mais j’ai à te causer… Laisse-moi d’abord passer ma chemise.

Il élevait avec précaution, au-dessus de sa tête, une chemise blanche qu’il venait de prendre sur le lit : les bras et le cou nu, son gros ventre lui ballonnant sous le gilet de flanelle ! Puis, voilà que sa tête s’enfonça, et disparut un moment, dans la chemise très empesée, raide et craquante. Et je n’en revenais pas de ma surprise : lui, me tutoyer ! Lui qui, depuis douze ans, depuis le jour où Hélène était partie avec M. de Vandeuilles, m’avait toujours dit : vous ! Simple distraction, peut-être ? Retour inconscient vers une habitude du passé, contractée sur les bancs du collège ? Ou façon délicate de me faire sentir qu’il ne m’en voulait plus, que j’avais suffisamment réparé mes torts en m’employant à le rapprocher avec sa femme ?… Enfin, il m’avait fait appeler pour me parler ; j’allais bien voir !… Et, en ce moment, j’éprouvais pour lui une sorte de sympathie subite, toute nouvelle. Pour un rien, sur un simple geste, je l’eusse aidé volontiers à dégager son cou de ce plastron rigide et tendu comme du carton, qu’il se donnait un grand mal pour ne pas casser.

— Là ! fit-il quand, sa chemise enfin passée, il n’eut plus qu’à mettre ses boutons de manchettes ; c’était pour t’adresser un reproche…

— Un reproche ?

— Oui ! ne t’étais-tu pas chargé de composer ma liste d’invitation à ma soirée, toi ?… Eh bien, prends cette feuille de papier, là, dans mon cabinet, sur le bureau… Lis !

La feuille de papier contenait une liste supplémentaire, une vingtaine de noms de personnes notables, que, d’après Moreau, j’avais eu la légèreté impardonnable d’oublier : le sous-greffier de la cour, les deux bibliothécaires de la ville, les officiers supérieurs du régiment en garnison, etc. Il fallait toujours que ce fût lui, Moreau, qui s’occupât de tout, lui-même ! Pour suffire ainsi aux détails les plus divers, mon Dieu ! il fallait avoir une de ces têtes… ! Et, ne parvenant pas à faire le nœud de sa cravate blanche, Moreau sonna. Le domestique l’aida aussi à passer son habit. Puis, une fois prêt, satisfait sans doute du coup d’œil jeté dans l’armoire à glace, où « M. le président » se vit des pieds à la tête, Moreau vint vers moi.

— Maintenant, mon cher, à ta disposition !… Viens, passons dans mon cabinet… Nous avons un bon quart d’heure à perdre…

Assis dans son imposant fauteuil Louis XIII, il employa ce quart d’heure à se faire les ongles avec des petits ciseaux et à me sonder sur les dispositions à prendre « pour ne pas nous trouver au dépourvu lorsque, dans deux ans et demi, le premier président atteindrait la limite d’âge… » Lui ! Moreau ! premier président dans deux ans et demi ! Eh ! pourquoi pas ?… Tout en répondant mollement à ses questions intéressées sur l’état de mes relations au ministère, je récapitulais en moi ce que j’ai déjà fait pour cet homme : « Conseiller à Alger, lors de la fuite de sa femme, lui, par moi !… Sur le point de devenir président de chambre à Alger !… Puis président de chambre, ici, grâce à ma démission de conseiller offerte en échange au garde des sceaux… » Que de démarches, que de soucis, que de courbettes ! Et ce n’était pas fini. J’étais prêt à recommencer. Tout cela pour Hélène, qui, à l’étage au-dessous, devait avoir achevé sa toilette. Je regardai alors la pendule. Grand Dieu ! sept heures moins trois minutes ! Les premiers convives devaient être arrivés, et moi, au lieu d’aller rejoindre Hélène, j’écoutais Moreau…

— Très bien ! fis-je en me levant pour couper court à l’entretien. Nous reparlerons de cela… il faut descendre.

— La pendule avance !… Nous avons le temps… Écoute ! il me vient une idée lumineuse…

Mais je regardai ma montre : « Vois ! sept heures quatre ! » Et je me dirigeai quand même vers la porte. Alors, son idée lumineuse et lui, me suivirent, descendirent avec moi l’escalier, me ralentissant à chaque marche : « Il faut que dès le printemps prochain tu fasses un premier voyage à Paris… » Sur le palier du premier étage, il me retint même par le bras : « Es-tu pénétré de l’importance ?… »

— Oui, me voilà averti. Ton idée est excellente… Compte sur moi… Même, si tu veux, je viendrai en causer avec toi demain matin, à tête reposée.

— Viens de bonne heure !

Et il me lâcha enfin le bras.

Hélène était au salon, assise sur une causeuse, à côté de la femme du nouveau procureur général, une petite Normande blonde, paraissant plus jeune que son âge, mais laide, avec une grande bouche à lèvres minces et méchantes, un nez légèrement en l’air et de mignons yeux futés, perçants comme une vrille. De l’autre côté de la cheminée, le procureur général dans un fauteuil. À peine Moreau fut-il entré derrière moi, la porte se rouvrit, et le domestique annonça :

— Monsieur et madame de Lancy.

Les salutations cérémonieuses n’étaient pas achevées que la petite Normande, s’adressant à madame de Lancy :

— Madame, venez à mon secours je suis en train de dire un grand mal de votre ville…

Et, désignant Hélène, de l’air le plus hypocritement naturel :

— Madame, qui connaît Paris mieux que moi ne veut pas convenir qu’il n’y a que Paris au monde…

Un pistolet chargé jusqu’à la gueule qu’on eût tout à coup tiré à deux doigts de mon oreille, ne m’eût pas plus désagréablement écorché le tympan que cette phrase. Un sifflement de langue de vipère, ce : « Madame qui connaît Paris mieux que moi ! » dardé à Hélène, en plein visage, chez elle. Instinctivement, je regardai Hélène. Elle souriait. Qu’avait-elle de magique ? Sa coiffure ou son regard ? Peut-être sa robe de velours noir ! Elle souriait, et je fus aussitôt rassuré. Il était impossible de voir ce sourire et de ne pas se sentir tenté de tomber à ses genoux. Madame de Lancy, elle, se leva, vint s’asseoir sur un pouf devant Hélène, lui prit la main et la garda dans les siennes, en lui demandant à demi-voix comment elle se portait. J’aurais couvert de baisers les longs doigts de madame de Lancy, ridiculement minces et effilés, exsangues, aristocratiques.

Les autres convives arrivaient. Le recteur de l’Académie, un général, le procureur de la République et le sous-préfet, presque coup sur coup. Le premier président et sa femme, les derniers. — « Madame est servie », vint-on dire.

Maintenant, on dînait. Pas de conversation générale pendant le potage, ni pendant le premier service. À peine quelques mots à demi-voix, entre voisins, et sur des généralités… L’hiver s’annonçait très froid ; les hirondelles étaient parties de bonne heure et les personnes délicates devaient prendre beaucoup de précautions… Il y avait eu quelques fièvres typhoïdes à la fin de l’été… On parlait d’une troupe de passage qui viendrait dans huit jours nous jouer les Bourgeois de Pont-Arcy… Puis, ce n’était plus qu’un bruit imperceptible de fourchettes, de vaisselle plate, d’assiettes remuées, le heurt malencontreux d’un verre aux vibrations aussitôt étouffées avec le doigt ; et les offres à voix basse des domestiques : « Saumon… — Du pain… — Madère ? » Puis des bouts de conversations discrètes se croisaient de nouveau : M. de Lancy avait moins chassé que les années précédentes dans sa terre !… Ce Sardou, de l’Académie française, était un véritable homme de théâtre, qui connaissait à fond le cœur humain et ses moindres replis… Madame de Lancy parlait au général de son fils Henri, récemment nommé lieutenant de la réserve… Le nouveau procureur général gémissait sur l’état des belles-lettres françaises ; depuis l’apparition de Notre-Dame de Paris il n’avait pas lu de roman : chaque fois qu’il s’en était introduit un chez lui, il l’avait brûlé !

— C’est un Sarrasin, votre mari ! fit tous bas le recteur, un homme d’esprit, à l’oreille de la femme du procureur général.

Celle-ci ouvrait le plus possible ses petits yeux.

— Oui, expliqua le recteur, puisqu’il brûle les livres !… Les Sarrasins ne brûlèrent-ils pas la bibliothèque d’Alexandrie !…

Mais M. de Lancy, qui avait entendu, s’arrêta court au milieu d’une démonstration, qu’il faisait au sous-préfet, sur la possibilité d’établir des courses de chevaux locales, pour peu que le gouvernement voulût l’aider. Et, un peu échauffé déjà par les premiers vins, saisissant toujours au vol l’occasion de lancer une plaisanterie énorme, il s’adressa très haut à la petite Normande :

— Madame, comment avez-vous trouvé l’Assommoir ?

Un « oh ! » pudique, secoué ça et là d’éclats de rire en dessous, circula. Et Moreau, en qualité de maître de maison, crut de son devoir de réprimander M. de Lancy, en réservant les droits du bon goût et de la morale. Mais la glace officielle du dîner se trouvait rompue. D’ailleurs on était aux rôtis. Le corton et le chambertin circulaient. Et, de la littérature, la conversation glissa à la politique. Tout allait mal ! La société française était perdue ! Depuis l’avortement du 16 Mai, le maréchal faisait de la peine ! Et, comme le général, lui, la bouche pleine, roulait des yeux terribles et haussait énergiquement les épaules pour défendre son maréchal, le nouveau procureur général répétait à chaque instant, d’un air profond : « Nous n’avons plus d’hommes ! » La phrase semblait dure à avaler au sous-préfet, qui, n’ayant pas l’élocution facile, bégayait un peu en objectant, que, pourtant, dans la nouvelle administration, parmi ses collègues récemment appelés aux affaires publiques… Et, comme la phrase traînait en longueur, le bouillant M. de Lancy intervint :

— Au 16 Mai, on a manqué d’énergie ; et si j’avais été à la place de ces idiots, de Fourtou et de Broglie, moi !…

Maintenant, les têtes étaient montées, et les voix de ces messieurs, plus hautes et plus chaudes, s’entrecoupaient, se croisaient, tandis que les dames, n’écoutant plus, et leur assiette vide, s’éventaient à petits coups, quelques-unes renversées sur le dossier de leur chaise. Hélène, elle, répondait de temps en temps à une phrase compassée du premier président, son voisin de droite ; puis, d’un regard lancé aux domestiques, elle pressait le service un peu languissant. Tout à coup, au dessert, au moment du champagne, on entendit une musique douce qui semblait descendre du plafond. L’orchestre, déjà installé sur son estrade dans la salle de bal, jouait une première valse.

— Bon ! nous allons bientôt danser ! fit M. de Lancy.

Et il quitta sa coupe, où l’écume du moët achevait de tomber, pour taper ses deux mains l’une contre l’autre, en grand enfant.

— Dîner en musique ! murmura la femme du nouveau procureur général, fi donc !

— Comme à Paris, au Palais-Royal !… lui souffla le recteur.

— Oui… à quarante sous !

Je n’en entendis pas davantage. Et personne ne fit plus attention à la valse. En face de moi, les longs doigts minces de madame de Lancy pelaient lentement une mandarine, dont la bonne odeur délicate et pénétrante m’arrivait à travers la table. Et moi, je me demandais si quelque part, autrefois, je n’avais pas entendu le même air à trois temps. Tout en cherchant, mon regard rencontra celui d’Hélène. Une même pensée ! À son front, une subite rougeur ! Elle se souvenait comme moi. C’était bien la même valse. Celle que jouait éternellement l’orgue de Barbarie, sur le boulevard des Batignolles, pendant que Fernand, l’acrobate en maillot couleur chair et en caleçon cerise, soulevait un tonneau avec les dents.

Fernand, Hélène attendant le saltimbanque sur le boulevard extérieur, Fernand la tenant par la taille dans la rue de Rome, ma nuit de torture passée dans la chambre d’hôtel, l’attente à la fenêtre à interroger le néant noir de la cité des Fleurs, la fièvre me faisant m’asseoir d’heure en heure à ma table et couvrir de phrases incohérentes des feuilles de papier, tout cela me revint à la fois, en une seconde, avec le frisson d’un cauchemar interrompu qui recommencerait. Mais, en même temps que ce subit malaise, est-ce que nous ne sortions pas de table ? Je venais de voir cette même Hélène se lever la première, passer au bras du premier président devant ses invités debout et respectueux. Et, maintenant, dans les trois salons remplis par enchantement, est-ce que « la société » entière de X… n’arrivait pas à la file, tous venant d’abord à Hélène : les femmes décolletées, un peu émues, éblouies par l’éclairage, écrasées par le luxe, le rang et la fortune, se demandant si leur toilette était irréprochable et si madame Moreau ne leur en voulait plus ; les hommes la saluant très bas !… Tiens ! là-bas qu’apercevais-je ? Cette longue femme sans hanches, si mal fagotée, et dépassant les autres dames de la tête, c’était à ne pas y croire ! — « Madame Jauffret ! » murmurait-on à côté de moi. Embarrassée de sa haute taille, sentant beaucoup de regards sur elle, des regards étonnés qui semblaient dire : « Comment ? elle a osé venir, dans cette maison qui lui a appartenu !… Son petit bonhomme de mari, déjà à la table de jeu, tente de gagner la toilette de sa femme ! » disgracieuse et revêche, madame Jauffret ne trouvait pas de chaise. La femme du nouveau procureur lui fit signe, de loin, qu’il y avait une place près d’elle. Et elles se mirent à chuchoter toutes deux, très animées, cherchant de temps en temps Hélène des yeux. Mais la haine sourde de leurs regards passait inaperçue dans le brouhaha de sympathie de toute une ville reconquise. Heureux pour Hélène, je ne pensais plus à rien, et j’avais très chaud. Je vins me réfugier dans le petit salon bleu.

Là, l’éclairage était moins éclatant, la température plus douce. Rien que quatre whisteurs à une table de jeu, et quelques messieurs debout, me tournant le dos, qui pariaient sur chaque rob. La causeuse où Hélène reste ses après-midi à broder ou à lire était libre. Je m’y assis très las, et, tirant mon mouchoir, je m’essuyai le front et les joues. Un domestique passait un plateau. Je pris un sorbet. Puis, me sentant bien, je me renversai en arrière, les pieds sur un tabouret, la tête appuyée au dossier de la causeuse. Le murmure du quadrille que l’orchestre jouait en ce moment dans la salle de bal semblait très loin. On eût dit qu’il y avait soirée dans quelque maison voisine, tandis que le chalet de Moreau sommeillait, plongé dans sa paix habituelle. Et, je me mis à penser à des heures silencieuses passées en tête à tête avec Hélène, — avec Hélène arrachée de Paris le lendemain de la nuit terrible, et conduite par moi, presque malgré elle, dans un village perdu du fond de la Bretagne… « Cinq louis pour M. Jauffret ? — Je les tiens ! » répondit à demi-voix un des parieurs. Et les cartes neuves, données une à une, se détachaient avec des petits claquements secs… Là-bas, sur la plage, c’était le battement rythmique de la vague fondant contre la falaise sonore, puis s’égouttant écumeuse à travers les galets. Et, Hélène, dans une prostration, les yeux enfoncés et rougis par l’insomnie des nuits, passait des après-midi morne ; quelque livre, qu’elle ne lisait pas, ouvert dans ses mains ; regardant un point fixe, là-bas, à l’horizon, sans rien penser et sans voir. Moi, un peu à l’écart, absorbé en apparence dans un journal, cherchant à me faire oublier, j’aurais voulu n’être qu’un chien pour me coucher à ses pieds et faire semblant de dormir, tout en guettant. Heureux quand même, roulant tout bas des projets que je me gardais bien de lui laisser soupçonner, j’attendais… Tout à coup, mes paupières se fermèrent. Je cessai d’entendre l’orchestre lointain, le glissement des cartes neuves. Je m’étais endormi ! Mais Hélène était toujours là, assise devant l’Océan. Et moi, ou plutôt un autre moi-même que je n’ai jamais été, jeune et fort, pour la première fois de ma vie je la pressais contre ma poitrine : « Je t’aime ! » Elle, le sein gonflé d’émotion et de désir, se débattait ; puis, au milieu de sa résistance, je sentais ses deux bras, comme mus par une volonté différente de la sienne, se rejoindre derrière moi, m’attirer contre elle. « Hélène, sois enfin à moi, Hélène ! » voulais-je crier : mais, du fond de ma poitrine gonflée de désirs, avant d’arriver à mes lèvres, ces mots n’étaient plus qu’un râle de volupté… Soudain, une main posée doucement sur mon épaule, m’éveilla.

— C’est vous, Hélène ! fis-je très surpris. Quelle heure est-il donc ?

— Bientôt cinq heures, mon ami.

— Cinq heures !!

La table de whist était encore là, avec les deux bougies brûlées jusqu’à la bobêche. Un des deux abat-jour tout à coup tomba, faisant éclabousser de la cire sur le tapis vert. Et les joueurs étaient partis, laissant les cartes bleues mêlées aux cartes blanches.

— Vous ronfliez fort, me dit Hélène ; j’avais peur que vous ne fussiez indisposé… Vous savez, tout le monde est parti.

— Pas possible !

Et je me mis debout, très penaud.

— Vous ne vous en irez pas à pied, reprit-elle, il a neigé toute la nuit et il fait très froid… On attelle pour vous.

Puis, comme je me récriais, elle ajouta :

— Et vous allez avaler ce bol de bouillon chaud, je le veux. Et, vous savez, quand on est sujet comme vous à des douleurs… Vous vous envelopperez les épaules dans ce gros châle à moi…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je ne retournai pas au chalet de quelques jours. Je vais lui renvoyer par Nanon son châle de flanelle.


FIN