Le Coffret de santal (éd. 1879)/Sur trois aquatintes

SUR TROIS AQUATINTES


De henry cros


I

EFFAREMENT


Au milieu de la nuit, un rêve. Une gare de chemin de fer. Des employés portant des caractères cabalistiques sur leurs casquettes administratives. Des wagons à claire-voie chargés de dames-jeannes en fer battu. Les brouettes ferrées roulent avec des colis qu’on arrime dans les voitures du train.

Une voix de sous-chef crie : La raison de M.  Igitur, à destination de la lune ! Un manœuvre vient et appose une étiquette sur le colis désigné — une dame-jeanne semblable à celles des wagons à claire-voie. Et, après la pesée à la bascule, on embarque. Le coup de sifflet du départ résonne, aigu, vertigineux et prolongé.

Réveil subit. Le coup de sifflet se termine en miaulement de chat de gouttière. M.  Igitur s’élance, crève la vitre et plonge son regard dans le bleu sombre où plane la face narquoise de la lune.



II

VANITÉ SOUS-MARINE


Amphitrite rose et blonde passe avec sa suite dans un lointain glauque, sous l’eau de la mer du sud.

Comme les nymphes parisiennes qui vont au bois, elle conduit elle-même sa coquille de moule, délicieux coupé verni en noir luisant, rechampi d’azur et de nacre.

La belle abandonne ses cheveux à la brise liquide et salée. Ses paupières se ferment à demi et ses narines rosées se dilatent de plaisir en cette course aventureuse.

Avec quelle arrogance ses beaux bras s’allongent et tendent les rênes, minces algues vertes, des deux hippocampes fougueux à la robe alezane claire !

C’est l’imprévue absurdité féminine, désastreuse et adorable, plus fière des étoffes achetées que des blanches courbures de son sein, plus orgueilleuse de la pure généalogie de son attelage que de la transparence de ses prunelles.

Elle est attendue à quelque réunion de bienfaisance où des Néréïdes font la quête, escortées au milieu de la foule par des tritons empesés dans leur faux-col de cérémonie, et où les sirènes doivent se faire entendre au profit des cités ouvrières qui fabriquent le corail.

Elle arrivera en retard, un peu exprès, pour faire une entrée à sensation au milieu du discours officiel de M.  Protée, organisateur zélé mais ennuyeux à entendre.

Elle arrivera en retard, car, heureuse d’être regardée, même par les plus humbles citoyens aquatiques, elle retient ses fringants hippocampes et les fait piaffer sur place, feignant de ne pouvoir obtenir qu’ils avancent.

N’est-ce pas d’ailleurs de la bienfaisance que de charmer gratuitement les yeux de tant de pauvres gens ?



III

LE VAISSEAU-PIANO

Le vaisseau file avec une vitesse éblouissante sur l’océan de la fantaisie,

Entraîné par les vigoureux efforts des rameurs, esclaves de diverses races imaginaires.

Imaginaires, puisque leurs profils sont tous inattendus, puisque leurs torses nus sont de couleurs rares ou impossibles chez les races réelles.

Il y en a de verts, de bleus, de rouge-carmin, d’orangés, de jaunes, de vermillons, comme sur les peintures murales égyptiennes.

Au milieu du vaisseau est une estrade surélevée et sur l’estrade un très long piano à queue.

Une femme, la Reine des fictions, est assise devant le clavier. Sous ses doigts roses, l’instrument rend des sons veloutés et puissants qui couvrent le chuchotement des vagues et les soupirs de force des rameurs.

L’océan de la fantaisie est dompté, aucune vague n’en sera assez audacieuse pour gâter le dehors du piano, chef-d’œuvre d’ébénisterie en palissandre miroitant, ni pour mouiller le feutre des marteaux et rouiller l’acier des cordes.

La symphonie dit la route aux rameurs et au timonier.

Quelle route ? et à quel port conduit-elle ? Les rameurs n’en savent trop rien, ni le timonier. Mais ils vont, sur l’océan de la fantaisie, toujours en avant, toujours plus courageux.

Voguer, en avant, en avant ! la Reine de la fiction le dit en sa symphonie sans fin. Chaque mille parcouru est du bonheur conquis, puisque c’est s’approcher du but suprême et ineffable, fût-il à l’infini inaccessible.

En avant, en avant, en avant !