Le Coffre-fort (Rosny aîné)/Wagner

F. Rouff (p. 25-26).

WAGNER



Une interview ? fit la vieille Mme Forget… Mais on n’a assassiné personne dans la maison….

— C’est à propos de Richard Wagner, fis-je ex abrupto ; on dit qu’il vous a aimée…

— Ah ! mon Dieu ! s’écria la vieille dame ; mais vous me parlez du temps de l’Obélisque !

Avec son regard demeuré si jeune, sa merveilleuse chevelure d’argent, elle parlait d’un air de rêve. Les aïeules ne peuvent guère résister à faire leurs confidences. Mme Forget alla prendre une vieille cassette, l’ouvrit lentement et remua des papiers jaunis.

Puis, elle murmura, comme se parlant à elle-même :

— Il me l’avait prédit pourtant qu’il serait, avec Beethoven, le musicien le plus glorieux de son siècle, Et j’avoue que cette prédiction m’a fait rire aux éclats… C’était là-bas, en Suisse, au bord du lac Léman. Mon père, dilettante et un peu Mécène, réunissait volontiers à sa table des artistes de tout âge. Je me souviens que Wagner fut reçu chez nous en même temps que Charles Forget. Celui-ci était peintre. Mon père leur croyait à tous deux un grand avenir. Je ne sais encore aujourd’hui si Charles était modeste ou non : ce qui est sûr, c’est qu’il admirait volontiers le prochain. Quant à Wagner, j’ai vu peu d’hommes aussi violemment épris d’eux-mêmes. Il s’en fallait d’un cheveu qu’il ne fût à point pour le cabanon. Il se contenait, toutefois, pourvu qu’on ne l’irritât point. Mais il suffisait de peu de chose pour envenimer la plaie vive de sa vanité. En petit comité surtout, il en devenait intolérable. Tantôt sa jactance inspirait une sorte de stupeur, tantôt elle excitait la raillerie. Au demeurant, on convenait qu’il était quelqu’un — sans que nul ne lui crût l’avenir prodigieux qu’il se prédisait à lui-même.

Wagner et Forget m’aimèrent en même temps, et, comme ils s’aperçurent de leur inclination mutuelle, la rivalité rendit leur passion plus rapide et plus intense. C’est Wagner qui parla le premier, un après-midi de juin, plein de douceur. J’étais assise au fond d’un jardin, je tenais à la main la Fiancée de Lammermoor. Wagner vint à moi d’un air résolu, regarda le livre et dit avec dédain :

— L’opéra me gâte le roman…

Il fit un grand geste et s’écria :

— Il n’y a que deux hommes — Beethoven et moi ! Je serai le grand réformateur musical du siècle…

Son ton était rogue, sa voix discorde ; il avait d’air d’un pion méchant ; il montrait de grands pieds plats et sentait vaguement le moisi. Il me déplut démesurément ; la brutalité de son orgueil me causait une sorte d’horreur.

— Je veux, dit-il, fondre en un seul bloc la poésie et la musique — en faire un tout indissoluble, un organisme…

Et il répéta :

— Je serai le grand réformateur musical du siècle. Mes contemporains sont des imbéciles !

— Tous ? fis-je en persiflant.

— Tous les musiciens et tous les faiseurs d’opéras, oui.

Il se tut, considéra le bout de ses chaussures, et reprit avec brusquerie :

— Voulez-vous être ma femme ?

Il partit en un discours où il dépeignait la gloire qui s’attacherait à sa compagne, et le « noble dévouement » qu’il attendait d’elle. J’aurais préféré, je crois, avoir pour mari un pêcheur du lac. Outrée de sa vanité insolente, sûre aussi que cet homme ne pouvait être qu’un raté, je ne le ménageai pas, je répondis par un refus très sec.

Il me regarda, si confondu d’étonnement, qu’il ne trouva pas d’abord une parole. Puis il cria, dédaigneux :

— Un jour, vous croirez à peine à votre propre aveuglement.

Et se retira.

Il ne se tint pas pour battu ; il m’écrivit une espèce de mémoire, où il exposait ses projets. Je les trouvai assez obscurs, gâtés par du verbiage, grandioses pourtant. Les observateurs qui ont fréquenté des artistes savent que les ratés édifient fréquemment les plus beaux plans. Ceux de Richard Wagner me firent l’effet d’une pompeuse fanfaronnade, et, de fait, un artiste assez médiocre aurait pu les concevoir : je crois même que plusieurs précurseurs du grand musicien en ont exposé de semblables. Tout dépendait de l’exécution. Je décidai que Wagner était trop bavard et trop théoricien pour réaliser ses doctrines.

Et lorsque, une semaine plus tard, il m’écrivit le petit billet que voici, où il me redemandait, en termes brefs, si je consentais à être sa femme, je lui répondis dans le même esprit que la première fois.

Voilà comment j’ai connu Wagner, poursuivit la vieille dame. L’aversion qu’il n’avait inspirée augmenta mon inclination pour Forget, et quand ce dernier m’avoua son amour (avec quelle délicatesse, avec quelle douceur !), je me sentis heureuse comme une jeune déesse.

Cette confidence me laissa rêveur. Je tournais et retournais le petit billet de Wagner avec émotion ; j’éprouvais une sourde colère contre la vieille femme. Et je finis par dire :

— Eh quoi ! vous n’avez pas senti la présence d’une grande âme ?

Mme Forget m’interrompit d’un petit air ironique :

— Non ! fit-elle… Je n’ai pas senti la présence d’une grande âme… Je n’ai vu qu’une insupportable vanité !…

— C’était un noble orgueil, madame.

— Un noble orgueil ignore cette vantardise baveuse. Wagner était purement et simplement un être insupportable… une nature très haute et le contraire d’un cœur généreux. L’hypertrophie du moi est peut-être utile pour faire de grandes choses, mais dans la vie c’est odieux. Je ne regrette pas d’avoir ri.

— Et vous ne regrettez pas davantage de ne pas vous être appelée madame Wagner ? Le sort vous offrait un bonheur féerique !…

— Mon enfant, dit la vieille dame avec une froideur dédaigneuse, je regrette sûrement d’avoir méconnu le génie de Wagner… pour moi, non pour lui !… Car il avait de quoi se consoler… Mais je ne regrette pas d’avoir refusé d’être sa femme. J’ai des enfants — et quelle mère voudrait échanger ses enfants contre d’autres ? Et puis, j’aurais mené une vie atroce. L’amour sait ce qu’il fait. Il dédaigne la gloire… Et comme il a raison — même au point de vue de la gloire ! Est-ce que Wagner, homme de génie, est fils d’un homme de génie ? A-t-il, d’autre part, produit un fils de génie ?… Alors ?… Je ne vois, pour ma part, rien de particulièrement séduisant à être la femme d’Hugo, de Lamartine ou de Wagner. C’est plutôt misérable — cela donne naissance à une manière de parasitisme moral qui est tout ce qu’on peut rêver de plus risible. Une petite femme qui se gonfle de la célébrité de son mari, oui, cela me fait pitié. Le dévouement seul aurait pu me faire accepter un tel rôle…

Elle se tut, elle regarda, par la croisée ouverte, la jeune terre d’avril ivre et charmante. Un cerisier montrait devant la fenêtre son éblouissante tête fleurie, et Mme Forget soupira :

— Je regrette le vieux jardin suisse, fit-elle… Je regrette la Fiancée de Lammermoor… Je regrette même l’aveu de l’orgueilleux musicien. Ah ! cher monsieur, Nietzsche avait peur de l’Éternel Retour, et moi je recommencerais mille fois mon existence…

— Même avec Wagner ?

— Avec Wagner… de l’autre côté du Rhin ! répondit-elle, moqueuse et mélancolique.

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