Le Coffre-fort (Rosny aîné)/Le Quinquet

F. Rouff (p. 14-16).

LE QUINQUET



Charles Labarre allumait devant nous sa lampe — une de ces vieilles lampes où l’on entend tourner des rouages lorsqu’on l’arrange et qui lance des borborygmes comme un ivrogne. Il procédait à l’opération avec un air d’alchimiste ou de pharmacien. Barral se mit à rire :

— Est-ce que ce serait par hasard la lampe d’Aladin ?

Labarre prit un air grave :

— C’est un fétiche. Elle est dans la famille depuis plus de cent ans, et j’aimerais mieux donner cent mille francs que de la perdre !… Je ne la confie jamais à personne. Je l’arrange chaque jour de mes propres mains et je la répare moi-même lorsque par hasard elle se dérange — ce qui est excessivement rare, car sa construction est robuste et son mécanisme admirablement construit…

La lampe, pendant ce discours, avait peu à peu haussé sa flamme. Elle jetait une lueur jaune, très égale et très douce.

— Oui, reprit Labarre, j’ai pour elle une affection véritable, comme je n’en ai pas pour beaucoup de gens. Elle a éclairé mes veilles, assisté à mes douleurs et à mes joies. Et puis, elle a une histoire. Si j’étais superstitieux, je dirais qu’elle a eu une influence bienfaisante sur ma famille. Mais je ne suis pas superstitieux, et pourtant il y a des moments où je ne suis pas très loin de lui accorder une sorte de vie. Tenez, je ne résiste pas à vous raconter quelques-unes des aventures où elle parut jouer un rôle. La première remonte à dix-huit cent et quatre. À cette époque, elle n’appartenait pas encore à notre famille. C’était un soir, un soir de printemps. Un crépuscule d’escarboucle, de béryl et d’hyacinthe remplissait les nuages. Les aubépines et les lilas jetaient à travers l’étendue leurs âmes odoriférantes. Il s’élevait de la terre une douceur palpitante qui résonnait dans la chair des hommes. Et mon arrière-grand’mère Julienne, jeune comme l’avrillée tout étourdie de rêves, était descendue par le parc, avec la servante Anastasie, et avait marché au hasard, jusqu’aux emblavures, en contre-bas de l’Yvelaine. La nuit était venue. Le four immense du firmament était plein d’étincelles ; la voie lactée étendait sa fourche d’étoiles. C’était dans la courbe de la rivière. L’Yvelaine était très haute, tapageuse et bondissante. Julienne écoutait par moments ses voix humides, mais elle n’avait aucuns inquiétude. Brusquement, il se fit une rumeur énorme, qui tenait des détonations de l’artillerie et de la chute de blocs dans la montagne : c’était l’eau qui rompait ses digues et qui se précipitait sur la plaine. Julienne ne le comprit pas tout de suite, mais la vieille Anastasie, servie par sa longue expérience, déclara :

— C’est l’inondation, mamzelle… faut nous sauver vitement.

Malheureusement les deux promeneuses occupaient le fond de la courbe. Deux torrents accouraient dans les ténèbres, sans qu’elles pussent préciser leur direction. Elles étaient nerveuses ; elles perdirent la tête. Tantôt elles fuyaient vers le Nord et tantôt vers le Midi ; et leurs propres circuits, de plus en plus, leur ôtaient le sens de l’orientation. L’eau cependant approchait. On entendait sa voix de troupeau, on discernait des phosphorescences redoutables. Et comme elle arrivait de toutes parts, il devenait impossible de deviner où étaient les voies libres encore. La vieille Anastasie, d’abord assez sagace et résolue se découragea plus vite que Julienne.

Elle criait :

— Nô va mourir ! nô va mourir !

— Et elle avait fini par s’asseoir, son tablier relevé sur la tête, attendant la fin. Julienne, presque aussi désespérée que la vieille femme, jetait tout autour d’elle des regards éperdus. Tout à coup, elle aperçut une lueur dans les ténèbres, cette lueur des contes et des légendes qui a, de tout temps, symbolisé le secours inattendu. Elle fut saisie d’une inexprimable confiance, elle cria d’une voix assurée :

— Viens, Anastasie, j’ai retrouvé la route.

Et pleine d’une foi tenace, elle entraînait la bonne, elle courait de toutes ses forces. Il y eut un moment terrible, où des vagues hurlèrent tout près des fugitives. Mais un tertre les sauva, puis une espèce de chaussée, et toujours guidées par la lumière, elles atteignirent enfin une grande maison blanche sur le versant de la colline. Elles étaient hors d’atteinte. Des braves gens les accueillirent et elles passèrent la soirée à la lueur de la lampe, de cette lampe, de cette lampe qui les avait sauvées et à laquelle Julienne manifestait une telle gratitude que ses propriétaires lui en firent cadeau.

Entrée dans la famille, la lampe eut une histoire digne de ses débuts. Elle présida à des événements graves ou joyeux mais presque toujours favorables, comme, par exemple, la fortune de mon père. Car, vous le savez, mon père fut un historien. Il avait la manie des documents. Le pays d’où nous sommes originaires fourmillait, à cette époque, de pièces curieuses, cachées dans d’antiques manoirs dont les propriétaires se prêtaient avec indulgence à la manie de mon ascendant. Il arriva même qu’un vieux maniaque, le dernier rejeton d’une famille titrée, légua à mon père tout son patrimoine. À la vérité, c’était peu de chose : une tour lézardée, quelques murailles ruineuses, quatre ou cinq acres d’une terre sauvage, si ravagée de cailloux qu’elle ne se prêtait à aucune culture. Mais c’était un nid à documents, à inscriptions curieuses, à débris suggestifs. Mon père s’y installa tout un été et se mit à y faire des fouilles. Il les prolongeait quelques fois très tard. Armé d’une bonne lanterne, il parcourait des chambres, visitait des placards et des cachettes, sondait des murailles.

Or, un soir, sa lanterne se brisa. Il voulut la remplacer par une lampe de cuisine, mais cette lampe était si fumeuse qu’il dut y renoncer. Il alla alors prendre sa lampe, la lampe et, avec précaution, il s’en servit pour éclairer une chambre voûtée, où il soupçonnait des secrets. C’était au moins la vingtième fois qu’il y revenait vainement — ses échecs ne faisaient qu’irriter son envie. Il tapait les murailles, arrachait du plâtre, sondait à l’aide de ses outils. Rien. À la fin, dans un accès d’humeur où se mêlait quelque esprit jovial et burlesque, il se tourna vers sa lampe, et s’écria :

— Tu es entrée dans la famille en sauvant ma grand’mère… ne feras-tu rien pour moi ?

Ce disant, il marchait à petits pas, la lampe tout près de la muraille. Tout à coup, la flamme fit une espèce de bond ; puis elle palpita, vira, s’allongea :

— Voilà qui est singulier ! murmura mon père, toujours dans la même disposition joviale… on dirait que tu me réponds…

Il s’arrêta ; et il vit une mince fissure dans la pierre :

— Eh bien s’exclama-t-il en riant, nous allons prendre ta réponse pour bonne… Voyons un peu ce qu’il y a là derrière.

Il déposa la lampe au milieu de la pièce, et, armé de tout l’outillage utile, il se mit au travail. Après une heure d’efforts, il avait descellé un bloc de grès siliceux et il se vit devant une cachette carrée d’où s’exhalait une odeur fade. Des ossements, de vieilles étoffes moisies, s’étalèrent et, tout au fond, une boîte rouillée et vert-de-grisée, que mon père attira avec un cri de triomphe. Il s’attendait certes à trouver quelque chose de curieux et de valable et il s’empressa de faire sauter le couvercle. Mais alors, il demeura hébété de surprise et de joie : la boîte était au tiers remplie de joyaux, diamants, aigues-marines, rubis, saphirs, topazes… une grande fortune ! Et mon père était le seul héritier de la famille qui avait caché ces richesses…

Quant à l’intervention de la lampe, un physicien vous l’expliquera en formulant l’hypothèse de gaz échappés par la fissure, et cette explication est certes plausible… Et pourtant !

Passons au troisième événement, qui, cette fois, me concerne, et qui est de l’ordre idyllique. J’avais vingt-quatre ans alors. J’étais désespérément amoureux d’Hélène Fombreuse. Mais la passion que j’avais pour cette fille étincelante était partagée par dix rivaux. Hélène avait reçu les dons mystérieux de la grâce, elle était non seulement éclairée par la torche blonde de ses cheveux et la flamme écarlate de sa lèvre, mais je ne sais quelle féerie accompagnait ses mouvements, quelle force douce et puissante émanait d’elle. Aussi, trop désirée, ne se décidait-elle pas à choisir. Or, un soir, elle assistait à une réception que donnaient mes parents, dans notre château des Mouettes. Une nuit lactée s’étendait sur les arbres ; on dansait sur la pelouse, et pendant les pauses, on se répandait à travers les jardins et jusque dans les allées du parc. Il arriva qu’Hélène se perdit dans un sentier. Des massifs lui cachèrent les lumières de la terrasse et des salons. Et la jeune fille, impatiente, marchait très vite et s’égarait davantage. À la fin, elle aperçut une lueur, la petite lueur des légendes, tout au fond d’une allée étroite. Elle y marcha instinctivement, elle finit par se trouver à l’extrémité d’une aile du château, et elle pouvait voir, à travers un rideau léger, une table épaisse, sculptées comme les meubles gothiques, un fauteuil vaste comme un lit, une grosse lampe de forme archaïque, un livre entr’ouvert. C’était une scène muette. Les meubles et la lampe en semblaient les seuls personnages. Hélène fut prise de curiosité. Elle poussa la première porte qui se présenta à ses regards et qui était entrebâillée, elle se pencha sur le livre, qui se trouva être un grimoire mystique. Elle lut : « Toi qui es venue à travers la nuit, jusqu’à la chambre solitaire, tu entreras dans la famille de l’homme qui viendra te rejoindre, »

Comme elle lisait, un craquement se fit entendre, et comme le silence et la solitude avaient rendu Hélène un peu nerveuse, elle eut un grand frisson. La porte s’ouvrit ; elle vit apparaître mon père qui, laissant à ma mère le soin des invités, venait se reposer dans son cabinet de travail. Il sourit à la belle jeune fille et l’interrogea gaiement sur les motifs qui l’avaient amenée jusque là.

La conversation de mon père avait du charme ; Hélène, lorsqu’elle reparut sur la terrasse, gardait de toute sa petite aventure un souvenir attendri, et gentiment fantastique. Elle y songea les jours suivants. Le passage du grimoire la hantait ; en même temps, elle sentait qu’il ne lui serait pas désagréable d’entrer dans notre famille. Et, jour par jour, elle me préféra à mes rivaux, jusqu’à ce qu’enfin elle me donnât sa petite main devant le maire de Tanneguy et le curé de Saint-Magloire.

Et j’essaye en vain de me débarrasser de cette croyance absurde et charmante que notre lampe avait attiré dans la nuit ma petite chérie auprès du vieux livre mystique.

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