Le Coffre-fort (Rosny aîné)/Le Mage Rustique

F. Rouff (p. 17).

LE MAGE RUSTIQUE



Je ne méprise pas tant que vous la vieille médecine, dit Abel Fabrice, et je n’admire pas excessivement les maîtres actuels de la thérapeutique. L’art de guérir, à part la chirurgie et quelques vaccines, reste un art. Telle personne intuitive, qui connaît bien un malade, sait aussi bien ce qu’il lui faut qu’un Charcot, un Potain ou un Lancereaux. Il y eut sûrement, jadis, des hommes et des femmes qui manièrent la douleur avec maîtrise et qui surent guérir, non pas à l’aide de formules et de simples, mais par je ne sais quelle divination subtile et quel usage génial des forces minuscules que nos physiologistes commencent seulement de soupçonner. Je ne parle pas au hasard. J’ai connu un de ces guérisseurs sauvageons, et dans quelles funestes conjonctures !

C’était en été. Nous avions loué une frêle maisonnette aux abords de l’Oise. Une profonde forteresse verte nous séparait du monde, — et nos deux pelouses, le peuple étincelant de nos parterres, notre léger ruisseau palpitant entre des rives embaumées de menthe, d’iris, de lis… C’était bien le petit refuge de tous les rêves, l’île de Robinson ou la terre féerique de Rama. Tout ce bonheur s’évanouit le jour où notre petit Georges dut s’aliter. Le mal, rapide et furieux, dévorait notre enfant d’heure en heure. Nous avions fait venir Debrême, puis Potain, dont ma femme est une vague cousine. Ces maîtres déployèrent toute leur science ; ils demeurèrent impuissants. Un jeudi, vers le crépuscule, Debrême me tira à l’écart et murmura (il était un peu brusque) :

— Tout est fini… L’enfant ne verra pas le matin.

Potain, qui, par compassion, n’eût pas de lui-même prononcé la sentence, hocha la tête en signe d’acquiescement.

— N’y a-t-il plus rien à faire ? m’écriai-je avec désespoir.

— Il n’y a plus rien à faire, non… plus rien ! répliqua tristement Debrême… Peu de souffrance, d’ailleurs… Une simple extinction !

Je les laissai partir, et, terrifié à la pensée de revoir ma femme, je rôdai au bord de la rivière. Quelle tentation de me jeter dans l’eau claire, d’oublier la souffrance dans le rêve immense du Nirvana !… Le crépuscule commençait de brosser ses décors, et je me tenais toujours là, anéanti, lorsqu’une voix se mêla au chuchotis du flot, Me retournant, je vis notre servante Mathilde, jeune campagnarde taillée en muid, débordante de vie et de santé :

— Monsieur, dit-elle d’un air mystérieux… pourquoi ne demanderiez-vous pas le guérisseur ?… Il a fait revenir ma mère qu’est vieille et, pis, infirme… Y pourra, ben sûr, faire revenir un p’tit éfant…

Ce n’était pas la première fois que Mathilde m’entretenait de cet homme, Je l’avais, jusqu’ici, rembarrée avec indifférence. Mais, alors, l’enfant m’était pas encore condamné !… Maintenant, je l’écoutais, oh ! sans foi, sans espoir… Mais, quand il n’y aurait qu’une seule chance sur un milliard de sauver Georges, pouvais-je écarter cette chance ? Je fis un morne geste de consentement :

— Va !

Et Mathilde disparut dans l’allée des tilleuls de Hongrie.

L’homme qui parut devant nous, avec sa tête cubique, plantée à foison de cheveux fauves, avec ses yeux immenses, couleur de tourmaline, extraordinairement variables de teinte et d’éclat, avec sa poitrine d’Ajax et ses mains faites pour étouffer des ours, ne me déplut pas. L’énergie et la puissance sourdaient de son regard autant que de sa rude musculature.

— Où donc avez-vous appris à guérir ? lui demandai-je.

Il répondit avec simplicité :

— Je ne guéris pas, monsieur… Je « donne » ma force !…

Était-ce le calme souverain de ce grand visage, était-ce quelque obscur magnétisme ? Ces paroles me rendirent presque confiance. Je menai l’homme auprès du petit, qui, immobile, les paupières closes, gémissait d’une voix défaillante.

— Il est bien bas ! murmura le guérisseur…

Il se dressa, me planta son regard dans les yeux et dit avec autorité :

— Faut vous confier entièrement à moi. Y a encore une chance… Mais c’est à condition que je sois le maître… Puis, il me faut aussi quelqu’un de fort et de sain.

Il me considéra, puis il considéra ma femme, qui se tenait devant lui, pâle et défaite :

— Pas vous autres… Le chagrin vous travaille trop… La Mathilde plutôt. C’est une fille bien plantée…

Il n’ajouta plus un mot. Son visage prit une expression formidable et douce. Il se pencha sur l’enfant, il lui massa lentement les membres et la poitrine, Puis, il croisa les petits pieds et prit les menottes entre ses paumes géantes. Le pâle visage crispé se détendit ; peu à peu, l’enfant cessa de se plaindre et s’endormit. L’homme garda son attitude pendant plus d’une demi-heure. Il était devenu pâle ; il frissonnait ; nous l’entendions haleter, comme quelqu’un qui a fait une course rapide…

— Je n’en peux plus ! dit-il enfin. Mathilde, prenez l’enfant et marchez de long en large…

Il mit lui-même l’enfant dans des bras de la fille, puis il se laissa aller en arrière dans un fauteuil et parut s’assoupir. Nous étions, ma femme et moi, en proie à une agitation frénétique. À mesure que le temps s’écoulait, nous perdions de sens des réalités quotidiennes. Une atmosphère étrange nous enveloppait, nous pénétrait. Nous avions le sens très net d’une vie universelle ; non pas composée d’êtres précis, en non pas séparée de la nôtre, mais enveloppante, infinie, faite de vibrations plus ténues, plus rapides que tout ce que nous nommons lumière, magnétisme ou électricité…

L’homme s’éveilla, prit dans la poche de son gilet un flacon, en avala quelques gorgées, puis s’abandonna de nouveau à son assoupissement, Se redressant enfin, il reprit l’enfant des bras de Mathilde, le remit au lit, recroisa les pieds et saisit entre ses mains les petites menottes blanches…

Jusqu’à l’aube, l’homme continua son œuvre. Il était devenu très pâle, livide, il s’épuisait à vue d’œil — et le réconfortant qu’il prenait d’heure en heure ne suffisait pas à le soutenir. Ses torpeurs se prolongeaient de plus en plus. Il en sortait avec des yeux hagards, des mains tremblantes, un frémissement de tout le corps.

Il n’y avait plus aucun doute pour nous qu’il « donnait » véritablement de la vie : l’enfant dormait maintenant d’un sommeil paisible ; on voyait sa petite poitrine s’élever et s’abaisser rythmiquement, ses jolies lèvres se recolorer, ses pauvres joues reprendre une nuance rose.

Enfin, l’aube se glissa, comme un reflet de perles et de coquillages, sur les peupliers de la rive. L’homme poussa un profond soupir, lâcha les mains du petit et murmura :

— Je suis à bout de forces… Mais il est sauvé !

Et, tandis que je poussais un cri de joie, tandis que ma femme pleurait de bonheur, il tomba dans un sommeil de plomb dont il ne s’éveilla que douze heures plus tard.

Il ne s’était pas vanté. L’enfant guérit avec une rapidité merveilleuse, à la profonde stupéfaction de Potain et de Debrême, — qui, d’ailleurs, ignorèrent tout : je devais le secret à notre sauveur.

Vous avouerez que, après une telle aventure, il est bien naturel que je ne croie pas seulement à la science et à la réalité mesurables, mais aussi à l’instinct, à l’intuition, à ces réalités subtiles qui pénètrent toutes choses, comme les physiciens disent de l’éther.

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