Le Coffre-fort (Rosny aîné)/La Haine de Soi

F. Rouff (p. 31-32).

LA HAINE DE SOI



Non, répondit-il, je n’ai point à me plaindre du sort. Il m’est doux, secourable et prodigue de choses charmantes. Je porte en moi-même la mélancolie, et rien ne me sépare du bonheur qu’une fiction, une limite idéale, mais plus terrible que toutes les réalités.

Vous vous souvenez de mon enthousiasme, le soir où nous vîmes la petite Léa Dambère. Sa grâce touchante, sa bouche faite de beauté et de tendresse, la merveilleuse douceur de ses yeux profonds où se reflètent toutes les bontés divines de la femme, les cent façons qu’elle a de sourire et qui la métamorphosent comme des combinaisons de lumières, et cette petite façon languide qu’elle a de porter le sombre poids de sa chevelure, — tout me la rendait tellement chère qu’il n’y eut plus d’autre figure de femme auprès d’elle.

J’ai, vous le savez, une juste défiance de mon être. Je me sais d’aspect triste, et d’une tristesse terne, peu élégant de tournure et de geste, le trait dur et la peau grise, la parole rare, difficile, aride, et tout à fait incapable des attentions gentilles qui pourraient compenser tant de démérites. Il ne pouvait donc être question pour moi d’aspirer à la main de cette incomparable personne. Je me contentais de l’admirer et de rechercher sa présence, mais comme on recherche un coin de soleil, un ombrage ou le murmure d’une fontaine. Peut-être ne l’aurais-je jamais connue autrement si le hasard ne s’était entremis dans l’aventure.

Son père eut une altercation au baccara, avec un ponte malhonnête. La scène fut violente, les mains se levèrent. J’intervins. Je pris fait et cause pour Dambère, — ce qui, d’ailleurs, était juste, — et j’eus la satisfaction de faire sortir le tricheur, un jus de réglisse des îles Baléares.

Cette petite affaire décida de ma vie. Le bon Dambère fut à l’excès sensible à mon procédé. Il voulut que je devinsse son ami et m’accabla d’invitations. Je pus alors me familiariser avec Léa, et l’amour se mit à forger mon cœur dans les longues présences et dans les terribles nuits où l’insomnie s’abat comme un oiseau des ténèbres.

Mais cet amour fut solitaire. J’entends que je n’en parlais jamais à ma divine amie. Je me satisfaisais à lui dire quelque parole, plus doucement qu’à mon habitude, et à me tenir silencieux auprès d’elle, Je n’avais aucune espérance de lui plaire, mais je conçus peu à peu, en la voyant insensible à la cour des autres hommes, le rêve de l’épouser. Longtemps, je tournai ce projet dans ma tête, avec une ardeur qui n’avait d’égale que ma sincère humilité. Et je serais peut-être resté éternellement dans l’incertitude, si le hasard d’un mot ne m’avait trahi, durant une causerie avec Dambère. L’excellent homme montra la joie la plus violente et courut consulter sa fille. Il me donna réponse dans l’heure, avec l’effusion que vous lui connaissez, disant :

— Elle vous aime, cher ami… C’est le bonheur pour elle !

J’attribuai ces paroles à l’aveuglement de l’amitié.

Mais comme elles impliquaient le plein consentement de Léa, elles me donnèrent presque autant d’allégresse que si elles avaient été de tout point véridiques.

Nos fiançailles furent brèves et charmantes. Léa se montrait empressée à m’accueillir, à se tenir auprès de moi, — à l’exclusion de tout autre jeune homme. Elle m’écoutait avec un plaisir évident, et mon adoration de gratitude n’était guère moindre que mon adoration passionnée. Je voyais dans cette attitude une preuve évidente de la délicieuse bonté de mon amie. Jamais je ne crus à de l’inclination ; je lui parlais très peu d’amour, résolu à ne pas lui arracher un aveu de politesse.

Je tremblais beaucoup pour le terrible jour de l’hymen, et la nuit sacrée commença pour moi dans une sorte d’épouvante. Mais, tout au rebours de ma prévision, je trouvai une épouse soumise ; les plus tendres lèvres et les plus exquis bras tremblants répondirent à mon étreinte. Et comme la petite aube d’été se pressait argentine sur la fenêtre, je dis au brillant visage qui me souriait :

— Vous ne me détestez donc point, Léa !…

— Êtes-vous aveugle, mon cher époux ? fit-elle… Comment n’avez-vous pas vu que je ne me plaisais qu’auprès de vous seul parmi les hommes, — que tout mon être s’épanouit de bonheur en votre présence ?

L’aveu de cet amour me bouleversa. Les premiers jours du mariage, j’y répondis par une passion religieuse. Puis un sentiment étrange se mit à croître et m’absorba jusqu’à la manie : c’est que je ne devais pas être aimé par cette parfaite Léa, que cela était absurde et même injuste. Et, à mesure que grandissait cette impression, ma tendresse diminua pour ma femme. J’éprouvais, quand elle m’attirait contre sa douce poitrine, en même temps qu’une joie physique, une espèce de honte et de douleur morale. Ces caresses me semblaient contre la norme, et c’était comme si je commettais je ne sais quel faux en créature. Parfois aussi j’avais contre cette admirable jeune femme la vague haine qui nous vient au cœur lorsque nous voyons une très jolie fille devenir la maîtresse d’un homme laid et répulsif. Oui, véritablement, il m’arrivait de la détester pour l’inclination qu’elle avait vers ma personne, et je devais me contenir pour ne pas lui faire reproche de son mauvais goût.

Que vous dirai-je enfin ? Cette impression maladive est devenue chronique. Elle fait de moi un être profondément misérable. Car j’ai une soif ardente d’amour, un besoin frénétique d’adoration et il me serait impossible de transporter mon désir sur une autre créature que Léa. Elle seule m’apparaît belle, elle seule m’est l’emblème de toute grâce, de toute douceur et de toute volupté. Je ne puis l’aimer parce qu’elle m’aime, et je serais à l’instant dévoré par la passion la plus profonde si elle pouvait ne plus ressentir pour moi que de l’amitié et du dévouement. Mais elle va m’aimant davantage à mesure que s’avancent les années, et mon mal est sans remède.

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