Le Coffre-fort (Rosny aîné)/La Chance

F. Rouff (p. 29-30).

LA CHANCE



Ce que nous appelons le caprice féminin, déclara Darville, n’est qu’une logique supérieure — la logique de la vie qui ne se prête ni aux actes ni aux événements systématiques. On peut toujours prévoir les actes de ces automates qu’on appelle des hommes de caractère. Aussi, si l’on veut bien ne pas se laisser hypnotiser, il n’y a rien de plus facile que de les rouler — et les femmes, particulièrement, savent en jouer à merveille.

Au rebours, une vraie femme, guidée par les lois vraies, c’est-à-dire variables, de la nature et de la société, est ingouvernable, trouve toujours moyen de se tirer d’affaire dans les circonstances les plus extravagantes et triomphe là où un énergique benêt croirait se trouver réduit au suicide…

— Le fait est que les femmes savent merveilleusement se fiche de nous, répliqua Antoine Hérouvel, en glaçant son bitter… Mais quant à célébrer pour cela leur suprématie réelle, c’est une autre paire de manches ! Leur puissance c’est, au fond, que nous en faisons la grande marchandise de luxe et qu’ainsi elles n’ont qu’à marquer leur prix ou leur fantaisie, sans que nous ayons aucun recours en appel ou en cassation : Et cela me fait souvenir d’une petite aventure dont vous tirerez la morale que vous voudrez. Moi, je n’y vois que du caprice et de l’égoïsme féminins.

Pendant la campagne boulangiste, j’étais parmi les mille et un amoureux de Mme… disons Chesterpond, la plus mousseuse et la plus veloutée des Américaines du huitième arrondissement. Deux yeux de pirate normand dans une face Greenaway, les mouvements les plus extraordinaires et les plus délicieux, les cheveux de cet auburn qui singe le blond au soleil et le brun dans la pénombre, une mauvaise petite bouche écarlate qui riait à la vie et au nez des jobards, cette peau où les femmes yankees gardent le « lily », le « silvernoon » des Anglaises avec un piment créole, des pâleurs de harem, et le défi, l’insolence, l’audace, l’ironie fauve subitement étoilée d’un sourire presque angélique, des costumes écumeux, bouillonnants, nacrés, lunaires qui frissonnaient sur elle comme des vagues, tout cela formait une créature de perdition, une promesse, une espérance, et tout cela était prodigieusement indifférent aux soupirs intéressés des hommes.

Mme Chesterpond dont tous les gestes semblaient des rythmes d’amour, se fichait de l’amour comme de ses dents de lait. Elle aimait être belle, à la manière dont un écrivain aime avoir du talent, elle ajoutait à tout ce que lui avait départi le sculpteur inconnu, ce que pouvait y ajouter d’art subtil et changeant des gens qui habillent, coiffent et chapeautent. Cela ne l’empêchait pas, accessoirement, d’aimer les jeux et les sports, et d’être gourmande jusqu’au point où le teint ni la taille n’en peuvent souffrir.

Elle se laissait d’ailleurs faire la cour avec une complaisance scandaleuse même, elle nous excitait par des coquetteries diaboliques. J’étais parmi les plus fervents. On m’en savait gré. Mme Chesterpond avait pour moi la même amitié que Hugo devait avoir pour un Gauthier qui lui faisait de beaux et longs articles ; elle oubliait rarement de m’inviter à ses réceptions les plus courues et les plus intimes ; elle me comblait aussi de toutes les menues bagatelles de la porte, si j’ose m’exprimer ainsi, mais nos relations n’en restaient pas moins désespérément convenables, et lorsque je gémissais :

— Vous êtes une bête ? s’écriait-t-elle… C’est ça le bonheur…

— Pour vous, peut-être, mais pas pour moi ?

— Il suffirait que ce soit pour moi, égoïste petit French ! Mais c’est pour vous aussi. Attendez seulement que vous ayez soixante ans et vous verrez !

En attendant, je moisissais de tristesse ; je maigrissais au point de m’attirer les condoléances de mon tailleur et de mon valet de chambre. Béatrice elle-même finissait par avoir de moi une certaine pitié, une pitié étrange à laquelle, ce semble, elle ne rattachait guère notre fleuretage.

— Quel dommage ! disait-elle avec un soupir… un si honnête garçon !… Je vous assure, mon cher Hérouvel, je souhaite que vous ayez une chance… oui, je le souhaite positivement !

— Vous me souhaitez une chance… vous ! m’écriais-je avec amertume… alors que vous n’avez qu’à vouloir.

— Oh ! comme vous êtes un fou de French !… Je n’ai qu’à vouloir !… Mais je n’y suis pour rien, poor boy !… Je ne peux pas et je ne dois pas faire autrement. Ce serait bête, et shocking et ridicule. Si vous m’aimez, est-ce que vous voudriez me voir ridicule ?

— Si vous m’aimiez…

— Mais justement, je ne vous aime pas… et jamais je ne vous aimerai… ni aucun homme au monde. Alors ça serait aussi stupide que si j’avalais sans motif un horrible médicament… Pour avaler un médicament, mon ami, il faut être malade… Et tant que je ne serai pas malade !…

Là-dessus, elle se mettait à rire, un rire tantôt argenté, tantôt crissant, et elle me donnait pour tout potage sa petite main grasse à baisotter.

Dans l’été de 1889, je fus invité au château de Franville — un immense diable de bâtiment du temps de François Ier avec douze cents hectares de forêts, de marécages et de prairies d’un seul tenant, — le tout donnant droit au titre de marquis qu’arborait immodestement le sieur Chesterpond. Le casserolage des automobiles n’en était encore qu’à ses débuts ; aussi les hôtes de Franville se livraient plutôt à d’autres jeux, tels le cricket, le croquet, le football, le rallye-paper, en attendant l’ouverture.

Or, un après-midi, nous jouions au croquet, Mme Chesterpond, deux dames de Chicago, deux gentlemen du Maryland et moi. La partie était animée. Le camp de mistress Chesterpond avait une forte avance sur celui où je m’évertuais en compagnie des deux Chicagotiennes, et la jeune femme, qui aimait gagner, se montrait d’humeur charmante. Ce fut l’hôtesse qui exerça la première les fonctions de pirate ; elle y mettait son ardeur belliqueuse, lorsqu’un valet de chambre, après quelque hésitation, se décida à lui remettre une carte.

Après y avoir jeté un coup d’œil, elle eut un petit haut-le-corps, puis un sourire, et dit :

— Peut-être une nouvelle grave…

Immédiatement, tout le monde proposa d’interrompre la partie, quitte à la reprendre plus tard, et mistress Chesterpond ayant consenti, se dirigea vers le château. Elle y était depuis dix minutes, lorsque le même domestique vint me prier d’aller la rejoindre.

Étonné, voire un peu ému, je me rendis à l’invitation.

Je trouvai Béatrice Chesterpond dans un petit salon, où elle examinait un paquet de lettres. À ma vue, elle se mit à rire :

— Eh bien ! vous l’avez, votre chance…

— Quelle chance ? demandai-je, ahuri.

— Nigaud de petit French… de quelle chance voulez-vous que je parle ?… Voyez ces lettres, c’est votre loterie… c’est le roman de M. Chesterpond… la preuve que ce pauvre homme me rend ridicule. Je lui ai juré que je ne souffrirais pas… je me le suis encore plus juré à moi-même… et comme je fais toujours vite ce que j’ai dit, je n’attendrai pas même cinq minutes pour prendre la médecine.

Elle s’avança vers moi avec un singulier sourire de petite fille malicieuse, elle haussa son éblouissant visage : je me sentis chanceler en recevant le contact de ses lèvres… Puis, me prenant la main, d’un air espiègle et gentil, elle m’entraîna par un couloir jusqu’à une chambre solitaire… Ce fut la grande minute, la minute de diamant qui ne cessera de scintiller au fond de ma mémoire…

Après une petite demi-heure, Mme Chesterpond me ramenait vers la pelouse et reprenait allègrement la partie de croquet. Et comme une des dames demandait :

— J’espère qu’il ne vous est rien arrivé de fâcheux ?

— Oh ! non, ce n’est rien, déclara gravement Béatrice… c’est un de nos amis qui a fait un petit héritage…

— Hélas ! continua Hérouvel… la merveilleuse minute n’eut point de seconde, Mme Chesterpond ne refusa pas du tout de se souvenir de ce qui s’était passé. Au contraire, lorsque nous étions seuls, elle en parlait fort librement. Mais elle se dérobait obstinément à la récidive.

— J’ai obéi à ma conscience ! s’écriait-elle… J’avais juré de n’être pas ridicule… et que c’est vous qui auriez la chance ! Et voilà tout ! Car je déteste l’amour, petit French, je trouve que c’est stupide, que c’est brutal, que c’est grotesque, que c’est bon pour des animaux… et je n’ai pas juré de me rendre la vie insupportable !

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