Le Coffre-fort (Rosny aîné)/L’Obstacle

F. Rouff (p. 23-24).

L’OBSTACLE



Nous devions nous épouser, — le contrat débattu entre nos parents. J’aimais à l’infini sa beauté de contrastes où des cheveux noirs, des yeux d’un bleu de gentiane, un teint d’Irlandaise se marient pour des grâces imprévues. J’eus un voyage à faire, trois semaines avant les épousailles. Déjà je m’apprêtais au retour, lorsque vint un billet de Jeanne, bref, froid, où elle déclarait tout rompre. Passons sur ma surprise et mon effroi qui furent atroces. Je ne perdis pas une minute : embarqué au premier train, dès le soir, je sonnais à la porte de ma fiancée. Je ne trouvai personne : toute la famille avait fui, sans laisser de destination. En vain tentai-je de trouver quelqu’indice, en vain courus-je le cercle de nos communes relations. Je vécus six mois dans l’horreur, la colère, tenté par le suicide, ne reculant que devant de troubles espérances, rôdant sinistrement par les bois qui environnent S…, si hâve et maigre que j’apitoyais les bonnes gens.

Un matin on me remit une lettre ; je n’eus qu’à l’ouvrir, tout le mystère de mon malheur fut révélé. Mystère simple, presque ridicule : le père de Jeanne, ébloui par un parti extraordinaire, n’avait pas reculé devant quelque turpitude, forgeant une histoire, avec preuves, sur mon inconduite, et sur ce que mon voyage n’était que pour joindre une maîtresse. Les défauts de Jeanne étaient l’extrême crédulité et la colère violente. Elle crut sans balancer, elle m’écrivit le billet que j’ai dit et consentit à s’unir à René de M… dans un délire de vengeance. Elle venait seulement de surprendre la vérité et montrait à me revenir la même ardeur que naguère à me jeter par-dessus bord. Sa lettre finissait ainsi :

« Mon cher amour, ma tendresse est accrue de la rage d’avoir été si misérable envers toi. Le désir ne me laisse plus de repos, brûle mes nuits, d’être toute à toi, de laisser mari et parents pour te suivre où tu voudras, comme ta servante, ta chose, ton bien. »

Cette lettre me mit hors de moi ; je répondis sur le même ton. Après quelque correspondance, il nous parut impossible de vivre l’un sans l’autre : nous convînmes que nous rétablirions à tous risques notre destinée, que j’enlèverais Jeanne. Nous décidâmes de nous retrouver à Lyon et que nous partirions immédiatement pour l’Italie. Jeanne devait m’attendre à l’hôtel d’Angleterre, et jamais je n’éprouvai plus religieuse et poignante émotion que tandis que je montais le vieil et vaste escalier de pierre de cette vieille demeure. Enfin, la porte ouverte, je vis l’aimée, très pâle, et même tremblante. Respectant son émotion, je portai sa main à mes lèvres. Encore qu’elle laissât voir des marques de souffrance, le mariage avait parachevé sa beauté. Quelque nuance plus fine, quelque grâce plus subtile décorait la lumière de ses yeux et l’élégance de son corps. Je me mis à lui parler doucement, essayant de la rassurer, — car son trouble persistait. Puis, m’agenouillant, je la voulus attirer, approcher sa tête de la mienne, — mais elle me repoussa, avec un sourire timide :

— As-tu peur de moi, mon âme ? murmurai-je.

— Non pas de toi, — mais j’ai peur.

Il y eut alors une atmosphère de gêne que le silence rendait plus trouble. Je n’avais pas cette extrême assurance qu’il faudrait pour parler à la crainte d’une femme aimée. J’essayai de nous rapprocher par la douce familiarité d’une caresse, — mais je sentis que Jeanne se roidissait plus encore qu’à la première tentative. Cette résistance commença à me paraître singulière.

— Jeanne, lui dis-je à mi-voix… tu ne m’aimes donc pas ?

Elle, d’un air distrait :

— Si… je t’aime encore

— Encore ? répétai-je, étonné… Que veux-tu dire ?

Elle ne répondit pas. Elle parut inquiète, rêveuse, lointaine. J’eus le sentiment qu’il avait dû survenir quelque chose, avant ou pendant son voyage. Je repris, avec sollicitude :

— Tu n’as point eu d’ennuis ?…

— Non.

— Il ne l’est rien arrivé ?

Elle répondit tout bas :

— Si, il m’est arrivé quelque chose…

— Ton mari… tes parents ?

— Non, personne.

Elle parlait d’un air de découragement, de lassitude ; ses beaux yeux refusaient obstinément de se fixer sur les miens. Je me sentis envahir d’une inquiétude mystérieuse, puis d’un violent désir de connaître l’état d’âme véritable de la jeune femme :

— Je t’en conjure, lui dis-je, — la vérité !

Elle ne me répondit pas : elle demeura immobile ; il me semblait que, de seconde en seconde, elle devenait plus étrangère. Elle dit enfin :

— Il y a quelqu’un entre nous !… L’autre jour encore, j’étais toute à toi… je t’aurais suivie au bout du monde…

— Et maintenant ? fis-je avec amertume.

Elle reprit d’une voix plaintive :

— Je ne le pourrais plus ! Et ce n’est, crois-moi, ni faiblesse ni versatilité féminine. Ma résolution était bien prise. Rien ne me retenait, — rien n’aurait pu me retenir de ce qui existait dans ma vie. Mais cette grande chose est venue qui change le monde. C’est, il y a quatre jours, en consultant mon carnet, — une date n’a frappée, confondue, — une chose à laquelle j’étais à mille lieues de penser, m’a remplie d’inquiétude, de tristesse, presque d’épouvante. C’était au moment où je venais d’accepter la fuite, où j’avais choisi le lieu de notre rencontre, — et je ne songeai pas une minute à modifier mes projets. Mon amour pour toi n’en semblait que plus emporté, plus exclusif, — et presque aurais-je maudit… Mais le soir, la nuit, le jour qui suivirent, il sembla qu’une métamorphose profonde s’opérât dans mon être… Oh ! pas de vains remords, pas de regret, pas même de prévoyance pour l’avenir… rien que la Présence de quelqu’un, — la croissance d’une âme… En même temps, la haine contre mon mari — qui m’était venue par amour pour toi — diminuait, s’effaçait. Je sentais que l’homme avec qui je partageais ce divin mystère ne pouvait, jamais plus, me redevenir étranger, — je songeais qu’il n’avait eu aucune part à la tromperie de mon père, que je n’avais pas un seul acte à lui reprocher. Je t’aimais encore pourtant, je ne voulais pas manquer à une parole solennelle, et je pris malgré tout le train qui devait m’amener ici.

À mesure qu’elle parlait, je me sentais envahir d’une tristesse infinie ; je la regardais presque du regard dont on voit mourir un être. Sa voix était suppliante, humble, brisée :

— Quand je te vis, reprit-elle, il se fit en moi un grand tumulte. Je compris que je t’aimais encore, mais lorsque tu voulus m’attirer, j’eus peur de ta caresse, je sentis plus fortement une Présence, — et depuis, de minute en minute, j’ai compris que je resterais t’aimer dans le passé, mais que d’avenir se fermait.

Elle laissa retomber sa tête charmante, ses bras languissants. Et je compris qu’elle n’avait rien dit qui ne fût définitif. D’abord mon cœur gronda ; la révolte et la fureur se partagèrent ma poitrine. Puis, une mélancolie sans bornes, le sentiment de l’irrévocable — et quelque amère charité pour ma sœur humaine. Je m’arrêtai à la contempler en silence, — sa bouche étincelante, la funeste séduction de son visage, la voluptueuse beauté épandue dans son attitude et dont je devais ignorer à jamais le délice.

Je m’approchai. La durée d’un éclair, nos yeux s’unirent, une ferveur amante parut sur ses lèvres, le passé brilla… Mais nos destinées s’étaient disjointes : je sentis l’Inconnu qui me chassait et donnait l’amour de cette femme à un autre homme.

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