Le Code civil et les Ouvriers

Revue des Deux Mondes3e période, tome 86 (p. 350-386).
LE
CODE CIVIL ET LES OUVRIERS

I. Le Code civil et la Question ouvrière, par E. Glasson, membre de l’Institut, professeur à la Faculté de droit de Paris. Paris; librairies Cotillon et Alphonse Picard, 1886. — II. Le Droit et les Ouvriers, par Alfred de Courcy. Paris; librairie Cotillon, 1886. — III. De la Responsabilité et de la Garantie, par Ch. Sainctelette, avocat, représentant, ancien ministre. Bruxelles ; Bruylant-Christophe et C°, éditeurs. Paris ; librairie Marescq, 1884.


I.

Il faut, dit-on, réformer le code civil dans l’intérêt des ouvriers. Ce ne sont pas seulement des tribuns et des hommes d’action qui demandent cette réforme, mais des savans, des hommes d’étude, des juristes. Pourquoi? La première raison, c’est qu’il est indispensable de « faire quelque chose » pour les ouvriers ; la seconde, c’est que la loi civile française est muette, ou peu s’en faut, à leur égard, et qu’il y a lieu, même au point de vue doctrinal et spéculatif, de combler une lacune.

Il importe de réduire sans délai la première de ces deux raisons à sa juste valeur. Si l’on veut dire que les ouvriers, amassant difficilement un pécule, adonnés souvent à un rude labeur et sans cesse aux prises avec les difficultés matérielles de la vie, méritent la sollicitude du législateur, tout le monde sera d’accord. L’accord cessera si l’on prétend, au contraire, qu’il faille nécessairement occuper le législateur de la « question ouvrière » pour ne pas laisser croire aux ouvriers qu’on les néglige. On se proposerait moins, dans ce cas, de faire que de paraître faire quelque chose. Or il ne faut pas donner des lois à ceux qui les demandent dans la seule vue de leur être agréable, le métier du législateur n’étant pas œuvre de complaisance ou de courtoisie. Avant de légiférer, il faut voir si l’intérêt de la république commande de légiférer. C’est pourquoi, de ces deux raisons que j’énonçais tout à l’heure, la seconde mérite seule qu’on l’expose et qu’on l’examine.

Les rédacteurs du code civil et de toute notre législation civile auraient donc, d’après un certain nombre de publicistes, failli complètement à leur tâche. Le chapitre du « louage d’ouvrage et d’industrie » se subdivise, dans le code français, en trois sections, dont la première, intitulée « du louage des domestiques et ouvriers, » contient seulement deux articles. L’un de ces deux articles, qui obligeait le juge à croire le maître sur sa simple affirmation pour la quotité des gages et pour le paiement du salaire de l’année échue, a été abrogé en 1868. L’autre, toujours en vigueur, se borne à dire qu’on ne peut engager ses services qu’à temps ou pour une entreprise déterminée : l’une de ces deux injonctions est obscure et l’autre est une pure banalité, car il était vraiment superflu de rappeler, dans une œuvre législative issue de la révolution française, l’abolition de l’esclavage et du servage. Voilà tout ce qu’a fait pour les ouvriers le gouvernement du premier consul, car il serait presque dérisoire de citer l’article 14 de la loi du 22 germinal an XI, qui recommande aux ouvriers et aux patrons d’exécuter leurs contrats de bonne foi, et l’on reproche aux gouvernemens qui ont suivi de s’être complu dans l’inaction. Remarquons en passant que les promoteurs de la réforme font assez bon marché de lois très nombreuses et très importantes, qui ont été promulguées, sous tous les régimes, dans l’intérêt des ouvriers. Tels sont les lois de germinal an XI sur les manufactures, fabriques et ateliers de 1851 sur le contrat d’apprentissage et sur les avances aux ouvriers, de 1854 sur les livrets, de 1864 sur les coalitions, la loi de 1874 et un grand nombre de décrets sur le travail des enfans mineurs, etc. C’est là, paraît-il, du droit purement industriel, et l’on ne rencontrerait, en général, dans cette partie de notre législation, « aucune disposition se rattachant au droit civil. »

On reconnaît pourtant que les rédacteurs du code civil étaient des gens instruits, avisés, pratiques, et que ce code, en général, protège la liberté individuelle, organise la famille, sanctionne la propriété, garantit le respect des contrats. Comment expliquer que ces législateurs, lorsqu’il s’est agi de régler le louage de services, aient ainsi méconnu leurs propres traditions? Ils avaient amplement traité de la vente, de l’échange, du louage ordinaire ; ils allaient amplement traiter de la société, du prêt, du dépôt, du mandat, etc. Arrivant à ce point précis, ils ont à peu près perdu la parole! « Il ne faut pas s’en étonner, dit à ce propos M. Glasson. Tel qu’il existe aujourd’hui, l’ouvrier, travailleur libre et indépendant, est un homme tout nouveau dans notre société. » Jadis enveloppé, comme le patron, dans le réseau des corporations et soumis, pour presque tous les actes de sa vie industrielle et civile, à leurs règlemens minutieux, il venait enfin d’échapper au régime des maîtrises et des jurandes qui l’astreignait à des stages interminables, l’emprisonnait dans un métier spécial et lui imposait de vive force certains procédés de fabrication ; il était émancipé ! Mais quelles seraient les conséquences de cette révolution économique? Quels deviendraient les rapports de ces nouveaux patrons et de ces nouveaux ouvriers? On ne s’en doutait pas encore. Réduit à prévoir, le législateur aurait tâtonné dans le vide : il n’avait qu’à se taire, et se tut, en effet. Aujourd’hui, le régime de liberté qu’inaugura la révolution française a fait ses preuves et porté ses fruits ; tout le monde sait à quoi s’en tenir. Si le code civil était à faire ou à refaire, le législateur moderne réglerait assurément le louage de services comme l’ancien a réglé le louage des choses. Le nouveau code civil italien n’a pas, il est vrai, procédé de la sorte et ne s’est pas montré plus prolixe que le code français de 1804; mais c’est une inconséquence qui ne prouve rien. D’ailleurs, on ferait beaucoup, parce qu’il y a beaucoup à faire. Comprend-on que notre code ne nous renseigne pas sur la nature de ce contrat spécial? A le lire, nul ne sait au juste en quoi le louage de services diffère du mandat. On ne sait pas non plus comment se dissout ce contrat. Chacune des parties peut-elle le rompre à sa guise? Celle qui le rompt arbitrairement doit-elle indemniser l’autre? Jusqu’à quel point le juge peut-il apprécier les causes et déterminer les effets de la résiliation? C’est au législateur de prononcer.

Nous ne demandons à la France, poursuit-on, que d’imiter un certain nombre de nations étrangères. Elle aurait pu, comme dans d’autres circonstances, donner l’exemple ; elle n’a rien de mieux à faire que de le suivre. Sans parler des peuples qui ont réglé par des lois spéciales la responsabilité des patrons en cas d’accident, comme l’Allemagne (7 juin 1871), l’Angleterre (7 septembre 1880), la Suisse (25 juin 1881), plusieurs gouvernemens ont senti, de nos jours, la nécessité de promulguer un code du travail. Ainsi la Norvège, ayant rompu définitivement avec le régime des corporations, s’est donné, le 15 juin 1881, une loi de cette espèce qui traite des apprentis dans un premier chapitre, « des ouvriers et compagnons » dans un autre : on y défend de rompre les accords conclus pour un travail déterminé tant que ce travail n’est pas achevé, on y impartit un délai pour la dénonciation des contrats, on y détermine pour quelles causes l’ouvrier peut être congédié sur-le-champ ou quitter sur-le-champ son patron, etc. La loi canadienne du 30 juin 1881 détermine avec un surcroît de précision les rapports des maîtres avec les « apprentis, serviteurs, compagnons ou journaliers. » Mais le type le plus achevé qu’on puisse offrir aux gouvernemens de l’Europe occidentale, le véritable code de la matière, est la loi hongroise du 21 mai 1884, qui ne compte pas moins de cent quatre-vingt-six articles. Celle-ci divise les industries et les métiers en trois catégories, selon que l’exercice en est libre ou seulement autorisé après l’apprentissage et deux ans de pratique, ou soumis à l’octroi d’une concession. Il est traité des apprentis et du contrat d’apprentissage avec un luxe de détails et de dispositions protectrices qui n’a jamais été dépassé, après quoi (art. 88 à 121) des ouvriers en général et des ouvriers de fabrique en particulier. Ainsi le contrat de travail n’est, en principe, exécutoire qu’après un temps d’essai; il ne peut être rompu qu’après une dénonciation faite tantôt quinze jours, tantôt six semaines ou trois mois d’avance ; néanmoins, l’ouvrier peut être congédié sur-le-champ sans dénonciation dans huit cas déterminés, et peut lui-même, dans cinq cas, quitter immédiatement son patron : il doit posséder un livret dont la forme, les rubriques et la confection sont fixées par des arrêtés ministériels; il peut, quand il a mis fin au contrat par un motif légitime, exiger du patron un certificat de congé : un ordre de travail doit être affiché dans les fabriques et indiquer la distribution et l’occupation des ouvriers, la durée du travail, les dispositions relatives à l’époque de la paie et au paiement des salaires, les droits des surveillans, etc. ; il doit être accordé aux ouvriers des fabriques, dans la matinée et dans l’après-midi, un repos d’une demi-heure, et à midi un repos d’une heure ; la journée de travail ne doit pas commencer avant cinq heures du matin ni se prolonger après neuf heures du soir ; le fabricant est tenu de payer les salaires en argent comptant, et, s’il n’a pas été fait d’autre convention, chaque semaine, etc. La Russie n’a pas échappé à cette contagion salutaire, et le conseil de l’empire vient d’y promulguer, après d’orageux débats, paraît-il, un nouveau code du travail manuel sanctionné par le tsar. Là, bien entendu, l’état reste, en cas de conflit, seul maître et seul juge entre les capitalistes et les salariés ; par exemple, la répression est fortement organisée contre les grévistes qui n’ont pas repris leur travail à la première sommation. Nul n’a le droit d’engager un ouvrier non muni d’un passeport, etc. Mais du moins le contrat d’engagement est étudié législativement sous ses diverses faces : formé pour un temps indéfini, il ne peut être rompu qu’après une dénonciation faite quinze jours d’avance ; formé pour un temps fixe on pour un travail déterminé, il devient la loi des parties, qui n’en peuvent modifier les clauses. Les salaires doivent être payés, dans le premier cas, deux fois ; dans le second, une fois par mois. Des dédommagemens égaux à deux mois de salaires ou à quinze jours de travail peuvent être accordés à l’ouvrier en cas de faillite ; tout salaire doit être payé en argent, etc. On sait enfin que le mouvement a gagné la Belgique : en 1886, après les désordres qui s’étaient produits dans le bassin de Charleroi, le gouvernement belge jugea le moment opportun pour faire étudier par une grande commission extraparlementaire, recrutée dans tous les partis politiques, non-seulement les questions qui concernent le régime du travail lui-même et son organisation dans l’atelier, mais encore spécialement celles que suscitent les rapports des patrons et des ouvriers.

Tant de raisons et d’exemples décident plusieurs juristes et quelques publicistes à demander que le louage de services soit réglé, dans notre pays, par une série de dispositions nouvelles. Le législateur, « s’inspirant des usages établis, mais les précisant, » déterminerait les effets du contrat. Les jacobins, les collectivistes et les gens qui exploitent à leur profit la « question ouvrière, » réclament, en général, des lois impératives auxquelles on ne puisse pas déroger. Les libéraux, les hommes de science préfèrent manifestement des dispositions offertes et non imposées. Celles-ci ne laissent pas que de présenter, à leurs yeux, un grand intérêt pratique : elles dispensent les contractans d’un effort ; ces derniers s’abandonnent volontiers aux prévisions tutélaires du législateur, au lieu d’entrer dans de longues explications et de faire péniblement leurs conditions au moment où se forme l’accord des volontés.

Ce système, quelque séduisant qu’il paraisse, n’est pas le nôtre : nous ne nous joignons pas aux promoteurs de la réforme.

D’abord il ne faut pas mêler le législateur aux controverses des juristes. Le code civil, on s’en étonne, n’a pas défini le louage de services ; mais ces définitions ne sont pas nécessaires, et j’ai souvent entendu, dans ma jeunesse, un professeur distingué, que ses élèves avaient surnommé « le chef de l’école philosophique, » railler les faiseurs de lois de leurs définitions incomplètes ou ridicules. Ce n’était pas leur affaire, mais celle des docteurs ! et ces définitions, au surplus, n’obligeaient personne. D’ailleurs est-ce qu’on reproche au code de commerce français de n’avoir pas défini le contrat d’assurance ? Ce silence a-t-il entravé le développement des assurances maritimes et de toutes les assurances imaginables ? a-t-il empêché les assureurs et les assurés de voir clair et de marcher sans béquilles? On se désole de ne pas savoir au juste, à la lecture du code civil, en quoi le louage de services diffère du mandat. Mais on demande précisément au législateur une leçon de droit qu’il ne doit pas donner : c’est seulement à l’école qu’où dresse ces tableaux comparés des différens contrats, en faisant ressortir leurs points de contact et leurs dissemblances. Cujas avait fait depuis longtemps ce que n’a pas voulu faire le conseil d’état en 1804, et de nombreux disciples ont, depuis quatre-vingts ans, suivi son exemple. Il est vrai que ces disciples ne s’accordent pas entre eux. Mais a-t-on la prétention d’accorder les jurisconsultes? et ne sait-on pas que, si le code avait parlé, de nouveaux débats se seraient élevés sur le texte du code? On s’entendrait peut-être moins encore.

M. Larombière me faisait un jour remarquer que les rédacteurs du code français avaient eu, non-seulement pour ne pas définir, mais pour ne pas réglementer le louage de services, une très bonne raison : c’est qu’il n’en est pas de ce contrat comme du bail à ferme ou à loyer. Il se présente sous les faces les plus diverses et déjoue, par la variété même de ses combinaisons, les prévisions du législateur. La loi hongroise de 1884 a dû traiter, dans deux sections distinctes, des ouvriers en général et des ouvriers de fabrique. Mais ce cadre même est trop étroit, et le nombre des subdivisions est presque indéfini. Est-ce que les mêmes règles peuvent s’appliquer aux ouvriers de l’agriculture et aux ouvriers de l’industrie? aux « travailleurs manuels » et aux employés? aux ouvriers quelconques et aux artistes ou aux acteurs? aux rédacteurs de journaux et aux domestiques? Qu’on veuille bien consulter la loi hambourgeoise du 5 janvier 1881 et le projet de loi brésilien du 7 juillet 1883 : on comprendra facilement que les rapports de maîtres à domestiques différent des rapports entre ouvriers et patrons, c’est-à-dire qu’on risquerait de tout embrouiller en voulant tout uniformiser :


Verum, ubi correptum manibus vinclisque tenebis,
Tum variæ illudent species..
Omnia transformat sese in miracula rerum.
………………….


Rien ne ressemble moins à tel louage de services qu’un autre louage, et c’-est pourquoi les sages rédacteurs du code civil ont laissé beaucoup à l’initiative individuelle.

Cette objection des jurisconsultes n’arrête, à vrai dire, que certains jurisconsultes et n’embarrasse pas les hommes d’état. Ceux-ci se soucient peu que le code renferma une analyse exacte du contrat et nous en décrive scientifiquement les élémens principaux. Il leur semble impertinent que la loi civile garde un tel silence et nécessaire qu’elle le rompe. Ils veulent faire aux ouvriers leur part, c’est-à-dire leur découper un petit code dans le grand, en façonnant le droit à leur mesure. Mais ces hommes politiques, s’ils sont de bonne foi, rencontrent aussitôt une difficulté presque insoluble. Qu’est-ce que l’ouvrier? M. P. Leroy-Beaulieu demandait judicieusement, dans une séance de l’Académie des Sciences morales, à quels signes on peut aujourd’hui le distinguer des autres hommes. Le fameux Livre des métiers, du prévôt Etienne Boyleau, est fermé depuis bien longtemps : on ne sait plus trop aujourd’hui ce qu’étaient « l’apprentissage et le compagnonnage; » les débris mêmes des anciennes classes ont péri. L’ancien ministre belge Charles Sainctelette était réduit à dire, en 1884, pour justifier sa nouvelle théorie de la « responsabilité : » — « J’entends parler de l’ouvrier, c’est-à-dire de celui qui engage ses services, non de l’entrepreneur qui s’oblige à faire ; de celui qui a cessé d’être son maître et non de celui qui l’est resté; de celui qui travaille chez autrui, dans un milieu créé et dirigé par autrui, non de celui qui travaille chez soi, dans son propre milieu; de l’ouvrier dépendant et non de l’ouvrier indépendant. » Ainsi, réplique M. de Gourcy, le couvreur que j’appelle d’urgence après un orage pour réparer mon toit, n’étant pas « dépendant, » ne serait pas un ouvrier proprement dit et ne devrait pas profiter de la législation nouvelle. Cependant, reprend M. Leroy-Beaulieu, l’employé de bureau ou de commerce, louant aussi sa force de travail et vivant de ses salaires, n’est-il pas encore un ouvrier? l’ingénieur, le chimiste, engagés au mois dans une manufacture, ne sont-ils pas des ouvriers? Le journaliste qui a un contrat, soit à la tâche pour chaque article fourni, soit au temps pour chaque mois, diffère-t-il par quelques traits essentiels de l’ouvrier? « Ouvriers, patrons, » termes surannés et qui manquent de précision : il n’y a plus que des employeurs et des employés. La tisseuse, dans une fabrique, est une ouvrière dans toute la force de l’expression vulgaire; mais la femme qui, à domicile, fait de la couture pour des clientes diverses, et dont la vie, en fait, est encore plus précaire, plus dépendante, cesse-t-elle d’être une ouvrière? Faut-il également retirer ce titre et les avantages qui peuvent en dériver à la brodeuse des Vosges, à la dentelière en chambre, à toutes les femmes qui se louent à la journée? l’éminent directeur des services statistiques du Board of trade, M. Giffen, tient à peu près le même langage à la Société de statistique de Londres. Dans les tableaux qu’il a dressés, en 1886, pour établir la situation des classes ouvrières et leurs progrès depuis un demi-siècle, il n’applique pas seulement cette dénomination générale aux « travailleurs manuels : » — Lorsque nous parlons de la classe des travailleurs (working class), dit-il, nous y comprenons tout homme qui travaille : les artistes, les auteurs, les acteurs, les chanteurs et «bien d’autres » lui paraissent être des «travailleurs » autant que les ouvriers de l’industrie.

C’est pourquoi la réforme qu’on propose est entachée d’un double vice. Si l’on veut entamer le droit que les législateurs de la révolution et du consulat ont entendu constituer pour tout le monde, encore doit-on savoir qui l’on va favoriser. Quand on déroge au droit commun, il faut déterminer avec une grande précision jusqu’où l’on y déroge. Or c’est précisément au moment de tracer la ligne de démarcation qu’on cesse de s’entendre. Les uns réclament un code du travail dans l’intérêt de tous ceux qui se livrent à des travaux manuels pour le compte d’autrui et moyennant salaire. D’autres, présentant une nouvelle théorie des risques, songent exclusivement aux industries dans lesquelles, « à raison, soit des moteurs, soit des matières employées ou fabriquées, » l’ouvrier est exposé à un accident dans l’exécution de son travail. En un mot, on scinde, à un certain point de vue, l’unité de la nation, sans comprendre au juste où sera le point d’intersection. Mais, quelle que soit la fissure, on aura touché à l’égalité civile, et ce n’est pas seulement l’égalité des citoyens, c’est l’égalité même des « travailleurs » qui est menacée. Ainsi que l’a naguère établi M. Courcelle-Seneuil, toutes ces propositions, conçues pour diminuer l’inégalité des conditions sociales, auraient pour effet de la déplacer ou de l’augmenter.

Peut-être les promoteurs de la réforme ne songent-ils pas à quel point il est difficile de toucher législativement aux rapports du capital et du travail. Quoique cette vérité soit devenue banale à force d’avoir couru le monde, il est bon qu’elle frappe, de temps à autre, l’oreille des juristes. Ceux-ci consulteront avec fruit, pour choisir un document entre mille, le rapport de la commission supérieure du travail des enfans dans les manufactures, publié par le ministère du commerce, sur les résultats des visites faites par les inspecteurs du service en 1885. L’état ne sort pas de son rôle, à coup sûr, quand il réglemente à certains égards le travail des enfans, incapables de se défendre contre une avidité tyrannique. Que ceux-ci ne puissent être employés dans les usines, manufactures, ateliers ou chantiers avant l’âge de douze ans, sauf dans certaines industries où ils sont admis à dix ans; que le maximum de la journée de travail, avant douze ans, soit de six heures divisées par un repos ; que le travail de nuit soit prohibé pour les enfans mâles jusqu’à seize ans, pour les filles mineures jusqu’à vingt et un ans (dans les usines et manufactures); qu’il soit défendu d’employer les enfans dans des établissemens où l’on redoute des émanations corrosives, des dangers d’explosion ou de brûlures, ou à des travaux effectués sur les toits, ou à des travaux de traction trop pénibles, soit sur la voie publique, soit dans l’intérieur des ateliers, les économistes les plus intolérans ne contestent pas la légitimité de ces prohibitions. Cependant, même sur ce terrain, les intérêts privés luttent pied à pied contre la sage intervention de l’état. Les inspecteurs sont obligés d’avouer qu’on ne peut, du jour au lendemain, modifier les usages en vigueur; que dans les verreries, par exemple, le travail des enfans est un rouage des plus utiles ; que, dans les familles nombreuses des centres manufacturiers, le salaire des parens et des aînés serait insuffisant pour couvrir les dépenses du ménage sans l’infime salaire des plus jeunes, et qu’il est indispensable d’appliquer avec certains ménagemens les lois protectrices. On se heurte même, au moins dans certains départemens agricoles, à l’inertie ou à la mauvaise volonté des conseils-généraux. C’est ainsi qu’en Suède le gouvernement avait été lui-même contraint de réagir, en 1883, contre les ordonnances de 1881, limitant le travail des enfans dans les manufactures. Il n’est pas douteux que, si l’on voulait étendre la tutelle de l’état français sur le travail des femmes et des adultes, on se heurterait non pas seulement à des difficultés, mais à des obstacles insurmontables.

Les sages, les hommes de science répondent aussitôt qu’ils ne veulent rien imposer. Ils se figurent qu’un simple conseil, une fois donné par le législateur, deviendrait aussitôt la règle générale, et qu’il faudrait, pour s’en écarter, une certaine insubordination mêlée à beaucoup d’audace. Mais on présume trop de la docilité contemporaine, et c’est peut-être ici que l’esprit d’audace ou d’insubordination se donnera le plus aisément carrière. Telle est du moins l’opinion d’un homme fort distingué, qui croise quelquefois le fer avec les légistes et les déconcerte souvent par son profond dédain de la routine, uni à une intelligence supérieure de toutes les nécessités pratiques. « Comme l’œuvre serait nécessairement imparfaite, écrit M. de Courcy, on y dérogerait le lendemain, et la liberté des conventions, usant de ses droits, mettrait à profit les leçons de l’expérience. » Le législateur, dira-t-on, ne se résignerait pas à cette défaite et saurait bien avoir le dernier mot ! J’en ai peur, et c’est précisément ici que j’attends les novateurs. Il faut bien reconnaître que le règlement russe de 1886 laisse au gouvernement la haute main dans les grèves et sacrifie incessamment la liberté des contractans aux droits souverains de l’état. La loi roumaine du 13 mai 1882 sur les contrats agricoles est un type de réglementation puérile et met des menottes aux laboureurs. Le législateur hongrois de 1884, tout en énonçant avec une certaine pompe que « les rapports entre le patron et ses ouvriers sont réglés par un libre accord, » plie encore la liberté des conventions à ses vues personnelles, ne fût-ce qu’en imposant le livret avec un luxe inouï de dispositions restrictives, en limitant la durée du travail des adultes, en déterminant d’avance à quelles heures et pendant combien de temps un repos doit leur être accordé, etc. La proposition de loi soumise à notre chambre des députés en février 1885 est conçue dans le même esprit; on le verra bientôt. Le législateur, craignant de n’être pas écouté, veut se faire obéir : il touche résolument, en vertu de son immuable sagesse, aux. rapports du capital et du travail.

On semble craindre, il est vrai, que, si le législateur n’intervient pas, les ouvriers et les patrons ne sachent plus à quoi s’en tenir sur la nature de leurs rapports juridiques et sur les conséquences de leurs engagemens réciproques. La jurisprudence elle-même ne saurait, paraît-il, mettre un terme à leurs incertitudes, car les tribunaux changent souvent d’avis, et la règle qu’un arrêt a posée peut être détruite par un autre arrêt. On oublie peut-être un peu trop aisément qu’il existe au-dessus de toutes les juridictions françaises une juridiction suprême, appelée à régulariser, surtout notre territoire, l’interprétation des lois. Or la cour de cassation ne s’inflige pas de démentis et, quand elle a fixé la jurisprudence, elle ne défait pas son ouvrage de ses propres mains. Par exemple, on presse le législateur d’organiser lui-même la résiliation du louage de services. Au demeurant, il s’agit avant tout de savoir si l’on accordera des dommages-intérêts en cas de résiliation à celui qui loue ses services pour une durée indéterminée. Eh bien! les textes actuels suffisent. La question fut posée à la cour de cassation le 4 août 1879 : il est aisé, dis-je alors à la cour, puisque le législateur a eu la sagesse de ne pas établir une règle fixe, de résoudre la question conformément aux notions générales de justice et aux principes du droit. Il fut donc jugé que, si le louage de services sans détermination de durée pouvait, en thèse, cesser par la libre volonté des contractans, c’était à la condition qu’on observât les délais commandés par l’usage, ainsi que les autres conditions expresses ou tacites de l’engagement. C’est bien seulement aux résiliations insolites ou vexatoires qu’il faut rattacher l’action en dommages-intérêts» et les ouvriers ne seraient pas mieux protégés par une loi nouvelle. De bons juges appliquant avec discernement le droit commun, quel idéal !

C’est ce que M. Loubet, ministre des travaux publics, a dit en de fort bons termes au sénat, le 20 février 1888. La haute assemblée, dans un vote émis à la suite d’une première lecture, s’est proposé de compléter l’article 1780 du code civil ainsi qu’il suit : « Le louage de services fait sans détermination de durée peut toujours cesser par la volonté de l’une des parties contractantes. Néanmoins, la résiliation du contrat par la volonté d’un seul des contractans peut donner lieu à des dommages-intérêts. Pour la fixation de l’indemnité à allouer, le cas échéant, il sera tenu compte des usages, de la nature des services engagés et des conventions légalement formées entre les parties. » — « C’est la consécration d’une jurisprudence qui tendait à s’établir de plus en plus dans ce sens, a dit très exactement le ministre ; de sorte que l’on pourrait affirmer, sans crainte d’être démenti, que la nécessité de l’article ne se faisait pas sentir[1]. »

Enfin les jurisconsultes ont, dans cette campagne entreprise pour la refonte du code civil, de dangereux alliés, qui pourraient bien les traîner à leur remorque. Tandis qu’ils poursuivent un but scientifique, ceux-ci ne se proposent qu’un but politique, et sont les plus ardens, les plus influens, les plus forts. Il suffit, pour connaître exactement leur programme, de rappeler comment la question fut posée à Paris, dans la conférence internationale ouvrière d’août 1886, à laquelle soixante chambres syndicales parisiennes et quinze groupes corporatifs de la province, sans compter les délégués étrangers, s’étaient fait représenter. Les problèmes de pur droit civil ne sont pas, sans doute, exclus des débats ni du vote : un délégué belge dénonce les fabricans qui paient leurs ouvriers avec de la farine ou du café, et l’assemblée décide que la responsabilité des « employeurs » en cas d’accident doit être réglée législativement. Mais ce qui préoccupe avant tout la conférence, c’est l’organisation du travail. Le premier article du questionnaire est ainsi conçu : « Législation internationale du travail, y compris la réglementation internationale des heures de travail. » Je relève, en effet, dans le procès-verbal de la dernière séance, le vote des conclusions qui suivent : «... 3° Fixation à huit heures de la journée de travail, avec un jour de repos par semaine ; 4° interdiction du travail de nuit, sauf dans certains cas déterminés;.. 7° établissement d’un minimum de salaire dans tous les pays, permettant à l’ouvrier de vivre honorablement et d’élever sa famille. » Il faut rapprocher de ces décisions la violente sortie d’un délégué australien contre les Chinois, a qui, travaillant seize heures par jour, dimanche compris, pour un salaire dérisoire et vivant de rien, » doivent être évidemment expulsés. Voilà le code du travail rêvé non par tous les ouvriers, mais par une sorte d’avant-garde bruyante qui mène à l’assaut une partie de la classe ouvrière, et telles sont les grandes lignes de la réforme générale qu’on dicterait au parlement. Celui-ci, s’il se bornait à faire ce que demandent les hommes de science et de liberté, devrait écarter d’abord ces prétentions déraisonnables. Nos députés seraient donc réduits à cette alternative : apporter toutes les entraves imaginables à la liberté des conventions, du travail, de la concurrence, et reconstituer au profit d’une caste nouvelle les privilèges abolis par la révolution de 1789, ou proscrire définitivement ces projets tyranniques en rédigeant pour les ouvriers un code du travail malgré les ouvriers. Si nos jurisconsultes arrivent à mettre le parlement dans cette position critique, il ne pourra leur être pardonné que sous un seul prétexte : ils n’auront pas su ce qu’ils faisaient.


II.

Parmi les questions de législation civile que le code du travail aurait à résoudre, il en est une qui divise et passionne avant tout les publicistes : la détermination des responsabilités enfantées par les accidens du travail. Pendant quatre-vingts ans, on s’était accordé sur l’interprétation de notre loi civile. « Tout fait quelconque de l’homme qui cause à autrui un dommage, dit l’article 1382 du code français, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer. » On avait cru sans hésitation que cette disposition concernait même les rapports des patrons et des ouvriers. Les mots « à autrui » paraissaient avoir une portée très générale : autrui, pensait-on, c’est n’importe quel autre homme. Les ouvriers de l’agriculture ou de l’industrie, malgré leur qualité de « contractans, » sont assurément autrui pour les patrons et les entrepreneurs. Donc lorsque « l’employé » aura été blessé dans l’accomplissement de son travail, il devra, pour obtenir une indemnité, prouver que l’accident est arrivé par la faute de « l’employeur. » Cette faute était tout simplement la faute ordinaire, issue d’une imprudence, d’une négligence ou d’une infraction aux règlemens. On a créé fort inutilement, pour la qualifier, un néologisme barbare : on la nomme, depuis quelques années, la faute « délictuelle. »

Le jurisconsulte belge dont j’ai déjà parlé, M. Sainctelette, a lancé tout à coup, en 1884, une idée nouvelle. L’idée a fait son chemin et conquis, en France, d’imposans suffrages : par exemple, ceux de MM. Labbé, Glasson, professeurs à la Faculté de droit de Paris, Marc Sauzet, professeur à la faculté de Lyon. On avait jusqu’ici, d’après ces jurisconsultes, mal compris le code civil. Autrui, dans l’article 1382, c’est le tiers, l’étranger, le passant, l’inconnu, le voisin à qui vous n’êtes lié par aucun contrat, mais non pas la personne avec laquelle vous avez contracté directement. Le contrat de louage de services fait naître des droits et des obligations au profit et à la charge de chaque partie : l’ouvrier s’oblige à fournir le travail promis et, si une chose lui a été remise pour la façonner, à la préserver de tout dommage ; le patron s’oblige à payer le salaire et à préserver, par toutes les mesures nécessaires, la vie ou la santé des ouvriers, spécialement à leur livrer des outils, des machines, des instrumens en bon état. Sa responsabilité n’est qu’un corollaire de ces obligations ; elle est purement contractuelle.

Le délictuel et le contractuel ont ainsi leurs champions, qui descendent tour à tour dans la lice et se portent des coups terribles. « Qu’ils s’accordent entre eux ou se gourment, » qu’importe? dira peut-être le grand public. Toutefois, ce ne sont pas là seulement des disputes de mots et des jeux d’école. On va s’en convaincre.

Il est vrai que les partisans du contractuel ne s’accordent pas eux-mêmes. On trouve dans leurs rangs quelques dissidens qui restreignent la portée du nouveau principe. Tandis que, d’après l’article 1382 du code civil interprété par la jurisprudence française, les patrons ne pouvaient pas se soustraire aux conséquences de leurs fautes, ils pourraient, au contraire, si leur responsabilité ne dérive que du contrat, la limiter ou même la supprimer par une clause formelle, tandis qu’on pouvait leur demander compte, d’après la théorie des délits et des quasi-délits, même de la faute la plus légère, ils répondraient seulement, à l’avenir, des fautes que ne commettrait pas un bon administrateur. Rien de plus, aux yeux de M. Glasson. Ce sage et scrupuleux jurisconsulte n’admet pas, avec M. Sainctelette et toute son école, que, la faute étant contractuelle, le patron soit par là même présumé responsable et doive, pour écarter cette présomption, prouver la faute de l’ouvrier. A-t-on établi, dit-il, qu’un des contractans n’a pas exécuté son obligation? Il ne peut sans doute échapper aux dommages-intérêts qu’en prouvant le cas fortuit ou la force majeure ; mais il faut d’abord savoir s’il est vrai qu’il ne l’ait pas exécutée. L’ouvrier a été blessé par un éclat de la machine; le patron soutient qu’elle était en bon état au moment où il l’a livrée, et l’ouvrier dit le contraire. Pourquoi croirait-on l’un plutôt que l’autre? Puisque le code n’a pas, sur ce point, modifié les principes élémentaires, de notre législation civile, la faute, cette fois encore, ne se présume pas, et c’est à l’ouvrier, par conséquent, de la démontrer. Ainsi comprise, la théorie de la garantie contractuelle est beaucoup plus favorable aux patrons qu’aux ouvriers : elle autorise les premiers à stipuler leur irresponsabilité, les affranchit de leurs fautes très légères et ne renverse pas l’obligation de la preuve! Si tel était l’avis général dans le camp des novateurs, on ne se serait pas tant échauffé sur cette question; le débat n’aurait pas retenti hors de l’école et ne mériterait pas d’être soumis aux lecteurs de la Revue.

Mais ce n’est pas pour aboutir à cette insignifiante conclusion que les inventeurs de la théorie nouvelle ont noirci tant de papier. La plupart d’entre eux soutiennent que, la responsabilité dérivant du contrat, l’ouvrier demandeur, après un accident, n’a rien à prouver. Nous planons enfin au-dessus des subtilités juridiques, et tout le monde aperçoit quel intérêt on peut avoir à changer l’interprétation presque séculaire du code. L’intérêt est « énorme, » s’écrie M. de Courcy, et nous n’y contredisons pas. On laisse encore aux ouvriers la charge des accidens causés par leur faute ; mais il faut démontrer leur faute : on leur laisse aussi la charge du cas fortuit et de la force majeure, mais les patrons supportent le risque des accidens sans cause connue. C’est un bouleversement complet non-seulement des rapports juridiques entre les « employeurs » et les employés, mais encore des rapports économiques entre le capital et le travail. Comment justifier cette révolution?

Par une raison d’équité, par une raison de droit. Le patron doit être présumé responsable, d’après M. Sainctelette, parce qu’il est « de beaucoup le principal partenaire de l’opération. » Il doit l’être encore, parce que tout contrat de louage d’ouvrage contient implicitement cette clause : « Le patron, en louant les services d’un ouvrier, lui promet non-seulement un salaire, mais encore la sécurité. » La première de ces deux raisons, la prétendue raison d’équité, nous paraît être la moins équitable du monde. Un entrepreneur, un chef d’usine ou de manufacture, emploie mille ouvriers : pourquoi donc l’envisager comme « le principal partenaire » de l’opération ? Parce qu’il doit tirer un plus grand profit de l’œuvre commune ? Qu’en savez-vous ? Combien d’entreprises industrielles ne donnent pas de bénéfices ! Combien d’autres se liquident par des pertes ! Au terme d’une campagne industrielle, l’ouvrier peut avoir touché de beaux salaires et même, s’il a le goût de l’épargne, avoir fait des économies, pendant que le patron s’est ruiné. Parce que vous lui attribuez, abstraction faite de l’opération elle-même, plus de ressources de toute nature, à l’aide desquelles il saura toujours se tirer d’affaire ? D’abord, c’est une supposition gratuite. Ensuite, c’est le plus extraordinaire des raisonnemens et la plus étrange manière de déterminer les conséquences d’engagemens réciproques. Quoi ! cet homme ne sera plus, pour le législateur et pour le juge, un simple contractant ! Il faudra chercher en dehors du contrat lui-même ce que sont ses lumières, ses appuis, ses capitaux, sa situation sociale et régler par ces considérations extérieures ses obligations ou ses droits ! Étrange équité, dont le double fondement est un arbitraire sans limite et l’inégalité des citoyens devant la loi !

Pour apprécier la raison de droit, analysons le contrat et cherchons à pénétrer l’intention des contractans ! Est-ce que le louage d’ouvrage contient implicitement une « promesse de sécurité ? » Bornons-nous à quelques exemples : un maître charpentier embauche un ouvrier et lui offre de poser un plancher sur un toit avec certaines chances de chute ; un artificier embauche un ouvrier qui accepte en connaissance de cause toutes les perspectives inhérentes à l’exercice d’une profession très périlleuse ; un propriétaire de mine embauche un ouvrier sachant assurément, au moment où la contrat se forme, qu’il faut, pour descendre dans la mine, se servir d’appareils dangereux, que le grisou peut s’enflammer, que des inondations ou des éboulemens peuvent se produire. Quoi ! le patron fait, dans ces divers cas, une promesse de sécurité ! Mais c’est interpréter le pacte au rebours de l’intention commune et du bon sens. L’ouvrier se soumet, au contraire, à toutes les chances d’accident inséparables du travail auquel il est astreint. Ce risque qu’il court est un élément même du service qu’il va rendre, en détermine la nature et en règle le prix. Les ouvriers mineurs, plus exposés, reçoivent d’autres salaires que les ouvriers de l’agriculture. M. de Courcy raconte, avec beaucoup de verve, l’histoire d’un grimpeur agile, qu’il a chargé d’élaguer ses grands arbres, et qui s’exposant à se rompre le cou, lui a demandé 15 francs par jour : « Cet homme, dit-il, avait un autre métier qui lui rapportait des journées de 4 francs, quand il ne chômait pas ; je lui payais le risque plus de 10 francs par jour. » Mais, si le risque est déjà payé, « l’employeur » ne peut pas, au moins de plein droit, en rester garant! A-t-on songé, d’ailleurs, que cette prétendue promesse de sécurité ne peut pas être unilatérale, c’est-à-dire que l’ouvrier la fait au patron, si le patron la fait à l’ouvrier? Comment celui-ci, bailleur de ses services, ne serait-il pas tenu de faire jouir paisiblement le preneur, pendant toute la durée du bail, selon les principes généraux du droit? C’est donc, à son tour, un redevable, astreint à une garantie de sécurité, par conséquent présumé responsable si le patron est blessé dans l’inspection des ateliers ou même si les chaudières éclatent, si quelque incendie se déclare dans l’usine, etc. Peut-être n’a-t-on pas assez réfléchi à cette réciprocité de la responsabilité contractuelle et de ses suites. Non-seulement l’analyse sincère et sérieuse de l’intention commune condamne la théorie de M. Sainctelette ; mais il suffit, pour détruire tout son raisonnement, de le pousser à ses conséquences logiques.

Quelques jurisconsultes, et non des moins considérables, contestent, il est vrai, cette réciprocité de garanties en rattachant plus étroitement l’un à l’autre, par un abus de mots, le louage de services et le louage de choses. Le locataire d’une chose livrée en bon état, disent-ils, est présumé, s’il la rend en mauvais état, l’avoir détériorée. Eh bien! le locataire du service, c’est-à-dire le patron, est mis, par son contrat même, en contact direct avec une personne et serait forcé, par une extension de la même idée, de rendre la personne en bon état. Quelle confusion! Dans le premier cas, c’est la-chose, immobilière ou mobilière, qui fait l’objet du louage ; dans le second, la personne loue son travail, son savoir-faire, et ne se loue pas elle-même. La personne n’est pas un outil sur lequel on exerce une mainmise ; on ne peut pas faire abstraction de son initiative et de sa liberté. La chose louée est inerte ; elle n’agit ni ne se défend, et, par conséquent, n’est pas la cause directe de sa propre destruction : le prestataire agit, se défend, désobéit, résiste, est capable d’éviter ou de provoquer l’accident auquel son métier l’expose, et, par conséquent, d’en être l’auteur. C’est pourquoi l’assimilation est fausse.

« Mais tout au moins, dit M. Labbé, lorsque l’ouvrier aura établi une corrélation entre la blessure éprouvée et un instrument, un appareil fourni, une disposition pour le travail prise par l’entrepreneur, celui-ci sera forcé de convaincre le juge qu’aucune mesure de prudence n’a été négligée, que l’événement a défié la prévoyance humaine, que l’ouvrier a commis une faute. L’incertitude sur ces points à mettre en lumière doit aboutir à la condamnation du maître. » Comment? Il suffirait à l’ouvrier, pour imposer la preuve au patron, d’établir une relation entre la machine et l’accident! C’est supposer, encore une fois, que le travail enfante l’accident comme les prémisses d’un syllogisme enfantent sa conséquence ; on retombe dans la même erreur. Le patron a mis aux mains de l’ouvrier une substance explosible, de la poudre à feu, par exemple ; la poudre éclate et blesse l’ouvrier. L’explosion peut être causée, sans doute, par le vice propre de la substance, mais aussi par une imprudence de « l’employé. » Ces imprudences sont très fréquentes. Cependant, quelque effort qu’on ait fait pour assigner l’une ou l’autre cause à l’événement, on est resté dans l’incertitude. Pourquoi le doute profiterait-il à l’ouvrier qui se plaint? Comment astreindre le patron à prouver, ce qui sera presque toujours impossible, que la substance détruite était de bonne qualité? Tout ce système pourrait encore se concevoir et devenir le principe d’une réforme législative si les données de la statistique permettaient d’affirmer que la plupart des accidens survenus dans le maniement des instrumens ou des appareils avec lesquels les ouvriers sont mis en rapport dérivent du vice propre et non de la faute. Mais telles ne sont pas les données de la statistique.

Résumons cette partie technique du débat. Rien, dans l’analyse juridique des rapports qui unissent « l’employeur » à l’employé, ne permet de déroger à ces deux principes élémentaires du droit civil : le demandeur doit justifier sa demande ; la faute ne se présume pas. Pour qu’il en fût autrement, il faudrait qu’un des contractans eût pris à sa charge la garantie des risques. Mais nous touchons à l’absurde. Est-ce que le louage de services implique un contrat d’assurance contre les accidens ? Est-ce que le patron, quand même il n’a rien promis, est un assureur? Est-ce que le prestataire du service est un assuré, quand même il n’a rien stipulé? lui tradition, l’usage, le sens commun, condamneraient également cette prodigieuse interprétation du contrat.

Cependant, non-seulement M. Sainctelette et son école, en scrutant l’intention des parties et en décomposant les élémens du contrat, trouvent dans le louage de services ce que les docteurs et les tribunaux n’y avaient pas découvert avant eux, mais ils entendent imposer à tous les contractans le joug de leur interprétation. Nul n’a le droit de transiger avec le nouveau principe. « Les parties pourraient-elles, en ce qui concerne cette garantie, dit l’ancien ministre belge, déroger par la convention à la formule légale du contrat et réduire l’obligation de droit? Elles ne pourraient pas la réduire ; car ce qui touche à la sûreté des personnes est d’ordre public. Sous aucun prétexte, vous ne pouvez valablement consentir à ce que je vous empoisonne, vous blesse et vous rende malade : Votre consentement le plus positif n’empêchera pas que, ce faisant, je commette un désordre, un attentat. » Décidément notre cas est pendable! Se figurait-on que tant de gens, par centaines de mille, eussent consenti doucement à se laisser égorger? Quoi! L’ouvrier livre sa tête au bourreau dès qu’il se résigne à justifier ses demandes en dommages-intérêts, et par cela seul que, conformément au droit commun, la faute du patron ne se présumera pas? Ce ne sont là, grâce au ciel, que d’éclatantes métaphores.

On n’avait pas assez réfléchi jusqu’à ce jour aux conséquences économiques de cette tyrannie législative. D’abord « l’employeur, » astreint désormais, quoi qu’il fasse et malgré tout pacte contraire, à dédommager les « employés, » même blessés par leur faute, s’il ne parvient pas à réunir les élémens d’une démonstration très difficile, essaiera d’écarter, par tous les moyens possibles, le danger suspendu sur sa tête. Malheur à l’ouvrier qui aura tenté de s’affranchir et de ne relever que de lui-même ! Le bourgeois qui le faisait travailler n’osera plus contracter directement avec lui, craignant de devenir un patron d’occasion et d’encourir les formidables responsabilités attachées à ce titre; il appellera quelque entrepreneur. Cet ouvrier garde encore aujourd’hui l’ambition de grandir, c’est-à-dire de travailler à un moment donné pour son compte en commençant à devenir petit patron. Pour atteindre ce but, il est capable de donner tout l’essor possible à son activité physique comme à sa force intellectuelle, de perfectionner ses méthodes de travail, d’épargner, de borner ses désirs, etc., et la société tout entière y gagne. A l’avenir, tout le dissuadera de ce grand effort, car il verrait se retourner contre lui les armes que va mettre à sa disposition, s’il reste dans le bas de l’échelle, la nouvelle législation civile. Il ne faut pourtant pas trop intimider « l’employeur, » si l’on veut qu’il y ait des employés. M. Sainctelette, il est vrai, pour ne pas décourager à l’excès les patrons, leur promet qu’ils ne seront pas garans des apoplexies, des paralysies ni d’autres accidens analogues. Mais on permet rarement à ceux qui ont posé quelque faux principe de s’arrêter à mi-chemin, et les chambres syndicales qui se sont fait représenter à la conférence internationale d’août 1886 relèveraient aisément cette inconséquence. M. de Courcy l’a déjà relevée. «Pourquoi ces exceptions, dit-il, s’il est vrai que le patron doit restituer l’ouvrier sain et sauf? Une insolation sur un toit, une congestion dans un atelier trop chauffé, etc., sont bien des accidens du travail, et la garantie qui ne s’y appliquerait pas serait incomplète.» Quelles ne seront pas, dès lors, pour les ouvriers eux-mêmes, les conséquences d’une épidémie ! Un abîme est entr’ouvert sous les pas du patron, le plus souvent incapable de démontrer que la communication de la maladie épidémique est imputable à l’ouvrier. S’il plie sous la menace des responsabilités qu’accumulera le déplacement de la preuve et ferme ses ateliers, la production nationale se ralentira, certains objets de consommation renchériront, et les ouvriers, obligés de porter ailleurs leurs services, verront probablement diminuer leurs salaires. Voilà ce qu’on peut gagner, dans l’ordre économique, à la réforme de notre loi civile.

Toutes ces idées ne devaient pas, on le pense bien, rester ensevelies dans la poussière des bibliothèques, et diverses propositions assaillirent bientôt la chambre des députés. Nous nous bornons à mentionner la proposition de loi, purement socialiste, de M. Peulevey, qui mettait à la charge de l’état tous les accidens graves arrivant dans l’exécution d’un travail commandé, lorsqu’ils seraient causés par un cas fortuit ou même par une imprévoyance légère de la victime. Mais il faut insister sur les projets de MM. Nadaud et F. Faure. « Lorsqu’un homme, louant son travail à un autre homme, s’est blessé ou tué à son service, dit le premier, l’employeur sera de plein droit responsable, à moins qu’il ne prouve que l’accident a été le résultat d’une faute commise par la victime.» — « Le chef de toute entreprise industrielle, commerciale ou agricole, dit le second, est responsable, dans les limites de la présente loi, du dommage causé à tout ouvrier ou employé tué ou blessé dans le travail, soit que l’accident qui a amené la mort ou les blessures provienne du bâtiment, de l’installation, de l’entreprise ou de l’outil employé, soit qu’il provienne du travail même. Il ne sera fait d’exception à cette règle que pour les faits criminels ou délictueux, dont l’auteur reste responsable suivant les principes du droit commun. » Il est à peine utile de faire observer que ce dernier projet mettait à la charge de « l’employeur » les conséquences de toutes les fautes, même des fautes lourdes commises par l’employé! La commission parlementaire chargée d’examiner toutes ces propositions les remplaça par une proposition différente et plus restreinte, laissant sous l’empire du droit commun l’ouvrier agricole, l’ouvrier qui loue son travail à un particulier, même l’ouvrier qui, travaillant pour un patron, ne serait pas employé, soit dans les usines, manufactures, fabriques, chantiers, mines, carrières et chemins de fer, soit dans toute autre exploitation où il serait fait usage d’un outillage à moteur mécanique. Celle-ci, soumise à la chambre le 13 mai 1882, fut jugée peu complète et renvoyée à la commission. Mais une nouvelle édition, assez semblable à la première, quoique revue et corrigée, fut offerte, le 27 février 1885, à la représentation nationale. C’est ce dernier projet qu’a disséqué naguère, avec une sagacité remarquable, M. de Courcy.

Nous n’en voulons extraire, en ce moment, que deux dispositions. D’après l’article 1er, dans les usines, manufactures, etc., le « chef de l’entreprise » est présumé responsable des accidens survenus pendant le travail à ses ouvriers et préposés ; « mais cette présomption cesse lorsqu’il fournit la preuve, ou bien que l’accident est arrivé par force majeure ou cas fortuit qui ne peuvent être imputés ni à lui ni aux personnes dont il doit répondre, ou bien que l’accident a pour cause exclusive la propre imprudence de la victime. » Voilà deux dérogations exorbitantes à la loi commune. Selon les principes généraux du droit, le patron, même présumé responsable, devrait être libéré en établissant tout simplement que l’accident provient d’un cas fortuit. Eh bien ! la présomption survit même à la force majeure, et ce patron doit encore prouver qu’aucune faute antérieure au sinistre n’a préparé, précipité ou aggravé le phénomène naturel, l’action des élémens, le coup apparent du sort : preuve négative et le plus souvent impossible à fournir. Selon le droit commun, si la faute est partagée, la responsabilité se partage également : en vain, dans le nouveau système, deviendra-t-il évident que les quatre-vingt-dix-neuf centièmes de la faute sont imputables à l’ouvrier ; s’il subsiste un doute sur l’imputabilité du dernier centième, la responsabilité tout entière est encourue par « l’employeur. » La nécessité de démontrer la faute exclusive de l’ouvrier, pour ne pas supporter la responsabilité de toutes ses fautes, est un pur chef-d’œuvre d’imagination législative, et, de toutes ces nouveautés, la plus admirable. Cependant nous nous étions figuré, d’accord avec la Convention nationale et la Déclaration des droits (24 juin 1793), que tous les hommes sont égaux « par la nature et devant la loi. » C’était une erreur. Il s’en faut que tous les ouvriers (ne parlons plus des autres hommes) soient égaux à ce double titre. S’ils ne travaillent pas dans une usine, dans une manufacture, dans une fabrique, dans un chantier, dans une mine, dans une carrière; s’ils ne sont pas employés dans une industrie où, à raison, « soit des moteurs, soit des matières employées ou fabriquées, » ils se trouvent exposés à un accident dans l’exécution de leur travail, ils ne peuvent pas s’emparer de la présomption légale, ils retombent, chose étonnante! du « contractuel » dans le « délictuel, » et voici que le code civil lui-même, le code de 1804, avec la jurisprudence « surannée » qui l’interprète, leur devient applicable ! Il y aurait donc des ouvriers privilégiés ; par une conséquence déplorable, mais fatale, il y aurait aussi des patrons privilégiés! et cela juste un siècle après la révolution française, au moment où l’on s’apprête à fêter le centenaire de 1789 et la mémoire de cette grande assemblée constituante qui fonda l’égalité civile sur les débris des anciens privilèges.

On entend, il est vrai, définir législativement les industries qui présentent un risque professionnel, et voici la formule, apparemment « scientifique, » selon laquelle le conseil d’état en dressera la nomenclature : l’ouvrier est-il exposé, soit à raison des moteurs, soit à raison des matières employées ou fabriquées? Nous sortons du « délictuel » pour entrer dans le « contractuel, » ce qui signifie, dans la langue de M. Sainetelette et de son école, que le patron est présumé responsable. Alors ni le maçon, ni le charpentier, ni le charretier, ni le batelier, ni le chaufournier, ni le couvreur, ne pourront invoquer cette protection exceptionnelle : où le moteur manque, le vieux code reprend ses droits. Peut-être, en revanche, les « employés » des épiciers et des apothicaires, appelés à manipuler des « matières premières, » pourront-ils échapper au code civil. Mais les ouvriers de l’agriculture n’auront pas cette bonne fortune. « Si le bouvier est éventré par une bête à cornes, remarque M. de Courcy, ce n’est pas un risque professionnel. » En effet, la bête à cornes n’est pas un moteur. V nomen dulce libertatis ! ô jus eximium nostrœ civitatis! Huccine tandem omnia reciderunt !..


III.

De quelque façon que les juristes décomposent le louage de services, ils n’y trouvent pas, même en germe, un contrat d’assurance. Ainsi que nous l’avons établi plus haut, ni le patron de profession ni le patron d’occasion ne sont des assureurs. Mais il ne s’ensuit pas qu’on doive renoncer à combiner l’un et l’autre pacte. En un mot, et pour parler net, o l’employé » peut être « assuré.» Telle est même aujourd’hui la principale ressource de l’ouvrier ; tel est, par excellence, le bouclier qu’il peut opposer aux coups de la fortune. Il n’est pas toujours commode de faire, au lendemain de l’accident, un procès au patron : d’abord le procès peut être perdu, même sous le nouveau régime législatif qu’on prétend substituer au code civil; ensuite un procès coûte cher, du moins à ceux qui n’obtiennent pas l’assistance judiciaire; enfin un procès peut traîner en longueur, surtout devant les tribunaux surchargés comme ceux de la Seine, et si l’on songe que la voie d’un appel suspensif est, sauf pour les litiges dont l’intérêt ne dépasse pas 1,500 francs, ouverte au plaideur. Ce n’est pas qu’on ne plaide! jamais contre les compagnies d’assurances; mais celles-ci, quand la police est bien faite et que la victime du sinistre se prévaut manifestement de ses dispositions précises, n’ont aucun intérêt à ne pas s’exécuter. Le chiffre même de l’indemnité n’est plus à débattre, puisqu’il a été fixé d’avance. Enfin, comme les dispositions restrictives du code de commerce, qui traite exclusivement des assurances maritimes, ne sont pas applicables aux assurances contre les accidens du travail, on admet généralement que l’ouvrier peut se faire assurer contre les suites de sa propre imprudence, pourvu qu’elle ne dégénère pas en faute lourde, assimilable au dol. Aussi nous paraît-il tout à fait désirable que les ouvrier?, surtout ceux qui exercent des professions périlleuses, s’habituent à l’assurance. Tel est d’ailleurs aujourd’hui le vœu de tous les gouvernemens, car il n’y a pas un gouvernement en Europe qui ne s’intéresse au sort des classes ouvrières et qui ne cherche à l’améliorer.

Mais il y a plusieurs manières d’entendre l’assurance des ouvriers contre les accidens du travail et d’en accélérer le développement. Le procédé le plus simple et le plus expéditif paraît être tout d’abord de la leur imposer.

Quoi ! disent aux ouvriers de l’agriculture et de l’industrie un certain nombre de gouvernemens, vous pourriez concevoir un moment le projet de ne pas figurer dans un contrat d’assurance ! Mais vous ne comprenez donc pas vos intérêts? Je me chargerai de vous les faire comprendre. Vous manquez à ce point de prévoyance ! Je serai prévoyant pour vous. Il vous plaît de courir certains risques, et vous vous figurez que je vais vous laisser faire ! Je prends en main vos affaires sans votre aveu, et, s’il le faut, malgré vous. Mais vous pourriez encore éluder mes efforts et déconcerter mes prévisions : je vous conduirai jusqu’au bout sans vous permettre une seule incartade. Mon-seulement vous vous assurerez, bon gré mal gré, mais vous vous assurerez selon mes conseils et comme il me plaira. Vous pourriez être dupés par un assureur quelconque et subir des conditions désavantageuses : sachant mieux que vous ce qui vous convient, je dicterai les conditions du contrat, et, s’il le faut, je vous désignerai moi-même un assureur que j’aurai fabriqué de mes propres mains. C’est à peu près ainsi qu’a raisonné le gouvernement de l’empire allemand. Le type achevé de cette législation radicalement paternelle est la loi allemande du 6 juillet 1884.

D’une part, diverses lois de la Prusse et de l’empire qui avaient modifié, dans l’intérêt des ouvriers, les principes généraux de la responsabilité, n’avaient pas donné les résultats qu’on en attendait ; d’autre part, il entrait dans les vues politiques de M. de Bismarck, qui venait de faire voter des mesures répressives contre les démocrates socialistes (octobre 1878), de pousser les pouvoirs publics à prendre une série de mesures tutélaires en faveur de la classe ouvrière, les unes devant être la contre-partie des autres. C’est ainsi qu’un premier projet de loi sur l’assurance des ouvriers contre les accidens, centralisant tout aux mains de l’administration impériale, fut présenté au Reichstag (8 mars 1881). Cette assemblée admit l’assurance obligatoire, mais lui donna pour organes, au lieu d’une administration impériale, les administrations instituées par les divers états confédérés. Le conseil fédéral ayant refusé (25 juin 1881) de sanctionner le vote du Reichstag, deux nouveaux projets furent déposés l’année suivante : l’un sur l’assurance obligatoire contre les accidens, l’autre sur l’assurance obligatoire contre les maladies. Celui-ci fut seul voté dans la session de 1883 : le nouveau projet sur l’assurance contre les accidens avait soulevé les objections les plus graves et ne sortit pas des bureaux. Une troisième proposition fut soumise au Reichstag le 6 mars 1884, vivement débattue pendant quarante-trois séances, et finit par être adoptée. C’est la grande loi de juillet 1884, qui ne compte pas moins de neuf chapitres et de cent onze articles. Il importe d’en esquisser les traits principaux :

Sont nécessairement assurés contre les accidens qui peuvent se produire dans leur profession tous les ouvriers occupés dans les mines, les salines, les établissemens où l’on traite les minerais, les carrières, les lieux d’extraction, sur les chantiers et les bâtisses, dans les fabriques et les établissemens où l’on travaille les métaux, ainsi que les employés industriels occupés dans les mêmes industries, lorsque la rémunération annuelle de leur travail ne dépasse pas 2,000 marks. Les fabriques sont, au sens de la loi nouvelle, les établissemens dans lesquels on se livre à la fabrication ou au façonnage de certains objets et où sont occupés régulièrement au moins dix ouvriers, ainsi que les établissemens où l’on fabrique industriellement des matières explosibles. L’administration impériale des assurances détermine quels établissemens doivent, en outre, être envisagés comme des a fabriques. » Enfin les ouvriers et employés industriels occupés dans des industries que la loi n’a pas comprises dans ses prévisions expresses, mais qui comportent des travaux de bâtisse, peuvent être soumis à l’assurance obligatoire par décision du conseil fédéral. On aperçoit tout d’abord le vice principal du système. Pourquoi faire ce triage dans la classe ouvrière? pourquoi soumettre les uns et soustraire les autres à l’assurance obligatoire? A peine quelques mois s’étaient-ils écoulés, qu’il fallait, pour compléter la liste, élaborer une loi nouvelle. A peine avait-on voté cette nouvelle loi (28 mai 1885), qu’il fallait préparer la troisième. Mais la loi du 5 mai 1886[2] sera-t-elle jugée suffisante?

Tandis que la loi de 1883, sur l’assurance des ouvriers contre les maladies, les soumet à des cotisations prélevées sur leurs salaires et n’astreint le patron qu’au tiers de la cotisation totale versée en leur nom, la loi de 1884 met toute l’assurance contre les accidens à la charge des entrepreneurs industriels[3]. Mais, en leur imposant cette charge, elle atténue, par une équitable compensation, leur responsabilité civile : ils ne répondent plus de tout le dommage causé par l’accident « que s’il est établi par une sentence pénale qu’ils l’ont causé à dessein. »

Les organes de l’assurance contre les accidens sont des « associations professionnelles » librement fondées sur le principe de la mutualité, moyennant l’approbation du conseil fédéral, qui d’ailleurs, à défaut d’entente mutuelle, les constitue d’autorité. Ces associations, minutieusement organisées par la loi, jouissent de droits importans et même ont reçu en quelque sorte une délégation de la puissance publique, puisqu’elles peuvent faire des règlemens, sanctionnés par l’application d’une amende, soit « sur les mesures à prendre pour prévenir les accidens dans les industries, » soit « sur la discipline qui doit être observée dans l’industrie par les assurés. » Au-dessus d’elles, pour les contrôler et les diriger, plane une administration qui constitue un service de l’empire, l’administration impériale des assurances. Celle-ci se compose de trois membres permanens nommés par l’empereur et de huit membres élus pour un certain temps : quatre par le conseil fédéral, deux par les directions des associations professionnelles et deux par les représentans des ouvriers. Certaines décisions de « l’administration impériale » peuvent être déférées au conseil fédéral. Enfin, des juridictions arbitrales (une au moins pour la circonscription de chaque association professionnelle) sont instituées pour le règlement des indemnités litigieuses; l’appel de leurs sentences peut être porté devant l’administration impériale. Quant au paiement des pensions, qui forment la plus importante partie des indemnités, il se fait par l’intermédiaire de la poste. Tel est, en quelques mots, le mécanisme de cette œuvre législative. Elle porte, dans presque toutes ses dispositions, l’empreinte de l’homme qui l’a conçue, pétrie, imposée. C’est du socialisme! a-t-on dit en-deçà comme au-delà du Rhin. Cette objection n’a pas gêné M. de Bismarck, et peut-être ne lui a-t-elle pas déplu. L’exposé des motifs du deuxième projet de loi sur l’assurance contre les accidens déclare hardiment que l’état est, entre autres choses, une institution de bienfaisance. Dans la discussion de la loi sur l’assurance contre les maladies, le commissaire du gouvernement énumère avec complaisance les diverses restrictions apportées depuis quelques années à la liberté du travail, et se félicite hautement de ce que le projet soumis au Reichstag sape une fois de plus « ce principe fondamental de l’état économique moderne. » Ajoutons qu’une législation pareille est un excellent moyen d’influence électorale, et que, maniée avec dextérité, elle peut devenir, par exemple dan? les pays annexés, un instrument redoutable de propagande politique; nous aurons fait connaître toute la pensée du grand chancelier.

En Italie, le législateur, tout en donnant aux ouvriers un témoignage éclatant de sa sollicitude, n’a pas procédé de la même manière. Il a simplement approuvé une convention passée, le 8 février 1883, entre le ministre du commerce et les caisses d’épargne de Milan, de Turin, de Bologne, de Rome, de Venise, de Cagliari, le « monte dei Paschi, » à Sienne, le mont-de-piété et la caisse d’épargne de Gênes, la banque de Naples, la banque de Sicile, pour fonder « une caisse nationale en vue d’assurer les ouvriers contre les accidens auxquels ils sont exposés dans leurs travaux, » autorisant en outre cette caisse à se servir gratuitement des caisses d’épargne postales pour l’établissement des contrats d’assurance et pour tous les actes qui s’y rattachent, y compris les recouvremens de primes et les paiemens d’indemnités. Cette caisse constitue une personne morale autonome, administrée par le comité exécutif de la caisse d’épargne de Milan. Un conseil supérieur, composé des membres de ce comité et d’un représentant de chacun des établissemens signataires, détermine la marche générale de l’administration, délibère sur la réforme éventuelle des tarifs, établit les règles suivant lesquelles chacun des établissemens fondateurs doit procéder à la vérification de l’accident et à la liquidation des indemnités. Le fonds de la caisse nationale est composé des primes d’assurance, du revenu des capitaux employés, des legs, des dons et de tous autres produits éventuels ou volontaires. « Peuvent être assurées, dit l’article 8 de la convention, toutes personnes résidant dans le royaume, ayant atteint l’âge de dix ans, qui se livrent à des travaux manuels, ou qui louent leurs services à la tâche ou à la journée. » L’assurance est d’ailleurs individuelle ou collective. Elle est faite soit par les patrons seuls, soit par les patrons et les ouvriers, soit par les ouvriers seuls réunis en syndicat. L’assurance individuelle et l’assurance collective sont établies pour tous les cas d’accidens qui ont amené : la mort de l’assuré, l’incapacité de travail, soit absolue et permanente, soit permanente et partielle, soit temporaire lorsqu’elle dépasse un mois. Le comité exécutif de la caisse d’épargne de Milan prépare les tarifs des primes et le tableau proportionnel des indemnités, qui sont soumis à la double approbation du conseil supérieur et du gouvernement. Les tarifs eux-mêmes, ainsi que la qualification et la détermination des cas d’incapacité de travail, font l’objet d’un règlement approuvé par décret royal, le conseil d’état entendu. Ces tarifs doivent être revus tous les cinq ans. Enfin les indemnités sont liquidées en capital, entre les mains de celui qui éprouve le dommage ; mais ce capital, sur la demande de l’ayant-droit, peut être versé à la caisse nationale des pensions, pour que celle-ci le convertisse en une rente viagère ou temporaire.

Tandis que la nouvelle législation de l’empire allemand est une œuvre de contrainte, la loi italienne du 8 juillet 1883 est une œuvre de liberté. Obligatoire en Allemagne, l’assurance est facultative en Italie. Tandis qu’elle est nécessairement, d’api es les lois allemandes de 1884, de 1885, de 1886, à la charge des entrepreneurs, elle peut être souscrite, en Italie, soit par les ouvriers, soit par les patrons, soit par les uns et les autres, selon le procédé qu’ils auront choisi. Le gouvernement se réserve un droit de contrôle sur les tarifs, mais ne les dresse pas lui-même. Loin d’envisager la caisse nationale comme une institution d’état, il la débarrasse de presque tous les obstacles administratifs ou fiscaux qui en eussent entravé le développement. S’il intervient, c’est pour l’émanciper, non pour l’asservir.

La France n’a copié ni l’un ni l’autre de ces deux peuples. Elle n’a pas, jusqu’à ce jour, contraint ses ouvriers à l’assurance; elle ne les y a pas même formellement encouragés, à moins qu’on ne considère comme un encouragement le vote de la loi du 11 juillet 1868. À cette date, le fondateur de notre deuxième régime impérial, caressant deux ou trois utopies socialistes, et cherchant d’ailleurs à resserrer la chaîne qui liait la démocratie française à son gouvernement, imagina de transformer l’état en assureur. Deux caisses publiques d’assurances furent créées, l’une « en cas de décès, » l’autre « en cas d’accidens résultant de travaux agricoles ou industriels. » Nul n’était tenu de s’assurer, mais « toute personne » pouvait contracter une assurance en s’adressant aux receveurs-généraux ou particuliers, aux percepteurs des contributions directes, aux receveurs des postes ou à la caisse des dépôts et consignations : des comités, composés du préfet ou du sous-préfet et de quatre « délégués, » nommés par l’administration préfectorale, devaient donner leur avis sur les demandes d’indemnités, et le directeur-général de la caisse était chargé de statuer sur les avis des comités. La porte une fois ouverte, tout le monde, ou peu s’en faut, s’abstint d’y frapper, et cette maladroite tentative échoua de la façon la plus piteuse. Il faut, quand on traite du régime des assurances françaises contre les accidens, raisonner comme si la loi de 1868 était sortie d’une de ces « conférences » dans lesquelles les jeunes aspirans au baccalauréat politique se forment à l’art de remplacer les vieilles lois par des neuves.

Il y a donc, en France, une vingtaine de compagnies d’assurances contre les accidens, dont plusieurs sont fortement organisées. Nul ne doit, chacun peut s’adresser à l’une d’elles. Ce régime de liberté, qu’anathématisent aujourd’hui certains hommes d’état français, offre de grands avantages. D’abord chacun fait ce qu’il entend faire, et c’est quelque chose; car enfin, parmi les ouvriers que l’on contraint à l’assurance, il y en a qui ne courent aucun risque et qui ne se soucient pas, à bon droit, de sacrifier la moindre parcelle de leur salaire ; il y en a d’autres qui, déjà nantis d’un petit pécule, peuvent très légitimement, toute réflexion faite, tenir à rester, selon l’expression technique, « leurs propres assureurs. » Ensuite l’ouvrier qui consent à s’assurer reste libre, soit de proportionner la prime à ses ressources, soit de stipuler le genre d’indemnité qui lui convient. Célibataire ou veuf sans enfans, il a le droit de ne penser qu’à lui. aux risques de blessures ou de mutilation, et de diriger son effort vers la pension viagère : marié, il se préoccupera de sa veuve ; père de famille, de ses enfans. La caisse publique instituée en 1868 n’a qu’un seul tarif, qui ne peut tenter que les professions les plus dangereuses, et obère nécessairement le trésor. Où l’état confond, l’industrie privée discerne; elle sait graduer les risques et, par conséquent, les primes. Celles-ci, d’après les tableaux dressés par quelques compagnies, varient, calculées sur la journée de dix heures de travail effectif, de 0 fr. 02 à 0 fr. 18 par jour. M. de Courcy nous signale comme une prime courante celle de 0 fr. 06, qui, sur trois cents journées, produit 18 francs. Pour ces 18 francs, l’assureur promet, en cas d’accident mortel, une somme de 1,000 francs à la veuve; en cas d’accident entraînant une incapacité de travail, une pension viagère de 300 francs à la victime, et d’autres pensions proportionnées à la gravité de l’accident. C’est beaucoup que de laisser aux contractans toute la liberté de leur initiative, toute la précision de leurs mouvemens, toute la flexibilité de leurs volontés. Dans telle industrie où le patron se débat contre une crise économique ou lutte péniblement contre la concurrence, on aurait tort de lui imposer la charge exclusive de l’assurance; dans telle autre où il fait de grands bénéfices, on aurait tort de tout mettre à la charge de l’ouvrier. Cependant le législateur, avec les meilleures intentions du monde, est incapable de forger tout d’une pièce un système qui donne à tous les intérêts une satisfaction équitable, étant incapable d’adapter ses prévisions fixes à l’infinie variété des situations qu’engendrent les rapports du capital et du travail.

Par malheur, M. de Bismarck, même quand il ne fait que des lois sur les assurances, exerce sur beaucoup d’esprits une séduction irrésistible, et la plupart de nos hommes d’état ne demandent qu’à s’élancer sur ses traces. M. Peulevey, invoquant « les grands principes de la solidarité démocratique, » avait proposé de mettre à la charge de l’état « tous les accidens graves survenus dans l’exécution d’un travail commandé » : les ouvriers devaient verser annuellement une somme de 2 francs, et l’indemnité n’aurait pas dépassé 800 francs ; on aurait fondé une « caisse des accidens du travail » dont le service eût été fait gratuitement par la caisse des dépôts, tandis qu’une commission administrative spéciale était appelée à statuer sur les réclamations des victimes ou de leurs familles. Le projet déposé par M. F. Faure, en 1882, était moins radical, plus complet et mieux coordonné; il fondait, « sous la garantie de l’état, » une caisse d’assurances « ayant pour objet de garantir les chefs d’entreprises industrielles, agricoles et commerciales des conséquences pécuniaires de la responsabilité mise à leur charge, » moyennant le paiement des primes dont le taux « serait établi par un tableau classant les industries en cinq catégories, suivant le degré de danger que présente chacune d’elles. » Outre ces primes, les ressources de la caisse se composaient d’abord « du capital appartenant en commun à ladite caisse et à la caisse d’assurances en cas d’accidens, » fondée par la loi de juillet 1868, ensuite d’une subvention annuelle de l’état, s’il y avait lieu. Les ouvriers n’avaient aucune annuité à verser. Un tribunal arbitral devait fixer le montant des indemnités. Enfin parut, le 27 février 1885, un nouveau projet, — je parle de celui qui déplace la preuve des responsabilités au profit de certains ouvriers et dont j’ai commencé l’examen critique.

Tandis que la loi allemande de 1884 ne soumet, on l’a vu, les entrepreneurs industriels au fardeau de l’assurance obligatoire qu’en dérogeant pour eux aux principes généraux du droit germanique sur la responsabilité civile, les auteurs de cette dernière proposition dérogent deux fois contre les patrons, ou plutôt contre une catégorie de patrons, au droit commun français, d’abord en mettant à leur charge une présomption de faute, ensuite en décidant que l’assurance sera nécessairement contractée par leurs soins. Système trois fois inique ; d’abord parce qu’il écrase les uns au profit des autre, ensuite parce qu’il empêche les « employés » de s’assurer directement à leur convenance, enfin parce qu’il met hors la loi nouvelle, soit les ouvriers qui travaillent directement pour leur compte, soit les membres des sociétés coopératives, qui n’ont pas de patron. Il ne restait qu’à laisser forcément à la charge définitive de « l’employeur » une partie de la prime, et c’est à quoi l’on n’a pas manqué : l’ouvrier ne peut pas être tenu d’en payer plus de la moitié. Après avoir ainsi tarifé la contribution des patrons, le projet établit naturellement au profit des indemnitaires un minimum d’indemnité : l’assurance devra leur garantir au moins ce qu’ils auraient touché de la caisse publique instituée par la loi de 1868. La logique exigeait dès lors qu’on imaginât un monopole au profit de quelques assureurs : en effet, il sera loisible aux ouvriers de s’adresser, soit à cette caisse d’état, soit aux compagnies qui rempliront certaines conditions déterminées par un règlement d’administration publique, et voici que, après avoir investi certains industriels d’un privilège, on organise législativement la plus étrange des concurrences, celle de l’état et des privilégiés. Or, il est bon de le remarquer, l’état ne peut pas s’enrichir à ce métier, car il exploiterait alors à son profit la gêne des prolétaires ; mais il peut encore moins s’y appauvrir par un abaissement exagéré des tarifs, car il ferait supporter à la masse des contribuables les mauvais résultats de ses fausses combinaisons, et ruinerait du même coup une industrie privée des plus importantes, en laissant pâtir les assurés d’une insolvabilité qu’il aurait provoquée. Enfin, comme s’il n’y avait eu coin ni recoin où la liberté des conventions ne dût être traquée, tout pacte contraire aux injonctions de la loi proposée, qu’on veuille obliger, selon les anciens principes du droit civil, le demandeur à prouver la faute, ou tempérer par quelque adoucissement le régime de l’assurance obligatoire, est déclaré nul, et l’on inflige une responsabilité pécuniaire égale à celle de l’assureur, couronnée par un système d’amendes, au chef de tout établissement industriel qui n’aura pas fait assurer ses ouvriers.

En revendiquant la liberté civile, nous craignons de commettre un anachronisme. Ce mot de « liberté, » qui charma jadis nos oreilles, est de ceux qu’il faut prononcer avec discrétion, en choisissant habilement son heure, si l’on ne veut pas détonner. Je voudrais pourtant redire aux partisans de la liberté politique, qui sont encore nombreux dans ce pays et qui n’ont pas séparé de celle noble cause l’avenir de la troisième république, que toutes les libertés se tiennent ; que la liberté politique est moins un but qu’un moyen ; qu’elle devient un leurre dès qu’elle ne nous empêche pas de craindre pour notre repos ou pour noire honneur, et ne nous permet plus d’accomplir au grand air les actes quotidiens de notre vie civile. Si l’état détermine de vive force les rapports du capital et du travail dans les questions d’assurances, pourquoi ne réglerait-il pas de la même manière le temps du travail et le taux des salaires ? Pourquoi ne punirait-il plus, comme avant la réforme législative de 1864, les coalitions de patrons et d’ouvriers ? Un grand pays ne vit pas seulement d’expédiens, même dans l’ordre économique. Quand on a fait un certain nombre de brèches aux principes fondamentaux de la législation civile et du droit public, l’édifice entier vacille et croule au premier souffle. Enfin l’inégalité nait fatalement de l’arbitraire, et c’est peut-être l’argument le plus propre à toucher notre société démocratique. On se demande, à chaque ligne du dernier projet de loi que nous avons étudié, pourquoi les uns sont soumis et les autres sont soustraits au droit commun. Il y a là, nous le répétons, comme un essai de reconstitution des castes, non plus au profit des nobles, mais au profit d’un autre oligarchie, soigneusement triée parmi les ouvriers. Après tout, dira-t-on peut-être, c’est la revanche définitive du nouveau régime contre l’ancien. Non, dès le 4 août 1789, la revanche était complète, puisque l’égalité civile était fondée.

Voici notre conclusion. C’est un service à rendre aux ouvriers que de leur inculquer le goût de l’assurance, et l’on ne saurait trop recommander à tous ceux qui exercent sur eux quelque autorité morale de les éclairer, à ce point de vue, sur leurs véritables intérêts. Mais il nous paraît inutile d’introduire dans le « code du travail, » en supposant qu’on fasse un code du travail, une loi spéciale sur l’assurance contre les accidens. Si l’on tient à faire une loi, c’est en Italie, non en Allemagne, qu’il faut chercher un modèle.


IV.

S’il ne faut pas bouleverser à la légère mu système de lois sages, équitables, bien coordonnées, qui a fait ses preuves, on doit encore moins se figurer que la lui n’est plus perfectible. Le législateur n’a jamais dit son dernier mot. Or la situation des gens qui vivent de leur travail manuel et dont le patrimoine se réduit à des salaires gagnés au jour le jour est particulièrement intéressante : si l’on peut l’améliorer par voie législative, sans porter une atteinte aux principes généraux du droit civil et sans rompre l’unité de la nation, il faut le faire. Nous n’avons pas cru qu’il y eût lieu de promulguer un code du travail ni même de refondre le chapitre du code civil qui traite du louage d’ouvrage et d’industrie : on sait pourquoi. Mais tout ne nous paraît pas chimérique dans les réformes proposées par les jurisconsultes, et nous allons chercher, avec ceux que nous réfutions tout à l’heure, s’il n’y a pas moyen de corriger ou de compléter dans l’intérêt des ouvriers, sans nuire à l’intérêt général, plusieurs dispositions éparses dans notre législation civile.

Une loi d’août 1868, accordée par l’empereur aux délégations ouvrières, qui l’avaient sollicitée à l’exposition de 1867, a purement et simplement abrogé l’article 1781 du code civil, d’après lequel, en cas de litige sur la quotité des gages ou sur le paiement des salaires, le maître ou le patron était « cru sur son affirmation. » Nous ne saurions nous associer aux critiques qui furent dirigées contre cette loi dans les deux dernières années du second empire. Pourquoi croire le maître ou le patron plutôt que le serviteur ou l’ouvrier? Parce qu’il a, disait-on, un moindre intérêt à trahir la vérité? Mauvais moyen de discerner le droit, car il suffisait que le maître eût un intérêt quelconque à la trahir ; mauvais moyen de rendre « à chacun le sien, » car le juge était lié par une présomption légale et tenu d’y plier sa conviction. D’ailleurs, on dérogeait au système général des preuves. Or s’il ne faut pas, en général, déroger au droit commun, même pour ceux qui vivent.de leur travail manuel, il est encore plus regrettable, il est peu généreux, il est impolitique d’y déroger contre eux. Nous donnons donc raison aux pouvoirs publics contre les chambres d’agriculture et de commerce, les conseils-généraux, etc., qui, dans l’enquête agricole ouverte à la même époque, avaient réclamé le maintien d’une disposition surannée, empruntée par les rédacteurs du code civil aux édits du XVIe siècle.

Mais on s’est à bon droit demandé si le législateur de 1868, en se contentant d’abroger l’article 1781, avait tenu compte des usages établis dans la vie journalière. Tout le monde sait que, si l’intérêt d’un litige excède 150 francs, le code de 1804 exige une preuve écrite, à l’exclusion de la preuve testimoniale et des présomptions. Or il arrive le plus souvent que, dans les rapports des maîtres avec les prestataires de services manuels, ni les conventions ni les quittances ne sont rédigées par écrit. On n’impose guère, soit à son valet de chambre, soit à son cocher, soit à ses ouvriers, en leur remettant des gages ou des salaires, même supérieurs à 150 francs, la formalité d’un acte libératoire. Cependant que faire si, le louage de services étant établi (presque jamais, en fait, il ne sera dénié), le domestique ou l’ouvrier prétend faussement n’avoir pas été payé? Le maître sera pris au piège, étant réduit à déférer le serment. C’est un petit malheur, diront peut-être quelques démocrates, et ce n’est pas, à coup sûr, pour les patrons qu’on va corriger la loi. Mais les prestataires de services manuels ne seront pas dans un moindre embarras quand, pour se faire payer plus de 150 francs, ils devront entamer une contestation sur les conditions essentielles du pacte, ou sur le montant de la rémunération promise. Il est donc, à notre avis, conforme à l’intérêt des uns et des autres d’étendre au litige qui sera, dans bien des cas, industriel et quasi commercial, les franchises du droit commercial, c’est-à-dire d’admettre la preuve par témoins et par présomptions; tout au moins, si l’on juge cette réforme trop hardie, d’élever le chiffre au-dessus duquel la preuve de la créance doit être établie par écrit. L’argent s’est avili depuis quatre-vingts ans, et la barrière qu’ont posée les rédacteurs du code civil doit être déplacée, si l’on ne veut dénaturer la pensée même du code. Nous croyons, en outre, que, dans la sphère du pur droit civil, il y aurait lieu d’élargir la place aujourd’hui réservée à la preuve testimoniale et aux présomptions. Sur ce point, en un mot, le droit commun lui-même devrait être changé.

Il y a, chacun le sait, dans toutes les législations civiles de l’Europe, à côté des créanciers ordinaires réduits à toucher un simple dividende dans l’actif de leur débiteur insolvable, des créanciers privilégiés, qui exercent un droit de préférence sur cet actif. Parmi ces derniers figurent, d’après un article du code civil, les moissonneurs, les journaliers, domestiques ou valets employés ou préposés à l’ensemencement des terres ou à la levée des récoltes. Un autre article déclare privilégiés les salaires des gens de service « pour l’année échue et pour ce qui est dû sur l’année courante. » Mais le législateur du premier empire, après avoir ainsi traité les domestiques et les ouvriers employés à certains travaux agricoles, a passé sous silence les ouvriers en général. Est-ce une lacune qu’il faut combler? La question est à l’ordre du jour, et débattue.

M. de Courcy ne s’explique, à proprement parler, que sur le privilège réclamé pour des indemnitaires à la suite d’un accident. Mais il se demande à ce propos s’il est juste de sacrifier aux ouvriers tous les autres créanciers antérieurs en date, et si ces derniers n’ont pas, eux aussi, une femme ou des enfans. Cet argument a, sans aucun doute, une portée très générale. Mais, en le généralisant à outrance, on arriverait à supprimer tous les privilèges. Le droit, comme les autres sciences morales, ne consiste pas dans une suite de syllogismes, et le législateur se laisse toucher tantôt par la nature des services rendus, tantôt par la situation précaire de ceux qui les rendent. Donc si, pour n’avoir pas été payés intégralement, les uns, pris en bloc, doivent être simplement appauvris, les autres sont exposés à mourir de faim, il peut préférer légitimement, dans la distribution de l’actif d’un insolvable, ceux-ci à ceux-là. Il doit seulement faire en sorte de ne pas dépasser le but, c’est-à-dire de ne pas rompre sans une nécessité stricte l’égalité naturelle des créances et de ne pas la rompre au-delà de cette nécessité. Or on s’avisa de songer, en 1838, alors que l’industrie française prenait son essor, à tous ceux qui vivent de leur travail manuel, et la grande loi sur les faillites, à laquelle M. Renouard a si glorieusement collaboré, déclara privilégiés, au même rang que les gages des gens de service, les salaires dus aux ouvriers quelconques, employés directement par le failli, pour le mois qui précède la déclaration de faillite, ainsi que les appointemens dus aux commis pour les six mois antérieurs à cette déclaration. Le principe de cette réforme est bon, et l’application m’en paraît sage. D’abord se figure-t-on des ouvriers, auxquels l’épargne est si difficile et qui comptent absolument, pour donner du pain à leur famille, sur tout le salaire mensuel, brusquement réduits à ne toucher qu’un dividende de 10 ou de 5 pour 100? Que veut-on qu’ils fassent, et croit-on, par hasard, qu’ils pourront contracter un emprunt hypothécaire? Ensuite on a gardé la mesure exacte en réduisant au mois la durée du privilège, parce que les longs arriérés ne sont pas en usage dans les rapports du capital et du travail industriel. Si l’on a bien fait en 1838, il semble assez naturel de ne pas confiner une aussi utile disposition dans le code des faillites, mais d’en faire un article de la législation civile. Les ouvriers ont été, je le suppose, employés par un patron non commerçant, qui ne peut pas être mis en faillite : si l’on veut, par une société civile constituée pour l’exploitation d’une mine ; pourquoi seraient-ils exclus du privilège?

On demande encore que les salaires des ouvriers soient déclarés insaisissables. C’est une question très importante, mais qu’on ne peut tenter de résoudre sans se heurter à deux obstacles. Le premier, que j’ai déjà signalé, consiste dans la difficulté de distinguer les ouvriers des autres mortels. Ces favoris de la loi, qui seront-ils? Faudra-t-il aussi soustraire au droit commun, d’après lequel tous les biens d’un débiteur sont le gage de ses créanciers, la « grande ouvrière, » signalée naguère à l’Académie des Sciences morales, qui gagne 1,500 francs par soirée? Faudra-t-il y soustraire toute la classe des « travailleurs, » en prenant cette expression dans le sens étendu que M. Giffen donne aux mots working class? En outre, il est mauvais, dans l’ordre économique comme dans l’ordre moral, qu’un débiteur puisse se moquer légalement de ses créanciers, d’abord parce que cette perspective l’encourage à s’endetter, ensuite parce que les créanciers finissent par prendre leur revanche et qu’il perd lui-même tout crédit. Il ne faut donc pas, à ce second point de vue, abuser de l’insaisissabilité.

Toutefois, plusieurs législations étrangères ont frayé la voie. Par exemple, l’act de 1881 pour la province de Québec exempte de la saisie la moitié des gages des journaliers, et désigne par ce dernier terme tous ceux qui, travaillant à la journée, sont payés par jour, à la semaine ou au mois. Le règlement adopté en 1886 même par le conseil de l’empire russe, outre qu’il défend au patron de déduire les dettes des salaires, sauf dans deux cas exceptionnels, protège contre toute saisie, même ordonnée par justice, le tiers du salaire de l’ouvrier célibataire et le quart du salaire de l’ouvrier marié. Enfin, M. Brugeilles et quelques-uns de ses collègues ont essayé, dans une proposition de loi présentée à la chambre des députés, le 12 décembre 1885, d’adapter une nouvelle formule législative aux vœux et aux besoins des travailleurs français, en rédigeant comme il suit l’article 580 du code de procédure : « Les pensions et traitemens dus par l’état, les appointemens et salaires des employés de tout ordre et de toutes professions ne pourront être saisis-arrêtés qu’à concurrence d’un cinquième, s’ils n’excèdent pas 3,000 francs par an, du quart au-dessus de cette somme, à quelque chiffre qu’ils s’élèvent, et ce jusqu’à l’entier acquittement des créances. » Quoi! tous les fonctionnaires de l’état ! quoi ! les employés de tout ordre et de toutes professions ! Voilà bien des gens mis hors du droit commun et dont le crédit est, par contre-coup, à moitié ruiné, car les prêteurs et les fournisseurs auxquels ils s’adressent se tiendront évidemment sur leurs gardes. Cette formule est beaucoup trop large.

La loi qu’on veut corriger est-elle si défectueuse? Notre code de procédure, en déclarant insaisissables, soit « les provisions alimentaires adjugées par justice, » soit « les sommes et pensions pour alimens, » ne permet-il pas au juge français d’arracher les salaires à la saisie, soit pour le tout, soit en partie, lorsqu’ils peuvent être, à raison des circonstances, regardés comme « alimentaires? » La chambre des requêtes de la cour de cassation avait cru devoir, en 1853, les déclarer indistinctement saisissables, par une interprétation peut-être un peu trop précipitée des textes. Mais la chambre civile, à qui le dernier mot appartient dans le travail régulateur de la cour suprême, arriva, par une analyse plus approfondie des mêmes textes (10 avril 1860), à les protéger contre la saisie dès qu’on pourrait leur reconnaître, en fait, un caractère alimentaire. Ainsi, dans la pratique actuelle, ce qui est alimentaire est insaisissable. Cette jurisprudence, unanimement acceptée, répond à tout, car elle permet en même temps au juge de pourvoir aux besoins urgens du débiteur et de déjouer les calculs de la mauvaise foi. Dans beaucoup de pays, on s’en contenterait, sans s’exposer à en compromettre les bons résultats par l’intervention du pouvoir législatif, que son désir de mieux faire peut entraîner à faire moins bien. Cependant, si le législateur a des loisirs, rien ne l’empêche de donner à la jurisprudence des cours et des tribunaux le sceau de son autorité toute-puissante.

Enfin quelques publicistes attirent l’attention du législateur sur la femme de l’ouvrier. Celle-ci se marie ordinairement sans faire régler par un contrat, quant aux biens, l’association conjugale, et, par conséquent, est placée sous le régime de la communauté légale. Le mari, chef de cette communauté, a le droit non-seulement de garder ses propres salaires, mais encore de se faire remettre ceux de sa femme. Celle-ci peut assurément, si le mari dépense à tort et à travers l’argent qu’elle gagne, demander la séparation de biens. Mais il suffit, d’après M. Glasson, de connaître cette procédure de la séparation avec ministère d’avoué, d’avocat, d’huissier, renvoi devant un notaire, etc., pour se convaincre qu’elle ne saurait profiter aux pauvres gens : le code civil n’a d’efficacité que si le ménage possède une certaine fortune, et la femme de l’ouvrier, privée de ressources par son mari, n’aurait plus aujourd’hui qu’à invoquer le secours de l’assistance publique. Il faudrait donc remédier à cet état de choses, et l’on se tourne alors, selon l’habitude des jurisconsultes contemporains, vers les législateurs des pays voisins pour leur demander un conseil. On pouvait encore, il y a quelques années, invoquer l’exemple de l’Angleterre. L’act du 9 août 1870 avait permis aux femmes mariées de conserver la propriété de divers biens meubles existant au jour du mariage ou même acquis plus tard, parmi lesquels les sommes d’argent provenant de leur travail personnel, et la femme de l’ouvrier semblait aux juristes français avoir conquis par là même toute l’indépendance dont elle avait besoin. Mais cette loi, paraît-il, ne répondit pas à l’attente des pouvoirs publics, car elle fut bientôt remplacée par une loi beaucoup plus radicale : l’act du 18 août 1882, qui autorise toute femme mariée à contracter et à disposer de ses biens comme si elle n’était pas mariée. Cette innovation hardie intimide généralement nos légistes, et c’est de préférence l’exemple du Danemark qu’ils nous proposent aujourd’hui. En effet, la loi danoise du 7 mai 1 880 établit une séparation de plein droit entre les époux quant aux salaires. On remarque, d’ailleurs, que la loi française de 1881 sur les caisses d’épargne postales applique déjà le même principe, lorsqu’elle admet les femmes mariées à se faire ouvrir des livrets et à retirer les sommes inscrites à ces livrets sans l’assistance de leurs maris. Donc, même en France, l’impulsion est donnée! Il ne s’agit plus que de savoir s’il faut y céder ou y résister.

Il est plus sage, à notre avis, d’y résister. La femme de l’ouvrier français est quelquefois réduite à une situation pitoyable, tout le monde en convient, et nous concevons qu’on cherche à prendre en main ses intérêts. Mais il paraît douteux qu’on doive, pour atteindre ce but, ouvrir une brèche dans le système des régimes matrimoniaux établi par le code civil. Et d’abord quelle brèche? Car on est toujours arrêté, dans ces divers projets de réforme, par le même obstacle : où commence, où finit la classe ouvrière? Peut-on, demande M. Paul Leroy-Beaulieu, après avoir institué pour les femmes des ouvriers proprement dits une séparation de biens anticipée, laisser de côté « la couturière à domicile, la modiste entrepreneuse, l’institutrice, la maîtresse de langue ou de musique, la sage-femme, la femme médecin, la femme artiste? » Mais, si l’on étend à ce point l’exception, subsiste-i-il encore une règle? L’embarras est grand, si l’on entend maintenir les anciens principes du code civil et si l’on blâme le législateur anglais d’avoir oublié que la toute-puissance est du côté de la barbe, en proclamant l’émancipation générale des femmes mariées. Admettons, toutefois, qu’on ait trouvé la formule introuvable. La ligne de démarcation est tracée.

De deux choses l’une : les époux renoncent à la vie commune ou continuent à vivre ensemble. Dans le premier cas, la séparation de biens judiciaire, dont on pourrait d’ailleurs accélérer et simplifier la marche, répond à toutes les exigences. Il ne faut pas oublier que, depuis plus d’un demi-siècle, la femme salariée, demanderesse en séparation, arrive très facilement à plaider sans frais en obtenant l’assistance judiciaire. Dans le second cas, à quoi pourrait servir la séparation de biens, même anticipée, conformément aux prévisions de la loi danoise? Si le mari n’est pas un tyran brutal, la femme de bonne volonté emploiera, sous l’empire de n’importe quelle législation, le produit de son travail aux besoins du ménage; mais, si le mari veut abuser de sa force, il en abusera, quoi qu’aient prévu les lois, ce qui veut dire que tous les salaires appartiendront au plus fort. Quelle précaution législative peut empêcher le plus faible de céder à la violence ou déplier sous la peur? Supposons, néanmoins, que le législateur intimide, à force d’habileté, les maris eux-mêmes, et qu’aucune femme ne soit désormais battue. Le vœu du législateur est exaucé : la femme du salarié garde, en fait comme en droit, la libre disposition de ses propres salaires; le mari n’y peut plus compter ! Croit-on que le salarié s’accommode d’un tel régime? La femme elle-même peut être paresseuse, légère, prodigue, et c’est en liant les mains au mari qu’on aura, dans tel ménage, compromis les intérêts communs. Voilà de quoi faire beaucoup réfléchir, avant qu’ils contractent un mariage légitime, des hommes déjà peu enclins à se marier. L’union libre n’offrira pas les mêmes inconvéniens, et sera d’autant plus généralement pratiquée. Singulier moyen de régénérer la société française !

La plupart des juristes français ont un respect peut-être superstitieux pour le code civil. Si c’est un travers, nous le confessons, mais sans de grands remords. Depuis près d’un siècle, nous avons connu tant de vicissitudes ! On a fait et défait tant de lois ! Pourtant celle-ci a défié les tempêtes et, quand tout changeait autour d’elle, n’a guère changé. Elle a pu, sans être atteinte dans une seule de ses parties vitales, abriter tour à tour une dizaine de régimes politiques. Il est donc permis de présumer qu’elle conciliait bien des intérêts divers, peut-être même qu’elle est encore aujourd’hui l’expression des intérêts généraux. C’est pourquoi nous désirons, non pas qu’on s’immobilise à jamais dans l’œuvre de 1804, mais qu’on n’y touche pas sans une grande circonspection. Nous demandons par-dessus tout qu’on respecte, dans les divers projets de réforme, les principes de liberté civile et d’égalité qui sont le fondement même de notre droit et le patrimoine de la France.


ARTHUR DESJARDINS.

  1. L’alinéa suivant du même article, adopté en première délibération par 133 voix contre 98, malgré l’opposition du gouvernement, contient, au contraire, une innovation : « Si le contrat de louage implique une participation à une caisse de retraites, y est-il dit, la rupture du contrat entraîne de plein droit et à quelque époque que ce soit la liquidation de la portion de rente acquise à l’employé, soit à raison des retenues opérées sur son salaire, soit à raison des versemens effectués en vertu de la convention. « Le ministre des travaux publics fit inutilement observer qu’une caisse de retraites ne vit pas seulement de versemens opérés, mais aussi de divers bénéfices aléatoires : décès, départs, renonciations, et que, si l’on supprimait toutes ces choses, on porterait un coup funeste à ces institutions de prévoyance. M. Lenoel ajouta vainement : « Si vous donnez une retraite à tous les employés qui ont appartenu à une compagnie au prorata du nombre d’années et de mois qu’ils y ont passé, je vous assure qu’après trente ans, le vieux serviteur qui sera resté à son poste dans l’espoir de se retirer avec une obole pour le temps de sa vieillesse verra sa part considérablement diminuée. Vous me paraissez, sans le vouloir, faire une situation plus favorable aux moins méritans au détriment des plus méritans... » Le sénat ne les écouta point. Toutefois, le nouveau texte, remanié par l’adoption d’un amendement de M. Paris, se borne, en définitive, à proposer un type général de convention, une clause de droit commun à laquelle une convention spéciale peut déroger. On a fait deux pas en avant et un pas en arrière. On introduit dans l’organisation des caisses de retraites un principe dangereux et qui, transporté dans le système des pensions civiles, peut entraîner des conséquences désastreuses, le gouvernement l’a bien senti; mais la disposition législative, en elle-même, n’a pas une bien grande portée. Au demeurant, voici le résultat du vote : d’après le contrat-type, si les parties ne se sont pas expliquées, l’employé, même au bout de quelques semaines, même au bout de quelques jours, même quand la convention aura été rompue par son fait ou par sa faute, même quand cette rupture l’exposerait à certaines condamnations, pourra faire liquider à son profit une pension proportionnelle.
  2. La loi du 5 mai 1886 débute ainsi : « Tous les ouvriers et employés d’exploitations agricoles et forestières, dont les gains annuels n’excèdent pas 2,000 marks, doivent être assurés, conformément aux prescriptions de la présente loi, contre la suite des accidens auxquels leur travail les expose... »
  3. Pour comprendre dans tous ses détails la situation de l’ouvrier allemand assuré, il faut combiner la loi de 1883 (maladies) avec les lois de 1884, de 1885, de 1886 (accidens) : travail complexe auquel nous ne pourrions nous livrer ici sans sortir de notre cadre.