Le Clou d’or/Édition 1881/Préface
M. Saint-Marc Girardin se vantait une fois devant des dames de n’avoir jamais connu le supplice de Tantale.
— C’est que vous n’avez jamais eu soif, lui répondit la belle madame de X…
Le petit roman par lettres, que nous exhumons aujourd’hui de son tiroir, a pour but, au contraire, d’exprimer les souffrances d’un homme qui tire la langue, — esurientis et sitientis, comme dirait un pédant.
Sainte-Beuve, après avoir tracé le plan et le canevas de ce nouveau Portrait de Femme, l’avait abandonné comme tant d’autres projets du même temps, où le critique tuait de plus en plus en lui l’homme d’imagination et le poète.
Bien que les lettres seules soient la partie résistante et intacte de ce petit roman, on a cru devoir retenir et recueillir ici quelques-uns des brins d’or et de soie qui devaient en former la contexture.
Avant de développer, dans des lettres à une
femme distinguée et qu’on a lieu de croire
réelles, une idée qui certainement paraîtra un
paradoxe à la plupart des gens vertueux, ce
philosophe du xviiie siècle plus que du nôtre
avait fait appel, en vrai critique, aux meilleurs
maîtres, ses devanciers ; il s’était entouré
des moralistes les plus recommandables et qui
ont le mieux su parler de l’amour en parfaite
connaissance de cause. Il avait fortifié sa propre
expérience par des citations à l’appui. Il
s’était entouré de toutes les précautions et de
toutes les autorités possibles. Il citait tout d’abord
un de ses auteurs de prédilection, Senac
de Meilhan, dont le dernier sectateur connu
de nos jours est Me Cheramy — l’excellent avoué. — Voici ce qu’en extrayait Sainte-Beuve,
en tête de son projet du Clou d’or :
« Celui qui a été aimé d’une femme sensible,
douce, spirituelle et douée de sens actifs, a
goûté ce que la vie peut offrir de plus délicieux
[1]. »
« Un quart d’heure d’un commerce intime entre
deux personnes d’un sexe différent, et qui ont
je ne dis pas de l’amour, mais du goût l’une
pour l’autre, établit une confiance, un abandon,
un tendre intérêt que la plus vive amitié ne fait
pas éprouver après dix ans de durée
[2]. »
Saint-Évremond, l’ami de Ninon, était trop
expert en la matière pour ne pas être invoqué
en témoignage :
« Je croirois qu’il n’est pas permis aux femmes
de résister à un si légitime sentiment, quelque
prétexte que leur donnent les égards de la vertu. En effet, elles pensent être vertueuses et ne sont
qu’ingrates, lorsqu’elle, refusent leur affection
à des gens passionnés qui leur sacrifient toutes
choses. »
Le dépit aussi fait dire bien des choses. —
Enfin, Sainte-Beuve s’emprunte à lui-même
une de ses pensées de derrière la tête et de
derrière les fagots :
« Posséder, vers l’âge de trente-cinq à quarante
ans, et ne fût-ce qu’une seule fois, une femme
qu’on connaît depuis longtemps et qu’on a
aimée, c’est ce que j’appelle planter ensemble le
clou d’or de l’amitié. »
Si, maintenant, on veut connaître le nom
de la dame à qui étaient dédiées des pensées
aussi hardies, on peut chercher dans le meilleur
monde que la révolution de 1848 a partagé
en deux hémisphères. Doudan, s’il vivait
encore, la reconnaîtrait à ce signalement :
« … Jeune femme charmante, un peu Diane, sans enfants. Restée enfant et plus jeune que son âge…
» Pas jolie, mais mieux.
» J’ai toujours distingué (c’est Sainte-Beuve qui parle) les femmes belles en trois classes :
» 1o Celles qui le sont ;
» 2o Celles qui l’ont été et qui le sont toujours ;
» 3o Celles qui auraient dû l’être, et qu’un
simple accident a voilées, mais en qui tout
révèle la première intention naturelle. Combien
elle était de celles-là ! »
D’où il faut conclure qu’elle n’était pas précisément belle ni jolie, au sens vulgaire du mot.
Si nous donnions ici un libre cours à nos souvenirs, nous raconterions une ou deux anecdotes que nous tenons de Sainte-Beuve.
C’était fête chaque soir, en ce temps-là, au château de ou du… n’importe ! Un célèbre surintendant de l’avenir n’y trouvait pas de cruelles, au contraire. C’était lui, plutôt, qui était quelquefois le cruel, le barbare. Dans ces châteaux qui sont comme des hôtels garnis, et où l’on peut entendre d’une chambre à l’autre ce qui se passe, comme à Compiégne, une pauvre femme reconnut un soir une voix qui répétait exactement ce qu’elle avait déjà écouté avec trop de charme. Elle en contracta sur-le-champ un tic nerveux qui ne la quitta plus et qui gâta sa beauté. Tout le monde, le lendemain, y compris le mori, avait des égards et des ménagements pour elle.
Qu’on dise encore que nous ne sommes plus au siècle de Diderot !
Cétait un peu l’âge d’or, que ces veillées du château, ou plutôt on y vivait comme en pleine douceur et en plein épanouissement philosophique des premières années du règne de Louis XVI.
Mais l’anecdote ci-dessus n’a rien de commun avec l’aventure du Clou d’or. Un jour, on fut prévenu au château qu’un célèbre romancier chinois devait arriver le lendemain. Justement il venait de publier un livre qui faisait grand bruit dans sa langue, mais personne ne l’avait lu au château, et on ne pouvait recevoir un hôte aussi illustre et aussi imprévu sans lui parler de son œuvre. Une personne se dévoua, et c’était la plus distinguée de toutes, — la seule aussi qui connût bien le chinois. En une nuit, elle eut dévoré le livre ; le lendemain, elle le raconta à déjeuner, et, quand le célèbre écrivain d’outre-mer fit son apparition, il put croire, à la façon dont on lui en parla, qu’on ne lisait que cela depuis quinze jours au château.
C’est ainsi que Napoléon savait les noms
de tous ses soldats, en se les faisant dire
d’avance ; — mais il n’y avait qu’une femme
pour avoir, en ce temps-là, de ces prodiges
d’esprit.
Laissons maintenant la parole à Sainte-Beuve. Il va rouler son rocher de Sisyphe pendant quatorze lettres, car la dame paraît lui avoir tenu la dragée haute. Nous ne savons pas, il est vrai, la fin de l’histoire. Nous n’en avons que le cadre à peine ébauché : nous le donnons tel quel, avant les lettres qui en sont le commentaire le plus naturel [3].
- ↑ Considérations sur l’esprit et les mœurs, 1787, p. 219.
- ↑ Ibid., 1787, p. 225.
- ↑ Sainte-Beuve a donné dans son étude sur Gavarni (Nouveaux Lundis, t. VI) un petit roman par lettres du grand artiste, assez semblable à celui-ci. Le sien, inédit jusqu’à ce jour, avait la priorité. Il y a, au fond, de l’analogie entre les deux héroïnes : toutes deux éprises d’esprit, appartenant au monde aristocratique, se livrant à moitié seulement (un peu chipies l’une et l’autre), troublant et inquiétant beaucoup, par cela même, celui qui se sent encouragé par ce demi-abandon, et qui n’en veut pas démordre. — Pour Sainte-Beuve, l’homme des coteaux modérés, il dut souffrir, car l’escarpement avait été rude.