Le Clavecin de Diderot/Amour divin et amour-propre

Éditions surréalistes (p. 43-49).

AMOUR DIVIN ET AMOUR-PROPRE

Des expressions de cette farine devenues monnaie courante, on s’imagine à la suite de quelles piètres pratiques l’amour a bien pu, dans l’idée que s’en font les hommes, se recroqueviller au point de prendre en béquille, de tels qualificatifs.

La rage possessive s’obstinait à voir, jusque dans la créature préférée une simple chose à prendre. Et certes, pour que les affirmations : Tu es ma chose, je te possède et les acquiescements : Je suis ta chose, prends-moi, fussent devenus des cris réflexes de la jouissance, il fallait bien que l’inégalité eût été, une fois pour toutes, admise entre et par les éléments du couple. D’où notion d’un amour esclavage, lequel, avec ce qu’il sous-entend de remords de la part du maître-abuseur, de ressentiment de la part de l’esclave-abusée, devient vite amour-enfer. Alors, à nous les formules incandescentes :

Brûlé de plus de feux que je n’en allumais.

Malgré le ton haute époque, cet alexandrin pyrogène n’en sent pas moins le cochon grillé.

La communion que les êtres, entre eux, se défendent, apparaît, à la lumière de leur désespoir délirant, une interdiction que seule, peut lever, et pour des fins surnaturelles, la vertu d’un sacrement.

Règne des Maintenon, et encore, ces rusées commères ne peuvent-elles, malgré leurs conformismes social et religieux, viser qu’à des mariages morganatiques. La veuve Scarron, objet à dignifier Louis XIV, comme Louis XIV était objet à dignifier Dieu, à travers ce couple, nous suivons la chaîne des asservissements.

L’idéalisme caméléonesque, sous ses diverses incarnations, décidait toujours chacun à se penser, à se conduire comme s’il était noumène parmi les phénomènes. Qui s’estime bloc imperméable, souverain, ne s’en désagrège pas moins, parmi le clapotis de reflets.

Impressionnisme aristocratique, sans rien de vivant, sous la peinturlure. Règne des petits-maîtres. Maîtres de quoi, au fait ? Maîtres de soi qu’ils disent, maîtres de soi, comme de l’univers, se plairont-ils à déclarer en langage cornélien, maîtres à peine, en vérité, d’un de ces détails, dont Engels constatait que, « pour les connaître, nous sommes obligés de les détacher de leur enchaînement naturel ou historique, de les analyser individuellement, les uns après les autres, dans leurs qualités, dans leurs causes et effets particuliers ».

Or cette obligation de détacher, l’opportuno-individualisme a eu tôt fait de la diviniser.

Qui, de l’ensemble originel, détache, pour l’étude, un élément, ne tardera point à juger cet élément (et comme de l’ensemble, l’homme commence par s’extraire lui-même on voit à qui va sa première adoration) doué de vie en soi, et ainsi, lui accordera la priorité, sans doute même, pouvoir absolu sur l’ensemble dont il est extrait. Ce qu’on offre, en fait d’idées générales, n’est donc le plus souvent que la dictature d’un détail, au gré de tel bon vouloir, à tel moment donné. Il n’y a pas de technicien qui n’ait vu dans la pointe de son minuscule savoir, le cap, dans sa personne, le phare de l’Humanité. Chacun fera son humeur juge en dernière instance. Selon l’état du foie, ce sera donc le je-m’en-foutisme épanoui ou le fanatisme qui offre, d’ailleurs, l’alternance de ses contraires, à tous les Clovis que le premier évêque venu sait persuader de brûler ce qu’ils ont adoré, d’adorer ce qu’ils ont brûlé.

Mais personne, jamais, ne manquera d’avoir bonne opinion de soi. Le plus banal considérera comme caractéristique sa banalité même. Nul ne risquera de se dire ce que Feuerbach constatait, de toute évidence : « Je suis un objet psychologique pour moi-même, mais un objet physiologique pour autrui. »

Engels a écrit : « La décomposition de la nature en ses parties intégrantes, la séparation des différents phénomènes et objets naturels en des catégories distinctes, l’étude intime des corps organiques dans la variété de leurs formes anatomiques, telles étaient les conditions essentielles des progrès gigantesques qui, dans les quatre derniers siècles, nous ont portés si avant dans la connaissance de la nature. Mais cette méthode nous a légué l’habitude d’étudier les objets et les phénomènes naturels dans leur isolement, en dehors des relations réciproques qui les relient en un grand tout, d’envisager les objets, non dans leur mouvement, mais dans leur repos, non comme essentiellement variables, mais comme essentiellement constants, non dans leur vie, mais dans leur mort. Et quand il arriva que, grâce à Bacon et à Locke, cette habitude de travail passa des sciences naturelles dans la philosophie, elle produisit l’étroitesse spécifique des siècles derniers, la méthode métaphysique. »

Étroitesse spécifique aussi de ce siècle, méthode métaphysique encore souveraine de par le monde capitaliste, où les puissants savent qu’il faut diviser pour régner. N’est-ce point d’ailleurs afin de se posséder que l’homme se divise en corps et esprit[1], puis, divise son esprit en des catégories dont chacune, à tour de rôle, prend, contre les autres, un pouvoir dictatorial, alors qu’elles ne peuvent effectivement, rien l’une sans l’autre. La raison a trahi l’esprit, et, l’a trahi jusqu’au jour où l’esprit, pour ne point sacrifier son tout à une de ses parties, se déclara, lui-même, contre la raison.

Dans le premier manifeste du surréalisme Breton, dès 1924, avait constaté : « Le rationalisme absolu qui reste de mode ne permet de considérer que les faits relevant étroitement de notre expérience. Les fins logiques, par contre, nous échappent. Inutile d’ajouter que l’expérience même s’est vu assigner des limites. Sous prétexte de progrès, on est parvenu à bannir de l’esprit tout ce qui peut se taxer, à tort ou à raison, de chimère. C’est par le plus grand des hasards, en apparence, qu’a été récemment rendue une partie du monde intellectuel et de beaucoup la plus importante, dont on affectait de ne plus se soucier. Il faut rendre grâce aux découvertes de Freud. Sur la foi de ces découvertes, un courant d’opinion se dessine, à la faveur duquel l’explorateur humain pourra pousser ses investigations. »

Ici, Breton se rencontre avec Hegel, pour qui « ce n’est pas la faute de l’intellect si on ne va pas plus loin. C’est une subjective impuissance de la raison qui laisse cette détermination en cet état ».

Subjective impuissance dont le subjectivisme, à forme classique ou romantique, trouve encore moyen de se réjouir. L’être s’identifie à la pensée et dans sa pensée voit, avant tout, sa raison d’être. Le Je pense donc je suis fut la clé de voûte de toutes les architectures dans le vide. La République , selon M. Thibaudet a trois visages. De même, réalisme, individualisme, idéalisme étaient les trois têtes de l’auto-amour, de l’amour-propre, qu’ils disent, comme si l’autre, le vrai, l’unique, était sale.

  1. Il se pourrait que fût, un jour, reconnue, à l’unanimité, comme n’ayant été qu’une hypothèse provisoire et contre-prouvée (et qui n’aurait eu de raison que le meilleur exercice, pour un temps donné, de certains moyens d’investigation) la distinction que des millénaires auront cru fondamentale, entre le monde matériel et le monde spirituel, ce qui ne voudrait pas dire que les idolâtres matiéristes aient chance alors de trouver, noyau de la chair, cette âme qu’un chirurgien se vantait de n’avoir pas rencontrée sous son scalpel ni que telle superstition risque de faire repousser le bras d’un Lourdeux manchot.