Le Clavecin de Diderot/À titre d’exemple

Éditions surréalistes (p. 52-55).

À TITRE D’EXEMPLE

Né au temps des corsets (il n’est pas de poèmes qui m’ait ému comme celui-ci de Breton : Corset mystère, ô mes belles maîtresses) j’avais une mère qui n’en portait point.

Bien que, dans sa manière d’être et de faire, tout me parût aller à l’encontre du juste, je me sentais solidaire de sa tournure et de ses actes. En cela, d’ailleurs rien de quoi surprendre, puisque chacun sait que le fil au nombril le plus ténu résiste mieux que le fil à la patte, le plus solide.

Donc, tandis que le néo-Louis XV sévissait, de toute sa folie, dans la chaussure, ma mère portait des souliers plats. Par l’excès de leur honnêteté, ses bas imposaient le désir de leurs consolants contraires, les dentelles d’abord noires et collantes, puis blanches et mousseuses, dont les gommeuses s’embellissaient de l’orteil à la cuisse. Sa lingerie, à peine festonnée, injuriait les froufrous, mais les autres femmes se vengeaient à coups de robes aussi doucement collantes que peau d’anguilles. Ô dame de chez Maxim’s arrosée de patchouli, empanachée, les nichons horizontaux, pourquoi étais-je le petit d’une femme dont les guimpes, les manches ne faisaient jamais grâce à la nuque, la gorge, les coudes, les poignets.

À des platées de lentilles, de haricots, de pois cassés je comparais les étoffes anglaises dont elle me grattait les mollets. Et d’ailleurs, comment aurais-je pu être tenté de m’asseoir sur les genoux d’une femme qui, elle-même, n’avait recours aux chaises que pour donner un double spécimen de l’angle droit. Aussi, lui préférais-je, parce que mieux complaisant à mes nostalgies pré-natales, un fauteuil de velours rouge. Sans nul vivant giron rococo, soutaché, satiné où me nicher, je n’osais, tout de même, point, parmi les passantes, chercher une, la créature à honorer d’un culte total. Ma chair eût voulu rendre hommage à la chair dont elle était issue. Mais rien à faire. Donc, pour ne point trahir pleinement celle à qui eût dû aller toute mon adoration, dans chacune des femmes, je ne cherchais pas plus d’un prétexte, d’une occasion à s’émouvoir. Ainsi, devenais-je un petit analytique aussi malheureux, aussi grognon que les analytiques adultes. La joie entière de m’écraser le nez contre un corsage mystérieux, de caresser un velours, longtemps, je continuai à ne vouloir m’en saouler qu’à l’ombre de celle qui, justement, ne pouvait me l’offrir, puisque ces corsages n’étaient de mystère, ni de velours, ses jupes.

Ce dilemme avait déjà exaspéré mes six ans, quand on décida de me donner une maîtresse de piano. Le mot maîtresse me plongeait dans le ravissement, depuis certaine phrase de mon père où il m’était apparu lourd de bonheurs sous-entendus. Le piano jouait un rôle restrictif qui ne me plaisait guère, et d’autant moins que notre piano était un piano crapaud, un piano eunuque, un piano sans queue, dont ma mère qui passait de longues heures en sa compagnie, n’avait certes pas à craindre qu’il la violât.

Ma maîtresse de piano avait un chapeau à plumes on ne peut plus amazone, et, l’enlevait-elle, c’était pour révéler une architecture de boucles oxygénées dont elle couronnait son visage très maquillé. Elle regardait l’heure à un bracelet-montre extensible (objet alors fort rare), et, très volontiers pour ma grande joie (à nous le symbolisme sexuel) sa main allait et venait à travers ce cercle complaisant. Comme je me plaisais à imaginer la peau que les autres se plaisaient à cacher, mon adoration ne connut plus de bornes, le jour qu’elle vint, pour la leçon, vêtue d’une robe dont la transparence révélait un fourreau de couleur chair. Du coup, je décidai qu’elle se promenait nue sous des voiles et résolus de devenir un grand musicien en son honneur, en l’honneur d’elle qui était la musique elle-même c’est-à-dire un mélange de pleureuses, bijoux, inquiétants, accords, arpèges, triolets, pédales appuyées, toutes choses qui me vengeaient de leurs contraires, en ma mère incarnés.

Je m’appliquai, fis de gigantesques progrès, et peut-être, serais-je devenu une sorte de Paderewsky, si l’imprudente n’avait répondu à ma famille qui la félicitait : mais ce petit est une oreille…

Une oreille ; était-ce donc de ma seule oreille que je l’adorais, moi qui rêvais d’un monde baigné dans la lumière de son satin chair. Une oreille, parce que je ne voulais pas être une simple oreille, je renonçai à mon oreille. J’oubliai, d’un coup, les notes, le doigté, le morceau que je savais par cœur. Après six ans, j’en sus moins qu’au bout de trois semaines. Ainsi, la spécialisation ampute et ampute de cela même, au nom, au profit de quoi elle prétend amputer.