Le Citoyen contre les pouvoirs (1926)/06

Éditions du Sagittaire (p. 111-134).



NÉGLIGENTS ET IMPORTANTS













NÉGLIGENTS ET IMPORTANTS.

Lorsque l’Union L’UNION SACRÉE
SACRIFICE AUX IMPORTANTS.

Lorsque l’Union sacrée se trouve rétablie pour un temps entre le capitaine et l’homme de troupe, soit par le danger commun, soit par la vertu de la Cérémonie, ils sont l’un et l’autre immédiatement heureux par l’imitation des émotions et par l’échange de signes concordants. L’homme est alors meilleur qu’il ne voudrait, et cela est assez beau ; il faut bien quelque terme à ces mouvements de mépris ou de vengeance qui suivent des rapports hiérarchiques et qui abrègeraient la vie par la tristesse. Mais ce bonheur étonnant ne nous instruit point du tout sur les opinions qu’ils peuvent former l’un et l’autre concernant leur intérêt ou leur propre importance. Autant qu’ils réfléchissent, il est clair que l’un suit son intérêt et ses passions, tandis que l’autre obéit à la triste nécessité. Analysez ce contrat ; l’un se dit : « Je ferai ce que je voudrai », et l’autre : « je ferai ce que vous voudrez. » L’un cède à son penchant, et l’autre y résiste ; l’un étend sa puissance, et l’autre abandonne toute puissance ; l’un est porté au delà de ses espérances ; l’autre abandonne toutes ses espérances. Il est trop facile pour le chef d’aimer qu’on obéisse ; il est trop difficile pour l’homme de troupe d’aimer l’obéissance, de l’aimer sans réserve ni précaution. Quand l’un s’emporte avec bonheur et fouette sa propre émotion, il est inévitable que l’autre au contraire se reprenne et se donne un terme, d’où l’on jugera trop vite que l’un est généreux et l’autre sec. Mais il est dans l’ordre que le maître ne sache rien de l’esclave.

Je veux bien considérer cette sorte de frise à l’antique, que l’éloquence a déjà plusieurs fois dessinée. Vaillant et de Mun, tous deux vénérables par l’âge et par la fidélité à soi, s’avancent l’un vers l’autre et s’embrassent. Certes cela est immédiatement beau ; mais par réflexion je ne puis méconnaître que l’un des deux sacrifie plus que l’autre. Car le noble réalise ici ses espérances, et reçoit le serment du prolétaire ; mais le prolétaire ne reçoit aucun serment. Ce qui est nié, en ce sacrifice, c’est tout ce que le prolétaire affirmait de tout son vouloir depuis qu’il affirmait quelque chose, c’est-à-dire justice, égalité, paix, fraternité entre tous les hommes. Ce qui est affirmé, au contraire, c’est ce que l’officier de cuirassiers affirmait de tout son vouloir depuis qu’il affirmait quelque chose, c’est-à-dire pouvoir fort, inégalité, guerre. L’un abandonne tout, et l’autre prend tout. L’un se pose, et l’autre s’immole. L’un arrive au moment espéré, l’autre au moment redouté. L’amour de la patrie est puissant sur tous ; mais il faut reconnaître que les puissants aiment leur puissance en même temps que la patrie. Ce que la patrie leur demande et qu’ils accordent avec une énergie bien naturelle, c’est d’être plus puissants que jamais, plus prompts que jamais à soupçonner et à punir. Au prolétaire, la patrie demande justement de céder le peu de liberté qu’il a, de se démettre du peu de puissance qu’il a, trésor péniblement conquis, toujours disputé. C’est lui-même qui doit le nier, qui doit le rejeter de lui, faisant confiance à ceux qui ne lui ont jamais fait confiance, et remettant enfin la décision aux mains de ceux qu’il a mille raisons de craindre, de ceux qu’il croit aveugles et injustes par état. Bref, il jure d’obéir contre ses idées, tandis que l’autre jure de commander selon ses idées. Le moins qu’on puisse dire là-dessus, c’est qu’un contrat de ce genre n’est pas pour toujours ; et voilà ce que le maître ne comprendra jamais. Jupiter fit heureusement les couronnes trop petites.


Sur l’illustre Wilson, j’écrirais difficilementWILSON.
Sur l’illustre Wilson, j’écrirais difficilement quelque chose d’exact et de mesuré. Ici les passions politiques s’éveillent ; ici est rassemblé ce que je ne puis m’empêcher de haïr, pour insulter ce que j’aime. Je ne puis oublier qu’après ce que nous eûmes combattu pour la Grande Paix, il se leva, parmi les Politiques, un homme qui parla en notre nom ; ce fut Wilson. Je ne puis pas oublier que dans le même temps quelqu’un fit entendre, face à l’ennemi vaincu, la solennelle condamnation de toutes nos espérances. Oui, cet esprit de misanthropie et de faiblesse osa, c’était la première fois qu’il osait quelque chose, élever la voix après tant d’héroïsme, après cette preuve mille fois donnée que l’homme est capable de vouloir contre la mort. Oui, il osa enseigner, il ne cessa plus d’enseigner que c’est folie à l’homme de croire en l’homme. Cette voix glaça les cœurs. À ce moment-là, je prédis la prompte chute de ce déclamateur plus redoutable que les canons et les mitrailleuses. Prédiction ridicule. Tout ce qui est sans courage se moqua de moi. Je n’ai point changé et je ne changerai point. Vive le grand Wilson toujours.

Je n’ai point changé, parce que je vois très bien comment le piège est fait. Il faut vouloir. Il faut vouloir. La guerre n’a nullement besoin de nos volontés ; elle vient par la lâcheté la plus profonde de l’esprit. Elle vient par cette sombre idée que le plus bas de l’homme mènera toujours tout. Idée facile à recevoir, trop facile. On n’a pas ici à rassembler ses forces, à rechercher des témoignages, à faire sonner humainement sa pensée, à s’élever enfin au-dessus de soi. Non ; cette opinion monte jusqu’à nos lèvres comme une marée ; nous n’avons qu’à nous laisser noyer après avoir bu. Qu’y a-t-il donc dans nos histoires qui ne soit passion, rivalités, guerres, massacres, vengeances. Il n’est pas un champ de bataille, sur cette frontière sanglante, qui n’ait vu cent batailles déjà. Il n’est pas un grand ministre, il n’est pas un grand roi, depuis qu’on écrit l’histoire, qui n’ait fait avancer des troupes à l’appui de ses raisons ; par quoi ils ont conquis une gloire éternelle. Qu’y faire ? L’homme est ainsi.

Oui, l’homme est ainsi fait que, dans les légions de César comme dans les nôtres, on a toujours trouvé des multitudes d’hommes capables de vaincre la peur, et de choisir la mort et la souffrance plutôt que la honte. « Le vice fomente la guerre, la vertu combat ». Ce mot de Vauvenargues éclaire toutes les victoires. Toutes les victoires sont de volonté, et sur l’animal. L’homme est dévoué à l’homme jusqu’à ceci qu’il donne sa vie. Non point dans les sursauts de la fureur ; ces mouvements ne suffiraient point pour la victoire. La Guerre demande bien plus, et elle l’obtient. C’est l’esprit de discipline qui triomphe à la guerre, et l’esprit de discipline c’est l’esprit de paix. Or il est vrai que la guerre a besoin de notre dévouement, de notre volonté, de notre courage. Mais soutenir que ces choses manqueront, c’est se moquer. Le déclamateur juge trop d’après lui-même. Je me souviens d’avoir rencontré plus d’une fois ce combattant d’un autre genre, noir de charbon et couvert de toiles d’araignées ; il sortait de la cave après le danger. Il crie maintenant : « Ne posons pas les armes, ou nous sommes perdus. » On n’entend que lui. Jusques à quand serons-nous dupes des poltrons ?

Clémenceau appartient à la légende. On oubliera les fureurs politiques.CLÉMENCEAU
ET POINCARÉ.

Clémenceau appartient à la légende. On oubliera les fureurs politiques. Le procès Caillaux est une laide chose ; mais dans un temps de massacres, cette intrigue paraîtra petite. Toujours est-il que le rude vieillard, rusé aussi, a laissé à d’autres le ridicule de cette affaire, par cet art d’ignorer, qu’il a porté au plus haut point. Il faut garder les proportions. Les prisons de Caillaux paraîtront de peu à un fantassin qui a perdu une jambe. Il faut que la colère soit indignation, j’entends dirigée.

Je me souviens d’avoir expliqué ces choses à un blessé mal guéri, mais plein de résolution. Je remontais jusqu’à l’Affaire Dreyfus, souvenir pour moi, légende pour lui. Clémenceau portait déjà le chapeau sur l’oreille et sortait du Palais de justice à pied et les mains dans ses poches, à travers une foule disposée à l’assommer. Mais la foule s’ouvrait devant lui, car le courage plaît. Légende ; mais qui s’accorde avec la vie entière de l’homme. Décidé, imperturbable, toujours payant de sa personne, toujours en pointe d’avant-garde.

« Mais, dit le blessé, je n’aime pas ces casse-cou au pouvoir ; c’est nous qui payons pour eux. » Il est vrai qu’en une de ces affaires marocaines qui furent la suite d’Agadir, il fut intraitable devant les réclamations allemandes, et jusqu’à effrayer ses amis. Mais faisons aussi la part de la chance. Il n’eut pas à signer le décret de mobilisation. Par un secret instinct, dont je pourrais rendre compte, dont je rendrai compte quelque jour, je ne crains pas tant un risque-tout ; je crains plutôt les bavards, les vaniteux et les poltrons.

« Je fais la guerre. » C’est le mot d’un homme qui la trouve engagée, et qui délibère seulement sur les moyens, comme font les généraux, mais aussi qui y va voir, et de près, ce que les généraux ne faisaient pas toujours. C’est pourquoi il ne fut point reçu à coups de pierre, comme il arriva à d’autres. Et, pour la légende, il fait figure de général en veston et petit chapeau. Les détails sont inventés sans doute ; mais la Légende est droite ; et l’homme, par le bien et par le mal, la peut porter. Ces choses sont bonnes à célébrer. Ne craignons point de louer le vrai courage, et même de le grandir selon le mouvement Épique. Celui qui fait la guerre est juste et pacifique par la vertu de son action. L’homme dangereux et funeste c’est celui qui veut la guerre, et ne la fait point, et n’y va point voir de près. Mais il y a pis : c’est le comédien de guerre, qui n’ose considérer l’horrible chose et toutes ses suites, qui ne le peut même pas ; mais qui voit l’applaudissement, qui cherche l’applaudissement, qui se redresse, qui défie, qui s’agite, qui menace, qui promet, qui insulte, et pour finir, s’enfuit en appelant au secours quand il voit que la maison brûle. Cette puérilité redoutable est en beaucoup, peut-être en tous ; la Légende lui trouvera un corps et un visage, sans chercher loin. Simplifiant aussi par là, et grandissant la Vanité Bavarde comme elle grandit l’Énergie Laconique. Tenons divisées ces deux images, et dessinées en lignes simples et fermes. Le Jugement ouvre les chemins de la Paix.

« Ainsi, me dit quelqu’un, vous soutenez Briand : c’estSI BRIAND
EST TRANSFUGE.

« Ainsi, me dit quelqu’un, vous soutenez Briand : c’est cet homme tant de fois et si tranquillement infidèle, qui a votre confiance. » La conversation était venue sur cette séance de la Chambre où l’Important fit le siège du Négligent. La discussion s’éleva bientôt jusqu’au ton le plus vif, car il y avait là, comme en tout cercle de rencontre, les deux politiques en présence. Mais la politesse, et même un certain degré d’estime, nous détourna de l’injure. L’on en vint aux pronostics, et j’expliquai pourquoi, à mon sens, le principal interpellateur n’est pas aimé ; à cela il n’y avait rien à dire, et c’est ainsi que je m’attirai la réplique que j’ai citée d’abord, et sur quoi je veux réfléchir.

Je n’aime point trop, et je l’ai assez écrit, ceux qui émigrent d’un parti dans un autre ; et j’ai plus d’une raison de vouloir que les pensées de l’âge mûr développent les premières affirmations de la jeunesse. Vauvenargues l’a dit en termes admirables : « Qu’est-ce qu’une grande vie ? Une pensée de jeunesse réalisée par l’âge mûr. » Je crois fermement que si l’on ne se soumet pas à cette condition, de se développer soi-même selon le premier choix, on n’aura point d’idées du tout. Aussi, dans les dix années qui ont précédé la guerre, et parlant de ma tribune provinciale où j’avais encore plus d’auditeurs que dans celle-ci, je bataillais ferme contre le Rhéteur à tout faire. Je me fis même des querelles avec mon Directeur, mais finalement il céda, tant la liberté de l’écrivain est honorée dans ce charmant pays.

Maintenant je me fierais à l’homme. Et pourquoi ? C’est parce que le jeu des circonstances l’amène à parler et à agir selon sa première nature. On peut émigrer d’un parti ; on n’émigre point de sa propre nature. Un homme peut faire la guerre sans l’aimer. Il peut même la décider sans l’aimer. Cela se voit toujours à la manière de dire ; la vraie nature se retrouve dans les gestes et dans les métaphores. Il y a un genre de déclamation qui ne passera point par ce gosier-là. Et au contraire il y a des Hommes trompettes, qui ne savent sonner que la charge ; et ceux-là aussi peuvent bien louer la paix et la promettre au monde ; mais cette chanson ne résonne point en eux ; ils ne l’aiment point. Le métier n’y fait rien. Le maréchal Foch a parlé plus d’une fois de la paix et très bien ; ce n’est pas un Homme trompette. Mais on trouverait parmi ses collègues de l’Académie plus d’un homme trompette, j’entends de ceux en qui les discours guerriers sont les seuls qui résonnent, les seuls où ils jettent leur première nature. Au premier son de voix je reconnais l’homme qui fera tuer les autres ; homme plus dangereux à mon sens qu’un dépôt de grenades ou qu’un amas d’obus à l’ypérite. Par opposition, et dans l’état actuel de la politique, je ferais confiance à l’homme qui ne sait pas claironner. Là-dessus il ne peut me tromper, quand il le voudrait. Là-dessus il sera toujours sincère. Le ton fera la chanson.


Cette race du grand ChimisteLES BERTHELOT.
Cette race du grand Chimiste est, en valeur humaine, mille fois plus précieuse que ces hommes de Lilliput qui la tiennent maintenant dans leurs filets. Ce noble et impétueux sang est comme un réactif et un dissolvant qui aussitôt attaque, réduit et assimile tout ce qu’il rencontre, homme ou chose. Comme la chimie n’est point contemplation, mais action sans relâche qui cuit, refroidit, surprend et rompt les substances, ainsi ce genre de penseur, fils de chimie, n’attend point, mais cherche toujours passage, et trouve passage, creusant et divisant toujours, quel que soit le genre d’obstacle qu’on lui propose. Et celui des trois qui s’est établi Contemplateur ressemble aux autres en cela. Que ce soit Pyramide, Sphynx ou Bouddha, peinture ou ferronnerie, religion ou doctrine, poésie ou prose, tout est promptement saisi et digéré par ce mangeur infatigable. Et si ce Contemplateur était mis en quelque poste actif, avant que vous ayez achevé la phrase introductive de vos recommandations, il aurait déjà fait son trou dans la chose sans seulement vous écouter.

Au métier de chimiste, l’esprit n’apprend point les égards, ni aucune prudence. Mais semblable au chirurgien qui est attiré par l’action immédiatement utile et avance son bistouri par où il voit passage, toujours regardant, nullement écoutant, ce genre d’homme, dès qu’un problème lui vient sous les yeux, aussitôt l’attaque et le change, et déjà se trouve en train d’agir quand on lui demande d’examiner. Ce qui mille fois échappe aux critiques, parce que les précautions de l’homme irrésolu n’ont plus de lieu ni aucune apparence dès que l’action a changé les perspectives. Et c’est en avançant que l’alpiniste trouve un appui pour son pied. De même l’homme d’entreprise ne pense point au risque, mais réduit le risque par une continuelle action. Liberté en acte. Modificateur essentiellement, et briseur de fatalité, comme ces acides et bases qui donnent puissance et science en même temps ; comme cette chimie qui ne sait point connaître sans modifier. Homme solitaire. Homme secret. Dès que deux hommes délibèrent, l’occasion échappe.

Je ne crains nullement un tel homme, et je lui permettrais beaucoup. L’erreur de celui qui pousse l’outil est sentie par l’outil et promptement réparée. Mais rien n’égale l’erreur coûteuse de celui qui craint de se tromper, qui prend toujours conseil et ne décide jamais. Pur discoureur celui-là, et qui s’arrête toujours à décrire l’ordre des forces ennemies ; qui, par la manie de tout prévoir, se limite à annoncer le pire, et qui, finalement, peut bien avoir raison, car le pire arrive de lui-même, comme l’éboulement. Par exemple il est assez clair présentement que la guerre se reforme d’elle-même ; l’annoncer n’est rien, car un enfant l’annoncerait. Mais il faudrait agir au lieu de prédire, et changer l’événement au lieu de l’annoncer. Oui l’attaquer et le dissoudre par la virile méthode du chimiste à redingote tachée qui revit en ses enfants. Bref je ne crains pas celui qui ose dès qu’il sait, parce que le chirurgien ne peut couper de travers s’il a science droite.

L’Irrésolu annonce toujours une action étonnante, et l’on ne voit rien venir. Ou plutôt on voit venir l’aveugle destin qui, comme un pal, donne une sorte de raideur à ces molles natures. L’action vraie n’est pas théâtrale, après délibération et d’un seul coup, mais action de termite, toujours creusant. Et j’aperçois ici sous un nouveau jour ce que Platon disait, que nul n’est méchant volontairement ; car ceux de l’un et de l’autre bord qui disent : « Je n’ai point voulu cela », disent vrai, hélas ! Ils n’ont point voulu cela ni rien ; et quand on ne sait pas vouloir, tout se déroule selon les forces mécaniques, ou forces basses, qui ne sont point tendres. C’est pitié, donc, de voir les Forces Hautes maintenant prisonnières en Lilliput, et deux Berthelot mis à la question. Radicaux malgré eux ; ce sont les meilleurs.

La part de Jaurès fut celle du Jugement ; et c’est la plus belle.JAURÈS.
La part de Jaurès fut celle du Jugement ; et c’est la plus belle. Car n’importe quel pouvoir a ses pièges, et sans doute aussi ses lois et conditions. Un chef de qui dépendent avancement, faveurs et tout, voit le plus laid des hommes. Être salué d’une certaine manière est un mal dont on ne se relève jamais tout à fait. L’expérience fait voir aussi que les tempêtes de l’humeur sont bonnes aux courtisans comme le fouet aux chiens. Il faut toujours que le pouvoir soit mal entouré ; c’est inévitable, par la nature de ceux qui se poussent, et aussi par les parties honteuses que tous montrent à ce jeu. Contre quoi les uns trouvent l’éclat de colère, d’autres le mépris, et d’autres l’indifférence ; mais il faut toujours quelque arme, offensive ou défensive. Il y a de grandes chances pour qu’un homme y devienne misanthrope, s’il est seulement autre chose qu’un vaniteux. Les compétitions aussi et les attaques obliques donnent une défiance et même une ruse. Tel est ce voile politique, toujours tendu entre le monde des hommes et le regard gouvernant ; aussi les meilleurs des gouvernants sont-ils avides de l’art, de la musique et même des idées d’autrui. Voyageurs et amateurs en leur repos.

Il n’était pas nécessaire de voir Jaurès bien longtemps pour reconnaître l’autre espèce d’homme, le Contemplateur. Assez de poésie en lui ; assez de bonheur en lui. Directement fils de la terre ; rustique d’aspect, ingénu, sans aucune ruse d’aucune sorte. Resté tel par profonde sagesse. Écartant, faisant place devant sa vue ; ou bien, si les hommes le pressaient, regardant par-dessus leur tête. Revenant à eux de loin ; jetant l’air des perspectives sur eux ; les éloignant ; les percevant dans la masse. Devant cet œil artiste, je sentis que j’étais un homme entre beaucoup, représentatif, et par là mieux ressemblant à moi-même que je ne puis être pour la politique, qui se demande toujours : « Que veut-il et qu’offre-t-il ? » Mais il est clair que ces questions ne venaient point à l’esprit de Jaurès, et qu’elles l’auraient importuné ; mieux, qu’elles auraient brouillé sa vue. Je l’entendis juger la politique Caillaux, en peu de paroles, et, autant que je sais, selon une équitable appréciation ; c’était à la veille du procès et à l’avant-veille du grand drame où lui-même devait périr. Et j’admirai comment il renvoyait les hommes et l’homme du jour à distance de vue. Sur la montagne il était, considérant la terre et les royaumes, dont il n’avait voulu et ne voulait nulle part.

Il est faible de dire qu’il eût été ministre, et premier ministre, s’il l’avait voulu. Il n’était point sur le seuil ; il n’appartenait pas à l’ordre des ambitions. C’est encore trop peu de dire que, par une profonde culture, il voyait les pièges et les fautes possibles, et qu’il avait coupé les ponts entre le pouvoir et lui. J’ai connu un ou deux hommes de vraie puissance, qui se retranchèrent ainsi dans le socialisme par précaution ascétique. Mais Jaurès n’avait point tant à se défier. Je le vois plutôt cherchant la meilleure place pour être spectateur, et la trouvant bientôt. Établi donc là ; ordonnant les hommes et les choses pour lui et pour tous, par les moyens de l’Éloquence Contemplative. Alors, selon l’occasion, décrivant, analysant, démontrant ; toujours faisant marcher ses raisons et ses personnages comme une foule que l’on voit passer. Mais lui ne passe point parmi la foule ; il n’est pas dedans. Je ne crois pas qu’il eut jamais une parole pour se défendre lui-même. Il était autant hors de prise, à son banc de représentant du peuple, que s’il fût resté à l’ombre dans son jardin, lisant Homère et Virgile. Il ne pouvait être qu’assassiné ; seul il eut cet honneur.

Les naturalistes ont eu l’occasion, depuis environPOLYTECHNICIENS
BLEUS ET NOIRS.

Les naturalistes ont eu l’occasion, depuis environ l’année dix-sept de décrire une nouvelle espèce de polytechnicien, qu’ils ont appelé le polytechnicien bleu. J’avais depuis longtemps observé le polytechnicien commun, ou polytechnicien noir ; et selon mon opinion le bleu n’est qu’une mutation, due à des circonstances particulières. Au reste même habitat, même mœurs, même nourriture. Vers l’année dix-huit, la variété bleue a presque remplacé l’autre. Aux environs de leur trou, on les rencontrait en colonnes irrégulières, remarquables d’abord par cette couleur bleu azuré, mais distincts aussi du type commun par des membres plus gros et plus forts, un visage mieux arrosé de sang, une voix plus sonore, des rires, et enfin une certaine fantaisie en toutes leurs démarches, que l’on n’observait jamais chez la variété noire. Des noirs on en voyait encore quelques-uns, par deux ou trois, plus pâles, plus maigres, plus mécaniques en leur allure. Maintenant en rangs noirs et serrés ; et de nouveau c’est la variété bleue qui est rare. Hâtez-vous si vous voulez observer la variété bleue (polytechnicus cœruleus) ; je la crois destinée à disparaître avec les circonstances qui l’ont créée. Et le retour au type, phénomène connu, s’est fait brusquement comme la mutation elle-même. Bel exemple de la permanence des espèces.

Le polytechnicien noir (polytechnicus niger) a fait la guerre mais la guerre a fait le polytechnicien bleu. Le polytechnicien noir a produit de sa substance la poudre sans fumée, invention parfaitement réussie et parfaitement inutile ; d’après cette idée fausse que lorsque l’on sait où se trouve une pièce, il n’y a rien de plus facile que de la détruire. Le même insecte noir a construit des pièces à tir rapide et à courte portée, d’après deux idées non moins fantastiques, l’une qu’au-delà de sept kilomètres on ne voit plus où on tire, et l’autre, qu’une grêle de projectiles ne peut manquer d’anéantir l’ennemi qui s’avance en rangs serrés. C’est ce même animal singulier qui, pendant toute la guerre, n’a cessé de vérifier les comptes de projectiles, et de signaler avec une énergie toute militaire les erreurs d’addition et de soustraction.

Le polytechnicien bleu fut jeté dans la guerre avant d’avoir pris les notions consacrées, la politesse circonspecte et l’habitude de compter les galons au lieu de poser les preuves. Il a compté les choses elles-mêmes, au lieu de vérifier les états ; il a observé, au lieu de lire, de résumer, de transmettre. Il a jugé l’ennemi, ses hommes, ses chefs, les règlements et tout comme un enfant qu’il était ; en même temps, d’après la sévère préparation des sciences exactes, il est devenu ingénieux au contact de la nécessité. Il a fait nombre de propositions raisonnables, qui ont été écartées ; en revanche il a pris beaucoup de décisions utiles ; qui n’ont pas été remarquées. On comprend que la mutation dont je parlais ne s’est pas limitée aux caractères extérieurs ; toutes les idées ont été soulevées et déplacées, et ont repris équilibre d’après un tout autre plan. Il est revenu plein de science réelle et de sagesse rustique. S’il surmonte l’ennui administratif, s’il ne s’enfuit pas dans l’industrie, nous verrons du nouveau ; moins de respect, moins d’intrigue, plus de pensée, dans les finances, les ponts, l’hydrographie et le télégraphe.

Pour peu de temps. Le type noir (polytechnicien niger) se reforme déjà en son intégrité, nourri d’opinions avantageuses, et plus soucieux de faire son chemin parmi les hommes que de faire son trou dans les choses ; observateur de visages ; poli et circonspect ; riche d’arguments et pauvre de raisons ; toujours consultant et délibérant ; péremptoire dans les petites choses, hésitant dans les grandes. Usant des millions à tâtonner, mais relevant une erreur d’un sou. Heureux seulement de quelque théorème de géométrie générale qui, il est vrai, ne sert à rien, mais qui ne contrarie personne.

Chacun a connu quelque Saint-Cyrien. Chacun PEUT-ON PENSER
SELON LA GUERRE ?

Chacun a connu quelque Saint-Cyrien. Chacun a entendu conter quelque trait de la tyrannie atroce qu’exercent les anciens sur les nouveaux. Je dis atroce, et le mot n’est pas trop fort parce que, dans ces persécutions de chaque jour, le caprice et l’injustice font comme un continuel défi à l’esprit de révolte. D’où plus d’une sombre méditation et des larmes amères ; après quoi chacun prend le parti d’être méchant.

Il y a bien de la sagesse dans ces institutions non écrites ; car il n’est pas à croire que, dans un âge si tendre, beaucoup se résignent à gagner par l’esclavage le droit de tyranniser. Je suppose qu’ils imaginent au contraire des hauts faits selon la tradition chevaleresque, la cordialité, la fraternité d’armes, le souriant courage ou l’enthousiasme sublime ; or ces rêveries offrent ce danger qu’elles éveillent et cultivent la partie généreuse de l’âme, celle qui ne peut souffrir l’injuste d’où qu’il vienne ; et c’est à peu près, dirait l’Adjudant Général, comme si l’on voulait combattre avec une épée d’or. Dans le fond l’héroïsme, considéré militairement, a quelque chose de subversif. Réfléchissez une minute, dit l’Adjudant-Général, et vous comprendrez qu’un colonel d’état-major devrait rougir alors devant un sous-lieutenant couvert de boue ; et comment voulez-vous que ce qui est méprisé garde pouvoir sur ce qui méprise ? Et que resterait-il du prestige d’un général, si l’on s’avisait de le juger d’après les règles ordinaires ? Il faut donc énergiquement secouer et finalement renverser cet ordre moral et ces naïfs sentiments qui feraient bientôt de toute guerre une sédition anarchique. Ceux-mêmes qui ont subi cette espèce de purgation, non sans douleur, font avaler le remède aux autres. Et l’enfant se trouve formé à l’orgueil, au silence, à la politesse, et devient homme de guerre. Ainsi parle l’Adjudant-Général.

Comme on pense bien, cet Adjudant général n’existe pas. Personne ne pense la guerre et les conditions de la guerre. Au contraire les discours sont hautement convenables ; l’éloquence militaire garde les formes ; mais la tradition militaire change le contenu. Il n’y a point de formule humaine qui puisse enfermer l’esprit de guerre ; chacun le digère et l’assimile sans paroles, ou peut-être par un mélange de railleries immuables et de vaines imprécations. Personne ne s’occupe des vociférations d’un prisonnier ni des plaintes d’un blessé. Choses qui, de toute façon, sont destinées à l’oubli. J’ai souvent pensé que je n’aurais supporté ni le régime des futurs officiers, ni celui des soldats ; mais ce sont des jeux d’imagination ; le régime de guerre, moins pénible à certains égards, il fallut bien le supporter. De même, quand on souffre dans son corps, il faut bien le supporter ; la nécessité ne mesure point nos forces, et se passe très bien de résignation. Ainsi s’explique la puérile doctrine des militaires, toujours à côté de la question.

Le lieutenant-colonel Subtil, polytechnicien,LES OPINIONS
DE L’ÉCOLE DE GUERRE.

Le lieutenant-colonel Subtil, polytechnicien, donnait à l’École Militaire la deuxième leçon de son cours de morale, en présence du général inspecteur. Quand on prend comme thème de pensée qu’il ne faut point trop penser, l’idée est fuyante et échappe presque toujours, surtout quand on en est à cet âge, et à ce grade, tous deux difficiles à porter. C’est l’âge ingrat. Mais le lieutenant-colonel professeur tenait son idée à la gorge. Protée avait pris d’abord toutes formes, lion, aigle, serpent, eau claire ; mais maintenant, tenu ferme, il disait tout ce qu’il savait.

« Quand vous êtes sur le point, disait-il, de sauter un fossé, l’idée que vous allez tomber dedans peut être vraie ou fausse ; mais toujours est-il qu’elle vous nuit, si vous tentez le saut. Elle ne peut être utile que si elle vous conseille de ne pas sauter. Supposons maintenant que vous deviez sauter de toute façon ; il est clair que vous devez penser que vous réussirez ; cette pensée même vous donne une chance de plus. Or, dans toute action militaire, vous êtes engagés ; vous devez de toute façon obéir ; là-dessus il n’y a point doute. À défaut de l’honneur une contrainte irrésistible agirait. En bonne logique devez-vous penser que vous ne réussirez pas, que l’ennemi est trop bien retranché, que le haut commandement a donné l’ordre sans bien savoir ? Ce serait perdre votre chance et en quelque sorte vous dépouiller de votre armure. Mais, au contraire, à tous vos moyens offensifs joignez encore l’idée active, l’idée efficace, l’idée qui vous soulève, l’idée qui vous rend plus vif, plus fort, plus assuré de vos actions, c’est à savoir l’idée que l’ennemi ne peut tenir, qu’on le prend sur son faible, qu’il est sur le moment de perdre courage, et qu’enfin jamais un ordre ne fut plus à propos, mieux inspiré par le génie offensif, que celui auquel vous devez obéir. Croire que le commandement sait tout, croire qu’il ne se trompe en rien, croire en lui comme on croit en Dieu, voilà une de vos armes, et peut-être la meilleure. Vous n’allez pas la jeter avant le combat. Bref, prenez comme idée vraie l’idée utile. Or l’idée utile c’est celle-ci : « Je passerai. » Plus profondément, Messieurs, il n’est point question de savoir encore si cette idée : « Je passerai » est vraie ou fausse ; car elle est au futur ; elle n’est encore ni vraie ni fausse ; et on vous demande non pas de penser qu’elle est vraie, mais de faire qu’elle soit vraie. Que votre esprit soit donc l’éclaireur de votre action ; qu’il aille devant vous saisir par la pensée cette position ; qu’il coure, qu’il occupe, et qu’il vous attende. Tel est le véritable esprit d’obéissance, ou d’exécution, qui ne se distingue point de l’esprit offensif. »

Le général inspecteur fit voir un visage mécontent. Quand il tint le professeur loin des regards : « Mon cher, lui dit-il, vous insistez trop sur ceci que nous sommes de vieilles bêtes, à qui il faut pourtant obéir. Et cela va directement contre votre conclusion. Car, s’il est mieux de croire que le commandement ne se trompe pas, pourquoi supposez-vous vous-même qu’il se trompe ? » « Mais, dit l’autre, justement j’explique pourquoi il ne faut point dire qu’il se trompe, ni même se le dire. » « Pourquoi donc, dit le général inspecteur, pourquoi dire qu’il ne faut pas dire ? C’est réveiller le diable. Dites donc plutôt ce qu’il faut dire. Pratiquez vous-même votre morale, et prouvez, par l’histoire des guerres, que notre État-Major a toujours raison. Et ne dites pas que cela n’est pas facile à prouver ; car cette idée même est nuisible, étant directement contraire à l’esprit d’exécution. » C’est ainsi que le cours de morale fut remplacé par un cours de stratégie, et que le lieutenant-colonel Subtil fut renvoyé aux forges et arsenaux. Le R. P. Philéas, qui connut l’incident, dit seulement ceci : « Subtil, encore un Janséniste. L’armée en est pourrie. »

Le prolétaire ne comprend pas aisément ce que c’est qu’un bourgeois.PROLÉTAIRE
ET BOURGEOIS.

Le prolétaire ne comprend pas aisément ce que c’est qu’un bourgeois. Marx a dit que les idées d’un homme dépendent toutes et sans exception de la manière dont il gagne sa vie. Mais ce fort préjugé, qui donne lieu à de riches développements, doit être manœuvré avec précautions ; car il est vrai en plusieurs sens. Je comprends assez bien ce que c’est qu’une pensée qui considère surtout l’industrie et les machines. Qu’elle penche à un matérialisme simplificateur, cela ne peut étonner. De même que Proudhon disait : « La pensée d’un homme en place c’est son traitement », de même je dirais bien que la pensée d’un ouvrier c’est la chose, l’outil et la machine ; et par là je comprends assez cette prédilection pour un Fatalisme de forme mécanique, idée qui est comme le tissu de la réflexion prolétarienne. Mais cette dialectique ne termine pas l’esprit révolutionnaire. Il faut dire aussi que la pensée d’un prolétaire c’est son action. L’outil règne et gouverne ; la main le pousse non sans précaution, mais sans aucun égard. Dès que la chose est connue en ses propriétés invariables, aussitôt elle est attaquée et transformée. La plaque de tôle est percée et rivée ; la maison s’élève ; le pont tend son arche. Aucun préjugé de doctrine ne peut tenir contre cette preuve de tous les jours. L’ouvrier est certainement de tous les hommes celui qui a l’expérience la plus suivie et la connaissance la plus assurée de la puissance humaine. D’où il me semble que cette tête industrieuse est habitée par deux idées dominantes qui gouvernent tour à tour ; l’une qui règle les contemplations et d’après laquelle ce qui est devait être, par l’effet d’un immense et imperturbable mécanisme ; l’autre qui inspire les actions, et qui est que, lorsque les choses ne sont pas comme on voudrait, il faut les remettre en ordre sans plus attendre.

Le bourgeois est tout en précautions et respects ; son travail est de persuader et de plaire. Son premier souci est de ne pas déplaire. D’où vient que ses pensées sont formées d’abord de cette attention continuelle de l’ordre humain, ordre capricieux qui ne rend nullement en succès l’équivalent du savoir et du travail. C’est ici le royaume de la bonne chance et du miracle. Les choses sont vues à travers ce brouillard humain ; ce qui fait qu’il reste toujours, dans les idées d’un tel homme, une certaine couleur de religion. Au reste c’est toujours par là que nous commençons, puisque l’enfant attend d’abord tout des hommes ; mais la pensée bourgeoise mûrit plus lentement que toute autre ; c’est comme une enfance continuée. La poésie en témoigne, qui, dans ses meilleures inventions, a souvent quelque chose de puéril.

Il y a pis ; et les bourgeois, dès qu’ils pensent en cercle, arrivent promptement au lieu commun, sans pensée aucune, par cette crainte de déplaire qui est au fond de la politesse. En pensant à ces assemblées de timides, qui parlent comme on chante, attentifs à l’air et aux paroles, Stendhal a pu écrire ce terrible mot : « Tout bon raisonnement offense. » L’invention se meut alors dans le Bel Esprit, que l’on ose appeler l’Esprit tout court, et qui est l’art de donner aux idées reçues l’apparence de la jeunesse. Encore est-ce un jeu dangereux. La prudence ramène chacun aux formules consacrées. Il faut parler alors comme on danserait. Et c’est par là qu’il faut comprendre l’immobilité conservatrice ; les intérêts n’y jouent pas autant que la politesse. Et c’est ce qu’il faudrait d’abord comprendre. Qui ne comprend point s’irrite. Qui s’irrite frappe à côté du clou.