Le Citoyen contre les pouvoirs (1926)/04

Éditions du Sagittaire (p. 75-91).



LES

HYPOCRISIES DE LA GUERRE












LES HYPOCRISIES DE LA GUERRE.

De courageux pamphlétaires ont mis au COMMENT L’ON VOIT
LA GUERRE EN BEAU.

De courageux pamphlétaires ont mis au grand jour l’atroce récit, déjà connu de beaucoup, d’un général qui, en punition d’une attaque manquée, donna l’ordre à son artillerie de tirer sur son infanterie ; et autres horreurs. De tels récits ne sont pas utilisables ; et si l’on compte sur eux pour gagner un point dans une lutte difficile, on se trompe. L’excès même du tragique détourne de croire. N’oublions pas que les dehors de la guerre sont pour relever l’âme et la consoler ; tous les lieux communs visent là. Ceux qui ont su voir la guerre en son vrai visage, et non en son masque, ne sont point le nombre. Les autres ont pris parti de voir la chose en beau. L’inhumain, qui est pour les autres une raison de croire, sera pour eux une raison de ne pas croire. C’est sur les ressorts les plus communs de l’institution qu’il faut instruire, et non sur l’événement. Encore plus faut-il se garder de détourner l’indignation en accusant un homme ou un autre. Et c’est un assez fort paradoxe, et qu’il faut conserver en tout son relief, que la guerre réalise des actions inhumaines et féroces par le ministère d’hommes qui ne sont ni cruels ni même méchants. Aussi les détourneurs savent bien louer un général de ce qu’il n’est pas prodigue du sang de ses soldats ; et sans doute jetteraient-ils une tête ou deux à la foule si elle grondait trop. La guerre n’est pas déshonorée par un monstre, ni par un fou.

Mais nous n’en sommes point là. Quand vous éveilleriez la fureur et la pitié jusqu’à obtenir des juges, je dis de vrais juges, vous verriez l’anecdote fondre aux débats ; il n’en resterait rien. Comme je disais, tous les documents de guerre sont rédigés selon le convenable, non selon le vrai. Un homme que je ne crois point menteur me citait le mot d’un capitaine qui, réglant son tir sur un avion d’après des estimations tout à fait inexactes, et averti de l’erreur s’écria : « Je tire quand même. » Le mot est assez beau, si on le comprend par les causes, c’est-à-dire par le jeu des passions. Mais on ne peut prouver, par témoignages, que ce capitaine méprisait les observations télémétriques ; en deux minutes l’avion avait effacé l’événement pour toujours.

Je revois une scène d’observatoire, assez plaisante. La vue était arrêtée à cent mètres par un brouillard laiteux. Les batteries étaient arrivées de nuit dans un pays inconnu, en vue d’effectuer un tir de surprise sur un objectif bien déterminé. Il fallait régler et l’on ne pouvait régler. Comme on n’était plus loin de l’heure fixée, il arriva de loin en arrière la question d’usage : « Tout est bien prêt ? Vous êtes sûr de votre réglage ? » Et l’homme naïf, qui guettait depuis le matin sans voir autre chose qu’une mer de brume, répondit : « Réglage impossible. » « Comment ? dit alors le chef lointain. Tous les autres groupes ont réglé leur tir. À quoi pensez-vous donc ? » Le commandant passa par toutes les couleurs ; son visage exprima la surprise, la stupeur, le doute, le regret. La brume couvrait tout le secteur, et il n’est pas douteux que toutes les pièces tirèrent à l’aveugle, comme firent les nôtres. Mais l’homme qui n’avait point su mentir assez tôt faisait figure d’ignorant. Aucune enquête ne prouvera qu’un brouillard est resté impénétrable depuis le matin jusqu’à quinze heures. Le fait est que la briqueterie que l’on visait apparut la même après le tir, quand le brouillard fut levé ; mais cela arrive aussi quand on y voit clair ; l’artillerie ne touche pas où elle veut, si ce n’est dans les rapports d’artilleurs. De telles anecdotes, et tant d’autres, plus tragiques, ne font qu’éclairer le possible, si elles conduisent à remarquer quelques traits de la nature humaine, confirmé par les observations de chacun ; mais c’est d’après l’idée que l’on se fait du possible du commun, de l’humain, qu’on les juge vraies ou fausses. Ce qui étonne n’instruit jamais.

D’après les travaux de la Société d’études documentaires, L’HYPOCRISIE DES
GOUVERNANTS.

D’après les travaux de la Société d’études documentaires, on voit se dessiner le Grand Procès où la Ligue des Droits de l’Homme devrait jouer le rôle de ministère public. Chacun sait que le 30 juillet de l’année quatorze, à quatre heures du soir, heure russe, la Russie mobilisait, devançant l’Autriche de plus de vingt heures, devançant l’Allemagne et la France de plus de cinquante heures. Il est naturel de supposer que cette importante nouvelle fut aussitôt communiquée au Ministre des Affaires étrangères à Paris. D’après les documents russes, M. Isvolski a lu cette dépêche avant le 31 juillet au matin. Or non seulement cette dépêche manque à notre Livre Jaune, mais tout ce que nous savons des démarches françaises en cette journée du 31 juillet montre clairement que nos hommes d’État feignaient de ne l’avoir point reçue ; il est même vraisemblable qu’elle n’a pas été communiquée au Conseil des Ministres.

Remarquez que si ce procès était débattu en Haute-Cour, la défense aurait beau jeu. Car, premièrement, où est l’article de notre Constitution qui oblige le Président, supposé saisi par son ministre des Affaires étrangères, de lire aussitôt en Conseil une dépêche de ce poids-là ? Secondement il y avait plus d’une raison de garder secrète une nouvelle qui ne pouvait que précipiter les événements et annuler toutes les manœuvres de la prudence. Si la guerre devait suivre, il fallait garder ce lourd secret, afin que notre allié gardât l’avance. Si la paix pouvait encore être sauvée, il fallait encore garder secrète, à tout prix, cette dangereuse manœuvre russe. Puisqu’il serait nécessaire alors qu’elle fût arrêtée et niée. Ainsi l’Accusé triompherait sur ce point, et vraisemblablement sur tous les points.

Seulement le procès ne se plaide pas en Haute-Cour, et il ne s’agit point pour nous autres de condamner, mais seulement de connaître. Or cette dépêche russe fait voir que dès le 31 juillet au matin notre Maître savait que la guerre était inévitable, et, bien mieux, qu’à ses yeux notre conduite dépendait absolument de la décision russe, ce qui suppose la résolution irrévocable de suivre la Russie dans son entreprise de protection des Slaves contre l’Autriche. Et nous voilà revenus à l’alliance russe, et à l’interprétation qui en fut donnée dans les entretiens de Pétrograd. Quelles que fussent les clauses, il fut évidemment convenu alors que si la Russie prenait les armes pour la Serbie, nous devions la suivre. Or je crois que les députés qui soutiennent maintenant M. Poincaré auraient approuvé cette politique à ce moment-là, s’ils l’avaient connue ; seulement ils ne l’auraient point avouée et ils ne l’avoueraient même pas maintenant après la victoire. Il y a bien des siècles que le peuple veut une politique, et que l’élite en fait une autre, dans notre pays et partout. Il faut que cette ruse des gouvernants apparaisse en clair. Les purs, ceux à qui le sang d’autrui est comme une monnaie d’échange, et qui le disent, ne sont nulle-à craindre ; ce qui est redoutable c’est l’homme politique qui, agissant et pensant comme eux, parle comme nous ; cet homme n’est pas un, il est mille et plus de mille ; il a gémi sous la Terreur Radicale, et je vois qu’il recommence à craindre, d’où ces clameurs sauvages. Quand le Congrès du Radicalisme Européen ? Avant dix ans peut-être.


Parmi les jeunes qui, au mois de septembre deLE DROIT D’AIMER
LA GUERRE.

Parmi les jeunes qui, au mois de septembre de l’année quatorze, apprenaient en même temps que moi le métier des armes, il y avait un grand garçon à particule, membre de la ligue des patriotes, qui distribuait de petites brochures, auxquelles il ajoutait ses propres discours, emphatiques et plats. Ce bruit emplissait la chambrée. Souvent je tirais ma pipe de ma bouche pour lui demander s’il savait quand Monsieur Barrès s’engagerait pour la durée de la guerre. Et de rire. Les bonnes plaisanteries ne s’usent point. Celle-là a toujours produit son double effet ; l’homme de l’avant se moquait, l’homme de l’arrière s’irritait. J’avais donc sous la main comme un réactif qui me faisait connaître aussitôt, dans le doute, si un homme vêtu en militaire avait combattu ou non. Ce ridicule démesuré, je dirais presque inespéré, a vengé un peu la plèbe combattante. Mais, quoique l’expérience m’ait fait voir beaucoup de choses propres à user l’étonnement, je m’étonne encore qu’un homme en vue ait pu braver à ce point le mépris.

Le jeune héros de la classe quatorze devait m’étonner encore un peu plus. Lorsqu’il fut tombé de cheval deux ou trois fois, sans grand dommage, il se mit à nous parler d’une cruelle piqûre au cœur, et à dire que les médecins autrefois l’avaient condamné à mourir en son printemps, et, pour finir, qu’il demandait quelque poste de vigie au Mont-Valérien, assez heureux, en cet humble emploi, de servir encore sa patrie. Les autres, tout frais pondus, et qui croyaient encore beaucoup aux maladies de cœur, ne savaient que dire. Mais le ciel m’a donné la Rhétorique. « Ne faites pas cela, lui dis-je. Je vous vois encore un mois de vie ; il s’agit pour vous d’en tirer le meilleur parti. Vous allez mourir au Mont-Valérien ; ce n’est pas un bel endroit. Mais plutôt partons pour la guerre. Je sais que le colonel ne vous refuse rien. Vous obtiendrez cette faveur en même temps pour vous, pour moi, et pour deux ou trois bons garçons qui s’ennuient ici. N’ayant rien à conserver, vous serez brave. Vous rencontrerez bien quelque morceau d’obus là-bas ; mais, au pis-aller, si vous mourez de peur, ce sera encore une belle mort. » Nous fûmes délivrés de ses discours, et les autres jeunes apprirent à mépriser.

J’écrivis à peu près le même discours à un ami plus jeune que moi de quelques années, et qui, attendant le moment de partir, me réchauffait de lettres martiales, impatient lui-même, disait-il. Malheureusement il sentait au cœur, lui aussi, une pointe douloureuse, et craignait que le verdict du major ne fût pas favorable. Ma lettre ne put rien contre le major. Ce vigoureux garçon fut conservé pour la victoire, et la célèbre encore.

« Mais, me dit le sage, où vont ces paroles cruelles, qui blessent tant de gens. Est-ce vengeance et encore guerre ? Ou quoi ? » Simplement je manœuvre. Je crois que presque tous les hommes ont de l’honneur. Je suis assuré que c’est par l’honneur que les hommes les plus vigoureux se défendent de trop penser à la paix. Ce mal est sans remède à mes yeux ; je n’aimerais pas une jeunesse sans honneur. Mais le mal ne serait pas grand si tous les faibles, femmes, vieillards et malades, se faisaient un point d’honneur de ne pas être faible, malade ou vieux. Mais il y a déshonneur si, étant faible, malade ou vieux, on se permet de pousser à la guerre. Du moins c’est ainsi que je vois les choses. Je ne blâme point ; j’éclaire seulement un coin noir.

Un ami me disait hier : « Vous savez que Demartial, Gouttenoire, Ermenonville et d’autresSI L’HOMME D’ÉTAT
PEUT AVOIR DES NERFS.

Un ami me disait hier : « Vous savez que Demartial, Gouttenoire, Ermenonville et d’autres, enfin ceux qui mènent l’instruction du Grand Procès, ont des preuves écrasantes. Il ne manque que des éditeurs. Quand la vérité sera au jour il se fera une grande Révolution, sans aucune violence, dans les esprits seulement, mais qui changera heureusement l’avenir politique.» On verra bien. Toute lumière est bonne ; et celle-là surtout. Mais dès maintenant, sur ce sujet-là, je puis dire trois choses.

La première est que la responsabilité d’un Chef d’État et d’un Ministre doit ici être présumée ; c’est à eux comme on dit de faire la preuve. Ils étaient aux affaires quand le cyclone humain s’est produit. N’ont-ils pas pris pour eux, comme une couronne, la gloire militaire et les provinces reconquises ? S’ils croient que tant de morts, de souffrances et de ruines soient justifiées et effacées par la Victoire, tant mieux pour eux ; ils peuvent dormir. Mais devant ceux qui refusent de justifier de tels moyens par aucune fin, ils sont accusés ; et, comme on dit : « Les morts pendent à leur cou comme des meules de moulin. »

En second lieu, je veux dire que la défense est faible. Personne ne nous a encore rapporté les entretiens de Pétrograd tels qu’ils auraient pu être, si notre politique avait pris pour fin de maintenir la paix. J’imagine aisément ce qu’aurait pu dire au despote oriental quelque négociateur moins soucieux de faire parade du courage des autres que de ménager le plus beau sang humain. « J’ose conseiller la prudence et la patience. Je désapprouve toute action et tout commencement d’action. Je devine d’immenses projets et de redoutables ambitions autour de vous. Aussi je rappelle que notre alliance a toujours été purement défensive ; que c’est ainsi qu’elle a été présentée au peuple français ; que c’est sous cette condition qu’il l’a approuvée ; que nous avons publiquement juré, de concert, que cette union de nos armes n’avait d’autre fin que la paix. Il nous faut donc attendre quelque attaque directe et bien claire. Et si nous l’attendons, nous, sans peur, avec tout le calme d’un peuple juste, quand l’ennemi peut être d’un saut à notre cœur même, nous pouvons bien demander et même exiger quelque circonspection d’un immense pays comme le vôtre, tellement moins vulnérable par sa masse et son étendue, et dont nous savons, au surplus, qu’il ne recevra pas le premier choc. » Si ce discours avait été fait, il en resterait quelque trace. Mais, bien loin qu’on nous ait rapporté rien de tel, nous avons recueilli une sorte d’aveu. « Les nerfs de l’Europe étaient à bout. » Ce mot du ministre Viviani, qui fut acteur et témoin, n’a pas même été remarqué, tant il exprime ingénûment la vérité de la chose. Et la question est de savoir si un homme d’État peut se permettre d’avoir des nerfs, et comment il a pu, après quelque mouvement d’acteur tragique, se consoler autrement qu’en se portant lui-même à la tranchée à la manière des Collignon et des Bayet. C’est ainsi que l’homme de troupe pose la question.

Troisièmement on nous a fait entrevoir, on se propose d’établir par documents, que notre politique, longtemps avant la crise, connaissait les ambitions russes, qu’elle les approuvait ; qu’elle traita sans faveur ceux qui signalaient d’avance la tragique aventure dans laquelle nous risquions d’être entraînés ; qu’elle fit confiance, au contraire, à tous les diplomates, français ou russes, qui annonçaient et même préparaient l’Occasion. On suppose que, si cette preuve est faite, l’esprit public chez nous écartera résolument des affaires non seulement ceux qui ont poussé la barre de ce côté-là, mais aussi ceux qui les éprouvent, et jusqu’à ceux qui, par les lieux communs, par le ton, par l’allure même, s’annoncent comme leurs dignes successeurs. Grande Révolution en effet. Mais je vois qu’elle est faite.


« Circulaire recommandée. Le premier jour CELUI QU’IL FAUT
ACCUSER.

« Circulaire recommandée. Le premier jour de la mobilisation est le dimanche 3 août. » Je ne crois pas que ceux qui ont lu cette affiche blanche en oublient jamais le contenu ; mais la forme même de cet ordre effrayant mérite attention. L’Administration y a mis sa marque. L’État se montre ici sans visage, comme il est ; en sorte qu’on ne trouve point ici de colère, ni même de gravité ; ce n’est qu’une note de service, qui s’adresse cette fois à quelques millions de fonctionnaires, tout citoyen en âge de servir étant fonctionnaire. C’est à peu près comme si on nous avait dit ceci : « Pour des raisons d’ordre administratif, et conformément à trois mille six cents circulaires antérieures, la plupart confidentielles, toutes les libertés sont suspendues, et la vie des citoyens âgés de moins de cinquante ans n’est plus garantie. » Non point un chef, mais des milliers de chefs ; non point une volonté, mais une effrayante machine ; non point l’hésitation, la pitié, ni plus tard les remords. Ce genre d’oppression est moderne ; les anciens ne s’en faisaient aucune idée, pas plus que des chemins de fer. J’eus plus d’une fois l’occasion de remarquer par la suite la puissance de cette organisation mécanique, qui pousse les hommes comme des wagons. Mais le même caractère pouvait être saisi dès le commencement. Ce tyran sans visage ne laisse jamais aucune espérance ; aussi n’y eut-il point de discours, mais chacun alla graisser ses bottes.

Qui donc décide des armements ? Qui des effectifs ? Qui des alliances ? Qui de l’interprétation des alliances ? Toujours un cercle d’hommes compétents, où chacun cherche la pensée des autres, ou bien des hommes qui pensent sur circulaires et instructions, ou bien des hommes polis qui mettent des lieux communs en discours. Raisonnement toujours, non jugement. Au sommet, car il y a un sommet, toutes les idées ensemble, et équivalentes ; la paix souhaitée, la guerre préparée ; la paix si on peut, la guerre si l’on ne peut faire autrement. Nulle préférence avouée ; nulle préférence cachée. Gouverner, c’est suivre les nécessités et s’en remettre aux compétences. Chaque homme, dans ce système, est un bon homme qui fait son métier ; ou plutôt chacun fait une partie du métier. On assemble les pièces comme on fait une addition ; on dit : « c’est la guerre ». Chaque homme devant ce résultat réagit à sa manière, mais le Système ne réagit nullement. La guerre arrive comme la pluie. Allez-vous accuser le baromètre ?

J’accuse le baromètre. J’accuse un homme qui, maintenant comme en ce temps-là, constate et ne décide point. Un homme qui réunit des commissions et qui, de leurs pensées, si l’on peut dire, compose ses pensées. Un homme qui est la résultante de l’État sans visage. Mais laissons les récriminations. La responsabilité ici s’émiette. Nous cherchons un homme et nous trouvons des bureaux. Nous cherchons une décision et nous trouvons une Circulaire Recommandée. Où est donc le mal ? En ceci, que le formidable État, composé de militaires, de diplomates et d’administrateurs, n’a point de maître. Cet instrument aveugle marche seul. Le peuple puissance agit ; le peuple pensée n’est point représenté ; enfin le gouvernement n’est que la pointe extrême de l’engin mécanique. Cette situation du Bureaucrate régnant est nouvelle. Il faudrait un Gouvernement contre l’État ; nous en avons connu l’esquisse. Cherchez dans l’histoire de ces cinquante années quels hommes furent maudits par les plus éminents Bureaucrates, quels hommes furent redoutés, calomniés, proscrits avec l’approbation des Compétences militaires, diplomatiques et administratives. Maintenant étudiez ceux qui nous gouvernent, en leurs discours, en leur prudence, en leur constante faiblesse, en leurs abstentions, en leurs négatives vertus, vous comprendrez en quel sens ces Effets furent Causes.


Un jour que je parlais à unCE QUE LES SURVIVANTS
ONT À SE FAIRE PARDONNER.

Un jour que je parlais à un homme raisonnable de tous ces documents et raisonnements sur les origines de la guerre, qui voyaient enfin le jour en même temps que la liberté nous était rendue, il prit un air froid et mécontent que je ne lui avais jamais vu. « Je n’aime pas, dit-il, ce genre de procès ; cela détournera les Allemands de payer, et nous de les forcer à payer. » Il y a bien deux ans qu’il me fit cette réponse ; j’ignore ce qu’il pense maintenant des affaires ; je soupçonne qu’il n’en pense rien parce qu’il s’interdit de penser plus loin que le mark-or. Et peut-être les hommes de pierre qui siègent à la Ligue des Droits de l’homme sont-ils établis aussi dans cette forte pensée. Je n’en serais pas surpris ; les raisons inférieures sont toujours bien fortes ; et c’est une fade plaisanterie que de vanter à un marchand qui perd, les mérites de son concurrent heureux. Le même homme, auquel je pensais, me disait sagement, c’était avant la guerre : « Nous disputons de tout et nous restons amis, parce qu’il n’y a point d’affaires entre nous, ni d’intérêt, ni aucune trace d’argent. »

Il y a un contraste qui est bien frappant, si l’on y songe, entre les pensées que formait un combattant devant la mort, et celles que nous formons devant le cours du franc. Le combattant risquait tout son avenir et tout son univers pour la paix et le salut des autres ; je n’examine pas si cette noble pensée aurait suffi à l’amener où il était, et à l’y maintenir ; mais enfin elle lui paraissait belle et consolante. Soyons au moins dix, sur la planète, à retenir la formule sublime : « Nous nous battons pour tuer la Guerre ». Voilà donc un homme, estimé et honoré à juste titre, dessiné en marbre, fleuri et salué en son tombeau, pour avoir soutenu cette idée, que chacun reconnaît digne du plus haut modèle humain, et divine, s’il reste au monde quelque dieu. Je ne comprends pas bien comment, nous étant mis à genoux devant ce tombeau vénérable, nous restons après cela à quatre pattes, cultivant aussitôt en nous tous, comme par revanche, les idées les plus basses et les plus courtes. Oui, cet hymne humain s’achève en grognement animal. Nous craignons d’être pauvres, après n’avoir pas craint de mourir. Et c’est le même homme pourtant. Revanche de l’animal en chacun, peut-être.

Il faut dire ces vérités pénibles. Qui donc honore les morts ? On ose bien penser et même dire ceci : « Que nos Morts ne soient pas morts en vain ; que nous recevions au moins le prix du sang. Vingt pièces d’or au moins pour chaque tête. » Mais pensez-vous réellement qu’ils seraient morts pour un milliard ou deux ? Auriez-vous osé leur dire, avant l’assaut : « Courage, mes amis ; nos budgets seront gras ; nous aurons du fer et de l’or. » Ce discours aurait paru ridicule, je ne dis pas même odieux. Non. il fallait les plus hauts motifs, et l’oubli entier de la partie animale, celle qui souffre. Telle est la gloire du combattant ; il ne faudrait pas la fondre en monnaie ; c’est trahir les morts.

Il n’y a qu’un pardon pour ceux qui ont survécu, c’est qu’avec moins de risques ils élèvent plus haut leur pensée. Je trouve bien plaisant qu’on fasse motifs de misère, de resserrements, de travail ingrat, quand tant d’hommes ont souffert plus que la mort. Et quand nos fonctionnaires seraient réduits à la soupe communiste, qu’est-ce que cela si l’on pense à Verdun, à la Somme, à cette boue sanglante, à cette terreur de jour et de nuit, aux souffrances de l’hôpital, à ces tombes serrées et innombrables. Soyons dix au moins, pour l’honneur de l’espèce, à nous détourner de ces monuments hypocrites, et à demander un peu de pudeur seulement. Que les promesses ne soient point violées, car comment se délier d’une promesse aux morts ; que le désir de faire argent de tous ces cadavres ne vienne pas du moins le premier en nos pensées, mais que la volonté de paix marche la première. Je ne voudrais même pas avoir à dire que vous y gagnerez, quoi qu’il soit vrai pourtant que tout ce que nous obtiendrons par force soit comme rien en regard de ce que coûtera l’autre guerre, à laquelle vous allez, à laquelle il ne manque qu’un adversaire armé ; à cela près nous la voulons et nous la faisons. Mais est-ce le même homme ? Ou ne faut-il point dire qu’en cette guerre toute notre vertu est morte, hélas, pour sauver le reste ?