Le Citoyen/Chapitre XII

Traduction par Samuel Sorbière.
Société Typographique (Volume 1 des Œuvres philosophiques et politiquesp. 266-287).

CHAPITRE XII

Des causes internes d’où peut venir la désunion de la société civile


SOMMAIRE

I. Que c’est une opinion séditieuse d’estimer qu’il appartient à chacun de juger de ce qui est bien, ou de ce qui est mal. Il. Que c’est une opinion séditieuse d’estimer que les sujets peuvent faillir en obéissant à leurs princes. III. Que c’est une opinion séditieuse d’estimer qu’il doit être permis de tuer un tyran. IV. Que c’est une opinion séditieuse d’estimer que même ceux qui ont la puissance souveraine sont sujets aux lois civiles. V. Que c’est une opinion séditieuse d’estimer que l’autorité souveraine peut être partagée. VI. Que c’est une opinion séditieuse d’estimer que la foi et la sain­teté ne peuvent pas être acquises par étude et par raisonnement, mais qu’elles sont infuses et inspirées toujours d’une façon surnaturelle. VII. Que c’est une opinion séditieuse d’estimer que chaque particulier a la propriété de son bien, ou une seigne­urie absolue. VIII. Qu’ignorer la différence qu’il y a entre le peuple et la multitude, dispose les esprits à la sédition. IX. Que de trop grandes exactions d’argent, quoique justes et nécessaires, disposent à la sédition. X. Que l’ambition dispose les esprits à la sédition. XI. Que l’espérance du succès dispose à la sédition. XII. Que l’éloquence est la seule vertu nécessaire pour émouvoir une sédition et qu’à cela il n’est pas besoin de quelque sagesse. XIII. Comment c’est que la sottise du vulgaire et l’éloquence des ambitieux concourent à la ruine des États.


I. jusqu’ici, nous avons tâché de montrer quelles ont été les causes et sous quelles conditions la société civile a été établie et quels sont les droits de ceux qui com­mandent sur leurs sujets. Il faut maintenant faire voir quelles sont les causes qui tendent à la ruine des États, c’est-à-dire, quelles sont les causes des séditions qui les détruisent : en quoi j’aurai soin de garder ma brièveté ordinaire. Or, comme au mouve­ment des corps naturels il y a trois choses à considérer, à savoir, la disposition inté­rieure, qui les rend propres au mouvement ; l’agent externe, par lequel un certain et déterminé mouvement est produit en effet ; et l’action même. Aussi, en un État où le peuple fait du tumulte, il se rencontre trois choses dignes de considération. Première­ment, les doctrines et les affections contraires à la paix, d’où les esprits des parti­culiers reçoivent des dispositions séditieuses ; en second lieu, quels sont ceux qui sollicitent à prendre les armes et à la dissension, qui assemblent et qui conduisent les peuples déjà disposés à la révolte. Et enfin, la manière en laquelle cela se fait, ou la faction elle-même. Mais, entre les opinions ou les maximes qui disposent à la sédi­tion, l’une des principales est celle-ci, qu’il appartient à chaque particulier de juger de ce qui est bien, ou de ce qui est mal. J’avoue et je pense que je l’ai prouvé au premier chapitre, article IX, qu’en l’état de nature où chacun vit avec un droit égal et où l’on ne s’est point soumis par quelques pactes à la domination d’autrui, que cette proposition peut être reçue, mais en l’état politique elle est très fausse. Car j’ai fait voir au chapitre VI, art. IX, que les règles du bien et du mal, du juste et de l’injuste, de l’honnête et du déshonnête, étaient de la loi civile ; et partant qu’il faut tenir pour bien ce que le législateur a ordonné et pour mal ce qu’il a défendu. Or toujours le législateur est celui qui a la souveraine puissance dans l’État, c’est-à-dire, le roi dans une monarchie. Ce que j’ai confirmé au chapitre xi, article VI, par les paroles de Salomon. Car, s’il fallait suivre comme bien et fuir comme mal ce qui semblerait tel aux particuliers, à quoi faire, dirait-il : tu donneras à ton serviteur un cœur intelligent, afin qu’il puisse juger ton peuple et discerner entre le bien et le mal ? Puis donc que c’est aux rois à discerner entre le bien et le mal, ce sont des discours fort injustes, quoique fort ordi­naires, Que le roi est celui qui fait mieux que les autres, qu’il ne faut point obéir au roi s’il ne commande des choses justes et semblables. Avant qu’il y eut des gouverne­ments dans le monde, il n’y avait ni juste, ni injuste, parce que la nature de ces choses est relative au commandement qui les précède, et que toute action est de soi-même indifférente. Sa justice ou son injustice viennent du droit de celui qui gouverne : de. sorte que les rois légitimes rendent une chose juste en la commandant, ou injuste, lorsqu’ils en font défense. Et les personnes privées, en voulant prendre connaissance du bien et du mal, affectent de devenir comme des rois, commettent un crime de lèse-majesté et tendent à la ruine de l’État. Le plus ancien des commande­ments de Dieu est celui que nous lisons au deuxième chapitre de la Genèse, vers. 15. Tu ne mangeras point de l’arbre de science de bien et de mal ; et la plus ancienne des tentations du diable fut celle-ci, au chapitre suivant : vous serez comme des dieux, sachant le bien et le mal. Aussi le premier reproche que Dieu fait à l’homme est : qui t’a montré que tu étais nu, si ce n’est que tu as mangé de l’arbre duquel je t’avais défen­du de manger ? Comme s’il disait, d’où as-tu jugé que la nudité en laquelle il m’avait plu de te créer, est honteuse, si ce n’est que tu te veux arroger la connaissance de l’honnête et du déshonnête ?


II. Un péché est ce que l’on fait contre sa conscience : car en le faisant on méprise la loi. Mais il faut user de distinction. Je suis coupable d’un péché, lorsqu’en le commettant j’ai cru que je deviendrais coupable ; mais quand j’ai pensé qu’un autre en porterait la coulpe, j’ai pu le faire en certaine rencontre sans me rendre criminel. Car, si l’on me commande de faire une chose, dont celui qui la commande sera coupable, pourvu que j’obéisse à mon légitime Seigneur, je ne pèche point en la faisant. Ainsi, si je prends les armes par le commandement de l’État, quoique j’estime que la guerre est injuste, je ne pécherai point, mais je serais criminel si je refusais de les prendre, parce que je m’attribuerais la connaissance de ce qui est juste et de ce qui est injuste, que je dois laisser à l’État. Ceux qui ne prendront pas garde à cette distinction, tomberont dans la nécessité de pécher toutes fois et quantes qu’on leur commandera quelque chose d’illicite, ou qui leur paraîtra telle : car ils agiront contre leur conscien­ce s’ils obéissent, ou contre le droit s’ils sont réfractaires. S’ils trahissent leur con­science, ils feront voir qu’ils ne craignent guère les peines de la vie à venir et s’ils se bandent contre le droit, ils renverseront en tant qu’en eux est la société humaine et la vie civile, qui est l’âme du siècle où nous sommes. Cette opinion donc, que les sujets pèchent, lorsqu’ils font les commandements de leur prince qui leur semblent injustes, est erronée et se doit mettre au nombre de celles qui choquent le respect et l’obéis­san­ce politique. Or, elle dépend de cette erreur originelle que j’ai combattue en l’article précédent, à cause que par le jugement que nous donnons sur le bien et le mal, nous faisons que notre obéissance et que notre désobéissance devien­nent des péchés.


III. La troisième maxime séditieuse est un rejeton de la même racine, qu’il est permis de tuer un tyran. Voire il se trouve aujourd’hui dans le monde quelques théo­lo­giens qui soutiennent, et c’était jadis l’opinion de tous les sophistes, de Platon, d’Aristote, de Cicéron, de Sénèque, de Plutarque et des autres fauteurs de l’anarchie grecque et romaine, que non seulement il est licite, mais que c’est une chose extrê­mement louable. Or, par le nom de tyran, ils entendent, non seulement les rois, mais tous ceux qui gouvernent les affaires publiques en quelque sorte d’État que ce soit. Car, à Athènes, Pisistrate ne fut pas le seul qui eut en main la puissance souveraine, mais aussi les trente tyrans qui dominèrent tous ensemble après lui et à chacun desquels on donna cet éloge. Au reste, voici quel est mon raisonnement : celui que vous permettez de tuer comme un tyran, ou il avait droit de commander, ou il ne l’avait pas : s’il s’était assis sur le trône sans juste titre, c’était un usurpateur que vous avez eu raison de faire mourir, et vous ne devez pas nommer sa mort un tyrannicide, mais la défaite d’un ennemi. S’il avait droit de commander, et si l’empire lui apparte­nait, je vous ferai la demande que Dieu fit à Adam : qui vous a montré que c’était un tyran, n’est-ce point que vous avez mangé de l’arbre dont je vous avais défendu de manger ? Car, pourquoi nommez-vous tyran celui que Dieu vous a donné pour roi, si ce n’est à cause que vous voulez vous arroger la connaissance du bien et du mal, quoique vous soyez une personne privée, à qui il n’appartient pas d’en juger ? On peut aisément concevoir combien cette opinion est pernicieuse aux États, en ce que par elle, quelque roi que ce soit, bon ou mauvais, est exposé au jugement et à l’attentat du premier assassin qui ose le condamner.


IV. La quatrième maxime contraire à la politique, est de ceux qui estiment que même ceux qui ont la puissance souveraine sont sujets aux lois civiles. J’ai fait assez voir sa fausseté ci-dessus, au sixième chapitre, art. XIV, de ce que l’État ne peut pas s’obliger à soi-même, ni à aucun particulier. Je dis à soi-même : car ce n’est jamais qu’à un autre à qui on s’oblige. J’ajoute, ni à un particulier, parce que les volontés de tous les citoyens sont comprises dans celle de la république ; de sorte que si l’État veut se déclarer quitte de toute obligation, il faut que les particuliers y consentent et par conséquent il en est délivré. Or, ce que je dis, et ce qui est vrai, en parlant de l’État, n’est pas moins vrai en parlant de cet homme, ou de cette assemblée qui exerce la souveraine puissance : car c’est elle qui compose l’État, dont l’être ne subsiste qu’en l’exercice de la souveraine puissance. Mais, que cette opinion soit incompatible avec l’essence de l’État, il appert de ce que par elle la connaissance du juste et de l’injuste, c’est-à-dire le jugement de ce qui est contre les lois civiles, retournerait aux personnes privées : ce qui ferait cesser l’obéissance des sujets, quand il leur semblerait que ce qu’on a commandé est contre les lois et ce qui arrêterait toute la puissance de contraindre ; accident tout à fait ruineux à l’essence d’une république. Cependant une si grande erreur ne manque pas de partisans considérables, du nombre desquels sont Aristote, et plusieurs autres, qui estiment, qu’à cause de l’infirmité humaine, il faut laisser aux lois seules toute la souveraine puissance de l’État. Mais, il me semble que ces gens-là ont peu profondément considéré la nature des États, quand ils ont pensé de laisser aux lois mêmes la puissance coactive, l’interprétation des ordonnances et la promulgation des édits, d’où dépend toute l’autorité nécessaire au corps de la république. Et bien qu’un particulier puisse plaider contre l’État et le tirer en justice ; cela pourtant n’a lieu, que lorsqu’il ne s’agit pas de savoir quelle est son autorité, mais de l’interprétation de quelqu’une de ses lois. Comme s’il est question de la vie d’un criminel, on ne s’informe pas si l’État, de sa puissance absolue, a droit de le faire mourir, mais s’il le veut par une certaine loi dont on est en controverse ; et il le veut si la loi a été enfreinte, mais il ne le veut point si elle n’a pas été violée. Ce n’est donc pas une preuve suffisante de l’obligation que l’État a envers ses lois, de ce qu’un particulier peut intenter action contre lui, et le tirer en justice. Au contraire, il appert que l’État n’est point obligé par ses lois, de ce que personne ne s’oblige à soi-même. Ainsi les lois sont faites pour Titus et pour Caïus et non pas pour le corps de l’État ; quoique la vanité des jurisconsultes ait gagné ceci sur les esprits du vulgaire, qu’on pense que les lois dépendent de leur prudence et non pas de l’autorité publique.


V. En cinquième lieu, c’est une opinion séditieuse d’estimer, que la puissance souveraine peut être partagée, et je n’en sache aucune de plus pernicieuse à l’État. Mais on en fait de différents partages : car il y en a qui la divisent en sorte qu’ils laissent l’autorité suprême sur les choses qui regardent la tranquillité publique, et les commodités de la vie présente au magistrat, ou au bras séculier ; mais pour celles qui touchent le salut de l’âme, ils en donnent la puissance à quelque autre. Sur quoi il arrive, à cause qu’il faut être par-dessus toutes choses juste, c’est-à-dire, homme de bien, afin de parvenir au salut éternel, que les particuliers mesurant la justice, non comme ils doivent, aux lois civiles, mais aux commandements et aux dogmes de ceux qui sont, à l’égard de l’État, des personnes privées ou étrangères : il arrive, dis-je, que les sujets refusent, par une crainte superstitieuse, de rendre à leurs princes l’obéis­sance qu’ils leur doivent, et que cette crainte les fait tomber dans l’inconvénient qu’ils veulent éviter. Or, qu’y a-t-il, je vous prie, de plus pernicieux à la société civile, que de faire peur aux hommes de tourments éternels pour les détourner de l’obéissance due à leurs princes, c’est-à-dire, pour les empêcher d’obéir aux lois et d’être justes. Il s’en trouve d’autres qui veulent partager la souveraineté en cette sorte. Ils donnent le commandement absolu en ce qui concerne la paix et la guerre à un seul, qu’ils nom­ment monarque, et lui ôtent le maniement des finances, dont ils commettent la direction à certains autres. Or, comme les finances sont les nerfs de la guerre et de la paix, ceux qui font ce partage prétendu n’avancent rien du tout : car ceux qui manient l’argent ont véritablement l’autorité souveraine, et l’autre n’en a qu’un vain titre ; et cette division va à la ruine de l’État, vu que s’il était de besoin de prendre les armes, on ne saurait faire la guerre, ni entretenir la paix sans argent.


VI. On enseigne communément, que la foi et la sainteté ne peuvent pas être acquises par étude et par raisonnement : mais qu’elles sont infuses et inspirées tou­jours d’une façon surnaturelle. Si cela était vrai, je ne sais pourquoi c’est que l’on nous ferait rendre raison de notre foi ; ou pourquoi c’est que l’on ne tiendrait pas pour prophètes tous ceux qui sont vraiment chrétiens, ou pourquoi c’est que chacun ne jugerait pas de ce qu’il a à faire, et de ce qu’il a à éviter par sa propre inspiration, plutôt que par les commandements de ceux qui gouvernent, et par les maximes du bon sens, ou de la droite raison. Mais on retombe par ce précipice dans l’erreur de vouloir faire connaître un particulier du bien et du mal, ce que l’on ne saurait intro­duire sans une ruine totale de la société civile. Cependant, cette opinion est si fort étendue dans la chrétienté, que le nombre de ceux qui sont apostats de la raison naturelle, et qui ont renoncé au sens commun, est presque infini. Or, cette erreur est née de certains fanatiques écervelés qui, à force de lire la Sainte Écriture, en ont retenu quantité de passages, lesquels ils enfilent dans leurs sermons hors de propos et sans aucune suite, de sorte qu’encore que leur discours ne signifie rien, les idiots ne laissent pas de s’imaginer qu’il y a là-dedans une éloquence divine ; car il semble, je ne sais comment, qu’il y a quelque chose de divin aux paroles dont on ne voit point la raison, et alors celui qui parle paraît inspiré divinement.


VII. Le septième dogme contraire au bien de l’État est, que chaque particulier a la propriété de son bien et une seigneurie absolue sur ce qui est de son domaine. J’entends une propriété telle que non seulement elle exclut le droit de tous autres, mais aussi celui de l’État, en ce qui regarde la chose dont il s’agit. Cela ne peut pas être vrai, car celui qui reconnaît un seigneur au-dessus de soi, ne peut pas avoir un domaine absolu, comme je l’ai prouvé au huitième chapitre, art. V. Or, est-il que l’État est, selon l’accord passé, au-dessus de tous les particuliers. Avant qu’on se fût rangé sous le joug de la société civile, personne ne jouissait d’aucune propriété de droit, et toutes choses appartenaient à tous. D’où est-ce donc que vous avez recouvré cette propriété, si ce n’est de l’État ? Et d’où l’a eu l’État, si ce n’est que chaque particulier lui a cédé son droit ? Vous lui avez donc transféré le vôtre : de sorte que votre domaine et votre propriété est telle et ne dure qu’autant qu’il plaît à la républi­que. Comme dans une famille les enfants n’ont en leur particulier, que ce que le père veut leur laisser ; mais, la plupart des hommes, je dis même de ceux qui font profes­sion d’une prudence civile, raisonnent autrement. Nous sommes, disent-ils, naturelle­ment égaux : il n’y a aucune raison pourquoi quelqu’un m’ôte mon bien avec plus de titre, que moi à lui le sien. Nous savons assez qu’on a besoin quelquefois d’argent pour la défense publique ; mais, que ceux qui l’exigent nous en fassent voir la néces­sité, et nous le contribuerons volontiers. Ceux qui tiennent ce langage, ne savent pas qu’en la fondation de l’État on a fait ce qu’ils veulent que l’on fasse de nouveau : et parlant comme s’ils vivaient au milieu d’une multitude débandée, et parmi une troupe de sauvages, où il n’y a pas encore de société civile dressée, ils renversent en tant qu’en eux est celle qui est déjà toute faite.


VIII. Enfin, c’est une erreur contraire au gouvernement politique et surtout au monarchique, que ce que les hommes ne mettent pas assez de différence entre le peuple et la multitude. Le peuple est un certain corps, et une certaine personne, à laquelle on peut attribuer une seule volonté, et une action propre : mais il ne se peut rien dire de semblable de la multitude. C’est le peuple qui règne en quelque sorte d’État que ce soit : car, dans les monarchies mêmes, c’est le peuple qui commande, et qui veut par la volonté d’un seul homme. Les particuliers et les sujets sont ce qui fait la multitude. Pareillement en l’État populaire et en l’aristocratique, les habitants en foule sont la multitude, et la cour ou le conseil, c’est le peuple. Dans une monarchie, les sujets représentent la multitude et le roi (quoique ceci semble fort étrange) est ce que je nomme le peuple. Le vulgaire, et tous ceux qui ne prennent pas garde que la chose est ainsi, parlent toujours du peuple, c’est-à-dire, de l’État, comme d’une grande foule de personnes, disent que le royaume s’est révolté contre le roi (ce qui est impos­sible), ou que le peuple veut et ne veut pas, ce qui plait ou déplaît à quelques sujets mutins qui, sous ce prétexte d’être le peuple, excitent les bourgeois contre leur propre ville et animent la multitude contre le peuple. Et voilà des opinions desquelles les sujets étant imbus, ils en sont plus disposés à émouvoir quelque sédition ; or, comme, en toute sorte d’État, il faut que celui, ou ceux qui en sont les souverains, conservent soigneusement leur autorité, ces mauvaises maximes sont naturellement criminelles de lèse-majesté, et tendent à la désunion de la société civile.

IX. De toutes les choses du monde, il n’y en a aucune qui abatte davantage l’esprit des hommes, et qui leur cause de plus sensibles déplaisirs, que la pauvreté ; soit qu’elle fasse manquer de commodités nécessaires à l’entretien de la vie, ou qu’elle soustraie celles qui servent à soutenir le rang et la dignité des conditions. Et bien qu’il n’y ait personne qui ne sache que les moyens se doivent acquérir par l’industrie et se conserver par le bon ménage ; toutefois, il est ordinaire à ceux qui se trouvent dans la disette de rejeter sur le mauvais gouvernement de l’État la faute de leur fainéantise et de leur prodigalité, comme si les malheurs du temps et les trop grandes exactions publiques étaient cause de leur misère particulière. Cependant les hommes doivent considérer, que non seulement ceux qui n’ont aucun patrimoine, sont obligés de tra­vailler pour vivre, mais aussi de combattre pour avoir le moyen de travailler. Quand les Juifs, du temps d’Esdras, rebâtissaient les murailles de Jérusalem, ils avaient la truelle en une main et l’épée en l’autre. Ainsi en toute sorte d’État, il faut penser que la main qui tient l’épée est le roi, ou la cour souveraine, et qu’elle ne doit pas moins être nourrie que celle dont chaque particulier bâtit sa fortune privée. Or, que sont autre chose les impôts et les tributs, que le salaire de ceux qui sont en armes, et qui veillent pour la tranquillité publique, de peur que l’industrie de ceux qui travaillent ne soit interrompue par l’incursion des ennemis : de sorte que la plainte de ceux qui imputent leur pauvreté aux subventions pour les nécessités publiques, n’est pas moins injuste, que s’ils se plaignaient que leur ruine vient de ce qu’il leur faut payer leurs dettes. Mais la plupart ne pensent pas à cela ; et il leur arrive, comme à ceux qui sont pressés de cette maladie que les médecins nomment l’incube et qui, provenant d’intempérance ou de replétion, ne laisse pas de faire imaginer aux malades que quelqu’un leur tient le pied sur le ventre et qu’il y a un grand fardeau qui les accable. Or, il est assez manifeste de soi-même, que ceux à qui il semble que toutes les surcharges et foules publiques tombent sur eux, inclinent à la sédition ; et que ceux-là se plaisent aux brouilleries, qui ne trouvent pas bien leur compte en l’état présent des affaires.


X. Il y a une autre maladie de l’âme qui est dangereuse à l’État et qui attaque ceux qu’un emploi considérable n’occupe point dans le grand loisir dont ils jouissent. En effet, tous les hommes aspirent naturellement aux honneurs et à se rendre remar­quables : mais ceux-là principalement ont ce désir, qui ne sont pas obligés de divertir leurs soins à la recherche des choses nécessaires à la vie. Car, à faute de meilleure occupation, ils emploient une partie du temps à discourir en compagnie des affaires publiques et l’autre, à lire en leur particulier les historiens, les orateurs, les poètes, les politiques et tels autres auteurs, dont la lecture est aisée et divertissante. Or, cela les remplit de grandes pensées, et il n’y en a pas un qui ne s’estime pourvu d’assez d’esprit et de savoir pour manier les plus importantes affaires de l’État. Et parce qu’ils se trompent fort souvent en cette bonne opinion d’eux-mêmes, ou que quand bien ils seraient effectivement ce qu’ils croient d’être, ils ne peuvent pas tous être avancés en charges publiques, et il faut nécessairement que plusieurs demeurent derrière. Ceux-ci donc estimant qu’on leur fait grand tort, ne souhaitent rien davantage, mus d’envie contre ceux qui leur ont été préférés, et espèrent de se tirer par ce moyen de la presse, que de voir mal réussir les affaires ; et ainsi ce n’est pas de merveille, si cette sorte de gens épie les occasions de trouble et tient les oreilles ouvertes aux moindres bruits qui s’élèvent.


XI. Il ne faut pas que j’oublie parmi les dispositions séditieuses l’espérance de vaincre. Car, que les hommes soient, autant que vous voudrez, imbus des opinions contraires à la paix et au gouvernement de la république ; et que ceux qui gouvernent présentement les aient le plus maltraités du monde ; toutefois s’il n’y a aucune apparence d’être les plus forts, ou si elle n’est pas assez bien établie, il n’arrivera de leur part aucune révolte, ils dissimuleront et aimeront mieux endurer ce mauvais État, qu’un pire. Or, pour leur faire concevoir cette espérance de demeurer victorieux, il leur faut quatre choses préalables, le nombre, les moyens, l’assurance mutuelle et les chefs. Car, de résister au magistrat sans être en grand nombre, ce n’est pas émouvoir une sédition, mais se jeter dans le désespoir. Par les moyens, j’entends les armes, les munitions de guerre et de bouche et tout ce sans quoi le grand nombre ne peut rien entreprendre ; comme aussi tous ces moyens ne servent à rien, si dans le grand nombre on ne s’assure les uns des autres ; et si l’on ne se range sous un chef auquel on veuille obéir, non par obligation qu’on y ait à cause qu’on s’est soumis à son empire (car, en ce chapitre, j’ai supposé que cette sorte de personnes séditieuses ne savent pas si elles sont obligées au-delà de ce qui leur semble bon et juste pour leur particulier intérêt), mais parce que ce chef est estimé vaillant et grand capitaine et qu’il est poussé d’une même passion de vengeance. Si ces quatre circonstances favorisent des personnes ennuyées de l’état présent des affaires, et qui se rendent juges du droit de leurs actions, il ne leur manque plus qu’un homme turbulent, haut à la main, et factieux, qui donne le premier branle au trouble et à la sédition.


XII. Salluste nous dépeint Catilina, qui fut, à mon avis, l’homme du monde le plus propre à émouvoir des séditions, comme ayant assez d’éloquence, mais peu de sagesse. Auquel endroit il sépare judicieusement la sagesse de l’éloquence, donnant cette dernière à un homme né à troubler le monde, comme une pièce fort nécessaire à ce mauvais dessein ; et réservant l’autre pour ceux qui ne pensent qu’au bien de la paix. Or, il y a de deux sortes d’éloquence, l’une qui explique clairement et également les pensées et les conceptions de l’âme ; et qui se tire en partie de la considération des choses mêmes, et en partie d’une connaissance exacte de la force des paroles en leur propre signification ; l’autre qui émeut les affections de l’âme (comme l’espérance, la crainte, la pitié, la colère) et que l’on emprunte de l’usage métaphorique des paroles, qui est d’un merveilleux effet pour le mouvement des passions. La première bâtit son discours sur de vrais principes, et l’autre sur les opinions reçues, quelles qu’elles soient. Celle-là se nomme logique, et celle-ci rhétorique. L’une se propose la vérité pour sa fin et l’autre la victoire. L’une et l’autre a son usage. La première, dans les délibérations et la seconde, dans les exhortations. Car la logique ne doit jamais être séparée du bon sens et de la sagesse ; mais la rhétorique s’en éloigne presque toujours. Au reste, que cette puissante éloquence peu soucieuse de la vérité et de la connais­sance des choses, c’est-à-dire, qui n’a guère d’affinité avec la sagesse, soit le vrai caractère de ceux qui excitent la populace aux remuements, on le peut recueillir de cela même qu’ils osent entreprendre. Car ils ne pourraient pas abreuver le peuple de cette absurdité d’opinions contraires à la paix et à la société civile, s’ils n’en étaient imbus les premiers ; ce qui marque une ignorance dont un homme sage serait inca­pable. En effet, quelle sagesse médiocre peut-on attribuer à un homme qui ignore d’où c’est que les lois puisent leur force ; quelles sont les règles du juste et de l’injuste, de l’honnête et du déshonnête, du bien et du mal ; ce qui cause et ce qui conserve ou qui détruit la paix parmi le genre humain ; quelle différence il y a entre le mien et le tien ; et enfin ce qu’il voudrait qu’on fit à lui-même, pour le pratiquer envers les autres ? Mais, ce qu’ils peuvent mettre en furie leurs auditeurs, dont la tête était déjà mal faite ; ce qu’ils peuvent faire paraître le mal qu’ils endurent pire qu’il n’est et en faire imaginer a ceux qui n’en souffrent point du tout ; ce qu’ils peuvent les remplir de belles espérances et leur aplanir les précipices, sans aucune apparence de raison, c’est une faculté qu’ils doivent à cette sorte d’éloquence qui ne représente pas les choses telles qu’elles sont et qui, ne se proposant que d’émouvoir des tempêtes dans l’âme, fait sembler toutes choses à ceux qui écoutent, telles qu’elles sont dans le cerveau de celui qui parle, et qui est le premier dans l’agitation.


XIII. Plusieurs, même de ceux qui ne sont pas mal affectionnés au bien de l’État, contribuent quelquefois beaucoup à disposer les esprits des peuples aux séditions, en ce qu’ils enseignent à la jeunesse dans les écoles, qu’ils prêchent dans les chaires publiques, des doctrines conformes aux opinions que j’ai touchées. Il est vrai qu’en cela ils pèchent par ignorance, plutôt que par malice destinée. Mais, ceux qui veulent mettre en œuvre ces dispositions, butent à cela comme au plus prompt moyen de contenter leur ambition, premièrement, de faire conspirer et d’unir en une faction tous ces esprits mal affectionnés au gouvernement ; puis de se rendre les chefs du parti, ou de s’y acquérir un grand crédit. Ils forment la faction en se portant pour entremetteurs et interprètes des conseils et des actions de chacun, et en nommant des personnes, et assignant des lieux ou l’on se puisse assembler et entrer en délibération des moyens par lesquels on réformera le gouvernement de l’État selon la fantaisie ou l’intérêt des particuliers. Et afin qu’ils puissent dominer sur leurs compagnons, il faut qu’ils cabalent dans la faction, c’est-à-dire, qu’ils tiennent à part des assemblées secrètes avec quelques-uns de leur confidents, où ils conviennent de ce qu’ils auront à propo­ser en l’assemblée générale, de l’ordre des matières, des personnes qui agiront les premières et de l’adresse avec laquelle on gagnera les plus puissants, et ceux qui sont dans le parti en plus haute réputation parmi le vulgaire. Après quoi, lorsque leur cabale est assez forte et qu’ils en sont les maîtres par leur éloquence, ils excitent toute la faction à prendre les armes ; ainsi ils oppriment quelquefois la république tout à coup, à savoir lorsqu’il n’y a point de factions contraires, ou ils la déchirent par des guerres civiles. Car la folie et l’éloquence concourent à la subversion des États, de la même façon que les filles de Pelée, roi de Thessalie, conspirèrent dans la fable avec cette fameuse Médée contre leur propre père. Ces mal avisées voulant faire rajeunir ce vieillard décrépit, le mirent en pièces par le conseil de Médée, le firent bouillir dans une chaudière et s’attendirent après cela, inutilement, de le voir revivre. Le vulgaire n’est pas moins fou que ces malheureuses filles de Pelée, lorsque, voulant renouveler le gouvernement de l’État à la persuasion de quelque ambitieux (qui se sert de son éloquence comme Médée se servait de sa magie), après avoir divisé et déchiré la république, le plus souvent il la consume plutôt qu’il ne la réforme, par un embrasement inextinguible.