Traduction par Samuel Sorbière.
Société Typographique (Volume 1 des Œuvres philosophiques et politiquesp. 58-77).

Section I : La liberté


De l’état des hommes hors de la société civile

CHAPITRE PREMIER

SOMMAIRE

I. Introduction à ce discours. II. Que la crainte réciproque a été le commen­cement de la société civile. III. Que les hommes sont naturellement égaux entre eux. IV. D’où leur naît cette mutuelle volonté de se nuire les uns aux autres. V. La discorde vient de la comparaison des esprits. VI. Du désir que plusieurs ont d’une même chose. VII. Définition du droit. VIII. Que le droit à la fin donne le droit aux moyens nécessaires. IX. Que par le droit de nature chacun est juge des moyens de sa conservation. X. Que par le droit de nature toutes choses appartiennent à tous. XI. Que ce droit commun demeure inutile. XII. Que l’état des hommes hors de la société est une guerre perpé­tuelle. XIII. Définition de la guerre et de la paix. XIV. Que la guerre est con­traire à la conservation des hommes. XV. Que par le droit de nature il est permis à chacun de contraindre un autre qui sera en sa puissance, afin de s’assurer de son obéissance pour l’avenir. XVI. Que la nature enseigne qu’il faut chercher la paix.


I. Les facultés de la nature humaine peuvent être réduites sous quatre genres, la force du corps, l’expérience, la raison et les affections. Je commencerai par elles la doctrine que j’ai envie de traiter en ce livre ; et tout premièrement je dirai de quel esprit les hommes qui sont doués de ces puissances-là sont portés, les uns envers les autres. Je rechercherai ensuite, s’il est vrai que les hommes soient nés propres à la société, et à se conserver contre des ouvrages et des violences réciproques. S’ils le sont, je tâcherai de découvrir quelle faculté les en rend capables. Enfin, passant plus outre, aussi loin que mon raisonnement pourra aller, je montrerai quel conseil il a fallu nécessairement prendre là-dessus, quelles sont les conditions de la société, ou de la paix humaine ; c’est-à-dire, en changeant de nom, quelles sont les lois fondamen­tales de la nature.


II. La plupart de ceux qui ont écrit touchant les républiques, supposent ou deman­dent, comme une chose qui ne leur doit pas être refusée, que l’homme est un animal politique, [en grec dans le texte] selon le langage des Grecs, né avec une certaine disposition naturelle à la société. Sur ce fondement-là ils bâtissent la doctrine civile ; de sorte que pour la conservation de la paix, et pour la conduite de tout le genre hu­main, il ne faut plus rien sinon que les hommes s’accordent et con­vien­nent de l’obser­vation de certains pactes et conditions, auxquelles alors ils donnent le titre de lois. Cet axiome, quoique reçu si communément, ne laisse pas d’être faux, et l’erreur vient d’une trop légère contemplation de la nature humaine. Car si l’on considère de plus près les causes pour lesquelles les hommes s’assemblent, et se plaisent à une mutuelle société, il apparaîtra bientôt que cela n’arrive que par acci­dent, et non pas par une disposition nécessaire de la nature. En effet, si les hommes s’entr’aimaient naturelle­ment, c’est-à-dire, en tant qu’hommes, il n’y a aucune raison pourquoi chacun n’aime­rait pas le premier venu, comme étant autant homme qu’un autre ; de ce côté-là, il n’y aurait aucune occasion d’user de choix et de préférence. je ne sais aussi pour­quoi on converserait plus volontiers avec ceux en la société desquels on reçoit de l’honneur ou de l’utilité, qu’avec ceux qui la rendent à quelque autre. Il en faut donc venir là, que nous ne cherchons pas de compagnons par quelque instinct de la nature ; mais bien l’honneur et l’utilité qu’ils nous apportent ; nous ne désirons des personnes avec qui nous conversions, qu’à cause de ces deux avantages qui nous en reviennent. On peut remarquer à quel dessein les hommes s’assemblent en ce qu’ils font étant assemblés. Si c’est pour le commerce, l’intérêt propre est le fondement de cette socié­té ; et ce n’est pas pour le plaisir de la compagnie, qu’on s’assemble, mais pour l’avan­ce­ment de ses affaires particulières. S’il y a du devoir ou de la civilité en cet assem­blage, il n’y a pourtant pas de solide amitié comme vous voyez dans le palais, où diverses personnes concourent, et qui s’entre-craignent plus qu’elles ne s’entr’aiment ; d’où naissent bien quelquefois des factions, mais d’où il ne se tire jamais de la bienveillance. Si les assemblées se forment à cause du divertisse­ment qu’on y reçoit, remarquez-y, je vous prie, comme chacun se plaît surtout aux choses qui font rire ; et cela sans doute afin qu’il puisse (telle étant à mon avis la nature du ridicule) avoir davantage de complaisance pour ses belles qualités, par la comparaison qu’il en fait avec les défauts et les infirmités de quelque autre de la troupe. Mais bien que cette petite satisfaction soit assez souvent fort innocente, il en est pourtant manifeste que ceux qui la goûtent se plaisent à la gloire, plutôt qu’à la société en laquelle ils la trouvent. Au reste, en ces assemblées-là, on picote les absents, on examine toute leur vie, toutes leurs actions sont mises sur le tapis, on en fait des sujets de raillerie, on épluche leurs paroles, on en juge, et on les condamne avec beaucoup de liberté. Ceux qui sont de ce concert ne sont pas épargnés, et dès qu’ils ont tourné le dos, on les traite de la même sorte dont ils ont traité les autres : ce qui me fait grandement approu­ver le conseil de celui qui se retirait toujours le dernier d’une compagnie. Ce sont là les véritables délices de la société. Nous nous y portons naturellement, c’est-à-dire, par les affections qui nous sont communes avec le reste des animaux, et n’en sommes détournés que par quelque dommage qui nous en arrive, ou par les préceptes de la sagesse (dont plusieurs ne sont jamais capables) qui réfrène l’appétit du présent par la mémoire du passé. Hors de ces entretiens-là, le discours de diverses personnes, qui y sont fort éloquentes, devient froid et stérile. S’il arrive à quelqu’un des assistants de raconter quelque petite histoire, et que l’un d’entre eux parle de soi-même, chacun voudra faire le semblable. Si quelqu’un récite quelque étrange aventure, vous n’enten­drez de tous les autres que des miracles, et on en forgera plutôt que d’en manquer. Et pour ne pas oublier en cet endroit ceux qui font profession d’être plus sages que les autres, si c’est pour philo­sopher qu’on s’assemble ; autant d’hommes qu’il y aura dans un auditoire, ce seront autant de docteurs. Il n’y en aura pas un qui ne se sente capa­ble, et qui ne se veuille mêler d’enseigner les autres ; et de cette concurrence naîtra une haine mutuelle, au lieu d’une amitié réciproque. Il est donc évident par ces expé­riences, à ceux qui considè­rent attentivement les affaires humaines, que toutes nos assemblées, pour si libres qu’elles soient, ne se forment qu’à cause de la nécessité que nous avons les uns des autres, ou du désir d’en tirer de la gloire ; si nous ne nous proposions de retirer quel­que utilité, quelque estime, ou quelque honneur de nos compagnons en leur société, nous vivrions peut-être aussi sauvages que les autres animaux les plus farouches. La même conclusion se peut recueillir par un raisonne­ment, sur les définitions de la volonté, du bien, de l’honneur, et de l’utile. Car puisque c’est volontairement que la société est contractée, on y recherche l’objet de la volonté, c’est-à-dire, ce qui semble bon à chacun de ceux qui y entrent. Or ce qui paraît bon est agréable, et appartient à l’esprit ou à ses organes. Tout le plaisir de l’âme consiste en la gloire (qui est une certaine bonne opinion qu’on a de soi-même) ou se rapporte à la gloire. Les autres plaisirs touchent les sens, ou ce qui y aboutit, et je les embrasse tous sous le nom de l’utile. je conclus donc derechef, que toutes les sociétés sont bâties sur le fondement de la gloire et des commodités de la vie ; et qu’ainsi elles sont contractées par l’amour-propre, plutôt que par une forte inclination que nous ayons pour nos semblables. Cependant il y a cette remarque à faire, qu’une société fondée sur la gloire ne peut être ni de beaucoup de personnes, ni de longue durée ; parce que la gloire, de même que l’honneur, si elle se communique à tous sans exception, elle ne se communique à personne ; la raison en est, que la gloire dépend de la comparaison avec quelque autre, et de la prééminence qu’on a sur lui ; et comme la communauté de l’honneur ne donne à personne occasion de se glorifier, le secours d’autrui qu’on a reçu pour monter à la gloire en diminue le prix. Car on est d’autant plus grand et à estimer, qu’on a eu de propre puissance, et moins d’assistance étrangère. Mais bien que les commodités de cette vie puissent recevoir augmentation par l’assistance mutuelle que nous nous prêtons, il est pourtant certain qu’elles s’avancent davantage par une domination absolue, que par la société ; d’où il s’ensuit, que si la crainte était ôtée de parmi les hommes, ils se porteraient de leur nature plus avidement à la domination, qu’à la société. C’est donc une chose tout avérée, que l’origine des plus grandes et des plus durables sociétés, ne vient point d’une réciproque bienveillance que les hommes se portent, mais d’une crainte mutuelle qu’ils ont les uns des autres.


  • [Né avec une certaine disposition naturelle.] « Trouvant, comme nous faisons, la société humaine déjà actuellement établie ; ne voyant personne qui vive hors d’elle : mais bien que tous les hommes sont désireux de compagnie et d’entretien ; il peut sembler que je fais une lourde faute, et que je pose une pierre d’achop­pement dès l’entrée de cette doctrine civile à ceux qui prendront la peine de la lire, quand je dis que l’homme n’est pas né avec une disposition naturelle à la société. Il faut donc que je m’explique plus nettement. Il est vrai que selon la nature ce serait une chose fâcheuse à l’homme, en tant qu’homme, c’est-à-dire, dès qu’il est né, de vivre dans une perpétuelle solitude. Car, et les enfants pour vivre, et les plus avancés en âge pour mieux vivre ont besoin de l’assistance des autres hommes. De sorte que je ne nie pas que la nature ne nous contraigne à désirer la compagnie de nos semblables. Mais les sociétés civiles ne sont pas de simples assemblées, où il n’y ait qu’un concours de plusieurs animaux de même espèce : elles sont outre cela des alliances et des ligues soutenues par des arti­cles qu’on a dressées et cimentées par une fidélité qu’on s’est promise. La force de ces pactes est ignorée des enfants et des idiots ; et leur utilité n’est pas connue de ceux qui n’ont point éprouvé les incommodités que le défaut de société entraîne. D’où vient que ni ceux-là ne peuvent point contracter de société, parce qu’ils ne savent ce que c’est ; ni ceux-ci ne se soucient point de la contracter, parce qu’ils en ignorent les avantages. Et de là il appert que, puisque les hommes sont enfants lorsqu’ils naissent ; ils ne peuvent pas être nés capables de société civile ; et que plusieurs (ou peut-être la plupart) par maladie d’esprit, ou par faute de discipline, en demeu­rent incapables toute leur vie. Cependant les uns et les autres, les enfants et les adultes, ne laissent pas de participer à la nature humaine. Ce n’est donc pas la nature, mais la discipline qui rend l’homme propre à la société. D’ailleurs encore que l’homme désirât naturellement la société, il ne s’ensuivrait pas qu’il fût né sociable, je veux dire, avec toutes les conditions requises pour la contracter : il y a loin d’un mouvement de désir, à une solide capacité de quelque chose. Ceux-là mêmes dont l’orgueil ne daigne pas de rece­voir Les justes conditions, sans lesquelles la société ne saurait être établie, ne laissent pas de la désirer, et de porter quelques-unes de Leurs pensées à ce d’où le dérèglement de leur passion les éloigne. »


Remarque :

  • [Mais d’une crainte mutuelle.] « On m’a fait cette objection, que tant s’en faut que les hommes pussent contracter par la crainte mutuelle une société civile, qu’au contraire s’ils s’entre-craignaient ainsi, ils n’eussent pu supporter la vue des uns des autres. Il me semble que ces messieurs confondent la crainte avec la terreur et l’aversion. De moi, je n’entends, par ce premier terme, qu’une nue appréhension ou prévoyance d’un mal à v enir. Et je n’estime pas que la fuite seule soit un effet de la crainte : mais aussi le soupçon, la défiance, la précaution, et même je trouve qu’il y a de la peur en tout ce dont on se prémunit et se fortifie contre la crainte. Quand on va se coucher, on ferme les portes ; quand on voyage, on prend une épée, à cause qu’on craint les voleurs. Les républiques met­tent des garnisons sur leurs frontières ; les villes ont accoutumé de se fermer de fortes murailles contre leurs voisins. Les plus puissantes armées, et prêtes à combattre, traitent quelquefois de la paix par une crainte réciproque qui arrête leur furie. Les hommes se cachent dans les ténèbres, ou s’enfuient de crainte, quand ils n’ont pas d’autre moyen de pourvoir à leur sûreté ; le plus souvent ils prennent des armes défensives. De sorte que selon l’équipage auquel on les rencontre, on peut juger de l’état de leur âme, et quelle place y occupe cette lâche passion. En un moi, soit qu’on en vienne aux mains, ou que d’un commun accord on quitte les armes, la victoire ou le consentement des parties forment la société civile, et je trouve en l’un et en l’autre qu’il y a quelque mélange de cette crainte réciproque. »


III. La cause de la crainte mutuelle dépend en partie de l’égalité naturelle de tous les hommes, en partie de la réciproque volonté qu’ils ont de nuire. Ce qui fait que ni nous ne pouvons attendre des autres, ni nous procurer à nous-mêmes quelque sûreté. Car si nous considérons des hommes faits, et prenons garde à la fragilité dela struc­ture du corps humain (sous les ruines duquel toutes les facultés, la force, et la sagesse, qui nous accompagnent demeurent accablées) et combien aisé il est au plus faible de tuer l’homme du monde le plus robuste, il ne nous restera point de sujet de nous fier à nos forces, comme si la nature nous avait donné par là quelque supériorité sur les autres. Ceux-là sont égaux, qui peuvent choses égales. Or ceux qui peuvent ce qu’il y a de plus grand et de pire, à savoir ôter la vie, peuvent choses égales. Tous les hommes donc sont naturellement égaux. L’inégalité qui règne maintenant a été introduite par la loi civile.

IV. La volonté de nuire en l’état de nature est aussi en tous les hommes : mais elle ne procède pas toujours d’une même cause, et n’est pas toujours également blâmable. Il y en a qui, reconnaissant notre égalité naturelle, permettent aux autres tout ce qu’ils se permettent à eux-mêmes ; et c’est là vraiment un effet de modestie et de juste estimation de ses forces. Il y en a d’autres qui, s’attribuant une certaine supériorité, veulent que tout leur soit permis, et que tout l’honneur leur appartienne : en quoi ils font paraître leur arrogance. En ceux-ci donc la volonté de nuire naît d’une vaine gloi­re, et d’une fausse estimation de ses forces. En ceux-là elle procède d’une nécessité inévitable de défendre son bien et sa liberté contre l’insolence de ces derniers.


V. D’ailleurs, comme de tout temps, les hommes ont disputé avec beaucoup de chaleur de la gloire de l’esprit, il faut nécessairement que, de cette contention, nais­sent de très grandes discordes. En effet, c’est une chose fort déplaisante de souffrir de la contradiction, et c’est fâcher quelqu’un que de ne prêter pas son consentement à ce qu’il dit. Car en n’étant pas de son avis, on l’accuse tacitement d’erreur, et en le cho­quant à tout propos, cela vaut autant que si on l’accusait tout haut d’être un imper­tinent. Cela est manifeste dans les guerres de diverses sectes d’une religion, et dans les diverses factions d’une même république, qui sont les plus cruelles de toutes celles qui se font, et où il ne s’agit que de la vérité des doctrines, et de la prudence politique. Le plus grand plaisir, et la plus parfaite allégresse qui arrive à l’esprit, lui vient de ce qu’il en voit d’autres au-dessous de soi, avec lesquels se comparant, il a une occasion d’entrer en une bonne estime de soi-même. Or, dans cette complaisance, il est presque impossible qu’il ne s’engendre de la haine, ou que le mépris n’éclate par quelque risée, quelque parole, quelque geste, ou quelque autre signe ; ce qui cause le plus sensible de tous les déplaisirs, et l’âme ne reçoit point de blessure qui lui excite une plus forte passion de vengeance.


VI. Mais la plus ordinaire cause qui invite les hommes au désir de s’offenser, et de se nuire les uns aux autres est, que plusieurs recherchant en même temps une même chose, il arrive fort souvent qu’ils ne peuvent pas la posséder en commun, et qu’elle ne peut pas être divisée. Alors il faut que le plus fort l’emporte, et c’est au sort du combat à décider la question de la vaillance.


VII. Donc, parmi tant de dangers auxquels les désirs naturels des hommes nous exposent tous les jours, il ne faut pas trouver étrange que nous nous tenions sur nos gardes, et nous avons malgré nous à en user de la sorte. Il n’y a aucun de nous qui ne se porte à désirer ce qui lui semble bon, et à éviter ce qui lui semble mauvais, surtout à fuir le pire de tous les maux de la nature, qui sans doute est la mort. Cette inclina­tion ne nous est pas moins naturelle, qu’à une pierre celle d’aller au centre lorsqu’elle n’est pas retenue. Il n’y a donc rien à blâmer ni à reprendre, il ne se fait rien contre l’usage de la droite raison, lorsque par toutes sortes de moyens, on travaille à sa conservation propre, on défend son corps et ses membres de la mort, ou des douleurs qui la précèdent. Or tous avouent que ce qui n’est pas contre la droite raison est juste, et fait à très bon droit. Car par le mot de juste et de droit, on ne signifie autre chose que la liberté que chacun a d’user de ses facultés naturelles, conformément à la droite raison. D’où je tire cette conséquence que le premier fondement du droit de la nature est que chacun conserve, autant qu’il peut, ses membres et sa vie.

VIII. Or, parce que ce serait en vain qu’on aurait droit de tendre à une fin, si on n’avait aussi le droit d’employer tous les moyens nécessaires pour y parvenir, il s’ensuit que, puisque chacun a droit de travailler à sa conservation, il a pareillement droit d’user de tous les moyens, et de faire toutes les choses sans lesquelles il ne se pourrait point conserver.


IX. Mais de juger si les moyens desquels quelqu’un se servira, et si les actions qu’il fera pour la conservation de sa vie, ou de ses membres, sont absolument néces­saires, ou non, c’est à lui du salut duquel il s’agit ; il en est le plus compétent juge selon le droit de nature. Et pour vous le montrer : si c’est une chose qui choque la droite raison que je juge du danger qui me menace, établissez-en donc juge quelque autre. Cela étant, puisqu’un autre entreprend de juger de ce qui me regarde ; pourquoi, par la même raison et selon l’égalité naturelle qui est entre nous, ne jugerai-je point réciproquement de ce qui le touche  ? Je me trouve donc fondé en la droite raison, c’est-à-dire, dans le droit de nature, si j’entreprends de juger de son opinion, d’exami­ner combien il importe que je la suive à ma conservation.


X. D’ailleurs la nature a donné à chacun de nous égal droit sur toutes choses. Je veux dire que dans un état purement naturel, * et avant que les hommes se fussent mutuellement attachés les uns aux autres par certaines conventions, il était permis à chacun de faire tout ce que bon lui semblait contre qui que ce fût, et chacun pouvait posséder, se servir, et jouir de tout ce qui lui plaisait. Or, parce que, lorsqu’on veut quelque chose, dès là, elle semble bonne, et que ce qu’on la désire est une marque de sa véritable nécessité, ou une preuve vraisemblable de son utilité à la conservation de celui qui la souhaite (au précédent article, j’ai montré que chacun est juge compétent de ce qui lui est vraiment utile ; de sorte qu’il faut tenir pour nécessaire tout ce qu’il juge tel) et que, par l’art. VII, on a, et on fait par droit de nature tout ce qui contribue à sa propre défense, et à la conservation de ses membres, il s’ensuit, dis-je, qu’en l’état de nature, chacun a droit de faire et de posséder tout ce qu’il lui plaît. D’où vient ce commun dire, que la Nature a donné toutes choses à tous : et d’où il se recueille, qu’en l’état de nature, l’utilité est la règle du droit.


Remarque :

  • [Dans un état purement naturel.] « Il faut entendre ceci de cette sorte, qu’en l’état de nature il n’y a point d’injure en quoi qu’un homme fasse contre quelque autre. Non qu’en cet état-là il soit impossible de pécher contre la majes­té divine, et de violer les lois naturelles. Mais de commettre quelque injus­tice envers les hommes, cela suppose qu’il y ait des lois humaines, qui ne sont pour­tant pas encore établies en l’état de nature, dont nous parlons. La vérité de ma proposition en ce sens-là est assez évidemment démontrée aux articles immé­dia­tement précédents, si le lecteur veut s’e n souvenir. Mais parce qu’en certain cas, cette conclusion a quelque chose de dur, qui peut faire oublier les prémices, je veux resserrer Mm raisonnement, afin que d’un seul coup d’œil on le puisse voir tout entier. Par l’art. VII chacun a droit de se conserver. Il a donc droit d’user de tous les moyens nécessaires pour cette fin, par l’art. VIII. Or les moyens nécessaires sont ceux que chacun estime tels en ce qui le touche, par l’art. IX. Donc chacun a droit de faire, et de posséder tout ce qu’il jugera néces­saire à sa conservation. Et par conséquent la justice, ou l’injustice d’une action dépendent du jugement de celui qui la fait, ce qui le tirera toujours hors de blâme, et justifiera son procédé. D’où il s’ensuit que dans un état purement naturel, etc. Mais si quelqu’un prétend qu’une chose, à laquelle il sait bien en sa conscience qu’il n’a aucun intérêt, regarde sa conservation, en cela il pèche contre les lois naturelles ; comme je montrerai bien au long au troisième chapitre. On m’a fait cette objection : si quelqu’un commet un parricide, ne fait-il point de tort à son père  ? à quoi j’ai répondu : qu’on ne peut pas concevoir qu’un enfant soit dans un état purement naturel, à cause que, dès qu’il est né, il est sous la puissance et sous le commandement de celui à qui il doit sa conservation, comme de son père et de sa mère, ou de celui qui lui donne les aliments et les choses nécessaires à sa subsistance. Ce que je démontrerai au neuvième chapitre. »


XI. Mais il n’a pas été expédient pour le bien des hommes, qu’ils eussent en commun ce droit sur toutes choses. Car il leur fût demeuré inutile, tel étant l’effet de cette puissance, que c’eût été presque de même que s’ils n’en eussent eu aucune communication, puisqu’en l’usage, ils n’en eussent pu tirer aucune prérogative. A la vérité, chacun eût bien pu dire de toutes choses, cela m’appartient ; niais la possession n’en eût pas été si aisée, à cause que le premier venu, jouissant du même droit, et avec une force égale, y eût eu de pareilles prétentions, et se la fût appropriée avec une autorité semblable.


XII. Si vous ajoutez à cette inclination naturelle que les hommes ont de se nuire les uns aux autres, et qui dérive peut-être de cette vaine opinion qu’ils ont d’eux­-mêmes, ce droit de chacun sur toutes choses, suivant lequel, comme il est permis d’envahir, on peut aussi légitimement se défendre, et d’où naissent des soupçons et des défiances continuelles, qui ne laisseront jamais l’esprit en repos, étant très diffi­cile, pour si bien qu’on se tienne sur des gardes, qu’enfin on ne soit opprimé par la ruse ou par la violence d’un ennemi qui tâche sans cesse de nous surprendre.


XIII. Si vous considérez, dis-je, attentivement ces deux choses, vous m’avouerez sans doute que l’état naturel des hommes, avant qu’ils eussent formé des sociétés, était une guerre perpétuelle, et non seulement cela, mais une guerre de tous contre tous. Car qu’est autre chose la guerre que cette saison pendant laquelle on déclare de paroles et d’effet la volonté qu’on a de combattre ? Le reste du temps est ce qu’on nomme la paix.


XIV. Or il est aisé de juger combien la guerre est mal propre à la conservation du genre humain, ou même de quelque homme que ce soit en particulier. Mais cette guerre doit être naturellement d’une éternelle durée en laquelle il n’y a pas à espérer, à cause de l’égalité des combattants, qu’aucune victoire la finisse : car les vainqueurs se trouvent toujours enveloppés dans de nouveaux dangers, et c’est une merveille de voir mourir un vaillant homme chargé d’années et accablé de vieillesse. Nous avons en ce siècle un exemple de ce que je dis chez les Américains ; et dans les âges passés, nous en avons eu chez les autres nations, qui maintenant sont civilisées et florissantes, mais qui alors étaient en petit nombre, sauvages, pauvres, hideuses, et privées de ces ornements et de ces avantages que la paix et la société apportent à ceux qui les cultivent. Celui qui estimerait qu’il faut demeurer en cet état auquel toutes choses sont permises à tous, se contredirait soi-même : car chacun désire par une nécessité natu­relle ce qui lui est bon, et il n’y a personne qui puisse estimer que cette guerre de tous contre tous, attachée nécessairement à l’état naturel, soit une bonne chose. Ce qui fait que, par une crainte mutuelle, nous désirons de sortir d’un état si incommode, et recherchons la société ; en laquelle s’il faut avoir de guerre, du moins elle n’est pas sans secours, ni de tous contre tous.


XV. On cherche des compagnons qu’on s’associe, de vive force, ou par leur con­sen­tement. La première façon s’exerce quand le vainqueur contraint le vaincu à le servir par la crainte de la mort, ou par les chaînes dont il le lie. La dernière se prati­que lorsqu’il se fait une alliance pour le mutuel besoin que les parties ont l’une de l’autre, d’une volonté fraîche et sans souffrir de contrainte. Le vainqueur a droit de con­traindre le vaincu, et le plus fort d’obliger le plus faible (comme celui qui se porte bien d’obliger le malade, et l’homme fait de contraindre un jeune garçon) s’il n’aime mieux perdre la vie, à lui donner des assurances pour l’avenir qu’il se tiendra dans l’obéissance. Car puisque le droit de nous protéger nous-mêmes selon notre fantaisie vient des dangers auxquels nous sommes exposés, et que ces dangers naissent de l’égalité qui est entre nous, il semble plus conforme à la raison, et un expédient bien plus court pour notre conservation, en nous servant de l’occasion présente, de pour­voir à notre sûreté par une judicieuse précaution, que d’attendre que ces personnes-là mal intentionnées soient remises en santé, ou venues en âge de se soustraire à notre puissance, ce qui nous obligerait de tenter par l’incertitude du combat une nouvelle victoire. Certainement il ne se peut rien imaginer de plus absurde, que de laisser prendre de nouvelles forces à celui qu’on tient tout faible sous sa puissance, et qui les ayant recouvrées s’en servirait infailliblement à notre ruine. D’où cette conclusion est manifeste que je tire en forme de corollaire des démonstrations précédentes, qu’en l’état naturel des hommes, une puissance assurée, et qui ne souffre point de résistance, confère le droit de régner et de commander à ceux qui ne peuvent pas résister : de sorte que la toute-puissance possède essentiellement et immédiatement le droit de faire tout ce que bon lui semble.


XVI. Toutefois à cause de cette égalité de forces, et d’autres facultés, qui se trouve parmi les hommes en l’état de nature, c’est-à-dire en l’état de guerre, personne ne peut être assuré de sa conservation, ni espérer d’atteindre à une bien longue mesure de vie. C’est pourquoi je mets au rang des lois naturelles ce que je m’en vais montrer au chapitre suivant, que la droite raison nous enseigne de chercher la paix, dès qu’il y a quelque espérance de la rencontrer, ou de nous préparer à la guerre, lorsqu’il nous est impossible de l’obtenir.