Le Citoyen/Avertissement du traducteur
Société Typographique, (Volume 1 des Œuvres philosophiques et politiques, p. 504-518).
AVERTISSEMENT DU TRADUCTEUR
Ajouté après la publication de cet ouvrage.
Ceux qui blâment la politique de M. Hobbes, me feraient plaisir de la réfuter, et je leur promets que s’ils prenaient la peine d’écrire en latin, je m’occuperais volontiers à traduire leur ouvrage. En effet, je n’ai mis en notre langue les raisonnements de ce philosophe à autre dessein que d’exciter les doctes à en entreprendre la réfutation. Car, comme je vois qu’il était fort recherché des curieux, et que trois éditions latines allaient être distribuées, sans que personne eût encore détruit, ni même attaqué ce système des fondements de la vie civile, je pensai que peut-être s’il était lu de quantité de beaux esprits qu’il y a en France (d’autant plus capables d’un raisonnement solide et désintéressé, qu’ils sont dépouillés des préoccupations qu’on revêt dans le cours des études) il se trouverait enfin quelqu’un qui écrirait solidement à l’encontre.
Je suis donc bien éloigné de soutenir les opinions que j’ai traduites, ainsi que je l’ai protesté dans mon Épître, puisqu’il ne me saurait rien arriver de plus agréable que de les voir réfutées. Et on ne doit pas trouver étrange que je les aie toutes rendues le plus fidèlement qu’il m’a été possible. Le choix que j’en eusse pu faire m’eût été bien difficile, vu la diversité des goûts dont les hommes sont partagés, et j’eusse contrevenu directement au devoir d’un fidèle interprète. De sorte que je souhaiterais bien que le lecteur eût été averti de ma bonne intention lorsque je publiai ce travail, et que ce que j’ajoute maintenant eût prévenu les soupçons de ceux qui ne connaissent pas assez ma franchise, ou qui ne sont pas poussés comme moi d’une louable curiosité d’entendre les pensées de tous ceux qui sont en quelque réputation de raisonner mieux que le vulgaire.
Il me suffit qu’un auteur soit en estime auprès des personnes judicieuses, pour exciter mon désir de le connaître. Je n’entreprends jamais de juger absolument de la vérité des raisons qu’il a déduites, et ne présume pas tant de moi-même, que de penser que mon sentiment doive être la règle de celui des autres. le crois bien plutôt qu’il a été fort bien dit, que chacun abonde en son sens ; et que de même qu’en un festin on laisse à chacun la liberté de manger la viande qui est le plus à son goût ; aussi en la lecture des livres, on ne doit contraindre personne, mais permettre à chacun de goûter, comme bon lui semble, les endroits qu’il trouve les meilleurs, sans déclamer pourtant contre les autres.
Et certes, il est à craindre que ceux qui y procèdent autrement et qui ne gardent pas cette modération, ne se démentent enfin eux-mêmes et ne tombent en quelque honteuse contradiction. Car n’étant pas toujours disposés d’une même sorte, combien de fois nous peut-il arriver de changer de sentiment, et de comprendre, en une lecture réitérée, ce par-dessus quoi nous avons passé et que nous n’avions pas entendu à la première. Il n’y a aucun de nous à qui peut-être cela ne soit arrivé fort souvent, et cependant nous avons peu profité de ces expériences de la faiblesse de notre esprit, nous laissant emporter ensuite à la témérité de condamner tout ce qui est échappé à l’attention d’une première lecture.
M’abstenant donc de prononcer contre ce qui n’est pas de mon approbation, ou de mon intelligence, je trouve de quoi me contenter en toutes sortes d’études, et de quoi remercier tous ceux qui s’évertuent ; au lieu que j’en vois plusieurs qui font un supplice du plus innocent et du plus agréable amusement de la vie, et qui conçoivent des animosités étranges contre des auteurs, à la bonne volonté desquels ils devraient plutôt témoigner quelque gratitude. De moi je sais bon gré, et me sens obligé à tous ceux qui ont daigné nous communiquer leurs belles pensées, quelque succès qu’ait eu leur entreprise.
De vrai il me semble que c’est en eux une grande bonté, que de nous faire participants de leurs plus secrets entretiens, et que c’est en user bien généreusement que de mépriser pour notre satisfaction les censures auxquelles ils s’exposent. le ne doute pas que la rigueur et l’injustice qu’elles exercent ne nous aient envié plusieurs excellents ouvrages, qui n’ont servi qu’au divertissement de peu de personnes et desquels pourtant la publication était plus importante que celle de cent mille autres, qui ont osé paraître au jour, pendant que ceux-là ont demeuré ensevelis dans la poussière.
Sur quoi je dirai, que la hardiesse de ces médiocres écrivains n’a pas moins de fondement que la retenue des autres.
Car ceux-ci tâchant de ne tomber pas dans des redites inutiles, n’écrivent que pour ceux qui ont déjà beaucoup d’acquis et commencent d’ordinaire leurs raisonnements là où les autres les finissent ; si bien que leurs pensées supposent que le lecteur est venu de soi-même au lieu où elles vont prendre pour le conduire plus avant. Mais ceux-là, au contraire, délivrés du scrupule que les autres ont de traiter des matières triviales, entassent indifféremment tout ce qu’ils peuvent ramasser, ne rejetant rien de ce qui peut grossir leurs volumes, et même les choses les plus communes leur sont les meilleures, parce qu’elles se rencontrent en plus grand nombre, et qu’elles sont les plus accommodées à la portée du vulgaire. Or, comme les lecteurs de cette classe sont fort épais et composent la plus grande partie de ceux qui se mêlent de juger des livres, ce n’est pas de merveille que les plumes les plus grossières aient plus de hardiesse à publier leurs ouvrages, que celles qui sont mieux taillées. Car encore que nous devions avoir pour indifférent le jugement de la multitude, pourvu que les plus honnêtes gens estiment ce que nous faisons, il faut pourtant bien du courage et de la générosité pour se résoudre à souffrir patiemment le mépris ou les injures des ignorants, dont le bruit empêche quelquefois d’ouïr les modestes approbations des mieux sensés.
Il est vrai que ce n’est pas à cette approbation qu’il faut regarder, et que les hommes de la haute région, tels que M. Hobbes, voient au-dessous d’eux les tempêtes et les agitations des médiocres. Et en cela paraît une remarquable différence qu’il y a entre eux ; car la gloire de l’esprit n’étant pas ce qu’ils recherchent, et se contentant de contribuer ce qu’ils peuvent à l’avancement des commodités publiques de la vie, ou de leur particulière satisfaction, ils sont fort peu touchés de l’ingratitude dont on récompense leur travail. Ils tâchent de se donner à eux-mêmes et à autrui, le plus brièvement qu’il leur est possible, des préceptes de sagesse ; et comme des ingénieux architectes, ils s’étudient à dresser des plans de divers édifices, qui aient en un petit espace de grandes commodités pour le logement - se persuadant que s’ils ont réussi en leurs inventions, ce sera aux autres de suivre leurs maximes et de bâtir, s’ils veulent, sur leurs modèles. Mais les gros volumes de nos docteurs, qui ne nous apprennent rien de nouveau et dont la substance ne se trouve aussi bien ailleurs, tiennent bien plus de la vanité, et me font ressouvenir de ces pyramides, qui étaient des amas de pierres entassées irrégulièrement les unes sur les autres et qui ne marquent encore à la postérité que la ridicule ambition de ceux qui ont voulu laisser une mémoire éternelle d’un labeur et d’une dépense inutile.
Il n’en est pas de même de ceux qui nous inventent de nouveaux systèmes philosophiques, qui nous proposent de nouvelles économies du corps humain, qui tâchent de refondre la médecine, qui cherchent de nouveaux remèdes à nos indispositions, qui tournent de tous côtés la mathématique, afin de faciliter les arts mécaniques, qui nous instruisent des secrets de la politique, et nous découvrent ce qu’ils en croient les véritables fondements, sur lesquels, étant bien connus, ils pensent que les hommes auront de quoi établir leur tranquillité, du moins en ce qui vient de l’extérieur de la société civile à laquelle nous sommes incorporés.
C’est ce que j’avais à dire en général sur le sujet de cette politique et de ma traduction, dont je ne veux que justifier le dessein et non pas en excuser les défauts. Mais pour satisfaire plus particulièrement à tout ce qu’on me pourrait objecter, je répondrai en peu de mots à deux choses qui ont été mises en avant, et desquelles je serais bien marri que je pusse encourir le reproche. La première est, qu’étant citoyen d’une république, j’ai publié un livre qui favorise la monarchie. Et l’autre, que faisant profession de la religion réformée (dans la communion de laquelle j’espère que Dieu me fera la grâce de persister toute ma vie) j’ai choisi pour exercer mon style un auteur selon les maximes duquel il semble qu’il les faille avoir toutes pour indifférentes.
Ceux qui tiennent ce langage témoignent en l’une et en Vautre de ces accusations qu’ils sont peu versés dans cet écrit. Car pour ce qui est de la première, il est vrai que l’auteur soutient, ce qui n’entre point en controverse, que des trois sortes de gouvernement, populaire, aristocratique et monarchique, ce dernier est le plus commode et le plus excellent, tandis qu’il demeure en sa pureté, ne dégénérant point en tyrannie. Mais pourtant il avoue dans sa Préface, que c’est là la seule chose qu’il a moins pressée, et qui n’est pas tant démontrée en son livre, qu’avancée avec probabilité et comme problématique. Ce qui donne occasion à mon avis à quelques-uns de penser que, si M. Hobbes ne bute qu’à l’établissement de la royauté, c’est qu’il a témoigné pendant toutes ces guerres un grand zèle au service du feu roi et que le parricide qui nous a ravi ce bon prince l’a touché aussi sensiblement qu’aucun de tout ce qu’il y a de gens de bien qui le détestent. Mais au fond, si l’on considère sans passion ses raisonnements, l’on trouvera qu’il ne favorise pas davantage la monarchie que le gouvernement de plusieurs. Il ne prétend prouver si ce n’est qu’il est nécessaire dans le monde que les sociétés civiles soient gouvernées par une puissance absolue, afin d’empêcher les désordres de l’état de nature, qui est celui d’une irréconciliable et dune perpétuelle guerre des hommes les uns contre les autres. Et il lui importe fort peu que cette puissance souveraine soit recueillie dans la volonté dune seule tête, ou dans celle d’une assemblée, pourvu qu’elle se fasse obéir, et qu’elle garde la même force de contraindre les rebelles.
Ainsi, il est manifeste que ce judicieux auteur vogue en haute mer, et qu’il ne s’approche point des côtes, où il sait bien que la navigation est plus dangereuse. Il ne fait aucune application de ses pensées aux États particuliers qui gouvernent le monde, et sans avoir aucun égard à tout ce qu’on y pratique, il donne une idée générale du fondement de toutes les politiques accommodées aux préceptes du christianisme. Or, c’est en cette dernière intention que plusieurs estiment qu’il a donné prise à ses ennemis, et c’est la troisième partie de son ouvrage que ceux-là approuvent moins qui se piquent d’avoir la conscience délicate.
Il semble à plusieurs que dès qu’on n’est point tout plongé dans les controverses, on est hors des bons sentiments et que les disputes sont la principale partie de notre religion. Aussi nous voyons qu’on s’y exerce bien davantage qu’à ce qu’il y a de positif et d’essentiel à la piété, et que d’ordinaire ceux qui veulent rendre raison de leur foi, croient de s’en bien acquitter s’ils font une longue liste des erreurs auxquelles ils renoncent, plutôt qu’un dénombrement solide des vérités qu’ils embrassent. Certainement, il y aurait de quoi s’étonner qu’on préfère la spéculation à la pratique, et qu’on emploie à contester tout le temps qu’il faudrait mettre à bien faire, si la gloire de l’esprit n’était une prérogative que les hommes recherchent d’autant plus passionnément qu’elle leur est toute particulière. Mais comme M. Hobbes s’est beaucoup détaché de cette ambitieuse recherche, il a voulu donner aux autres les moyens de renoncer à cette vanité et il l’a attaquée en un endroit où le prétexte du salut la rend fort plausible et sur une matière qui cause bien du trouble et de l’agitation parmi les hommes. Il fait paraître une grande modération, et témoigne assez que la paix et la concorde du genre humain dans un bon gouvernement est ce à quoi il bute uniquement en son ouvrage. Et pour ce que les controverses de religion sont les principaux motifs de nos dissensions, il tâche de les éteindre, en représentant que ce seul article, jésus est le Christ, est fondamental au salut, et que tous les autres regardent, ou l’ambition de dominer, ou l’avarice du gain, ou la gloire de l’esprit, dont les ecclésiastiques, et généralement tous ceux qui se mêlent d’enseigner le peuple, se piquent en toutes les sectes.
En effet, d’où nous vinrent il y a quarante ans en ces Provinces, les surnoms de Gomaristes et d’Arminiens ; et d’où naissent aujourd’hui en France ceux de Jansénistes et d’Arnaudistes parmi les catholiques romains, ou parmi les nôtres ceux de Salmuriens et Amyralistes, si ce n’est de quelques petites distinctions inventées sur des matières difficiles, à la gloire des auteurs, plutôt qu’à celle de Dieu, ni qu’à l’édification des fidèles, ou au bien de l’église ? Car de quel exemple sont, je vous prie, toutes ces subtilités et quel scandale ne donnent-elles pas aux Juifs et aux Mahométans, qui se moquent de nos divisions, au lieu qu’ils devraient admirer notre bonne intelligence ?
- Iterumque et iterum, scindimurque discordes,
- Ridente Turca, nec dolente Judœo.
Je m’assure que les personnes judicieuses qui considéreront sérieusement ce que je viens de toucher, n’approuveront pas le dessein qu’a eu M. Hobbes de nous porter à une mutuelle tolérance et de couper chemin à toutes les disputes. Et ainsi je pense qu’on me tirera du blâme d’avoir mal employé la peine que j’ai prise en cette version ; comme s’il n’était pas expédient que le peuple fût instruit d’une chose qui le concerne de plus près que les doctes, puisque c’est de lui particulièrement que les gens de lettres se jouent, et dont ils aigrissent les esprits pour satisfaire leur ambition.
Mais je ne puis souffrir la malignité de ceux, à la mauvaise langue desquels il ne tient pas, que les plus grands hommes de ce siècle ne nous suppriment, par une juste indignation, les lumières dont ils tâchent de nous éclairer. Ce ne leur serait pas assez de confesser, qu’ils n’ont pas les yeux clairvoyants pour les apercevoir (ce qui serait à la vérité un procédé bien ingénu et trop éloigné de leur mauvais naturel) ou de dire, qu’en ce qu’ils comprennent d’eux ils ne trouvent pas beaucoup de solidité qui les persuade ; (ce qu’il faudrait rapporter à la diversité des goûts, et accorder à la liberté des opinions) ; mais ils veulent que tout ce qui n’est pas conforme à Leurs sentiments soit absurde et contraire à la piété. Car, comme ils ne peuvent pas démontrer cette prétendue absurdité, ils ont recours à cette dernière machine, dont ils font peur au peuple, qu’ils excitent par là à leur secours.
N’avons-nous pas vu l’un des plus merveilleux génies de la nature maltraité de ce côté-là et pour avoir entrepris de prouver l’existence de Dieu par des raisons naturelles ? On ne s’est pas contenté de proposer des doutes sur sa méthode et de former des instances contre ses démonstrations, ce qu’il n’a pas dû prendre en mauvaise part ; mais quelques-uns ont attaqué son dessein dans les académies, et s’en sont pris à sa personne. Là où tout au contraire on ne saurait donner trop d’éloges à une si louable entreprise et si noblement exécutée.
Un de nos plus chers amis courut dernièrement la même fortune, et fut mal mené d’un régent de l’Université, parce qu’il avait rapporté trop évidemment quelques expériences qui semblent établir le mouvement de la terre.
Il faut que M. Hobbes se prépare à souffrir la même injustice, et qu’il ne trouve pas étrange que les mêmes esprits l’accusent de favoriser l’indifférence des religions. C’est ainsi que les hommes se plaisent à amplifier toutes choses. Ceux qui ont remarqué leurs coutumes, et qui savent qu’on ne se sert des hyperboles que pour mener du mensonge à la vérité, jugeront bien qu’elle a en cette accusation plus de hardiesse que d’espérance, et que pour faire croire ce qui est croyable, elle affermit ce qui est au-delà de toute crédulité. Et de cette sorte je voudrais bien, afin de sauver l’honneur des critiques, rejeter sur une figure de parler qui leur est familière, ce qui autrement serait une pure calomnie. On ne concevra donc en ce rare auteur que beaucoup de modération et une grande envie de persuader aux autres l’usage, d’une vertu si nécessaire au bonheur des particuliers et au maintien de la société civile.
FIN