Le Cinquantenaire de Salammbô

Le Cinquantenaire de Salammbô
Revue des Deux Mondes6e période, tome 9 (p. 570-598).
LE CINQUANTENAlRE
DE
« SALAMMBÔ »


I

Le 24 novembre prochain, il y aura juste cinquante ans que Salammbô paraissait en un fort volume in-8, chez l’éditeur Michel Lévy.

Une manifestation littéraire se prépare pour commémorer cet événement. Des membres du gouvernement ont promis, paraît-il, leur concours. Enfin, on nous annonce qu’un buste du grand écrivain, d’après l’original du sculpteur Clésinger, va être inauguré sur le terre-plein du boulevard du Temple, à deux pas de la maison qu’habita Flaubert, où, devant quelques amis réunis, il donna les premières lectures de son roman.

Par une coïncidence non cherchée, une édition nouvelle vient d’en être publiée[1], — édition plus complète que les précédentes, qui renferme un morceau inédit, une table des variantes, et aussi, — ce qui n’avait pas encore été tenté, que je sache, — une étude des sources de Salammbô.

On peut se demander néanmoins si ce concours de circonstances suffira pour rappeler sérieusement l’attention du grand public sur l’œuvre de Gustave Flaubert. A vrai dire, le moment ne parait pas très favorable. Je ne veux point insinuer par là que la gloire de Flaubert subit, aujourd’hui, une éclipse. Elle est hors des atteintes de la mode. Cependant, il est incontestable que le roman actuel ne ressemble guère à celui qu’il a conçu et que, dans l’ordre littéraire, tout ce qu’il haïssait, tout ce qu’il a voulu exterminer est en train de renaître et de reprendre crédit. Le pur caprice sentimental fait échec à la sévère méthode intellectuelle qu’il avait instaurée. Il y a pis : cette méthode elle-même n’est plus comprise. Avec les années, le sens de sa doctrine s’est banalisé, affaibli ou adultéré. On ne remonte plus jusqu’à sa pensée originale ; on le juge d’après des formules courantes qui sont mises sous son nom.

C’est peut-être une raison pour essayer de retrouver la pensée de Flaubert dans toute sa force et dans toute sa vérité, pour tâcher d’en préciser la signification et d’en indiquer les tendances. Il ne s’agit nullement de nous en prévaloir pour condamner le présent, mais de déterminer le point de vue auquel il s’est placé. Peut-être, après cela, le simple exposé de ses théories d’art nous amènera-t-il à faire notre examen de conscience et à nous demander si ce que nous avons gagné, depuis que nous nous sommes engagés dans d’autres voies que les siennes, peut compenser ce que nous avons perdu.

D’autre part, comme Salammbô fut l’application la plus stricte et la plus consciente de cette doctrine, elle nous offrira la meilleure pierre de touche pour éprouver la théorie par la pratique. Et, puisqu’on s’apprête à fêter la publication de cette œuvre comme une date glorieuse, ce nous sera une excellente occasion de voir ce qui, après cinquante ans, en est resté debout.


Que Flaubert ait eu une esthétique, sinon très arrêtée et très cohérente dans ses formules, du moins très vigoureusement caractérisée dans ses tendances, c’est ce que personne, je pense, ne contestera. Cette esthétique, il l’a exprimée en mille endroits de sa correspondance, — particulièrement dans ses lettres à Louise Colet et à George Sand, — et aussi dans maints chapitres de la première Éducation sentimentale[2]. Toute la fin de cette œuvre de jeunesse peut être considérée comme un véritable poème de la vie intellectuelle.

Sans doute, on peut soutenir que les poétiques des poètes et les théories d’art des romanciers sont faites pour être démenties par leurs auteurs. Cependant, par une exception digne de remarque, il est arrivé que Flaubert n’a pas trop démenti les siennes. Est-il besoin d’ajouter qu’elles ne forment pas un ensemble d’une logique rigoureuse, qu’on n’y trouve point l’enchainement et la solidité dogmatiques d’un Taine ? Ce ne sont que les pensées d’un artiste sur son art. Flaubert, dont l’esprit répugnait peut-être à l’abstraction, n’est pas toujours arrivé à les débrouiller bien clairement. Mais, en somme, il a réussi à faire entendre ou à suggérer ce qu’il voulait dire. Soyons justes : ces défaillances d’expression sont plutôt rares chez ce grand styliste. La plupart du temps, il a su condenser ses intuitions dans des formules extrêmement heureuses.

Et il est inutile, avec lui, de prendre les précautions qui seraient nécessaires avec un autre écrivain et de nous mettre en garde contre les variations de sa doctrine. Sa pensée a très peu évolué. Tel il était à dix-huit ans, tel il apparaît à la veille de sa mort. Le programme littéraire, que contiennent les derniers chapitres de l’Éducation sentimentale, peut bien être en ces années de jeunesse encore très enveloppé et très imprécis, ce sera le même au fond qu’il continuera à défendre, lorsqu’il écrira Bouvard et Pécuchet.


Or, la méthode, qu’il a toujours préconisée en art, est éminemment intellectuelle, en ce sens que. sans nier le sentiment, — bien au contraire, — elle le subordonne à l’intelligence.

La première règle de cette méthode, c’est que l’artiste doit se borner à représenter, sans prétendre à conclure : « Les plus grands génies et les plus grandes œuvres n’ont jamais conclu. Homère, Shakspeare, Goethe, tous ces fils aînés de Dieu, comme dirait Michelet, se sont bien gardés de faire autre chose que représenter[3]. » L’artiste est dans le monde, comme le Dieu de Spinoza. Invisible et présente partout, la substance divine pense éternellement l’univers, qu’elle crée, sans but et sans fin. L’art ne fait qu’imiter cette divine contemplation. Contempler, comprendre, représenter, voilà son œuvre, — œuvre qui requiert l’effort de tout l’homme, mais dont la récompense est si haute? La pensée qui contemple excite une émotion, qui passe les plus beaux ravissemens : « C’est une joie supérieure aux plaisirs de la tendresse[4] ! » L’ivresse de l’art égale celle de la science : « L’art aussi a des spasmes fous et des enchantemens sans fin… Sous son baiser d’amour, des illuminations magnifiques auraient flambé dans ta tête, où l’idée, comme une torche sur les ondes, eût balancé, en des profondeurs limpides, sa lueur élargie et ses aigrettes multipliées… Perdu dans l’ombre, le monde, en bas, aurait passé sans bruit[5] !… »

Voilà donc le point de vue de l’artiste, situé tout de suite dans l’absolu. Il ne se fait point centre. Il voit les choses, non point par rapport à soi, mais par rapport au Tout, dont il est lui-même partie. Elles n’ont de signification que dans leur relation avec Dieu. Sans doute, ce Dieu panthéistique de Spinoza est bien éloigné du Dieu chrétien. Pour Flaubert, c’est l’Inconnaissable, la substance mystérieuse d’où procède et où retourne toute réalité. Mais quel critère plus radical et plus élevé que celui-là ? Notez qu’il ne s’agit pas, ici, de juger les choses d’après un système dit rationnel, une science ou une métaphysique quelconque, mais uniquement de les représenter, sans vouloir les expliquer, ou leur assigner un but, leur cause et leur fin se reculant, pour nous, dans la substance inaccessible. Du coup, l’artiste est délivré de tous les préjugés qui peuvent troubler son regard.

Évidemment, on peut se placer à un autre point de vue, on peut mettre sa gloire à passer, comme on dit, de l’absolu au relatif. Au lieu d’être le spectateur désintéressé, on peut prendre parti dans le spectacle et concentrer toute son attention, par exemple, sur des réalités sociales ou nationales, qui ont, en effet, une extrême importance, puisqu’elles sont nécessaires à notre vie. Mais Flaubert répond à cela : Vivre n’est point notre affaire. Cela ne nous regarde pas. Notre affaire à nous, c’est de contempler, de chanter la vie. De deux choses l’une : ou bien, vous accorderez à ces faits sociaux ou nationaux une valeur absolue, selon le sentiment populaire, — et, à la réflexion, vous vous jugerez ensuite bien naïfs. Ou vous plaiderez pour eux, en dilettantes de l’action, vous les justifierez d’après une certaine morale, ou une certaine philosophie. Or, que restera-t-il de votre plaidoyer, lorsque cette morale et cette philosophie seront devenues caduques, lorsque votre dilettantisme aura passé de mode ? Derrière les choses présentées par vous, ce que j’aperçois c’est vous-même, votre sentiment ou vos idées. Or le moi est haïssable, les sentimens et les idées sont éphémères. Derrière les choses, il n’y a que le mystère qui les conditionne et qui, à cause de cette nécessité, les rend sérieuses.


La deuxième règle de l’esthétique de Flaubert, — qui n’est que le corollaire de la précédente, — c’est que l’art doit être impersonnel. Il l’a écrit dans ses lettres et répété si souvent dans ses conversations, que nous n’aurions que l’embarras du choix entre une foule de citations exprimant toutes la même idée. Mais s’il est certain que, pour Flaubert, l’impersonnalité de l’artiste est un dogme capital, ce qui est moins sûr, ce sont les interprétations courantes qu’on en a données.

Prendre au pied de la lettre ce précepte de l’impersonnalité, c’est se tromper grandement. Pour Flaubert, l’esprit de l’artiste n’est pas qu’un miroir, ou, comme on s’est plu à le dire, une plaque photographique, qui reflète mécaniquement le monde extérieur, sans y rien ajouter. Pour lui, l’art, c’est toujours « l’homme ajouté à la nature, » -— mais l’homme littéraire, et non point le bourgeois ou le citoyen, l’individu avec ses affaires ou ses sentimens personnels, ses obligations ou ses préjugés de caste et de milieu. Il est trop évident que cet homme littéraire, avec ses aptitudes, ses tics de métier, ses dons supérieurs, ses lacunes et ses tares, marque son empreinte sur une œuvre. Bien loin de le nier, Flaubert reproche au contraire à la méthode critique de Taine de ne pas tenir un compte suffisant de la personnalité littéraire de l’artiste et de la sacrifier insensiblement ou de la réduire à son milieu et à son ascendance, — c’est-à-dire à tout ce qui n’est pas proprement l’artiste dans un individu : « Il y a autre chose dans l’art que le milieu où il s’exerce, et les antécédens physiologiques de l’ouvrier. Avec ce système-là, on explique la série, le groupe, mais jamais l’individualité, le fait spécial, qui fait qu’on est celui-là. Cette méthode amène forcément à ne faire aucun cas du talent[6]. »

Mais, dira-t-on, la personnalité inférieure de l’écrivain, l’homme d’une certaine époque, d’un certain milieu, d’un certain tempérament reparaît toujours dans une œuvre, par quelque côté, et quel que soit le soin qu’on prenne de l’en chasser. Cela encore est trop évident. Flaubert n’a jamais eu la naïveté de croire que l’impersonnalité, telle qu’il la recommandait, fût absolue. Ce n’est qu’une méthode, qui, comme toutes les méthodes scientifiques elles-mêmes, ne peut être qu’une approximation du vrai. Sans doute, elle est imparfaite, mais c’est le moyen le plus sûr de restreindre, dans l’observation du réel, les chances d’erreur, de réduire au minimum la duperie du sentiment. Il faut la considérer comme une sorte de garde-fou, qui empêche l’artiste de trop céder aux sollicitations du sens individuel, de trop s’abandonner aux mirages du cœur et de l’imagination.

Enfin Flaubert, — si paradoxal que cela paraisse, — a vu, dans la méthode impersonnelle, le moyen le plus sûr, pour l’artiste, de prendre conscience de sa propre personnalité. Oui, il faut sortir de soi pour se retrouver dans les autres. Rien n’est tel que de s’opposer à autrui pour avoir de soi-même une idée plus juste et plus nette. Un trait de caractère, une démarche de l’instinct observés chez un autre vous éclairent brusquement tout un coin obscur de votre âme, ou font entrer dans le jeu de votre action consciente des puissances qui, jusque-là, sommeillaient en vous. Pour se mieux connaître, il faut donc élargir le cercle de son regard, non seulement observer autour de soi, mais multiplier les points de vue, changer de milieu, voyager. Le contact de natures étrangères, surtout quand elles sont primitives et simples, vous avertit qu’il y a, en vous, des profondeurs ignorées, recouvertes par le trompe-l’œil de l’éducation et des idées reçues, des sources obstruées, qui n’attendent que l’occasion propice pour jaillir de nouveau à la lumière. Pendant son séjour en Egypte, la banale rencontre d’une courtisane, une certaine Ruchouk-Hanem, provoqua chez Flaubert une véritable crise de sentimentalité. Cette rencontre fut peut-être le plus grand événement de son voyage. Il est douteux qu’il ait senti auprès de sa maîtresse ce qu’il éprouva auprès de cette misérable créature : « J’ai passé la nuit, — écrivait-il à Louis Bouilhet, — dans des intensités rêveuses infinies. » A travers les notes et les lettres intimes où il relate cet incident, dans la simplicité toute nue du récit, perce un accent d’émotion qui ne se retrouve dans aucune de ses lettres d’amour, même les plus exaltées. Sans le savoir, cette Ruchouk-Hanem avait rouvert dans son cœur une source vive qu’il croyait tarie. Le souvenir en persista chez Flaubert longtemps après.

D’ailleurs, à partir d’un certain point, nos distinctions conventionnelles entre le dedans et le dehors, le moi et le non-moi perdent toute signification. Les choses sont en nous, autant que nous sommes en elles. Ici, la pensée de Flaubert rejoint celle de Goethe, qui, lui aussi, voyageait, pour s’étudier et se contempler lui-même dans le miroir du monde : « Je ne voyage pas, — disait l’auteur de Faust, pour me tromper moi-même, mais pour me connaître mieux à travers les choses étrangères. »


Afin d’être plus sûrement impersonnel, de mêler le moins possible de ses préjugés, ou des vœux de son cœur à l’image fidèle de la réalité, l’artiste procédera comme si cette réalité était une pure illusion, une fiction étrangère à lui et qui ne le touche en rien. Flaubert a exprimé cette idée avec une netteté singulière dans sa préface aux Dernières chansons de Louis Bouilhet : « Si les accidens de ce monde, dès qu’ils sont perçus, vous apparaissent transposés comme pour l’emploi d’une illusion à décrire, tellement que toutes les choses, y compris cotre existence, ne vous sembleront pas avoir d’autre utilité... » Une telle doctrine a fait scandale. On s’est empressé de la mal comprendre. Eh quoi ? le monde ne serait qu’une illusion, sans autre intérêt que de servir à l’art ? Il est certain que le nihilisme boudhiste a effleuré la pensée de Flaubert : « Peut-être qu’il n’y a rien ! » dit le Diable à saint Antoine. Mais qui ne voit que cette transposition du réel, — de même que la recherche de l’impersonnalité, — n’est, pour Flaubert, qu’un artifice de méthode? Il ne dit point que le monde n’a de réalité que transposé dans l’art, il dit seulement que l’artiste doit faire comme si cela était.

Cette méthode est bonne et salutaire pour lui, pour lui seul, — pour le dessein qu’il se propose, à savoir la représentation du réel, sans déformation d’ordre sentimental ou pratique. Du moment que nous considérons le monde comme une pure illusion esthétique, il est clair que, conçu ainsi, il n’intéressera plus que la « personnalité littéraire » de l’artiste, les hautes facultés qui entrent en jeu dans la création de l’œuvre d’art. Cette dernière règle de la transposition renforce celle de l’impersonnalité. Elle en exagère encore la rigueur, afin de mieux prémunir l’artiste contre les suggestions de la sentimentalité inférieure.

Pourquoi donc se récrier contre lui, s’il isole ainsi sa réalité de la réalité commune, celle qui est une portion de notre activité ou de notre souffrance ? Ce n’est, chez le bon ouvrier, qu’un raffinement de probité. N’admet-on pas que le savant, dans son laboratoire, isole deux corps, en vue d’une expérience et qu’il s’efforce par tous les moyens de les soustraire à l’influence perturbatrice du dehors, afin de rendre son expérience plus concluante? Sans doute les choses ne se passent point ainsi dans la nature. Mais le savant procède comme si les choses se passaient ainsi. De même, le romancier considère le monde comme n’ayant de réalité et de signification qu’en vue de l’art, afin de couper court à la tentation inconsciente que nous avons de tout ramener à nous-mêmes comme centres et d’envisager l’univers comme asservi à des fins conformes à notre désir.

On a reproché à cette méthode, — Brunetière, par exemple, — de fausser la réalité, en n’y voyant que matière à littérature, en sacrifiant le souci du vrai à celui du style et de l’effet esthétique. Le romancier, nous dit-on, en arrive à ne plus percevoir les choses que sous l’angle littéraire, à faire poser devant lui la réalité, au lieu de l’observer dans sa vérité et dans son train naturel : il tourne le dos à la vie. A quoi Flaubert riposte : « Je ne suis pas assez cuistre que de préférer des phrases à des êtres[7]. » Mais l’art et la vie sont deux choses bien différentes et irréductibles l’une à l’autre. C’est une plaisanterie de croire que l’art nous rend jamais la vie telle qu’elle est, et qu’il suffit d’ouvrir les yeux pour la voir. Le style est déjà par lui-même « une manière de voir. » En somme, l’artiste ne perçoit et ne traduit la réalité que dans la mesure où elle peut servir à son dessein et que s’il s’est mis d’abord dans l’état littéraire[8]. Son mérite est de la découvrir avec d’autres yeux que ceux de l’habitude, de nous la montrer sous un angle qui lui est propre et qui est précisément l’angle littéraire. Enfin, c’est un métier que de faire un livre. S’il en est ainsi, l’écrivain doit employer toutes ses forces à perfectionner son métier, afin de le rendre aussi apte que possible à exprimer la réalité telle que l’art la conçoit. Un effort continu est nécessaire pour parvenir à ce haut degré de maîtrise. Le véritable artiste consacre toute sa vie à l’art : « Le travail constant, disait Balzac, est la loi de l’art comme celle de la vie. Aussi les grands artistes, les poètes n’attendent-ils ni les commandes, ni les chalands ; ils enfantent aujourd’hui, demain, toujours. Canova vivait dans son atelier, comme Voltaire a vécu dans son cabinet. Homère et Phidias ont dû vivre ainsi[9]... »

Flaubert, lui aussi, a vécu dans son cabinet de Croisset. Mais il avait commencé par vivre de la vie de tout le monde et courir le vaste univers, amassant un butin d’impressions et d’images, qu’une existence entière ne suffit pas à épuiser.


Cependant, parvenu à ce point de sa dialectique, il fait un retour sur lui-même. Il est pris de scrupules. A raisonner ainsi sur l’art, à s’y attarder, ne risque-t-on pas de tomber dans une creuse scolastique ? Sous prétexte d’obliger l’artiste à étudier le réel selon la méthode la plus précise, ne va-t-on pas, à force de subtilités théoriques, le détourner de cette réalité même ? Les vrais maitres n’ont pas été si malins. « L’Art doit être bonhomme[10]. » S’il est une imitation de la nature, il doit en avoir la simplicité, en même temps que la profondeur : « Les très belles œuvres sont-sereines d’aspect et incompréhensibles... Elles sont immobiles comme des falaises, houleuses comme l’Océan, pleines de frondaisons, de verdures et de murmures comme des bois, tristes comme le désert, bleues comme le ciel. Homère, Rabelais, Michel-Ange, Shakspeare, Goethe m’apparaissent impitoyables. Cela est sans fond, infini, multiple. Par de petites ouvertures, on aperçoit des précipices. Il y a du noir, en bas, du vertige, — et cependant, quelque chose de singulièrement doux plane sur l’ensemble... Et c’est calme ! c’est calme ! Et c’est fort ! Ça a des fanons comme le bœuf de Leconte de Liste[11]... » Qu’on presse un peu Flaubert, et il déclarera que les grands chefs-d’œuvre ont l’air bête, en ce sens qu’ils déconcertent toutes les finesses de nos esthétiques et qu’ils déçoivent notre manie d’expliquer et de conclure.

Que sont, en effet, nos systèmes ? La réalité est formidable. La vie est partout. La matière et l’esprit s’entrepénètrent : « N’y a-t-il pas des choses inertes qui sont comme animales, des âmes végétatives, des statues qui rêvent et des paysages qui pensent[12] ?... » Saisir la vie multiforme dans sa poussée et sa floraison perpétuelles est une tâche qui défie l’intelligence. La vie déborde sans cesse la contemplation de la pensée et la représentation de l’art. Pour essayer de la traduire, l’artiste doit mettre en œuvre une autre faculté, plus embrassante et plus pénétrante que la pensée logique.

Et d’abord, en face de cette force écrasante qu’est la réalité, il convient qu’il soit lui-même une force, capable de lui faire équilibre, de sympathiser avec elle, et, jusqu’à un certain point, de la dominer. Il doit être ce qu’on appelle un « tempérament, » — un cœur robuste et gaillard qui batte à l’unisson du pouls universel. Flaubert écrivait à Louise Colet, à propos de Leconte de Liste : « Il n’a pas l’instinct de la vie moderne, le cœur lui manque : je ne veux pas dire par là la sensibilité individuelle, ou humanitaire, non, mais le cœur, au sens presque médical du mot. Son encre est pâle. C’est une Muse qui n’a pas assez pris l’air. Les chevaux et les styles de race ont du sang plein les reines, et on le voit battre sous la peau et courir depuis l’oreille jusqu’aux sabots[13]. »

Le cerveau pense, le cœur aime. C’est avec l’amour de son cœur, que l’artiste ira au-devant de la vie, qu’il tâchera de la pénétrer et de s’unir à elle : « L’amour, l’amour ! Ce qui ne se donne pas ! Le secret du bon Dieu, l’âme, sans quoi rien ne se comprend[14]. » Cette compréhension du cœur et de l’amour, qui embrasse toutes les choses et tous les êtres, elle est la moralité de l’artiste, elle est une forme supérieure de la pitié. Rappelant l’immense labour que lui avait coûté Salammbô, Flaubert disait à Sainte-Beuve : « L’amour qui m’a poussé vers des religions et des peuples disparus a quelque chose de moral en soi et de sympathique, il me semble[15]... » Et ailleurs, à Louise Colet : « J’ai été humer des fumiers inconnus. J’ai eu compassion de bien des choses où ne s’attendrissaient pas les gens sensibles... Si la Bovary vaut quelque chose, ce livre ne manquera pas de cœur[16]. » C’est par là, par cette sympathie intuitive du cœur, que le grand écrivain, l’écrivain complet se distingue des petits talens et des simples amateurs. En revanche, le dilettante « a un avantage sur ceux qui voient plus loin et qui sentent d’une façon plus intense, c’est qu’il peut justifier ses sensations et donner la preuve de ses assertions. Il expose nettement ce qu’il éprouve, il écrit clairement ce qu’il pense, et, dans le développement d’une théorie, comme dans la pratique d’un sentiment, il écrase les natures plus engagées dans l’infini, chez lesquelles ridée chante et la passion rêve[17]... » Flaubert était éminemment une de ces natures-là

Lui qu’on accuse d’avoir fait l’impassible, il écrivait à Jules Feydeau, au moment où il commençait la documentation de son roman carthaginois : « Je donnerais la demi-rame de notes que j’ai écrites depuis cinq mois, et les quatre-vingt-dix-huit volumes que j’ai lus, pour être, pendant trois secondes seulement, réellement émotionné par la passion de mes héros[18]. » L’émotion est donc nécessaire à l’artiste. « Il faut que la réalité extérieure entre en nous, à nous en faire crier, pour la bien reproduire[19]. ».

Loin de nier le cœur, — le cœur révélateur, — Flaubert l’a au contraire exalté plus et mieux qu’aucun autre. C’est parce qu’il croit à la sûreté de ses divinations, qu’il ne veut pas qu’on mutile la réalité, telle que le cœur la manifeste. Le romancier qui peint la vie ne s’en tiendra pas à une image de tête, à une conception élaborée d’après des théories ou d’après une mode régnantes. Il s’efforcera de nous restituer toute la vie sensible au cœur. Critiquant, chez Leconte de Lisle, l’affectation de noblesse, le dédain de la vie moderne sacrifiée à un faux idéal antique, Flaubert disait : « L’idéal n’est fécond que lorsqu’on y fait tout rentrer. C’est un travail d’amour et non d’exclusion. Voilà deux siècles que la France marche suffisamment dans cette voie de négation ascendante. On a de plus en plus diminué des livres la nature, la franchi.se, le caprice, la personnalité, et même l’érudition, comme étant grossière, immorale, bizarre, pédantesque, et dans les mœurs, on a pourchassé, honni et presque anéanti la gaillardise et l’aménité, les grandes manières et les genres de vie libres, lesquels sont les féconds[20]... » — Et, parce qu’on n’aura pas peur de peindre toute la vie, on ne s’épouvantera point de ses exagérations, de ce qui dépasse, en elle, la mesure humaine : « Il ne faut jamais craindre d’être exagéré. Tous les très grands l’ont été, Michel-Ange, Rabelais, Shakspeare, Molière. Cela (cette exagération) c’est tout bonnement le génie, dans son vrai centre, qui est l’énorme[21]. »

Mais il n’y a pas seulement l’énorme dans la réalité ; il y a encore ce qui échappe aux prises de nos sens et de notre pensée, — le mystère, que le cœur affirme et devant lequel la pensée abdique. En définitive, ce sont les mystiques qui ont raison contre les logiciens et les savans : « Si tu savais, — dit la Science à l’Orgueil dans la Tentation de saint Antoine, — si tu savais comme je suis malade !... Le vent qui souffle éteint mon flambeau, et je reste pleurant dans les ténèbres... Et puis, j’ai peur ! Car je vois passer sur le mur comme des ombres vagues qui m’épouvantent. » Le sens du mystère est partout dans l’œuvre de Flaubert, même dans ses romans les plus réalistes : « Je suis mystique au fond, — écrit-il à Louise Colet, — et je ne crois à rien[22]. » Il est un mystique honteux, qui n’ose pas suivre son instinct, qui, par scrupule de bon ouvrier, ne veut pas engager son art hors des voies certaines de la réalité. Comme saint Antoine, après l’assaut des tentations, se remet en prières, il laisse passer les suggestions de l’au-delà et il se remet au travail, qui est sa prière à lui. Mais toute son œuvre, pourtant si nette et si arrêtée dans ses contours, est une allusion perpétuelle à l’Inconnaissable. Cet homme, dont l’imagination était si concrète, a su trouver des mots qui effleurent l’inexprimable et qui rendent le son de l’infini : « On se précipite, — dit la Luxure, — à des rencontres qui effrayent. On rive des chaînes que l’on maudit. D’où vient l’ensorcellement des courtisanes, l’extravagance des rêves, — l’immensité de ma tristesse ?... »


Ayant ainsi reconnu les droits du cœur et fait sa place au sentiment, Flaubert n’en est pas moins convaincu que la faculté maîtresse de l’artiste, c’est l’intelligence qui représente et qui construit. Le monde n’existe, pour nous, qu’autant qu’il est pensé. La sensation, l’obscur pressentiment n’ont de réalité, qu’autant qu’ils se réduisent à une idée et qu’ils se rattachent à un système d’idées préalablement vérifiées. L’esthétique de Flaubert est, dans son fond, éminemment classique et cartésienne : « Ceci est pensé, donc ceci est. » L’art doit être intellectuel.

Bien plus : tout en sachant la fécondité originelle de la sensation et de l’émotion, l’artiste sera constamment en garde contre leurs tromperies. Il évitera de céder en aveugle à son premier mouvement. Non seulement il s’efforcera de régler et de critiquer son émotion, mais il sera capable de l’exciter au besoin. Cette domination sur le sentiment est le grand signe de sa maîtrise : « Arrêtant l’émotion qui le troublerait, il sait faire naître en lui la sensibilité qui doit créer quelque chose[23]. » Flaubert va plus loin, il exagère sa théorie à plaisir. Il ne lui suffit pas que l’intelligence crée l’émotion, il faut encore qu’elle crée la réalité. L’univers conspire avec la pensée, ses lois sont identiques à celles de l’esprit. Suivant la formule aristotélicienne, la matière aspire à la forme, elle désire devenir pensée. Dans un des épisodes les plus singuliers de la première Éducation sentimentale, il imagine qu’un de ses héros, par la seule force de sa pensée, arrive à donner un corps réel à une pure hallucination[24]. Ce n’est là évidemment qu’un paradoxe romantique. Mais Flaubert est convaincu, comme Renan et comme Taine, que l’univers s’empresse de donner raison au savant, en vérifiant ses lois, ou en justifiant ses hypothèses. A propos d’un oiseau fabuleux, le Dinorius, qu’il voulait sans doute faire entrer dans sa Tentation de saint Antoine, il écrit, quelque temps après, à son ami Bouilhet : « Sais-tu qu’on vient de découvrir à Madagascar un oiseau gigantesque, qu’on appelle l’Epyorius ? Tu verras que ce sera le Dinorius et qu’il aura les ailes rouges[25]. » Ainsi, la nature est sommée par lui de se conformer à sa description.

Et pourtant il comprend bien que la pensée se heurte toujours à quelque chose d’irréductible et d’inexprimable, dont elle ne sera jamais la maîtresse. A trop raisonner et à trop construire, l’artiste s’expose à s’éloigner de la vie. Il faut, au contraire, que, partout dans son œuvre, il en sente la tiédeur et la palpitation. Il faut que ses idées aient des origines sensibles, presque animales, qu’elles plongent, par leurs racines, dans la vie inconsciente. Traçant le portrait idéal d’un jeune homme, qui lui ressemble comme un frère, Flaubert disait : « Également écarté du savant qui s’arrête à l’observation du fait et du rhéteur qui ne songe qu’à l’embellir, il y avait, pour lui, un sentiment dans les choses mêmes, et les passions humaines suivaient, en se développant, des paraboles mathématiques. Quant à ses passions à lui, il les réduisait à des formules, afin d’y voir plus clair, tandis que ses idées semblaient venir de son cœur, tant elles avaient de chaleur et d’audace[26]. »

Il n’en est pas moins vrai qu’il existe une antinomie gênante entre la pensée et la réalité, entre l’art et la vie. Comment résoudre cette antinomie ? Pour Flaubert, la conciliation des deux termes s’accomplit dans l’œuvre de beauté. La beauté est quelque chose de parfait, de fini, qui satisfait complètement le cœur et l’intelligence, et qui, pourtant, laisse le champ libre au rêve, ouvre à la pensée des perspectives sans limite. Elle est un symbole de l’absolu. Devant elle, l’esprit abdique, la logique perd ses droits, comme devant l’émotion et devant la vie.

En cela, Flaubert se sépare absolument des romanciers documentaires ou utilitaires, ou encore des romanciers anglais, narrateurs d’aventures ou chantres de l’action, — pour qui le fait brutal, la tranche de vie, la thèse sociale ou religieuse sont la grande affaire. Pour lui, il faut que la réalité se composa et se traduise sous les espèces de la beauté. La beauté avant tout, tel est le grand précepte de son art. A la veille de sa mort, il écrivait encore à George Sand, à propos d’Alphonse Daudet et de Tourguenef : « Aucun d’eux n’est préoccupé avant tout de ce qui fait pour moi le but de l’art, à savoir, la beauté[27]. » De là, chez lui, l’importance capitale qu’il attribue à la composition et au style.


Dans cet exposé de l’esthétique de Flaubert, je ne me suis pas flatté de tout dire, il s’en faut de beaucoup. Je n’ai voulu qu’en indiquer les grandes lignes et en marquer l’essentiel. Je n’y ajouterai aucun commentaire. Mais je puis bien avouer, en terminant, mon admiration pour cette pensée vigoureuse et probe, qui va droit au but et qui ne se satisfait que dans le grand. Par ce temps de petite littérature, de préciosité et de prétentieuse impuissance, de philosophies louches et d’esthétiques vacillantes, l’étude d’une telle pensée est un viril réconfort.


II

Que Salammbô ait été, comme nous le disions, l’application la plus stricte et la plus consciente de cette doctrine d’art, cela ressort évidemment de l’analyse de l’œuvre. Mais Flaubert lui-même nous en a avertis. Longtemps avant la publication de son roman, il écrivait aux frères de Goncourt : « Le drapeau de la doctrine sera, cette fois, franchement porté, je vous en réponds[28]. Cette fois, qu’est-ce à dire, sinon que Madame Bovary ne réalise pas complètement ce qu’il voulait faire ? Et il tenait tellement à ce qu’on en fût bien convaincu, qu’il l’a répété à plusieurs reprises, dans sa correspondance.

Que voulait-il donc faire? Les critiques, — et, en particulier, Sainte-Beuve, — ne se sont guère préoccupés de s’en enquérir. Qu’on relise les trois articles que celui-ci consacra à Salammbô, lors de son apparition, on sera surpris de la légèreté et de l’insuffisance de son jugement en un sujet aussi considérable. Peut-être cette chaude et sauvage Afrique dépassait-elle la compétence d’un petit bourgeois de Montparnasse, qui n’est guère sorti de son quartier et « qui n’a point pris l’air. » Les voyages servent tout de même à quelque chose. Et puis l’œuvre de Flaubert était trop haute pour lui. Ce qu’il faut à un Sainte-Beuve, ce sont des œuvres moyennes, des talens « à mi-côte, » comme il disait. Là, il est excellent. Les petites gens de Port-Royal, M. Lancelot, M. Lemaitre de Sacy, voilà ses cliens. Quand il aborde une grande figure, comme celle d’un Saint-Cyran, il l’esquisse faiblement.

Si j’insiste sur ce jugement superficiel de Sainte-Beuve, c’est qu’après lui, la plupart des critiques l’ont adopté sans variantes notables. A sa suite, ils ont affecté de ne voir dans Salammbô qu’un roman historique, ou un poème en prose, suivant la formule de Chateaubriand. Or, ce n’est ni l’un ni l’autre : c’est un roman, sans plus.


Si l’on entend par genre faux, en littérature, un genre hybride, incapable de se suffire à lui-même, ne peut-on pas soutenir que, dans la plupart des cas, le roman historique est un genre faux, lui qui se réclame tantôt de l’histoire, et tantôt de l’imagination romanesque, sans arriver à donner à l’une ou à l’autre une valeur telle que celle-ci puisse se passer de celle-là ? En effet, la fiction romanesque y est généralement quelque chose de tellement mince, de tellement quelconque, ou de tellement invraisemblable, qu’elle a besoin du voisinage de l’histoire, pour prendre un peu de vie, de couleur, ou de réalité ; et, d’autre part, l’histoire, à son tour, y est si peu sûre, si souvent mélangée ou faussée, qu’elle a besoin, pour se produire et, en quelque sorte, pour faire excuser ses mensonges, de prendre le masque d’une fable amusante, pittoresque et mouvementée. Tel est bien, n’est-ce pas, le roman historique tel que nous le trouvons chez Walter Scott, plus tard chez Dumas père, puis chez tous les feuilletonistes, qui ont pullulé autour de lui et après lui.

Il est trop évident que Flaubert, étant l’homme qu’il était, n’a pas pu donner dans ce genre-là Et pourtant il est incontestable qu’il est passé tout près de ce genre bâtard qu’on appelle le roman historique. Lui-même n’en avait-il pas conscience, lorsqu’il écrivait, dans le débraillé habituel de son style épistolaire : « Il n’est (bêtise)[29] que je ne côtoie dans ce sacré bouquin. » Il est indéniable, en effet, que, dans Salammbô, il a côtoyé quelquefois la fausseté du roman historique. Mais, même sans son génie qui l’obligeait à viser plus haut qu’un Walter Scott, il eût encore été sauvé de ce genre par l’excellence de sa méthode. Il a voulu faire quelque chose de tout à fait nouveau, d’intenté auparavant ; il a voulu, — et ce sont ses expressions littérales, — fixer un mirage antique... appliquer à l’antiquité les procédés du roman moderne[30]. Voilà qui est clair : il ne s’agit point ici de poème en prose, ni de roman historique, mais de roman moderne. Et quant aux « procédés » en question, il est trop évident que ce sont ses procédés, à lui Flaubert, c’est-à-dire la méthode originale qu’il a appliquée plus ou moins dans tous ses autres romans.

Or, la première règle de cette méthode, — nous l’avons vu, — c’est que l’artiste doit se borner à « représenter, » à refléter les formes, les faits et les idées, indépendamment de ses opinions préconçues, de ses haines, ou de ses sympathies instinctives. Et voilà déjà une première différence entre lui et les romantiques, comme Walter Scott, Hugo, ou Dumas père, lesquels n’ont fait que transporter dans l’histoire les préjugés, les passions et même les modes contemporaines. C’est encore une différence capitale entre lui et Chateaubriand qui, dans ses Martyrs, apportait, outre des arrière-pensées apologétiques trop manifestes, des idées traditionnelles et toutes faites sur les événemens et les hommes. Flaubert, lui, ne préjuge pas, ne prend pas parti dans les aventures qu’il nous raconte : il « représente » tout simplement. Il est, suivant l’expression de Schopenhauer, le « pur sujet connaissant, » le miroir prodigieusement vaste et limpide, qui reflète un mirage antique.

Mais le « sujet connaissant » qui reflète le spectacle de l’univers voit toutes choses dans un éternel présent. Et ainsi, pour lui, tous les faits qui composent l’histoire universelle se présentent sur le même plan. Tout lui est égal : un événement d’hier et une catastrophe contemporaine des guerres puniques ou des Pharaons de Memphis. Il voit les sacrifices humains de Moloch du même œil que les comices agricoles d’Yonville, et la procession des filles de Tanit comme le cortège d’une mariée de village.

On saisit tout de suite la différence qu’il y a entre cette méthode et la tournure d’esprit des écrivains romantiques, prédécesseurs de Flaubert. Pour ceux-ci en effet, l’histoire, bien loin d’être toujours vivante, était une chose morte et qui même ne les intéressait que parce qu’elle était morte, parce qu’elle offrait des personnages, des costumes, des spectacles, un art qu’on ne reverrait plus. Ils l’abordaient avec un sentiment de curiosité, qui primait tout le reste : c’était le rare, le singulier, l’anecdotique, l’extravagant même qui les passionnait. Au contraire, Flaubert professait un superbe mépris pour tout détail qui n’avait d’autre valeur que de curiosité. Et même la curiosité était en quelque sorte supprimée chez lui, puisque son imagination évocatrice voyait tout dans un éternel présent, comme une chose familière à ses yeux. Il n’avait, devant les spectacles de l’histoire, aucun des ébahissemens, aucune des badauderies des romantiques ; et, lorsqu’il essayait de fixer les visions du passé qui flottaient devant ses yeux, il n’en retenait jamais que ce qui lui apparaissait sous les espèces de la beauté. Dans toute cette masse d’archéologie et d’histoire qu’il a remuée pour écrire Salammbô, cela seul l’a préoccupé qui était susceptible de beauté. Il l’a répété cent fois : « Il n’y a que la beauté qui m’intéresse ! » » Et c’est encore ce qui le distingue de la plupart de ses contemporains, — Leconte de Liste excepté, — par exemple des frères de Goncourt, et plus tard de Zola et de son école, qui attribuaient au document, c’est-à-dire à la matière de l’œuvre d’art, une valeur plus grande qu’à sa forme. Flaubert, au rebours de ceux-ci, ne procède point par accumulation de menus détails. « La littérature, écrivait-il à Eugène Fromentin, est l’art des sacrifices. » Couper le plus possible, sacrifier le détail à l’ensemble, tel est le précepte fondamental de sa rhétorique. C’est pourquoi ses descriptions les plus compactes et les plus éclatantes nous laissent, en définitive, une impression de concision et de sobriété toutes classiques. Même lorsqu’il paraît s’amuser à des singularités ou à des excentricités de couleur locale[31], lorsqu’il nous parle avec complaisance de pintades puniques, de gallêoles à collier et de cailles de Tartessus, c’est beaucoup moins par souci d’exactitude historique que pour l’euphonie des mots, et parce que ces effets euphoniques concourent à la sonorité de la phrase ou du paragraphe.

Ajoutons qu’en ce qui concerne les mœurs et les caractères, Flaubert témoigne le même dédain pour le détail particulier ou accidentel. Dans Salammbô, comme dans Madame Bovary, il vise avant tout à créer des types : c’est le permanent, c’est ce qui ne meurt pas, c’est ce qu’il y a d’éternellement humain dans l’homme, qu’il s’efforce de saisir et de traduire par son art. Ce qu’il voit dans Hamilcar, c’est moins le personnage historique que le dictateur ou le chef de bandes. Pareillement, ce qu’il voit dans Autharite ou dans Màtho, c’est surtout le barbare ; dans Spendius, c’est le Grec de la décadence ; dans Salammbô, c’est la vierge et c’est la femme.

Mais alors, si, dans Salammbô, l’élément historique est rejeté au second plan ; et si l’auteur a prétendu tout d’abord y éblouir notre imagination par des spectacles de beauté, y solliciter notre cœur et notre esprit par un enchaînement rigoureux de vérités psychologiques et par ce qu’il y a d’essentiellement humain dans son drame ; en d’autres termes, si la matière n’a de prix à ses yeux que comme support d’un art parfait, comme moyen de réaliser une œuvre parfaitement belle ; s’il en est ainsi, ne voit-on pas Salammbô, en dépit des apparences, se rapprocher insensiblement des œuvres de la plus pure tradition classique, d’une Enéide, par exemple, où l’élément historique, pourtant si considérable, se perd en quelque sorte et s’oublie dans la perfection d’art de l’ensemble ? Et ce n’est pas au hasard que je cite l’Enéide. Nous savons, par la correspondance de Flaubert, que, durant toute la composition de Salammbô, il lui et relut le poème de Virgile. Il écrivait à son ami Feydeau : « J’entremêle cette lecture (de Fénelon) avec celle de l’Enéide, que j’admire comme un vieux professeur de rhétorique. » Et ailleurs ; « Toutes les après-midi, je lis du Virgile, et je me pâme devant le style et la précision des mots[32]. » Mais ne forçons pas le rapprochement. Il n’y a, entre les deux œuvres, qu’une analogie de forme plus ou moins prochaine. L’inspiration est bien différente. Et puis enfin, ce n’est pas un poème, fût-ce un poème en prose, que Flaubert a prétendu écrire.

Ce serait donc lui faire injure que de considérer son œuvre comme une reconstitution historique. S’il nous fallait son témoignage, ce témoignage concorderait encore avec notre analyse. J’ai eu la bonne fortune de retrouver, dans ses notes de voyage, et j’ai été le premier à signaler ici même, une sorte d’invocation singulièrement éloquente, qui pourrait servir d’épigraphe à Salammbô[33]. Flaubert l’écrivit, en rentrant de Tunis et de Carthage, où il était allé se documenter tout exprès pour son roman. Il a eu soin de dater ces quelques lignes, ce qui prouve assez l’importance qu’il y attachait. Ce fut dans la nuit du 12 juin 1858 qu’il l’écrivit. Soulevé d’enthousiasme à la pensée de l’œuvre future, effrayé aussi par les difficultés de l’entreprise, il s’écrie : « Que toutes les énergies de la nature que j’ai aspirées me pénètrent, et quelles s’exhalent dans mon livre. A moi puissances de l’émotion plastique ! Résurrection du passé, à moi, à moi ! Il faut faire, à travers le beau, vivant et vrai quand même. Pitié pour ma volonté, Dieu des âmes ! Donne-moi la force et l’espoir ! » Ainsi, en cette minute de clarté suprême, où il a fait son examen de conscience, — avant de commencer ce long labeur pour lequel il demandait au Dieu des âmes « la force et l’espoir, » — son œuvre lui apparut d’abord comme un jet lyrique, qui s’apparente au jaillissement des énergies naturelles, ensuite comme une construction plastique, dont la puissance d’émotion serait toute de beauté. Et c’est seulement après cela qu’il songe à la « résurrection du passé » que sera Salammbô. Mais il ne s’y arrête point. Il ajoute aussitôt : « Il faut faire, à travers le beau, vivant et vrai quand même. » Le beau, c’est la première condition : la vérité et la vie viendront par surcroit, — quand même.

Ecartons donc une bonne fois des analogies superficielles. Ne croyons plus que Flaubert ait tenté purement et simplement une reconstitution historique. Voyons Salammbô telle qu’il l’a voulu faire : nous nous trouvons alors en présence d’un roman conçu de la même façon, exécuté d’après la même méthode, présenté enfin par l’imagination évocatrice de l’auteur comme une aventure aussi contemporaine que celle de Madame Bovary.


Ce qui trompe le lecteur non averti, c’est l’abondance et la précision toute matérielle des descriptions de Flaubert. Elles sont tellement frappantes qu’on n’y aperçoit d’abord que le détail historique, la couleur locale. Mais cette qualité est secondaire aux yeux de l’auteur, comme aux nôtres, dès que nous sommes entrés dans le secret de son art. Relisons, par exemple, la fameuse description de Carthage au lever du soleil, que Sainte-Beuve, dès la publication du livre, saluait déjà comme un chef-d’œuvre :


... Mais une barre lumineuse s’éleva du côté de l’Orient. A gauche, tout en bas, les canaux de Mégara commençaient à rayer de leurs sinuosités blanches les verdures des jardins. Les toits coniques des temples heptagones, les escaliers, les terrasses, les remparts, peu à peu, se découpaient sur la pâleur de l’aube ; et tout autour de la péninsule carthaginoise, une ceinture d’écume blanche oscillait, tandis que la mer couleur d’émeraude semblait comme figée dans la fraîcheur du matin. A mesure que le ciel rose allait s’élargissant, les hautes maisons inclinées sur les pentes du terrain se haussaient, se tassaient, telles qu’un troupeau de chèvres noires qui descend des montagnes. Les rues désertes s’allongeaient ; les palmiers, çà et là sortant des murs, ne bougeaient pas ; les citernes remplies avaient l’air de boucliers d’argent perdus dans les cours ; le phare du promontoire Hermœum commençait à pâlir. Tout au haut de l’Acropole, dans le bois de cyprès, les chevaux d’Eschmoùn, sentant venir la lumière, posaient leurs sabots sur le parapet de marbre et hennissaient du côté du soleil.


Que cette description soit vraie historiquement, c’est bien possible. Mais si, littérairement, elle est d’un si grand prix, c’est avant tout par la puissance de son lyrisme. Comme dans une ode, l’émotion grandit, de phrase en phrase, à mesure que le soleil se lève, que la lumière monte, — pour aboutir au grand effet final : « Les chevaux d’Eschmoun posaient leurs sabots sur le parapet de marbre et hennissaient du côté du soleil. » Après cela, peu nous importe que ce soit une description de la Carthage antique. Elle peut s’appliquer aussi bien à la Tunis, qu’à l’Alger moderne. Elle n’est pas plus contemporaine d’Hamilcar que de Flaubert lui-même. Toute pénétrée qu’elle est d’émotion lyrique, elle plane au-dessus des lieux et des temps. Elle a traduit hier, elle traduira demain la splendeur de l’aube se levant sur une grande ville orientale et méditerranéenne.

Non seulement, ces descriptions sont animées d’un souffle lyrique, mais elles sont composées en vue d’un effet de beauté. Les détails archéologiques disparaissent dans l’ensemble. En définitive, ils ne sont rien : c’est la forme qui est tout. Ainsi, dans ce passage ou il s’agit de nous faire voir le char de Salammbô courant sur la route de Carthage. Nous sommes sur une terrasse des jardins d’Hamilcar et nous regardons vers la plaine, avec Màtho et Spendius :


Un point d’or tournait au loin dans la poussière sur la route d’Utique : c’était le moyen d’un char attelé de deux mulets. Un esclave courait à la tête du timon, en les tenant par la bride. Il y avait dans le char deux femmes assises. Les crinières des bêtes bouffaient entre leurs oreilles à la mode persique, sous un réseau de perles bleues. Spendius les reconnut ; il retint un cri.

Un grand voile par derrière flottait au vent.


Ne nous attardons pas à la précision descriptive, qui, dans ce morceau, est saisissante. Mais notons l’art subtil avec lequel tous ces détails sont agencés pour faire éclore progressivement la vision dans les yeux du lecteur : le point d’or, le moyen du char, l’esclave qui court, les crinières bouffantes à la mode persique, le réseau de perles bleues, — enfin l’image qui résume tous les traits épars du tableau et qui les enveloppe, en quelque sorte : Un grand voile, par derrière, flottait au vent. Cette image, par la seule place que Flaubert lui a assignée, par la seule vertu de l’ordre, prend une valeur symbolique inattendue. Elle symbolise le char tout entier, comme une voile symbolise un navire ; et, par la série illimitée d’images qui lui sont associées, on peut dire qu’elle suggère bien au delà des limites restreintes où l’auteur semble avoir voulu enfermer notre regard. On oublie tous les détails matériels qui le précèdent : il ne reste plus, en fin de compte, que la vision d’une forme légère, ailée et fuyante...

Cette supériorité de Flaubert dans la description pittoresque est si grande, qu’on a souvent affecté de ne voir en lui qu’un descripteur de génie. On s’imagine qu’il décrit pour le plaisir de décrire. Mais ces descriptions, même les plus longues, même celles qui semblent, au premier coup d’œil, de purs hors-d’œuvre, ont, la plupart du temps, une signification psychologique, indépendante de leur valeur historique ou archéologique, — supérieure à la couleur locale.

Je ne connais pas, dans Salammbô, de plus bel exemple de la valeur psychologique d’une description que ce chapitre où l’auteur nous dépeint les magasins elles trésors d’Hamilcar. Cette espèce de recensement dépasse en éblouissement les plus merveilleux contes arabes : ce sont des entassemens de fer, d’airain, de plomb, de lingots d’argent empilés comme des bûches, des montagnes d’outrés laissant échapper la poudre d’or par leurs coutures trop vieilles ; des forêts d’ivoire, des monceaux de gomme, d’encens, d’aromates, de plumes d’autruche... Et il y en a ainsi, pendant des pages et des pages. Le lecteur superficiel se demande où l’auteur veut conduire son héros à travers cet amoncellement de magnificences... Mais d’abord, il n’y a, pour ainsi dire, pas un détail, dans toute cette longue description, qui ne nous révèle quelque chose de l’âme et des mœurs carthaginoises. Ensuite Flaubert veut conduire Hamilcar à la grande résolution qui est formulée, en ces deux lignes, à la fin du chapitre : « Lumières des Baalim, — dit celui-ci au sénat de Carthage, — j’accepte le commandement des forces puniques contre l’armée des Barbares ! »

En effet, c’est parce que le suffête, à chaque pas qu’il fait à travers ses magasins et ses trésors, prend à la fois conscience de sa propre force et de l’injure que lui ont infligée les Barbares, en pillant ces mêmes magasins, en saccageant et en brisant tout sur leur passage, en attentant jusqu’à l’honneur de sa propre fille ; c’est parce qu’il retrouve partout l’insulte des mercenaires et le déshonneur de sa maison ; c’est parce que sa colère bouillonne et s’accroît à la découverte de chaque nouveau méfait, qu’une circonstance en apparence insignifiante, — la vue de ses éléphans mutilés par les Barbares, — précipite sa résolution. A cette dernière vue, il ne peut plus y tenir, il brûle de se venger, et, malgré ses défiances et ses rancunes contre la République, il court au Sénat et il prononce la formule qui va le lier comme un serment : « Lumières des Baalim, j’accepte le commandement des forces puniques contre l’armée des Barbares !.. »


Ainsi donc, la place de la description, dans Salammbô, est presque toujours proportionnée à son importance et à sa signification par rapport au reste du récit. Mais si elle a surtout une valeur d’art, ce serait s’aveugler de parti pris que de n’en pas voir la valeur historique. La solidité du fond, chez Flaubert, répond à la splendeur de la forme. Comme il le disait dans son ferme propos du 12 juin 1838, il a voulu « faire, à travers le beau, vivant et vrai quand même. » Il a fait vrai, mais il a fait surtout vivant.

En ce qui concerne l’archéologie punique, on peut discuter à perte de vue sur la question de savoir si Flaubert n’a pas trop accentué, dans son récit, la couleur biblique et phénicienne, au lieu de-nous représenter une Carthage déjà à demi hellénisée. C’est l’opinion qui prévaut aujourd’hui. Mais les généralisations de l’archéologie sont sujettes à d’étranges variations. Ne nous hâtons pas trop de conclure contre Flaubert, dans le sens des archéologues[34]. Ce qu’il y a de sûr, c’est que toutes ses affirmations et toutes ses hypothèses reposent sur des textes ou des documens certains. Il avait lu à peu près tout ce qu’on pouvait lire, de son temps, sur Carthage. Voilà de quoi nous rassurer. N’oublions pas, cependant, que Salammbô est avant tout un livre d’imagination. Flaubert a eu soin de nous le rappeler. De même qu’il disait à propos de Madame Bovary : « Les observations de mœurs, je me fiche bien de ça ! » de même, il écrivait à Sainte-Beuve, à propos de Salammbô : « Je me moque de l’archéologie ! » Il ne s’agit pas de savoir si la coiffure de Tanit est authentique, ou si la robe de Salammbô eut été désavouée par les couturières de Carthage. Le moindre cuistre, là-dessus, peut se flatter d’en remontrer à Flaubert, — et d’ailleurs ils n’y ont pas manqué. L’essentiel est de savoir si ce mirage antique évoqué par l’imagination de Flaubert forme un tout bien cohérent, satisfaisant à la fois pour une imagination d’artiste et pour une conscience d’historien : « si les mœurs dérivent de la religion et les faits des passions, si les caractères sont suivis, si les costumes sont appropriés aux usages et les architectures aux climats... » — On peut répondre hardiment que oui et qu’on n’a jamais tenté une œuvre d’une logique interne plus solide, ni d’une plus parfaite beauté !

Mais non seulement Flaubert a su nous donner une image plausible de l’Afrique au Ve siècle avant Jésus-Christ, il nous en a donné une image toujours vivante, en nous la représentant, si je puis dire, sous ses aspects éternels. Salammbô est un livre tout plein de l’Afrique. D’abord l’auteur nous a tracé des lieux où se déroule son action un portrait si véridique, si complet et si définitif qu’il n’y a plus qu’à glaner derrière lui. Tous ceux qui ont vécu en Algérie et en Tunisie le savent bien. Lorsqu’on voyage là-bas, il suffit d’ouvrir les yeux, pour saluer nu passage les paysages de Salammbô. Et il suffit aussi d’ouvrir les yeux pour reconnaître, dans les rues d’Alger, de Constantine, ou de Tunis, les types humains, les silhouettes d’aventuriers, les foules hybrides et bigarrées qui se pressent dans le roman du maître de Rouen.

Ce ne sont pas là de vagues analogies. Quand on a longtemps vécu en Afrique, ces personnages de Salammbô vous poursuivent comme des êtres réels, comme des passans familiers coudoyés chaque jour dans la rue. Tel frondeur des Baléares, comme ce Zarxas, vigoureux et souple, qui saute à la façon des bateleurs sur les épaules de ses amis, vous évoque ces portefaix de Mahon ou d’Alicante, qui grimpent si lestement sur les navires dans les ports algériens, qui s’étudient à fléchir élégamment le jarret sous les plus lourds fardeaux et dont les pieds légers chaussés d’espadrilles ont toujours l’air de bondir. Dans le roman de Flaubert, il y a bien des pages semblables à celle-ci, où je retrouve non seulement des silhouettes précises, mais des conversations et des confidences d’hommes du peuple rencontrés sur les routes du Sud ou sur les quais d’Alger : « Il était né (Màtho) dans le golfe des Syrtes. Son père l’avait conduit en pèlerinage au temple d’Ammon. Puis il avait chassé les éléphans dans les forêts des Garamantes. Ensuite il s’était engagé au service de Carthage... Il craignait les dieux et souhaitait de mourir dans sa patrie. — Spendius lui parla de ses voyages, des peuples et des temples qu’il avait visités, et il connaissait beaucoup de choses : il savait faire des sandales, des épieux, des filets, apprivoiser les bêtes farouches et cuire des poissons. »

Otez la couleur antique. De qui s’agit-il ici : » De Spendius et de Màtho, ou bien d’un spahi indigène et d’un trimardeur espagnol ? Durant les longues chevauchées à travers la steppe, lui aussi, le cavalier du bureau arabe, il vous a dit son histoire en quelques paroles brèves et prudentes ; et c’est toute l’histoire de Màtho, comme l’histoire de Spendius est celle de l’aventurier cosmopolite.

Prétendra-t-on que Flaubert a été dominé par ses souvenirs et ses notes de voyage, et qu’il a représenté en somme ; des caractères tout modernes sous des noms ou des costumes antiques? Ce qu’il y a de sûr encore une fois, c’est que de semblables types sont absolument africains.

Flaubert savait bien qu’il y a quelque chose de plus fort que le temps et les bouleversemens d’empires, — c’est l’âme d’un pays qui se survit indéfiniment dans les hommes qui l’habitent. C’est pourquoi il s’est enquis si scrupuleusement de l’âme africaine. On peut répondre à cela que cette âme diffère sans doute beaucoup de l’âme antique ; mais pour Flaubert, comme pour tous ceux qui ont étudié cette Afrique immobile, où rien ne meurt, parce que rien n’y nait plus, il est certain que les contemporains de Scipion et d’Hamilcar sont encore reconnaissables dans les Africains d’aujourd’hui.


A côté de cette vérité locale, il y a aussi, dans Salammbô, une vérité humaine, à laquelle le grand nombre des lecteurs, éblouis sans doute par la pompe du décor, ne prêtent guère d’attention.

Nous pourrions analyser successivement chacun des personnages du roman que nous arriverions à la même conclusion : c‘est qu’ils vivent aussi diversement et aussi profondément que les personnages familiers de Madame Bovary. Mais tenons-nous-en à l’héroïne du livre, cette étrange Salammbô, en qui l’on ne voit d’ordinaire qu’une poupée somptueusement habillée.

On peut dire que le même mystère, qui défend la femme orientale contre les indiscrétions du voyageur européen, entoure la fille d’Hamilcar dans le roman de Flaubert, et la dérobe aux regards profanes. Cette impression de mystère, Flaubert l’a voulue et l’a cherchée à dessein, — nous le savons par sa correspondance. Mais justement parce que Salammbô est mystérieuse pour nous, nous voyons volontiers en elle, comme dans la femme arabe, tout un monde de poésie et de sentimens à jamais indéchiffrables pour nos esprits d’Occidentaux ; et quand nous approchons de cette forme voilée et muette, une irritation nous prend en songeant que nous ne saurons jamais ce qui se passe derrière ce front scintillant de plaques d’or, derrière ces yeux inertes et brillans comme des pierreries. Puis, à mesure que nous la connaissons davantage, nous en arrivons à soupçonner que cette âme mystérieuse ne renferme que le vide ; et nous éprouvons quelque chose de la déception de Màtho, lorsque, après avoir traversé les salles étincelantes du temple de Tanit, encore tout aveuglé par l’éclat des marbres, des métaux et des gemmes, il finit par arriver au fond du sanctuaire, un obscur réduit, où il ne discerne rien qu’une pierre noire, à peine dégrossie !

Évidemment Flaubert a voulu que nous éprouvions quelque chose de cette irritation et de cette déception devant la figure imprécise de Salammbô : c’est par là qu’elle rappelle l’Orient et qu’elle ressemble aux femmes de son pays. Mais en même temps, il l’a douée de sentimens et de passions qui l’apparentent à la nature féminine, telle qu’elle se rencontre, je crois, dans tous les temps et sous tous les climats.

Salammbô a les inquiétudes de la vierge qui pressent on ne sait quel grand bonheur vers lequel elle se précipite de toute son âme et qu’elle n’atteindra jamais. Elle est avide d’aimer. Elle croit aimer la Déesse, comme la pauvre Emma Bovary croit aimer ses amans ; mais elle n’aime que l’amour, c’est-à-dire, dans la pensée de Flaubert, l’ombre d’une ombre. Et lorsqu’elle s’imagine être au but de ses plus ardentes convoitises, lorsqu’elle touche enfin de ses mains ce voile de l’Immaculée, ce zaïmph qu’elle a reconquis au prix de sa vie et de sa virginité, elle reste « mélancolique devant son rêve accompli, » de même que la petite bourgeoise d’Yonville, dans toute la frénésie de la passion et dans tout l’orgueil de l’adultère triomphant s’avouait « ne rien sentir d’extraordinaire. » Les mêmes phrases désabusées se répondent d’un roman à l’autre et elles traduisent la même aspiration immense et douloureuse, le même accablement devant l’impuissance du Désir !

Non seulement Salammbô est une petite âme inquiète et angoissée : elle ne serait pas la fille de Flaubert, si elle ne tenait de son père une passion d’ordre plus intellectuel que le désir. Elle est dévorée de la curiosité de savoir ; et par là encore, elle touche à la nature féminine dans ce qu’elle a de plus intime ; elle rejoint l’Ève éternelle qui veut goûter, elle aussi, au fruit de l’arbre de la science, malgré tout, malgré la défense divine, malgré la chute et la damnation. Elle veut savoir, non pas même pour la joie de savoir, car elle n’ignore pas que toute la science du monde ne la satisfera jamais, mais uniquement pour le plaisir de violer le grand secret et d’enfreindre la loi. Lorsque Shahabarim, le prêtre de Tanit, la vient visiter, le vieillard a beau lui répéter qu’il n’a plus rien à lui apprendre, elle le presse de ses questions, elle le tourmente pour qu’il lui dévoile la pure essence de la Déesse qu’elle adore sans la comprendre ; mais le prêtre la repousse d’un geste véhément : « Ton désir est un sacrilège, — lui dit-il ; — satisfais-toi avec la science que tu possèdes ! » Et Salammbô tombe sur ses genoux ; elle sanglote, écrasée par la parole du prêtre, pleine à la fois de colère contre lui, de terreur et d’humiliation.

Ne serait-ce que pour mieux sentir ce qu’il y a de profondément humain et d’universel dans ce caractère de Salammbô, qu’on lise, dans la Correspondance, ce passage d’une lettre adressée par Flaubert à une vieille fille de ses amies, laquelle était inquiète, comme la fille d’Hamilcar, et dévorée par la même curiosité de savoir. Flaubert, l’aumônier des Dames de la Désillusion, comme il aimait à s’appeler, lui répond à peu près dans les mêmes termes que Shahabarim, le grand prêtre de Tanit : « Avez-vous tout étudié ? Etes-vous Dieu ? Qui vous dit que votre jugement humain soit infaillible ? que votre sentiment ne vous abuse pas ? Comment pouvons-nous, avec nos sens bornés et notre intelligence finie, arriver à la connaissance absolue du vrai et du bien ? Saisirons-nous jamais l’absolu ? Il faut, si l’on veut vivre, renoncer à avoir une idée nette de quoi que ce soit. L’humanité est ainsi, il ne s’agit pas de la changer, mais de la connaître. Pensez moins à vous. Abandonnez l’espoir d’une solution. Elle est au sein du Père. Lui seul la possède et ne la communique pas. Mais il y a, dans l’ardeur de l’étude, des joies idéales faites pour les nobles âmes. Associez-vous par la pensée à vos frères d’il y a trois mille ans ; reprenez toutes leurs souffrances, tous leurs rêves, et vous sentirez s’élargir à la fois votre cœur et votre intelligence ; une sympathie profonde et démesurée enveloppera, comme un manteau, tous les fantômes et tous les êtres. Tâchez donc de ne plus vivre en vous... » Et ailleurs il lui disait encore : « Soyez donc plus chrétienne et résignez-vous à l’ignorance ! » — « Satisfais-toi, — disait le prêtre de Tanit, — avec la science que tu possèdes ! » C’est la même pensée, c’est presque la même phrase ! Elle résume peut-être, avec les lignes précédentes, tout le sens symbolique de Salammbô.


Nous voici au cœur du sujet. Ecartons maintenant l’accessoire, oublions les théories d’art de Flaubert, son érudition et sa philosophie, laissons dans l’ombre les substructions de l’édifice qu’il a élevé, détournons-nous des détails de l’architecture et du jeu des couleurs : ne regardons que l’ensemble de son œuvre. Nous nous dirons alors que Flaubert, à l’égal des plus grands, a réalisé la création poétique par excellence. Au rebours des modernes, qui décalquent misérablement la réalité immédiate, — et à la façon des classiques, — il a tiré une merveille, pour ainsi dire, de rien. Il a ressuscité Carthage. Il l’a fait sortir véritablement de « l’ombre de la mort. » Il n’en existe plus d’autre que la sienne. C’est à travers la sienne que l’on voit revivre les misérables ruines qui jonchent le sol de la grande cité africaine. C’est de Salammbô qu’elles empruntent tout le charme qui nous attire vers elles. Pour le voyageur d’aujourd’hui, les tourterelles qui se posent sur la terrasse des Pères Blancs, à Saint-Louis de Carthage, sont les colombes de Tanit.

Et quand bien même Salammbô ne tiendrait à rien, quand elle ne serait qu’un splendide palais d’images élevé par une fantaisie d’artiste, il n’en resterait pas moins ceci : ces images recouvrent un drame symbolique, dont la signification rejoint celle des œuvres les plus hautes de l’art. Aucune n’a plus profondément exprimé la folie de l’amour et du désir. Salammbô meurt, pour avoir réalisé son rêve, pour avoir touché au manteau de la Déesse. Mais la folie de l’amour et du désir, sous toutes leurs formes, — folie mystique, ou folie de l’action, — est la source de tout ce qui se fait de grand dans le monde, c’est un principe de vie. Màtho, l’obscur soldat, devient un chef et un héros, parce qu’il aime la fille d’Hamilcar, — et il meurt en extase au milieu des supplices, parce que ses yeux rencontrent les yeux de Salammbô. Ainsi donc, aimer pour vivre, et mourir d’aimer, parce que l’amour humain, comme le désir, est une duperie, — voilà la contradiction douloureuse, l’antinomie insoluble sur laquelle nous arrête la pensée de Flaubert. Il nous laissé ; sur le seuil de la Foi, qui, seule, peut rompre le cercle vicieux, où tourne le désir, en lui proposant un objet égal à son infinité.


LOUIS BERTRAND.

  1. Salammbô, édit. Louis Conard.
  2. Édition Louis Conard.
  3. Correspondance, édit. Charpentier, IIIe série, p. 271.
  4. Tentation de Saint Antoine. Édit. Charpentier, p. 252.
  5. Première version, 1849-1856, p. 250.
  6. Correspondance, IIIe série, p. 195.
  7. Correspondance, IVe série, p. 98 (Lettre à George Sand).
  8. C’est ce que Flaubert appelait familièrement : « se monter le bourrichon. »
  9. Cf. Balzac, la Cousine Bette.
  10. Correspondance, IVe série, p. 227.
  11. Correspondance, IIe série, p. 301.
  12. La Tentation de saint Antoine (1856). Édit. Charpentier, p. 167.
  13. Correspondance, IIe série, p. 277.
  14. Ibid., IIe série, p. 314.
  15. Ibid., IIIe série, p. 249.
  16. Correspondance, IIe série, p. 96.
  17. Première Éducation sentimentale.
  18. Correspondance, IIIe série, p. 104.
  19. Ibid., IIe série, p. 269.
  20. Correspondance, p. 366.
  21. Ibid., p. 247.
  22. Ibid., IIe série, p. 101.
  23. Cf. Première Education sentimentale, ad finem.
  24. Voir l’épisode du Chien.
  25. Correspondance, IIe série, p. 156.
  26. Cf. Première Éducation sentimentale, ad finem,
  27. Correspondance, IVe série, p. 227.
  28. Correspondance, IIIe série, p. 183.
  29. Correspondance, III* série, p. 186. Le mot est plus vif dans le texte.
  30. Ibid., p. 239.
  31. Il disait : Quant à l’archéologie, elle sera probable, voilà tout. Pour ce qui est de la botanique, je m’en moque complètement... » Correspondance, IIe série, p. 103.
  32. Correspondance, IIIe série, p. 209.
  33. Voyez la Revue du 15 juillet 1910.
  34. J’ai entendu dire maintes fois à l’un des hommes qui connaissent le mieux l’histoire de l’Afrique ancienne, qu’en matière d’archéologie punique l’opinion de Flaubert n’est jamais négligeable. Cela n’empêche pas certains professionnels de l’histoire de continuer à traiter Salammbô avec le plus ridicule dédain. Je relève dans une volumineuse Carthage romaine, en plus de 700 pages, ces phrases méprisantes jetées au bas d’une page : « On ne s’étonnera pas, je pense, de ne pas rencontrer dans cette liste le nom de Flaubert. En dépit des prétentions de l’auteur (?) la science n’a rien à démêler avec Salammbô/ Quoi qu’on pense de la valeur littéraire de ce roman, on doit le tenir pour non avenu, si l’on ne recherche que la vérité historique. » Et, pendant 700 pages, sous prétexte de rechercher la vérité historique, l’auteur de cette note entre-choque les opinions de Beulé contre celles de Dureau de la Malle et du moindre ingénieur des ponts et chaussées qui s’est livré à des sondages dans le golfe de Carthage, — le tout pour conclure que nous ne savons rien de positif sur la Carthage romaine, pas plus que sur la Carthage punique. C’est une belle chose que la méthode, mais encore faudrait-il l’appliquer à des sujets qui rendent, et non la faire fonctionner à vide pendant des centaines de pages. Après avoir volatilisé, réduit en poussière impalpable des textes anciens, sans doute obscurs ou contradictoires, mais qui enfin disaient quelque chose, on nous laisse plus incertains que devant. Hypothèses pour hypothèses, j’aime mieux celles de Flaubert. Au moins, elles me font voir une Carthage possible, tandis qu’avec ces messieurs, je ne sais rien et je ne vois rien du tout.