Le Cimetière de Calliste
Je ne crains pas de fatiguer les lecteurs de la Revue en leur parlant encore des catacombes. Tous ceux qu’intéresse l’histoire des origines du christianisme, et le nombre en est grand, suivent avec la plus vive curiosité les travaux de M. de Rossi. Comme ils savent qu’il n’y a guère aujourd’hui que la grande nécropole chrétienne qui puisse nous fournir des documens nouveaux sur cette époque si importante et si mal connue, ils souhaitent qu’on les entretienne des découvertes qu’on y fait. J’ai rendu compte, il y a trois ans, du premier volume de la Rome souterraine[1]. Le second vient de paraître. Peut-être causera-t-il d’abord moins de surprise que l’autre.
Au début de son grand ouvrage, M. de Rossi avait cru devoir livrer tout d’un coup au public, en expliquant la méthode qu’il voulait suivre, les principaux résultats qu’il en avait obtenus, et ces résultats étaient si nouveaux et si curieux qu’on en fut vraiment ébloui. Il n’a plus aujourd’hui de ces révélations à nous faire; il nous a dit son opinion sur l’origine et les développemens des cimetières; il faut qu’il établisse sur les faits et par des recherches patientes et infinies les théories générales qu’il nous avait données d’abord. Il semble que ce soit une tâche plus ingrate; en réalité, l’œuvre n’a pas moins d’intérêt et de vie, et ceux qui consentent à suivre l’auteur dans ces études pénibles sont bien payés de leur peine. Que de découvertes inattendues au milieu de ces détails et de ces minuties! que d’événemens qu’on connaissait mal sont définitivement expliqués ! que de personnages ignorés reviennent à la lumière! L’histoire des papes du IIIe siècle est à refaire, et M. de Rossi a fourni des documens qu’on ne soupçonnait pas à ceux qui voudront recommencer l’œuvre de Baronius.
Je dois pourtant avertir, pour ne tromper personne, que les travaux de M. de Rossi sont par certains côtés une œuvre de divination. Le mot est de lui, et il l’accepte sans scrupule, il se trouve en présence de manuscrits interpolés et corrompus, de monumens ruinés, d’inscriptions en poussière. Il lui faut suppléer à ce qui manque, refaire ce qui est perdu. Personne sans doute n’est plus propre que lui à reconstruire ces débris. Il s’y est préparé par une lecture immense, les deux antiquités lui sont également familières, il connaît la littérature classique et l’archéologie païenne aussi bien que les pères de l’église et les monumens chrétiens; mais, quoique cette érudition solide et étendue diminue les chances d’erreurs, il n’en est pas moins vrai que l’essence du travail qu’il entreprend, c’est la conjecture. Ne faisons donc point à l’auteur un reproche de ce qui est la condition même de son ouvrage. Il doit nous suffire que ces conjectures soient le plus souvent entourées de tant de vraisemblances accumulées qu’elles touchent presque à l’évidence. D’ailleurs M. de Rossi livre ses preuves au public. Tout le monde est libre de les discuter. On peut douter où il a cru, contester où il affirme. C’est ce qui se fera, je n’en doute pas; les convictions religieuses engagées dans le débat nous assurent qu’il sera sérieux, et l’on peut espérer que la certitude naîtra de ces discussions savantes. Il est certain du moins que, si sur quelques points les opinions de M. de Rossi pourront être rectifiées, l’ensemble du vaste monument qu’il élève restera debout, et que dans l’avenir il honorera notre temps.
Le second volume de la Rome souterraine a cet avantage de former un tout et de se suffire à lui-même. M. de Rossi y traite du cimetière de Calliste, un des plus importans de Rome. Il était jusqu’ici parfaitement inconnu. On n’en savait pas même la situation, et on le cherchait où il n’était pas. Après l’avoir remis à sa place, il lui a refait une histoire. Le témoignage des auteurs anciens et ses propres découvertes lui ont permis de retracer les vicissitudes que ce cimetière a traversées pendant deux siècles. C’est cette histoire qu’après lui je vais rapidement raconter.
M. de Rossi nous apprend, dans son premier volume, comment, à son avis, les cimetières chrétiens avaient pris naissance. Il n’est pas de ceux qui croient que la religion nouvelle a rompu violemment avec tous les usages du passé, et il a trop étudié les antiquités romaines pour ne pas reconnaître qu’elle a conservé souvent ce qui existait avant elle. Les inscriptions lui faisaient voir que, parmi les libéralités des grands seigneurs ou des gens riches à leurs amis, à leurs cliens, à leurs serviteurs, aucune n’était plus fréquente que le don d’une sépulture. Il a donc pensé que ces gens riches, en devenant chrétiens, étaient restés fidèles à leurs habitudes de munificence, et assurément il est naturel de le croire. Ils voyaient leurs parens, leurs amis, quand on les avait élus présidens des augustales, des mercuriales ou de quelque autre association civile ou charitable, accorder sur leurs terres à ceux qui leur avaient fait cet honneur un emplacement pour leurs tombes. Est-il croyable qu’ils n’aient pas suivi leur exemple, et que, devenus membres d’une religion qui faisait à tous un devoir de la charité, ils n’aient pas songé, eux aussi, à la sépulture de leurs frères? Rien ne leur était plus facile que d’y pourvoir. Dans ces immenses tombeaux qu’ils se faisaient construire sur le bord des grands chemins, et qui souvent occupaient plusieurs jugères, ils donnaient généralement une place à leurs affranchis des deux sexes et à tous leurs descendans (libertis, libertabus, et posteris corum). Qui les empêchait de dire qu’ils voulaient y accueillir aussi ceux qui partageaient leurs croyances (qui sint ad religionem pertinentes meam) ! La loi protégeait cette volonté du mort comme les autres, personne n’avait le droit d’en gêner l’exécution, et, par une conséquence assez étrange, c’étaient les pontifes, chargés de tout ce qui concernait les sépultures, qui devaient veiller au respect de celles des chrétiens.
Une opinion de M. de Rossi s’est vérifiée pour le cimetière de Calliste. En l’étudiant de près, il s’est bien vite aperçu qu’il était plus ancien que ne le faisait croire le nom sous lequel il est connu. Le caractère des peintures dans les chambres et les galeries qui furent creusées les premières, la manière dont les tombes y sont disposées, le style des inscriptions qu’on y trouve, tout y rappelle la seconde moitié du IIe siècle. Ce qui est un argument plus décisif, c’est que les briques qui entrent dans ces constructions et qui, selon l’usage romain, portent la marque du fabricant qui les a fournies, ont toutes été faites sous le règne de Marc-Aurèle. Ces travaux sont donc antérieurs à Zéphyrin et à Calliste, qui vivaient sous Sévère. M. de Rossi en conclut qu’à la fin du IIe siècle, entre la voie Appienne et la voie Ardéatine, il y avait déjà un cimetière qui appartenait aux chrétiens. Il croit de plus pouvoir affirmer que ce cimetière leur venait de la libéralité de quelque grand seigneur dont il cherche à retrouver le nom. Par bonheur, ce nom n’est pas difficile à connaître. Cicéron nous apprend que les tombeaux des Cæcilli Metelli étaient situés tout près de la porte Capène. Les fouilles qu’on a faites dans ces dernières années ont permis d’en préciser la place. Au-dessus du cimetière de Calliste, on a retrouvé et on retrouve tous les jours des tombes qui appartenaient aux serviteurs et aux affranchis de cette puissante famille. Dans le cimetière lui-même, le long des galeries les plus anciennes, les mêmes noms se rencontrent. On y lit les épitaphes d’un certain nombre de Cæcilii et de Cæciliani, dont quelques-uns semblent avoir été des personnages importans. Cette coïncidence prouve que les propriétaires du sol n’ont pas ignoré l’existence de la crypte, qu’ils l’ont permise et qu’ils s’en sont servis. M. de Rossi est donc autorisé à en conclure qu’au IIe siècle, vers l’époque des Antonins, un des Cæcilii, devenu chrétien, aura donné ce terrain à ses frères pour y construire une sépulture commune, et que lui-même ou ses descendans auront voulu y reposer.
Ce premier point éclairci en explique un autre. Le cimetière de Calliste porte quelquefois dans les anciens documens le nom de sainte Cécile, et l’on sait que cette illustre martyre y avait été ensevelie. M. de Rossi a retrouvé son tombeau, qui depuis onze siècles n’était plus connu, et là encore, auprès du sarcophage de la sainte, il a pu lire les épitaphes de quelques membres de la famille des Cæcilii. Il pense que ce devaient être ses parens, et que le lieu de sa sépulture, le nom qu’elle porte, les personnages qui l’entourent, indiquent assez qu’elle appartenait, elle aussi, à cette famille. C’est du reste ce que semblent dire les actes de son martyre, quand ils lui font répondre au préfet de Rome, qui l’interroge : « Je suis libre, noble et fille de sénateurs. » Il est vrai que ces actes n’avaient inspiré jusqu’ici aucune confiance à la critique. Tillemont déclare « qu’ils ont peu d’apparence de vérité et qu’il n’y a pas moyen de les soutenir. » M. de Rossi n’est pas de cet avis. Il les soutient avec courage et souvent avec bonheur. Les découvertes qu’il a faites lui permettent de montrer que l’auteur de cette relation ne s’est pas toujours trompé. Quant à ses erreurs, qui sont manifestes, il ne les justifie pas, il les explique. Le pieux narrateur, qui n’était pas un savant, se trouve avoir confondu deux personnages qui portaient le même nom; c’est ce qui l’a amené à placer le supplice de sainte Cécile sous Alexandre Sévère, c’est-à-dire à une époque où l’église n’était pas persécutée. M. de Rossi donne de bonnes raisons pour croire qu’elle est morte sous Marc-Aurèle. Cette opinion, je le prévois, causera quelque surprise. Marc-Aurèle a donc été persécuteur! Le doux, le clément empereur qui ne savait pas venger ses outrages et qui pardonnait de si grand cœur à ses ennemis a donc fait périr d’honnêtes gens parce qu’ils ne partageaient pas ses croyances ! On est d’abord tenté de ne pas le croire, et M. de Rossi aura quelque peine à convaincre les admirateurs du césar philosophe. Il faut avouer pourtant que cet homme divin avait une imperfection qui peut expliquer bien des fautes : il était dévot, et même quelquefois superstitieux. Il vivait dans un siècle qui cédait à une sorte de penchant mystique dont le christianisme a profité. Les gens même qui restaient païens ne l’étaient plus alors comme autrefois. Il entrait dans leur dévotion quelque chose de plus vif et de plus inquiet. Marc-Aurèle était grand-pontife, comme César; mais il ne se serait pas permis de se moquer des enfers et de l’autre vie. Les dieux, si absens des lettres de Cicéron, se trouvent partout dans les siennes. Il les prie quand il est malade, il leur rend grâces quand il se porte bien; il leur demande la santé de ses amis. Lorsqu’il est tourmenté des couches prochaines de sa femme, il écrit ce mot presque chrétien : « il faut se confier aux dieux, confidere dis debemus ! » Il alla même jusqu’à croire que les dieux avaient pour lui une attention toute particulière, ce qui est une vanité assez ordinaire aux dévots. Dans ses Pensées, il les remercie de lui avoir fait connaître en songe des remèdes pour ses maladies, « surtout pour ses crachemens de sang et pour ses vertiges. » La dévotion dispose rarement à la tolérance. Celle de Marc-Aurèle l’empêcha de rendre justice aux chrétiens. Il les regarde comme des fanatiques et des insensés qui bravent la mort sans raison. Or, ne l’oublions pas, les chrétiens étaient alors sous le coup de lois sévères qui n’ont jamais été révoquées, et il fallait une bienveillance spéciale pour les en garantir. Les princes qui n’étaient qu’indifférens laissaient faire les magistrats, et ceux-ci ne demandaient pas mieux que de sévir. Marc-Aurèle semble avoir voulu leur arracher les chrétiens des mains au commencement de son règne ; mais il ne les estimait pas assez, il avait trop de souci de la religion de son pays pour continuer jusqu’à la fin à les défendre. Un jour ou l’autre, il devait céder à des instances qu’au fond du cœur il regardait comme justes. C’est dans un de ces momens de faiblesse qu’a eu lieu le supplice de sainte Cécile. M. de Rossi fait remarquer que Marc-Aurèle était alors éloigné de Rome et qu’il défendait les frontières de l’empire contre les barbares. Ce n’est donc pas tout à fait à lui qu’il faut reprocher ces rigueurs, c’est au peuple, qui les exigeait, et aux magistrats, qui les permirent. Les chrétiens eux-mêmes, qui en ont souffert, semblent les lui avoir pardonnées, et Tertullien, qu’on n’accusera pas d’être complaisant, ne veut pas le compter parmi les persécuteurs.
Sous Septime Sévère, une vingtaine d’années après la mort de sainte Cécile, le cimetière des Cæcilii sortit de la famille qui l’avait possédé jusque-là, et changea de régime. Il fut confié par le pape Zéphyrin, qui en était devenu le maître, à son diacre Calliste, et commença de porter son nom. Ce personnage tient une grande place dans le livre de M. de Rossi, et il convient d’en dire un mot avant de nous occuper des changemens qu’il a sans doute conseillés et exécutés. Nous ne le connaissons guère que depuis la publication de l’ouvrage qu’on appelle ordinairement les Philosophoumena. Cet ouvrage, qui était resté caché jusqu’à nos jours dans la bibliothèque d’un couvent grec, causa, quand il parut, une vive surprise et un grand scandale. Il est certain qu’il dérangeait singulièrement les opinions reçues. Il racontait surtout d’une manière fort inattendue la vie de ce Calliste, dont les fidèles avaient fait un pape et dont plus tard l’église a fait un saint. Si l’on en croit l’auteur inconnu des Philosophoumena, ce pape et ce saint n’était qu’un ancien esclave qui faisait la banque avec l’argent de son maître Carpophore, et que les chrétiens, trop crédules, avaient chargé de faire valoir les deniers de l’église. Il réussit mal dans ses opérations, et dissipa l’argent qu’on lui avait confié. Pour se dispenser de rendre ses comptes et reconquérir par un coup d’éclat sa popularité, que ses désastres avaient ébranlée, il s’avisa d’aller faire du bruit dans la synagogue des Juifs et de troubler leurs cérémonies. Exilé en Sardaigne pour cet acte d’intolérance, puis rappelé en Italie par le crédit de Marcia, maîtresse de Commode, qui protégeait les chrétiens, il devint, on ne sait comment, le favori et le successeur du pape Zéphyrin. Son caractère ne changea pas avec sa fortune. Il avait été esclave infidèle et banquier frauduleux ; évêque de Rome, il fut hérétique, corrupteur, simoniaque, « et enseigna par son exemple l’adultère et le meurtre. » Voilà certes une histoire peu édifiante pour un pape et pour un saint; heureusement elle n’est guère croyable. M. de Rossi n’a pas de peine à prouver[2] que la violence de ce libelle en affaiblit l’autorité, et que les accusations qu’il contient manquent tout à fait de vraisemblance. L’auteur a pris soin lui-même de nous apprendre qu’elles ne sont qu’une protestation isolée quand il nous dit que Calliste a séduit tout le monde, et qu’il est seul à lui résister. Il n’en est pas moins certain qu’écrivant pour des contemporains, s’il a dénaturé les faits, il ne les a pas entièrement imaginés. M. de Rossi pense que le fond du récit doit être vrai, et que, par exemple, il faut croire ce qu’il nous dit de l’origine de Calliste et de sa première profession. C’était donc un ancien esclave et il avait longtemps fait la banque sur le Forum. N’est-ce pas un fait significatif qu’à ce moment, deux siècles à peine après la mort du Christ, la société chrétienne de Rome, ayant besoin d’un chef, allât chercher un ancien banquier? C’est qu’elle était déjà devenue riche; elle commençait à se préoccuper des intérêts temporels. Il ne suffisait plus à celui qui la dirigeait de savoir gouverner les âmes, il fallait qu’il sût aussi administrer les affaires. Il paraît du reste qu’en choisissant Calliste les chrétiens ne s’étaient pas trompés. On entrevoit dans les aveux involontaires de l’auteur des Philosophoumena que ce pape fut un habile organisateur, une sorte d’homme d’état libéral et éclairé qui fit des règlemens utiles pour la discipline de l’église. Le peuple de Rome persiste à se rappeler son nom longtemps après avoir perdu la mémoire de ses actes, et M. de Rossi a raison de voir dans cette persistance un souvenir lointain du grand rôle que Calliste avait joué.
C’est aussi un passage des Philosophoumena qui a fait comprendre à M. de Rossi le changement que le cimetière des Cæcilii avait subi sous Septime Sévère, et comment il a fini par prendre le nom d’un pape qui n’y a pas même été enseveli[3]. Il y est dit que Zéphyrin, quand il eut été nommé évêque de Rome, fit venir Calliste d’Antium, où il était relégué depuis son retour de Sardaigne, et qu’il lui confia « le cimetière. » Il s’agit sans nul doute du cimetière de la voie Appienne, qui a conservé son nom; mais comment expliquer cette façon étrange de le désigner? Les chrétiens en possédaient alors un grand nombre; ils en avaient de plus anciens, par exemple celui de Domitilla, qui date du Ier siècle; ils en avaient de plus respectés, la crypte du Vatican, où les premiers papes étaient enterrés. Pourquoi celui de la voie Appienne est-il appelé le cimetière, comme s’il était seul? C’est qu’évidemment il se trouvait dans une situation différente de tous les autres. M. de Rossi suppose que, tandis que ceux-ci continuaient à être aux yeux de la loi la propriété des familles qui les avaient cédés aux fidèles, celui-là seul appartenait légalement à la communauté des chrétiens. Ceci demande une explication. Il ne peut pas être douteux que bien avant Constantin l’église n’ait obtenu des empereurs les mêmes privilèges que les corporations reconnues par l’état et qui avaient le droit de posséder. L’édit de Milan le prouve lorsqu’il place parmi les propriétés qu’il ordonne de rendre aux chrétiens a celles qui appartenaient, non pas aux particuliers, mais à la communauté tout entière » (ad jus corporis corum, non hominum singulorum pertinentia). Les cimetières faisaient partie de ces propriétés communes, puisque nous voyons qu’après les avoir confisqués sous Valérien on les rendit sous Gallien à l’évêque de Rome, comme représentant de la corporation; mais à quel moment ce droit a-t-il été pour la première fois reconnu aux chrétiens? M. de Rossi pense que ce fut sous Septime Sévère et pendant le pontificat de Zéphyrin. Un changement notable s’accomplissait précisément à cette époque dans la législation romaine. Jusque-là les empereurs s’étaient montrés si ennemis du droit d’association qu’on avait vu Trajan ne pas permettre aux habitans de Nicomédie de fonder un corps de pompiers. Septime Sévère se relâcha de ces rigueurs. Pour devenir sans doute plus populaire, il autorisa les associations de pauvres gens (collegia tenuiorum) qui se formaient pour assurer à tous leurs membres une sépulture honorable. Non-seulement il leur permit de se réunir une fois par mois et de recueillir dans ces réunions l’argent qui leur était nécessaire[4], mais il accorda à la société le droit de posséder la sépulture commune. Il est naturel de penser que cette occasion de devenir propriétaires légitimes de leurs tombeaux ait tenté les chrétiens. La loi était faite pour tout le monde, et ils pouvaient en profiter. Tout porte à croire qu’ils l’ont fait, et que le cimetière de la voie Appienne fut le premier et peut-être quelque temps le seul qui fût soumis à ce régime nouveau. M. de Rossi en conclut qu’à ce moment la communauté chrétienne s’est fait reconnaître et accepter par l’état comme un de ces collèges de funérailles qui couvraient l’empire. L’évêque était naturellement regardé comme le chef responsable de la société; il passait aux yeux des magistrats pour le président du collège. Le diacre, à qui était confiée l’administration du cimetière, avait le rôle de ce personnage qui, sous le nom d’actor ou de syndicus, gérait les propriétés communes. Il s’ensuit que le nom de l’évêque et celui du diacre devaient être connus de l’autorité, qui avait sans doute des relations fréquentes avec eux. Il fallait la prévenir quand l’évêque était mort, et lui donner le nom de celui qui venait d’être nommé à sa place. M. de Rossi croit même reconnaître à des indices sûrs que certaines listes de papes que nous possédons viennent non des archives de l’église, mais de celles de la préfecture de Rome, où on les conservait avec soin et où le copiste aura été les chercher pour être assuré d’avoir un document authentique. Voilà donc pour la première fois l’état en rapport avec l’église, qui lui avait échappé jusque-là. Ils vont prendre désormais l’habitude de vivre ensemble, ils s’uniront si étroitement entre eux qu’ils ne croiront plus pouvoir se séparer et subsister l’un sans l’autre. Nous sommes arrivés au moment où se forment ces liens qui deviendront bientôt si serrés; mais il faut avouer que, si l’église crut gagner à ces rapports plus de sécurité et plus de repos, elle se trompa. Cette protection qu’elle demandait à l’état, et qu’elle était si heureuse d’avoir obtenue, lui rapporta peu et lui coûta cher. Désormais les empereurs la connaissent mieux; ils ont plus directement la main sur elle; lorsqu’ils frappent, ils dirigent leurs coups où il faut. Au lieu de s’égarer sur des fidèles insignifians, ils atteignent sans hésiter le chef de la communauté. Ils savent son nom et sa demeure; ils le saisissent quand ils veulent, l’exilent ou le tuent selon leur caprice, et après s’être débarrassés de lui ils empêchent qu’on n’en nomme un autre. La situation des cimetières est changée aussi. Quand ils étaient une propriété privée, et qu’ils appartenaient, au moins en apparence, à quelque grande famille, on n’osait pas y toucher. Devenus la possession commune de l’église, ils suivirent sa destinée. Ils furent saisis par les agens du fisc, pillés par les soldats de l’empereur, et les chrétiens se virent souvent réduits à les détruire et à les combler eux-mêmes pour les sauver des ravages de l’ennemi.
Ces malheurs ne pouvaient pas se prévoir sous Sévère. On ne savait pas encore les fruits amers que l’église recueille de son intimité avec l’état, et quand la société chrétienne fut autorisée à posséder directement et sans détour le lieu où elle enterrait ses morts, elle se montra très fière de ce privilège. L’hypogée des Cæcilii, rendu plus vaste et plus beau, mis en rapport avec sa nouvelle fortune, devint pour tous les fidèles le cimetière par excellence, et l’on prit désormais l’habitude de lui donner le nom de Calliste, qui sans doute dirigeait les travaux. Ce qui est plus significatif, c’est qu’à partir de Zéphyrin les évêques de Rome y furent ensevelis. On ne savait guère jusqu’à présent pourquoi les papes avaient renoncé tout à coup à la glorieuse sépulture du Vatican. M. de Rossi a démontré la fausseté de toutes les raisons qu’on en donnait[5], et il a trouvé la véritable. Ils ont préféré le cimetière de Calliste, parce qu’il était le premier dont l’état eût assuré la possession aux fidèles : ils voulaient reposer au sein de cette terre qui leur appartenait et dans les domaines de l’église.
Toutes ces explications paraissent si ingénieuses, elles frappent d’abord par un si grand air de vraisemblance, elles sont appuyées de tant de preuves, qu’il est difficile de ne pas les accepter. Il est vrai qu’elles ont l’inconvénient d’être nouvelles : c’est un tort que bien des gens ne pardonnent pas. A Rome surtout, où l’immobilité est à la fois un besoin physique et un dogme religieux, on regarde souvent comme un crime de changer la moindre chose aux opinions anciennes. Aussi les idées de M. de Rossi n’y étaient-elles pas bien accueillies de tout le monde. Les incrédules, dit-on, ne manquaient pas, même parmi la commission d’archéologie sacrée. Il fallait, pour les réduire au silence, une de ces découvertes qui ne laissent pas de place au doute et qui ouvrent les yeux aux plus obstinés. M. de Rossi eut le bonheur de la faire au moment où il en avait le plus besoin. Il retrouva la crypte où les papes du IIIe siècle, depuis Zéphyrin jusqu’à Miltiade, avaient été ensevelis. C’est une chambre d’assez médiocre étendue et que rien ne désignait à l’attention des explorateurs. Elle était pleine jusqu’au comble de matériaux entassés, quand on se mit par hasard à la déblayer. Les parties les plus élevées, par lesquelles on commença le travail, avaient été les plus maltraitées, et il ne fut d’abord possible de rien reconnaître; mais quand on approcha du sol, on s’aperçut bien qu’on était tombé sur une des chambres les plus importantes du cimetière. Les murs avaient été décorés avec une magnificence extraordinaire. Des restaurations successives les avaient couverts de riches peintures, puis de revêtemens de marbres. Parmi les ruines, on trouvait des chapiteaux et des fûts de colonnes, des pilastres brisés, des débris de sculpture. Il n’y avait pas moyen de douter que la crypte n’eût contenu les restes de personnages illustres; mais pouvait-on avoir quelque espérance de retrouver leurs noms? M. de Rossi l’essaya. Des fragmens d’inscriptions en pièces qu’il avait d’abord négligés parce qu’il lui semblait impossible d’en rien tirer furent de nouveau réunis, et cette fois, en les rassemblant, il parvint à lire les noms
droite du Tibre, les chrétiens, qui craignaient ce voisinage impur, avaient enlevé le corps de saint Pierre du Vatican, et qu’ils l’avaient apporté dans le cimetière de la voie Appienne. Il était donc naturel de penser que les papes, pour ne pas se séparer de leur illustre prédécesseur, avaient voulu depuis ce moment y être ensevelis; mais il est démontré aujourd’hui que le corps de saint Pierre fut déposé dans le cimetière de Saint-Sébastien, et non dans celui de Calliste. D’ailleurs au moment où cette translation eut lieu, Zéphyrin était déjà mort et reposait loin du Vatican. de plusieurs papes du IIIe siècle. Aucun doute n’était plus possible; on se trouvait dans la crypte papale. Cette découverte fit grand bruit, et méritait d’en faire; c’était la confirmation la plus éclatante des idées de M. de Rossi et de sa méthode. Dans les planches qu’il a jointes à son ouvrage, il nous montre l’état actuel de la crypte et l’aspect qu’elle devait probablement présenter au IIIe siècle. On y a découvert l’emplacement d’un autel où l’église célébrait ses mystères auprès du tombeau des saints et des martyrs. Un fragment d’inscription du pape Damase indique la place de la chaire épiscopale dans laquelle Sixte II était assis quand il fut tué par les soldats de Valérien. Le long des murailles, dans ces niches aujourd’hui ouvertes et vides, les papes étaient ensevelis. Ces plaques de marbre dont les débris couvrent le sol fermaient la niche et portaient l’épitaphe. On a retrouvé cinq de ces inscriptions ; elles sont remarquables de simplicité, et ne contiennent ni éloges ni regrets. On y lit seulement ces mots : Antéros, évêque ; Eutychiànus, évêque. Sur celle de Fabien, une autre main a ajouté plus tard le mot de martyr[6]. Ce sont pourtant ces hommes qui ont fondé la grandeur de l’église. Leur souvenir a péri, leur œuvre est restée. On sait peu de choses aujourd’hui de leur vie et de leurs actes; mais on peut affirmer que, vivant à une époque où les affaires chrétiennes s’étaient fort compliquées, où il leur fallait non-seulement diriger des âmes, comme leurs prédécesseurs, mais administrer des biens, organiser la hiérarchie, traiter avec le pouvoir civil, ils ont alors fait l’essai de ces qualités de gouvernement qui, après Constantin, leur ont été si utiles. On comprend l’importance que M. de Rossi attache à compléter leur histoire et à y ajouter des détails nouveaux; on comprend surtout la joie qu’il a ressentie en retrouvant la crypte où ils reposaient. C’est assurément la découverte la plus importante qu’on ait encore faite aux catacombes.
Les tombes des papes et des martyrs célèbres que contient le cimetière de Calliste ont d’abord attiré l’attention de M. de Rossi; mais elles n’y sont pas seules. Tout un peuple de morts inconnus remplit les chambres et les galeries. Les pauvres gens y sont naturellement les plus nombreux; on les reconnaît vite à la détestable orthographe de leurs inscriptions funèbres. Les riches se distinguent au contraire par une épitaphe mieux écrite et une sépulture plus soignée. On peut donc dire qu’une grande partie de la société chrétienne du IIIe siècle se retrouve dans ce cimetière, et qu’on peut la connaître en le parcourant. M. de Rossi n’a pas manqué de le faire, et les résultats de son étude sont pleins d’intérêt. Les inscriptions d’abord, étudiées l’une après l’autre, lui ont fourni une foule de renseignemens curieux. Les plus anciennes sont écrites en grec; c’était encore au commencement du IIIe siècle la langue officielle de l’église, le latin n’est venu qu’après et fort tard. Parmi les épitaphes des papes que M. de Rossi a retrouvées, celle de saint Corneille, mort en 252, est la seule qui soit en latin. Il semble qu’on n’ait abandonné le grec que peu à peu et à regret. Quelques inscriptions du cimetière de Calliste nous font assister au passage d’une langue à l’autre, et elles nous montrent le scrupule qu’on éprouvait à quitter celle dont l’église s’était servie depuis son origine. Dans plusieurs d’entre elles, les mots latins sont écrits en caractères grecs, et il y en a où les deux langues se mêlent d’une façon assez étrange (Julia Claudiane in pace et irene). Ce n’est que dans les galeries les plus récentes que le latin domine sans partage.
Un autre caractère des inscriptions les plus anciennes, c’est d’être très simples. Elles ne contiennent guère que le nom du mort avec quelques pieuses exclamations qui sont semblables au fond, mais très variées dans la forme : « la paix avec toi! — dors dans le Christ; — que ton âme repose avec le Seigneur ! » Non-seulement les distinctions sociales n’y sont pas rappelées, mais il n’y est pas question du temps que le défunt a vécu, ni de l’époque où il est mort. Que font tous ces souvenirs terrestres à celui qui a pris possession de l’éternité? Si courtes qu’elles soient, ces inscriptions ont pourtant beaucoup à nous apprendre. Elles nous assurent que certaines opinions qu’on a crues quelquefois plus nouvelles existaient dans la société chrétienne dès la fin du IIe siècle. On y croyait à l’efficacité des prières des vivans pour les morts. Les exclamations pieuses que je viens de citer sont plus que des souhaits, elles contiennent des demandes qu’on adresse à Dieu, et qu’on suppose écoutées. On y croyait à l’intercession des saints en faveur de ceux qui les prient. Les fidèles qui visitaient avec tant de ferveur le tombeau d’un martyr pensaient bien qu’il s’intéresserait à leur salut et les aiderait à l’obtenir. Dans une des inscriptions recueillies par M. de Rossi, on s’adresse à une jeune fille qui vient de mourir et qu’on croit une sainte, et on lui dit ; « Invoque Dieu pour Phœbé et pour son mari, pete pro Phœbe, et pro virginio ejus[7]. « Plus tard, cette simplicité primitive des inscriptions chrétiennes s’altéra. Les regrets d’abord se firent jour : il était bien difficile que la foi fût toujours assez forte pour les contenir; puis on se permit un compliment timide pour le mort. On nota le nombre des années qu’il avait vécu, la date précise de sa sépulture ou, comme on disait, de sa déposition. Ces détails finirent par se trouver reproduits de la même façon sur toutes les tombes; le style des inscriptions chrétiennes fut alors fixé, ou, si l’on veut, la formule et la convention se glissèrent à une place où l’on ne devrait jamais trouver que l’élan spontané du cœur. Ce progrès, je le comprends, n’est pas du goût de M. de Rossi. En présence de ces inscriptions si régulières du IVe siècle, il regrette le temps où la douleur et la foi étaient moins disciplinées, où chacun exprimait ses regrets et ses espérances comme il les ressentait, sans s’occuper de suivre l’usage et de pleurer comme tout le monde.
Les études auxquelles M. de Rossi s’est livré à propos des fresques qui ornent la plupart des chambres du cimetière de Calliste sont plus curieuses encore et plus nouvelles. Tout le monde sait que les origines de l’art chrétien sont aux catacombes. C’est là qu’il a pu s’exprimer pour la première fois en liberté, et qu’il a cherché une forme qui lui fût propre. M. de Rossi nous montre qu’avant la fin du IIe siècle il l’avait trouvée. Il y a pourtant quelques distinctions à faire. La sculpture aux catacombes n’est jamais aussi originale ni aussi chrétienne que la peinture. C’est qu’évidemment ces grands sarcophages de marbre n’ont pas été travaillés dans les galeries où nous les rencontrons; ils sortaient de l’atelier d’un sculpteur où tout le monde pouvait les voir, ce qui ne permettait guère d’y traiter des sujets religieux. Les chrétiens semblent avoir pris facilement leur parti de cet inconvénient. Quand ils avaient besoin d’un tombeau de marbre, ils choisissaient chez le marchand celui dont le sujet choquait le moins leurs croyances, et ils ne se montraient même pas très difficiles. Nous en avons un dans le cimetière de Calliste qui représente l’histoire de Psyché et de l’Amour. Il est donc probable qu’il y avait parmi les sculpteurs peu d’artistes chrétiens, ou, s’ils l’étaient, leurs travaux, exposés aux regards des profanes, ne pouvaient pas avoir le caractère religieux de ces fresques souterraines, imaginées et exécutées loin des yeux infidèles, au milieu de cette cité silencieuse des morts où tout conviait l’artiste à se livrer sans réserve à l’ardeur de ses croyances. Il ne faudrait pas croire cependant que la peinture se piquât d’être toujours rigoureusement chrétienne. Dans tout ce qui était de simple ornement, les artistes imitaient les païens sans scrupule. Tertullien lui-même, le sévère docteur, le leur permettait. Pour orner les murs et les voûtes de leurs chambres funèbres, ils copiaient les gracieuses décorations dont on se servait d’ordinaire pour les salons et les boudoirs. M. de Rossi a reproduit un de ces plafonds dans son ouvrage; c’est assurément l’un des plus gracieux que l’antiquité nous ait laissés. On y trouve, comme à Pompéi, des arabesques charmantes, des oiseaux et des fleurs, et même de ces génies ailés qui semblent voler dans le vide. N’est-il pas étrange que cette merveille de grâce et d’élégance, où respire tout l’art riant de la Grèce, se retrouve au milieu des galeries obscures d’un cimetière chrétien? Il faut croire que les détails et les emblèmes de cette peinture décorative qu’on rencontrait partout avaient perdu toute signification pour l’esprit. Ce n’était plus qu’un plaisir des yeux, et l’église ne croyait pas devoir le refuser à ceux de ses fidèles qui dans le cœur avaient gardé quelque tendresse secrète pour l’art antique.
Il n’en était plus de même, on le comprend, dès qu’il s’agissait de faire un tableau, de peindre une scène qui éveillât une idée ou un souvenir dans l’esprit. Il fallait être alors plus circonspect. Sans doute le christianisme naissant avait beaucoup emprunté à l’art païen. Comme il lui était difficile d’inventer d’un coup une expression originale pour ses croyances, et que les Juifs ne lui fournissaient pas de modèle, il fut bien forcé de les demander aux Grecs. Il imita quelques-uns de leurs types les plus purs qui pouvaient allégoriquement s’appliquer à la religion nouvelle, par exemple celui du bon pasteur, qui jouit pendant trois siècles d’une si grande popularité. Toutefois M. de Rossi pense qu’il n’est pas resté longtemps imitateur. On ne retrouve plus qu’un seul de ces types païens dans le cimetière de Calliste; c’est une belle peinture d’Orphée jouant de la lyre. Il n’est point douteux que cette noble et calme figure, avec son attitude si aisée et ses draperies si régulières, ne soit la reproduction d’une œuvre antique; mais elle est déjà modifiée et a pris un sens nouveau. Au lieu d’attirer à lui les bêtes et les arbres, comme le racontait la fable, et comme on le voit représenté au cimetière de Domitilla, Orphée n’a plus à ses pieds que deux brebis qui paraissent écouter ses chants. On voit qu’il est en train de se confondre avec le bon pasteur, et qu’il n’est plus qu’une image directe du Christ. Malgré ces modifications, qui donnaient un caractère chrétien aux modèles antiques, il est probable qu’à la fin du IIe siècle les consciences scrupuleuses répugnaient à les employer, puisque nous n’en trouvons pas d’autre exemple dans le cimetière de Calliste. Les autres peintures, qui sont très nombreuses, sont toutes empruntées à l’histoire et aux dogmes de la religion nouvelle. On peut dire qu’elle fait alors un premier et puissant effort pour exprimer ses croyances à sa façon. C’est ce qui est sensible surtout dans deux chambres voisines l’une de l’autre, qui ont été creusées ensemble et décorées dans le même esprit, peut-être par les mêmes artistes. Ils y ont représenté une série de scènes tirées de l’Ancien et du Nouveau-Testament, qui ont ce caractère particulier d’être tout à fait symboliques et de contenir, d’une manière suivie et presque dogmatique, la doctrine la plus secrète des chrétiens. M. de Rossi essaie de retrouver le sens de tous ces symboles, soit en comparant ces deux chambres entre elles, soit en rappelant, à propos de chaque sujet, les textes des pères qui le font comprendre. Il montre que les livres sacrés y sont interprétés à la façon d’Origène et de ses disciples. Rien n’est plus remarquable que de voir avec quelle étrange liberté l’allégorie et la vérité s’y mêlent. La succession rapide ou même la confusion du sens propre et du sens figuré font voir combien tout le monde alors était accoutumé a cette exégèse subtile, et suivait facilement le docteur ou l’artiste dans ses fantaisies d’interprétation. Ce personnage qui frappe le rocher, tantôt c’est Moïse et tantôt c’est Pierre; l’eau qui s’en échappe, ce n’est pas seulement celle qui doit désaltérer les Hébreux dans le désert, c’est une source de grâce et de vie dont on voit un peu plus loin un prêtre se servir pour régénérer un jeune homme en le baptisant; c’est aussi la mer immense du monde dans laquelle le divin pêcheur d’âmes jette ses filets. D’une scène à l’autre, et souvent dans la même scène, les allégories se suivent, se détruisent, se compliquent et se remplacent. Ici le poisson représente le fidèle conquis à la foi, ailleurs c’est le Christ lui-même, qui, sur la table à trois pieds, à côté du pain mystique, s’offre comme nourriture à ses disciples. Le vaisseau d’où l’on jette Jonas à la mer porte une croix à son mât; c’est en même temps l’église, qu’un contemporain de Calliste compare à un navire battu des flots, mais jamais submergé. À ces indices et à d’autres encore que je ne puis pas énumérer, M. de Rossi croit reconnaître que Rome n’est pas demeurée aussi étrangère qu’on le suppose à ces travaux d’interprétation ingénieuse dont la savante église d’Alexandrie devint le centre, et qui se résument pour nous dans le grand nom d’Origène. Il pense qu’elle avait, elle aussi, au commencement du IIIe siècle, un vaste enseignement dogmatique et des docteurs célèbres; mais, comme ces docteurs étaient plus occupés à instruire les fidèles de leur temps qu’à composer des livres pour la postérité, leur souvenir s’est perdu. Cependant M. de Rossi n’est pas éloigné de croire qu’en même temps qu’on retrouve aux catacombes l’influence de leurs doctrines, on peut y découvrir leur portrait. Au milieu des peintures que je viens de décrire, on voit représentés quelques personnages graves, debout ou assis, revêtus du pallium comme les philosophes grecs, un livre à la main, dans l’attitude de l’enseignement ou de la prière. Ne sont-ce pas ces sages inconnus qui ont passé leur vie à méditer les livres saints et qui en ont donné des explications étranges et profondes, — esprits à la fois soumis et indépendans, qui, gênés peut-être par la rigueur des dogmes et l’inflexibilité des textes, se soulageaient en les interprétant, et cherchaient ainsi à conserver quelque liberté dans leur soumission? Il est naturel de supposer que les artistes qu’ils avaient charmés et qui retraçaient leurs conceptions dans leurs tableaux aient aussi voulu y représenter leur image.
Ce qui est sûr, c’est que dans l’église de Rome ce mouvement s’est vite arrêté. Une main inconnue contint tout d’un coup cette sève désordonnée et puissante; en quelques années, l’art chrétien marche dans des voies nouvelles. M. de Rossi montre que, dans les chambres un peu plus récentes que celles dont je viens de parler, les peintures sont belles encore, mais qu’elles n’ont déjà plus le même caractère. Elles deviennent historiques plutôt que symboliques, ou, si les allégories persistent, elles ne sont plus liées entre elles de manière à former un enseignement complet et suivi. Parmi les peintures historiques que décrit M. de Rossi, il y en a une qui a bien plus d’intérêt que les autres, et qui paraît représenter un fait contemporain. Debout sur un suggestum, un personnage grave et menaçant, revêtu de la prétexte, la tête ornée d’une couronne, s’adresse avec colère à un jeune homme placé en face de lui. Derrière eux, un homme qui porte aussi une couronne sur la tête et dont la main est posée sous le menton semble s’éloigner avec dépit. M. de Rossi voit dans ce tableau une scène des persécutions[8] ; c’est, selon lui, l’interrogatoire d’un martyr, et rien n’empêche de le croire. Le magistrat qui interroge, l’empereur peut-être, est représenté avec ses attributs ordinaires. Le chrétien a bien l’attitude d’un homme qui confesse sa foi; ses traits respirent la douceur et la résolution, et l’artiste a donné à ses yeux un éclat étrange. Il ne regarde personne, il ne parait pas écouter ce qu’on lui dit, et l’on voit qu’il est occupé d’autres pensées. Quant au personnage qui s’éloigne, c’est sans doute un prêtre païen qui n’a pas pu décider le fidèle à sacrifier aux dieux. Les autres peintures, d’époque plus récente, n’ont pas cette importance. A mesure qu’on avance dans le IIIe siècle et qu’on approche du règne de Constantin, les artistes n’ont plus la même aisance et la même variété. Ils reproduisent toujours les mêmes scènes et de la même façon ; les personnages prennent des attitudes raides qu’ils ne quitteront plus; on n’a plus qu’une seule manière de représenter le Christ, Lazare ou Jonas. Il semble qu’on soit déjà sur la route qui conduira plus tard à l’immobilité de l’art byzantin. N’est-ce pas une coïncidence frappante que, pour la peinture comme pour les inscriptions, vers le milieu du IIIe siècle l’art libre et spontané cède la place à la convention et à la formule? C’est justement l’époque où nous trouvons sur le trône pontifical des papes administrateurs comme Calliste, où dans la liturgie de l’église la langue grecque s’efface peu à peu devant le latin. Tous ces faits sont-ils isolés les uns des autres, ou doit-on les rattacher ensemble? Est-il téméraire d’en conclure qu’à ce moment l’esprit romain prend définitivement possession de l’église occidentale ? On sait qu’il a naturellement peu de goût pour ces allégories raffinées et ces subtilités hardies dans lesquelles se complaît le génie grec. Il aime mieux prendre les choses au sens historique et réel que de se perdre dans ces interprétations symboliques où il entre toujours tant de fantaisie. Ami de la clarté, de l’ordre, de la discipline, il cherche toujours à soumettre les volontés individuelles au sentiment général. Aussi ne hait-il pas la formule qui jette toutes les idées dans un moule uniforme, et qui lui donne le spectacle qu’il préfère à tous les autres, l’apparence de l’unité. Le jour où il a dominé dans l’église, il en a changé le caractère et les destinées. L’influence des Juifs et des Grecs, si elle avait été la plus forte, en aurait fait une communauté et quelquefois une anarchie d’âmes en quête de la vérité, discutant avec passion pour la découvrir. Grâce à l’esprit romain, qui s’est emparé d’elle, elle est surtout devenue un gouvernement.
Les monumens des catacombes ont ce grand avantage de nous faire bien connaître les vicissitudes que la société chrétienne a traversées dans les premiers siècles. Elle n’a jamais été plus agitée que de Marc-Aurèle à Constantin, c’est-à-dire pendant l’époque où l’on a construit les divers étages du cimetière de Calliste. Les traces de toutes ces crises y sont encore visibles aujourd’hui, et l’on peut s’en donner le spectacle en le parcourant. Les vastes proportions des premiers travaux, le peu de soin qu’on semblait prendre de les dérober à l’autorité, montrent bien que la persécution n’avait pas encore atteint les morts, et qu’on espérait que les tombes seraient toujours respectées; mais cette confiance ne fut pas longue. Dès la fin du règne de Septime Sévère, on commence à prendre des précautions pour dérober la connaissance et l’accès des tombeaux aux infidèles. On mure les anciens escaliers qui s’ouvraient sur des voies publiques; on dirige les galeries vers des carrières abandonnées, au milieu de la campagne déserte. Les chrétiens pouvaient s’y rendre sans être vus. Ils y trouvaient des ouvertures étroites et cachées qui les conduisaient, à travers un dédale de routes, jusqu’à la sépulture de leurs proches. A côté de ces souvenirs des persécutions, on en retrouve d’autres qui rappellent des temps plus calmes. Cette société si maltraitée, mais si vivace, se reprenait vite à espérer, dès que les mauvais jours étaient passés. Le sentiment de sa force, la certitude de son triomphe, cette surabondance de vie qui s’accroissait avec les supplices, lui faisaient, au moindre répit, oublier le passé et mieux attendre de l’avenir. Elle reconstruisait les tombeaux qui avaient souffert, elle poursuivait dans tous les sens ses fouilles audacieuses, elle ornait ses cryptes les plus respectées de peintures et de marbres précieux. Jamais ces grands travaux n’avaient été accomplis avec plus de sécurité et d’imprudence qu’à la veille de la persécution de Dioclétien. Il semblait vraiment que l’église n’avait plus de dangers à craindre. Les anciens escaliers furent rétablis, on creusa des ouvertures pour donner du jour aux galeries; on éleva des chapelles dans la plaine, au-dessus des principaux cimetières, pour indiquer aux fidèles l’endroit où les martyrs étaient ensevelis. Cette confiance fut chèrement payée quand la persécution éclata. Tous les édifices qu’on put saisir furent confisqués ou détruits. Les cimetières, qu’on avait trop ouvertement réparés, ne pouvaient pas échapper aux agens de l’empereur; pour leur arracher au moins celui de Calliste, auquel ils tenaient le plus, les chrétiens entreprirent un ouvrage gigantesque. On se donna plus de peine pour le sauver qu’on n’en avait pris pour le construire. En quelques mois, les galeries furent remplies de terre jusqu’au comble; ce moyen hardi les préserva de la dévastation. Les soldats reculèrent devant le temps qu’il aurait fallu perdre pour arriver aux tombes des martyrs.
Les derniers souvenirs, mais non les moins curieux, que conserve le cimetière de Calliste sont ceux de la paix et du triomphe définitif de l’église. On cessa peu à peu d’ensevelir aux catacombes après Constantin : elles ne furent plus qu’un monument du passé qu’on entoura de vénération. Le poète Prudence, qui les a vues sous Théodose, nous a décrit en beaux vers l’état où elles étaient alors. Il dépeint les vastes escaliers qui donnaient accès aux visiteurs et les ouvertures pratiquées dans la voûte pour éclairer les cryptes les plus importantes; il montre l’obscurité des galeries interrompue de temps en temps par ces sortes d’îlots de lumière et ces alternatives d’ombre et de jour qui donnaient à l’âme une terreur religieuse. Cette clarté subite permettait de voir les tombeaux des saints, que la piété des fidèles avait singulièrement embellis depuis Constantin. Les murs sont couverts de marbre ou revêtus de plaques d’argent « qui brillent comme un miroir. » C’est là qu’on se rend de tous les côtés quand arrive la fête de quelque martyr célèbre. On y vient de Rome, « et la ville impériale vomit le flot de ses citoyens. » On y vient aussi des contrées voisines. Les paysans accourent en foule des villages de l’Étrurie et de la Sabine. « Chacun se met gaîment en route avec ses enfans et sa femme. Ils s’avancent le plus vite qu’ils peuvent. Les champs sont trop étroits pour contenir ce peuple joyeux, et sur le chemin, tout vaste qu’il est, on voit la foule immense s’arrêter. » C’est le même peuple, on le reconnaît, qui, encore aujourd’hui, quitte volontiers ses maremmes ou descend de ses montagnes pour visiter les madones miraculeuses ou le bambino de l’Ara-Cœli. Arrivés au tombeau du martyr, ils se livrent tous à cette dévotion expressive et bruyante dont les Italiens n’ont pas perdu l’habitude. « Depuis le matin, on se presse pour saluer le saint. La foule qui vient l’adorer passe et repasse jusqu’au soir. On baise la plaque d’argent brillante qui couvre le tombeau, on y répand des parfums, et des larmes d’attendrissement coulent de tous les yeux. »
Ces pèlerins dont parle Prudence ont laissé des traces de leur passage au cimetière de Calliste. Ils avaient l’habitude d’écrire leurs noms avec quelque prière le long des escaliers et à l’entrée des cryptes. Le temps n’a pas entièrement effacé ces graffiti; ils se retrouvent surtout dans le voisinage des tombes les plus visitées : les abords de la crypte papale en sont couverts. M. de Rossi s’est même avisé de s’en servir dans ses fouilles pour reconnaître les sépultures importantes. Quand il les voit se multiplier, il suppose qu’on approche de quelque monument historique; il se dirige du côté où elles sont le plus nombreuses, et il se met, pour ainsi dire, à la suite des pèlerins, qui le guident. Ce service n’est pas le seul que les graffiti lui aient rendu. Il a fidèlement copié tous ceux qu’il a pu lire, et sa peine n’a pas été inutile. Qui pouvait croire que ces quelques mots tracés sur les murailles par des paysans grossiers du Ve et du VIe siècle nous révéleraient tant de particularités curieuses? On y a découvert un de ces mille anneaux secrets par lesquels la dévotion chrétienne se rattache aux croyances antérieures. Quand nous regardons de loin, ces liens cachés et délicats nous échappent, et il nous semble qu’un abîme sépare le christianisme des religions qui l’ont précédé; mais la science, qui étudie les choses de près et ne néglige aucun détail, sans combler entièrement la distance, rétablit au moins les transitions. C’était un usage pieux des Grecs et des Romains, quand ils visitaient quelque temple célèbre ou même quelque monument qui les frappait d’admiration, de se rappeler le souvenir de leurs parens ou de leurs amis, soit pour les recommander au dieu auquel le temple était consacré, soit pour les associer au plaisir que leur causait un beau spectacle. Ces actes d’adoration, ces proscynèmes, comme on les appelait, dans lesquels le voyageur joint le nom de ceux qui lui sont chers à ses impressions personnelles, se retrouvent fréquemment en Grèce et surtout en Égypte. Ils sont ordinairement assez courts et peu variés dans leur forme. « Sarapion, fils d’Aristomaque, est venu vers la grande Isis de Philé, et par un motif pieux il s’est souvenu de ses parens. — Moi, Panolbios d’Héliopolis, j’ai admiré les tombeaux des rois, et je me suis souvenu de tous les miens. » Cependant tous ne sont pas aussi simples et aussi froids, et l’on y saisit quelquefois une émotion véritable. En voyant les pyramides, une Romaine se rappelle son frère qu’elle a perdu, et elle écrit ces mots touchans : « J’ai vu les pyramides sans toi, et cette vue m’a rempli de tristesse. Tout ce que j’ai pu faire, c’est de verser des larmes sur ton sort; puis, fidèle au souvenir de ma douleur, j’ai voulu écrire ici cette plainte. » M. de Rossi n’a donc pas tout à fait raison de nous dire que ces proscynèmes païens ne contiennent jamais qu’une froide et stérile formule (una fredda e stérile formula di ricordenza); mais il est sûr que le christianisme, en adoptant cet usage, le modifia. Dans les graffiti du cimetière de Calliste, on trouve plus de passion, plus de tendresse et un accent plus religieux. Tantôt le visiteur s’occupe des vivans; il prie les saints pour ses parens et pour lui. « Saint Sixte, souvenez-vous dans vos prières d’Aurelius Repentinus. — Ames saintes, n’oubliez pas Martianus Severus et ses frères. — Obtenez que Verecundus arrive heureusement au port! » Tantôt il songe aux morts et demande pour eux ce repos éternel qui était devenu dans la religion nouvelle une si terrible préoccupation. « Qu’Amata vive en Dieu ! — Demandez la paix pour mon père. — Ma chère Sophronie, vis toujours dans le Seigneur ! » Toutes ces prières nous reportent aux temps où l’on venait non-seulement de l’Italie, mais de la Gaule et de l’Espagne, pour visiter les catacombes. Ce furent leurs derniers beaux jours. Quelques années plus tard, les barbares avaient déjà plusieurs fois ravagé les tombeaux des saints, et l’on se décida, pour mettre leurs restes à l’abri de ces outrages, à les transporter dans les églises de Rome.
Je voudrais, avant de quitter le cimetière de Calliste, résumer rapidement les principaux résultats des recherches de M. de Rossi. Il est bien entendu que je ne prétends pas énumérer toutes les questions obscures qu’il a résolues et les innombrables détails dans lesquels il a introduit la lumière. Je m’en tiens aux points les plus importans, et je cherche seulement à indiquer les idées nouvelles qu’il apporte dans l’histoire des origines du christianisme.
Personne avant lui n’avait montré d’une façon aussi nette et par des argumens aussi précis les efforts qu’a faits l’église dans les trois premiers siècles pour vivre en paix avec le pouvoir. Il a prouvé qu’au lieu de se mettre en révolte ouverte contre les lois, elle avait essayé de se servir de celles qui lui étaient favorables et même d’entrer dans le cadre des institutions régulières de l’empire. Ces faits ne nous surprennent pas, nous pouvions les soupçonner; mais nous n’en avions pas de preuves aussi évidentes que celles qu’il nous donne. On sait que le christianisme fut une des seules sectes juives de son temps qui n’ait pas été à la fois une insurrection politique et une réforme religieuse. Il a déclaré dès le début qu’il pouvait s’accommoder de tous les gouvernemens et vivre dans tous les milieux. Son fondateur a prêché la soumission à César dans un pays frémissant et déjà presque rebelle. Les apôtres, fidèles à la doctrine du maître, exigent qu’on obéisse à tous ceux qui sont élevés en dignité. Saint Paul surtout paraît avoir pris beaucoup de peine pour que la religion nouvelle parvînt à vivre et à s’entendre avec l’ancienne société. Il ne veut pas qu’elle apporte aucune perturbation dans la famille et dans l’état. Il défend aux chrétiens qui ont des femmes infidèles de s’en séparer, il leur donne l’ordre « de demeurer dans la position où ils étaient quand ils ont été appelés, et de s’y tenir devant le Seigneur. » Ce précepte concerne l’esclave comme l’homme libre; ils doivent tous respecter la hiérarchie sociale et rendre à chacun ce qui lui est dû, « le tribut à qui on doit le tribut, la crainte à qui on doit la crainte. » Il faut surtout qu’on soit soumis au prince, « qui est le ministre de Dieu pour favoriser les fidèles dans le bien. » Les chrétiens ont rigoureusement accompli dans la suite ces préceptes de l’apôtre. Les persécutions elles-mêmes n’en firent pas des révoltés. Malgré la façon cruelle dont on les traitait et qui ne devait pas les disposer à la soumission, on ne les a trouvés nulle part ouvertement mêlés aux troubles de l’empire. Tertullien dit qu’ils priaient pour l’empereur qui les persécutait, et qu’ils demandaient à Dieu pour lui « une longue vie, un pouvoir respecté, une famille heureuse, des armées vaillantes, un sénat fidèle, un peuple obéissant et le repos de l’univers. » Il y a pourtant alors de certains pays où ils paraissent moins résignés et où des cris de colère leur échappent. Dans la Judée, que les Romains avaient tant de peine à dompter, dans la Syrie et dans l’Egypte, où le peuple est à la fois si bas et si insolent, il circule de faux oracles sibyllins qui annoncent la fin prochaine de Rome. « Malheur à toi, y est-il dit, ville impure du Latium, bacchante à la couronne de vipères; tu t’assiéras veuve de ton peuple le long des rives du Tibre, qui pleurera sur toi comme sur une épouse délaissée, parce que tes mains impies aimaient à verser le sang! » Ces vers cruels, ce sont les chrétiens qui les ont écrits, et les persécutions qui les ont inspirés. C’est parmi ce peuple mobile et bizarre d’Antioche et d’Alexandrie, qui flatte les Romains et qui les déteste, qui les craint et les raille, qu’ils ont surtout été en faveur; mais à Rome on pensait autrement. C’était le centre de l’empire, on y vivait à l’ombre du Palatin, et l’on y prenait de bonne heure l’habitude d’obéir à ce pouvoir sans lequel on pensait que le monde ne pourrait pas subsister. On supportait avec résignation ses colères et ses cruautés, « comme on supporte la stérilité, les pluies excessives et les autres fléaux de la nature. » Dès que l’orage s’était un peu calmé, on essayait par tous les moyens de se rendre l’empereur favorable. On faisait agir auprès de lui un grand seigneur nouvellement converti, un savant homme qu’il écoutait volontiers, un affranchi qui avait sa confiance, ou même une femme qu’il aimait. Le désir le plus vif de tous les fidèles, ce qu’ils regardaient comme le plus grand des bonheurs pour l’avenir et le but vers lequel il fallait tendre, c’était de voir leur religion bien accueillie de l’autorité et s’appuyant sur elle. Ces dispositions de la communauté chrétienne à Rome sont devenues encore plus claires pour nous depuis les découvertes de M. de Rossi. Nous soupçonnions qu’elle avait toujours cherché à se rapprocher du pouvoir : nous connaissons aujourd’hui l’époque où leurs rapports ont commencé, nous savons de quelle façon et sous quel prétexte ils se sont rencontrés l’un et l’autre, comment l’église a profité des privilèges accordés aux associations populaires, et quelles relations les évêques de Rome ont entretenues avec la préfecture urbaine. Ce sont des renseignemens tout à fait nouveaux, et qui rectifient ou complètent les idées qu’on se faisait du christianisme naissant.
Une autre opinion de M. de Rossi, que dans son premier volume il avait déjà indiquée et sur laquelle il insiste dans le second, c’est que les riches et les nobles sont venus au christianisme plus vite qu’on ne le suppose. On est très tenté de croire que parmi les chrétiens au premier siècle il n’y avait que des esclaves et de pauvres gens. Ils y étaient certainement en très grand nombre, et l’on comprend bien que le christianisme ait fait ses premières et ses plus rapides conquêtes parmi les classes indigentes et inférieures. Il leur témoignait un intérêt qu’ordinairement on ne prenait pas pour elles. Je ne veux pas dire seulement qu’il s’occupait de leur bien-être matériel en faisant aux riches un devoir rigoureux de la charité. Les païens possédaient aussi des sociétés charitables qui avaient des caisses de secours et faisaient des distributions aux associés infirmes et malades; mais ce qui surprit, ce qui charma surtout les pauvres et les ignorans, ce qui les attira d’abord à cette doctrine, c’est le soin qu’elle prenait de leur intelligence et de leur âme. Rien de pareil ne s’était encore vu, au moins à Rome et dans l’Occident. Les religions anciennes ne donnaient, à vrai dire, aucun enseignement à personne. La philosophie faisait généralement profession de ne s’adresser qu’à quelques esprits d’élite[9]. Le christianisme déclare au contraire que tout le monde a droit à connaître la vérité, et il la livre libéralement à tous. La science qu’il annonce n’est pas un privilège; elle n’a pas d’élus ni de préférés. Minucius Félix nous dit que rien ne surprenait et même ne mécontentait davantage les païens bien élevés que de voir, dans la société chrétienne, les illettrés, les pauvres, les ignorans, discuter des choses divines. « Ils étaient indignés et attristés que des gens grossiers, étrangers à toute littérature et aux arts même les moins relevés, se permissent de trancher les questions les plus difficiles et de décider de tous les secrets de la nature, sur lesquels, après tant de siècles de recherches, la philosophie n’était pas encore fixée. » C’est ainsi que les simples et les petits, « qui avaient soif de justice et de vérité, » et que personne ne songeait à désaltérer, vinrent naturellement au christianisme, qui se donnait la peine de les instruire. En s’occupant d’eux, il ne faudrait pas croire toutefois qu’il négligeât les puissans du siècle. Dès le premier jour, il essaie aussi de les gagner. Saint Paul, tout en reconnaissant qu’il y a parmi les fidèles peu de riches et peu de nobles, et « que Dieu a choisi les plus vils et les plus méprisables selon le monde pour détruire ce qu’il y avait de plus grand, » nous raconte avec un certain orgueil « que ses liens sont devenus célèbres dans toute la cour de l’empereur, » et à la fin de sa lettre aux Philippiens il salue les frères « qui sont dans la maison du césar. » Ainsi, quelques années après la mort du Christ, il y avait déjà des chrétiens à la cour de Claude ou de Néron. C’étaient sans doute des affranchis qui, affiliés depuis longtemps au judaïsme, avaient entendu parler dans les synagogues des miracles et de l’enseignement de Jésus. Quelques années plus tard, ce n’étaient plus seulement des affranchis, c’étaient des parens même de l’empereur, un cousin de Domitien, un consul, Flavius Clemens, dont les enfans devaient hériter de l’empire, qui embrassait avec sa famille la religion nouvelle. Il n’était sans doute pas le seul, et beaucoup d’hommes importans et de grands seigneurs avaient fait comme lui. Ces grands seigneurs, depuis les fouilles de M. de Rossi, nous les connaissons. Nous savons quelles sont les familles nobles dans lesquelles le christianisme s’est d’abord propagé. Il a retrouvé dans la crypte de Lucine et dans le cimetière de Calliste assez de tombes de personnes de haut rang pour en refaire des généalogies entières. On y voit des petits-fils d’Atticus et des descendans de Marc-Aurèle. On y rencontre, à côté de milliers de tombes obscures, quelques-uns des beaux noms de l’ancienne Rome, les Cæcilii, les Cornelii, les Æmilii, et des représentans des illustrations plus récentes de l’empire, les Iallii, les Pomponii Bassi. M. de Rossi a même pu lire l’épitaphe d’un Pomponius Græcinus, sans doute un descendant de cette Pomponia Græcina qui fut accusée sous Néron de s’être livrée à une superstition étrangère. Voilà une raison de plus de croire qu’elle était chrétienne, et qu’il y avait de grands personnages parmi les premiers disciples des apôtres.
Les diverses opinions de M. de Rossi que je viens d’indiquer seront, je crois, facilement accueillies de ceux qui étudient les origines du christianisme. J’arrive à celle qui risque de rencontrer le plus de contradicteurs. M. de Rossi se sert très souvent dans son second volume des Actes des Martyrs, et il leur accorde une confiance dont on est surpris. Il aura beaucoup à faire pour les remettre en crédit. Le travail de la critique depuis deux siècles en a fort ébranlé l’autorité, et ce ne sont pas les incrédules et les libres penseurs qui les ont le plus maltraités, ce sont des chrétiens sincères et convaincus, dont le témoignage n’est pas suspect. Personne n’a été plus sévère pour eux que Tillemont; il a porté dans l’histoire des premiers siècles du christianisme, en même temps qu’une érudition merveilleuse, cette indépendance d’esprit, cette haine de l’exagération, ce bon sens éclairé, qui depuis saint Martin, l’ennemi des saints apocryphes et des faux miracles, jusqu’au siècle dernier, semblent avoir été le caractère de l’église de France. Aujourd’hui d’autres maximes l’emportent, et l’absurdité, au lieu d’être une raison de se défier, est donnée pour un motif de croire. Si Tillemont publiait de nos jours ses Mémoires sur l’histoire ecclésiastique, il est probable qu’il scandaliserait les faibles, qu’il indignerait les forts, et qu’il passerait, malgré sa dévotion, pour un chrétien douteux. De son temps, il répondait au sentiment général, qui voulait le moins possible admettre des choses déraisonnables, et son ouvrage fut bien accueilli du clergé comme des laïques. M. de Rossi ne se cache pas pour trouver Tillemont fort exagéré. Sa méthode et sa critique sont tout à fait différentes. Quand Tillemont rencontrait dans quelques parties des actes d’un martyr des anachronismes certains, des exagérations manifestes ou un air de fable et de légende, le récit entier lui devenait suspect, et il renonçait à s’en servir. M. de Rossi ne veut pas qu’on soit aussi radical. Il admet que les légendes, même les plus surprenantes au premier abord, reposent sur des faits vrais dont le souvenir s’est altéré en vieillissant. Il essaie donc de rendre raison des anachronismes qu’il rencontre et de dégager la part de vérité que peuvent contenir toutes ces fables. C’est un travail à peu près semblable à celui que certains historiens entreprennent sur les origines de Rome; il n’y en a pas qui soit plus délicat dans la critique, qui exige autant de finesse et d’érudition, et qui aboutisse moins facilement à l’évidence.
Je ne peux pas discuter en détail les résultats auxquels cette méthode a conduit M. de Rossi et la façon dont il se sert du Martyrologe. Cette discussion demanderait une étude trop minutieuse et des connaissances spéciales qui me sont étrangères. Je me contenterai de dire quelques mots de la raison qui l’a déterminé à donner tant de confiance à ces légendes. Avant lui, quand le récit d’un martyre avait trop l’air d’une fable, on rejetait d’abord l’authenticité du récit, et l’on allait quelquefois jusqu’à mettre en doute l’existence même du martyr. C’était évidemment une conclusion téméraire; M. de Rossi l’a bien prouvé en retrouvant aux catacombes, sur les pierres mêmes des tombeaux, les noms de plusieurs de ces saints contestés; mais à son tour il a été tenté de conclure de l’existence du saint, qui n’est pas douteuse, à l’authenticité du récit qui raconte ses derniers momens. Cette conséquence ne me semble pas plus rigoureuse que l’autre, et je crois qu’on peut expliquer d’une autre façon comment on rencontre aux catacombes les noms des héros du Martyrologe.
Nous savons que les archives de l’église de Rome furent détruites par Dioclétien. Comme la persécution fut alors aussi habile que cruelle, et que, si l’on en croit M. de Rossi, l’organisation et les usages de l’église étaient depuis un siècle parfaitement connus de l’autorité, il est probable qu’aucun papier important n’échappa. Ainsi périrent, on peut l’affirmer, les actes de toutes les persécutions qui avaient précédé la dernière. Je remarque en effet que Sulpice Sévère dit en parlant de celle-ci : « Nous pouvons lire encore aujourd’hui les passions des martyrs de cette époque; » il ne le dit pas des autres. Sans doute il put se conserver des traditions orales ou écrites, des souvenirs confus et altérés qui se racontaient dans les familles pieuses et qui ont été plus tard recueillis; mais ces récits authentiques composés par les chrétiens témoins de la mort de leurs frères, ces interrogatoires officiels que le pape Antéros faisait copier à la préfecture de Rome par des secrétaires qu’il avait gagnés, ont tous ou presque tous disparu sous Dioclétien. Nous en avons un témoignage qu’il n’est pas possible de récuser. Le pape Grégoire le Grand, répondant au prêtre Euloglus, qui lui avait demandé des récits de martyres, lui dit : « En dehors de ceux qu’Eusèbe rapporte, je n’en ai pu trouver dans les archives de mon église ou dans les bibliothèques de Rome que quelques-uns qui sont renfermés dans un seul volume. Je possède, pour mon usage, un livre qui contient les noms de presque tous les martyrs; mais ce livre n’indique pas ce que chacun d’eux a été et la façon dont il est mort. On n’y trouve que son nom et la date de son supplice. » Faut-il croire que les légendes qui nous sont parvenues n’avaient pas encore été recueillies, ou bien Grégoire le Grand a-t-il jugé ce recueil, s’il existait, indigne d’être mentionné? Ce qui est sûr, c’est qu’à ce moment on ne connaissait presque plus de récits authentiques et officiels de la mort des martyrs. C’est pourtant l’époque où leur mémoire a reçu le plus d’hommages. On venait prier à leurs tombeaux avec une dévotion si bruyante et si exagérée que saint Augustin trouvait à redire à tous ces excès. « J’en connais, disait-il, qui sont des adorateurs de sépulcres et de tableaux, » et il ajoutait à ses reproches ce beau précepte qu’il est toujours utile de rappeler : « Gardez-vous de suivre la foule des ignorans qui trouvent moyen jusque dans la religion véritable d’être superstitieux. » Toutes les villes alors étaient fières d’écrire dans leur histoire le nom d’un martyr célèbre; elles lui construisaient de belles églises, elles se mettaient sous sa protection: elles espéraient qu’il écarterait d’elles les maladies si fréquentes en ces siècles malheureux, qu’il les sauverait des barbares, dont on entendait les cris lointains, et qu’au jour du dernier jugement, qu’on supposait proche et qui causait de si mortelles alarmes, le saint obtiendrait quelque faveur pour les concitoyens qui l’avaient honoré. « Quand Dieu, disait Prudence en vers admirables, agitant sa main qui brille d’éclairs et couvert d’une nuée enflammée, viendra peser les nations dans sa juste balance, — chaque cité, réveillée de son sommeil et levant la tête dans le vaste univers, s’en ira en toute hâte au-devant du Christ, apportant dans sa corbeille ses dons les plus précieux. — L’Africaine Carthage offrira tes os, illustre Cyprien; la brillante Narbonne s’avancera toute fière de son Paul, et toi, Arles, cité puissante, tu apporteras les restes de saint Genès. » Non content de rendre un culte aux saints qu’on avait chez soi, on entreprenait de longs voyages pour visiter ceux des autres pays. C’est l’époque où affluaient à Rome de toutes les parties du monde ces pèlerins dont j’ai parlé et qui ont laissé leurs noms aux catacombes. Ils y trouvaient une foule de tombes vénérées qui renfermaient des saints inconnus. Des noms sans histoire, des épitaphes courtes, des traditions vagues, des souvenirs confus, ne pouvaient pas contenter leur curiosité et leur ferveur. Ainsi d’un côté une piété ardente et naïve, avide de savoir, disposée à tout croire, qui éprouvait le besoin de connaître les saints qu’elle priait, de leur refaire une physionomie et une existence, de l’autre une grande pauvreté de documens, aucun récit authentique qui commandât le respect et presque pour unique souvenir des noms gravés sur des tombes ou écrits dans des livres : comment la légende n’aurait-elle pas germé et fleuri dans des circonstances si favorables? N’était-il pas naturel que l’imagination émue des fidèles, s’emparant de quelques traditions éparses, animât ces noms muets, leur rendît la vie, et leur créât libéralement toute une histoire? S’il en est ainsi, s’il est vrai que ces noms inscrits sur les tombeaux ont servi de fondement et de prétexte aux récits du Martyrologe, la présence de ces noms aux catacombes s’explique naturellement, et l’on voit bien qu’elle n’ajoute aucune autorité à ces récits. C’est donc sur d’autres preuves qu’il faut s’appuyer, si l’on veut rendre quelque crédit à ces légendes suspectes.
Je ne voudrais pas pourtant laisser croire qu’il entre dans ces réserves que je fais quelque esprit de système. Rien n’est plus loin de ma pensée. Plus les questions sont délicates, plus elles soulèvent de controverses ardentes, plus elles peuvent entraîner de conséquences graves, et plus il faut prendre la résolution de les aborder sans parti-pris, avec le seul désir d’arriver à la vérité. On a le tort de n’entreprendre l’étude des premiers siècles de l’église qu’avec des idées toutes faites, et, suivant l’opinion à laquelle on appartient, on est décidé d’avance à tout croire ou à tout nier. C’est une disposition fâcheuse, et dont tout le monde se trouve mal. La sincérité serait non-seulement plus honnête, mais plus utile que cette façon de plier l’histoire à ses croyances. Il arrive même quelquefois qu’emporté par la violence de ses haines l’écrivain ne distingue plus son intérêt véritable, et qu’il nuit à l’opinion qu’il prétend servir. Je n’ai jamais compris, par exemple, l’acharnement que les historiens du XVIIIe siècle ont mis à nier systématiquement les persécutions ou à en diminuer les effets. Quand Voltaire traitait les martyrs en ennemis, il ne s’apercevait pas qu’il frappait sur des alliés. Ces hommes qu’il poursuivait de ses railleries implacables avaient pourtant défendu, comme lui, la tolérance. Ils proclamaient, comme lui, qu’aucun pouvoir humain ne peut porter atteinte à l’indépendance de l’âme. « Allons, bourreau, fait dire Prudence à une jeune chrétienne, brûle et déchire. Sépare ces membres formés de boue. Il t’est facile de détruire cet assemblage fragile. Quant à mon âme, malgré toutes les tortures, tu ne l’atteindras pas. » Ils ne l’ont pas atteinte en effet. Les supplices ont été inutiles, et le christianisme a donné au monde le plus moral de tous les spectacles, celui de l’impuissance de la force. Non-seulement il a défendu alors par son exemple la liberté de croire, mais il l’a proclamée par ses docteurs. Tertullien, le plus sévère de tous, le moins porté à des concessions qui compromettraient la doctrine, disait : « Il est de droit humain et naturel que chacun honore le Dieu auquel il croit. Une religion ne doit pas en opprimer une autre; elle doit se faire accepter volontairement et ne pas s’imposer par la contrainte. » Lactance ajoutait ces nobles paroles : « On défend ses croyances en mourant pour elles et non pas en tuant en leur nom. Si l’on croit les affermir par le sang et par les supplices, on se trompe : on les souille et on les déshonore. Il n’y a rien qui doive être si libre que la religion. Nihil est tam voluntarium quam religio. » Ces belles doctrines sont les nôtres, et ceux qui les ont enseignées dans leurs écrits ou sanctionnées par leurs souffrances nous appartiennent. L’église chrétienne a bien raison d’honorer leur mémoire et de se glorifier d’eux; mais ils ne sont pas seulement les héros d’une opinion particulière. Tous ceux qui pensent comme eux que la croyance doit être libre et qu’une religion n’a pas le droit de s’imposer par la force peuvent se mettre à l’abri sous leur nom. Nous n’avons donc aucun intérêt à restreindre le nombre des martyrs et à contester leur mérite; il ne nous convient pas de jeter quelque ombre sur cette époque héroïque qui a donné au monde un si grand exemple, et ceux qui, comme M. de Rossi, cherchent à nous la faire mieux connaître, quelles que soient leurs convictions personnelles, ont droit aux sympathies de tout le monde. Nous devons faire des vœux pour que ses fouilles soient toujours aussi fécondes, et qu’il ait le temps d’achever cette œuvre si vaillamment commencée. Quand il devrait nous donner un peu plus de martyrs et de confesseurs que n’en reconnaissait Tillemont, nous n’aurions pas de raison de nous en plaindre. En multipliant les victimes, il nous rend les bourreaux plus odieux; il nous fait détester davantage cette insolente intervention de la force qui prétend dominer et régler la foi; il nous rend plus attachés à ces biens précieux conquis au prix de tant de souffrances, la tolérance et la liberté.
GASTON BOISSIER.
- ↑ Voyez la Revue du 1er septembre 1865. — Je vais reprendre, avec M. de Rossi, quelques-unes des idées que j’avais exposées alors sommairement, pour leur donner les développemens qu’elles comportent et que les nouvelles découvertes rendent nécessaires. Je dois aussi rappeler que M. de Rossi a été aidé dans ce volume, comme dans le premier, par le dévoûment intelligent de son frère, qui a levé les plans des chambres et des galeries, étudié tous les détails de construction, et retrouvé l’ordre dans lequel ces divers travaux ont été accomplis, ce qui donne des renseignemens précieux pour fixer l’âge des peintures et des tombeaux que le cimetière de Calliste renferme.
- ↑ Il a discuté surtout cette question dans son Bullettino di Archeologia cristiana de 1866.
- ↑ Calliste, à ce qu’on croit, périt dans une sédition populaire. On porta son corps dans le cimetière de Calépode, qui était le plus voisin du lieu où il fut tué. Aussi ce cimetière, qui était situé près de la voie Aurélienne, porte-t-il quelquefois le nom de cimetière de Calliste, comme celui de la voie Appienne.
- ↑ Stipem menstruam conferre. Cette expression est tout à fait la même que celle que Tertullien emploie à propos des réunions des chrétiens. Modicam unusquisque stipem menstrua die apponit.
- ↑ On disait qu’à l’époque de la construction du clique d’Héliogabale, sur la rive
- ↑ M. de Rossi croit pouvoir conclure de cet exemple que le titre de martyr n’était accordé qu’après une délibération de l’église.
- ↑ On entend par virginius un mari qui n’a pas eu d’autre femme. Ce n’est pas, comme on pourrait le croire, une expression chrétienne. Les païens s’en sont souvent servis. S’ils ne blâmaient pas les secondes noces aussi sévèrement que certains chrétiens rigides, ils voulaient au moins rendre hommage à ceux qui n’avaient pas abusé de la facilité du divorce.
- ↑ Nous savons qu’il y avait d’autres tableaux de ce genre aux catacombes. Prudence a décrit d’une façon très intéressante celui qui représentait le martyre de saint Hippolyte et qui était peint sur son tombeau.
- ↑ C’est le caractère de l’enseignement philosophique en général. Il faut pourtant remarquer que depuis Auguste certaines sectes cherchent davantage à attirer le peuple et prêchent pour lui. Cette tendance devient plus visible à mesure qu’on avance. Sous Marc-Aurèle et sous les Sévères, il y avait de véritables prédicateurs populaires qui s’étaient fait volontairement pauvres pour avoir de l’action sur les pauvres, et qu’on pourrait comparer à nos moines mendians; mais je ne veux parler ici que du Ier siècle.