Le Ciel empoisonné/Chapitre V

Pierre Laffite (p. 163-198).





CHAPITRE V


LE MONDE MORT.


Je nous revois tous, sur nos chaises, aspirant gloutonnement cette bonne brise marine du sud-ouest qui agitait la mousseline des rideaux et nous rafraîchissait la figure. Combien de temps nous fûmes là sans bouger, je me le demande. Plus tard, nous ne parvenions pas à nous accorder sur ce point. Nous étions ahuris, étourdis, hébétés. Tous, devant la mort, nous avions tendu notre courage ; mais l’effrayante et soudaine obligation d’avoir à continuer de vivre après l’anéantissement de notre race nous portait un coup qui nous accablait. Cependant, petit à petit, le mécanisme paralysé commença de se remettre en marche ; les vannes de la mémoire fonctionnèrent ; les idées se rejoignirent dans nos cerveaux. Avec une ardente, une implacable lucidité, nous aperçûmes les rapports entre le passé, le présent et le futur, entre la vie que nous avions vécue et celle que nous allions vivre. Dans un sentiment de muette horreur, cherchant les yeux de nos compagnons, nous y lisions ce qu’ils lisaient eux-mêmes dans les nôtres. Loin que notre chance miraculeuse nous causât aucune joie, nous nous abîmions dans la plus noire détresse. Le mystérieux océan de l’infini avait engouffré tout ce que nous aimions ici-bas ; nous n’étions plus que les prisonniers d’une île déserte, sans amis, sans espoirs, sans désirs. Quelques années encore, nous rôderions comme des chacals parmi les sépultures ; puis enfin, ayant tardé de mourir, nous mourrions seuls.

« C’est terrible, George, terrible ! s’écria Mrs. Challenger, déchirée de sanglots. Ah ! que ne partageons-nous le sort commun ! Pourquoi nous avoir sauvés ? Il me semble que c’est nous qui sommes morts et que les autres vivent. »

Challenger, les paupières basses, songeait, tenant dans sa grosse main la main de sa femme. J’avais observé que toujours, dans l’inquiétude, elle tendait ses bras vers lui, comme un enfant vers sa mère.

« Sans pousser le fatalisme jusqu’à la non-résistance, dit-il, j’ai reconnu que la plus haute sagesse consiste à accepter ce qui est. »

Il parlait lentement, et, une émotion vibrait dans sa voix sonore.

« Moi, je n’accepte pas, déclara d’un ton ferme Summerlee.

— Que vous acceptiez ou non, je ne vois pas, fit observer lord John, que cela ait la plus légère importance. Bon gré mal gré, il vous faut prendre les choses comme elles arrivent. Où est l’avantage de l’acceptation ou du refus ? Personne, que je sache, n’a sollicité votre permission avant les événements actuels ; que vous en pensiez blanc ou noir, quelle différence cela peut-il faire ?

— Cela peut faire tout juste la différence du bonheur et du malheur, dit Challenger, rêveur, et caressant la main de sa femme. Vous pouvez nager avec le flot et avoir la paix de l’esprit et de l’âme, ou tenter de le remonter et, dans cette lutte, briser vos forces. Puisque les faits ne dépendent pas de nous, prenons-les comme ils se présentent, et n’en parlons plus.

— Mais à quoi diable allons nous désormais employer nos existences ? demandai-je, avec un geste d’imploration vers le ciel bleu et vide. Moi, par exemple, que vais-je faire ? Il n’y a plus de journaux, ma carrière est finie.

— Finie aussi la mienne, dit lord John, puisqu’il n’y a plus de gibier ni de guerre à entreprendre.

— Et la mienne, cria Summerlee, puisqu’il n’y a plus de savants.

— Mais, grâce au ciel, dit Mrs. Challenger, la mienne n’est pas terminée, puisque j’ai mon mari et ma maison.

— Ni la mienne, ajouta Challenger, car la science persiste, et cette catastrophe même va proposer à notre étude mille problèmes des plus absorbants. »

Il avait ouvert toutes grandes les fenêtres, et nous parcourions du regard la silencieuse immobilité du paysage.

« Laissez que je réfléchisse, continua-t-il. C’est vers trois heures de l’après-midi, peut-être un peu plus tard, hier, que le monde a pénétré tout entier dans la zone du poison. En ce moment, il est neuf heures. À quelle heure en est-il sorti ?

— L’atmosphère était très mauvaise au point du jour, dis-je.

— Plus tard que cela, interrompit Mrs. Challenger. À huit heures encore, j’ai nettement éprouvé la même sensation d’étouffement qu’au début de la crise, la veille.

— Nous dirons donc qu’il en est sorti dès après huit heures. Pendant dix-sept heures, le monde a baigné dans l’éther empoisonné. Pendant ce laps de temps le Grand Jardinier a détruit par stérilisation la moisissure humaine qui avait recouvert son fruit. Se peut-il d’ailleurs qu’il ait fait incomplètement son œuvre et que d’autres que nous aient survécu ?

— Je me le demandais, dit lord John. Pourquoi serions-nous les seuls cailloux laissés sur le rivage ?

— Il est folâtre de supposer qu’en dehors de nous personne ait pu survivre, déclara Summerlee, convaincu. Prenez garde qu’un homme comme Malone, aussi solide qu’un bœuf et totalement dépourvu de nerfs, n’a eu qu’à peine la force de monter l’escalier avant de tomber sans connaissance. Quelle apparence y a-t-il que personne ait résisté dix-sept minutes, à plus forte raison dix-sept heures ?

— À moins qu’il ne se soit trouvé quelqu’un pour voir venir la catastrophe et prendre ses mesures, comme le vieil ami Challenger.

— Cela me paraît assez improbable, dit Challenger, pointant sa barbe et rabattant ses paupières. Ce mélange d’observation, de déduction et d’imagination divinatrice qui m’a permis de prévoir le danger, c’est ce qu’on ne rencontre jamais deux fois dans une génération.

— D’où vous concluez à la mort universelle ?

— Je ne vois guère le moyen d’en douter. Toutefois, rappelez-vous que le poison agissait de bas en haut, et qu’il pouvait avoir une moindre virulence dans les couches supérieures de l’atmosphère. Chose étrange, à la vérité, mais constituant une de ces particularités qui nous fourniront, dans l’avenir, un champ de passionnantes études. Nous pouvons imaginer que, si nous avions à chercher des survivants, nous devrions tourner nos yeux et nos espoirs vers quelque village du Thibet ou quelque ferme des Alpes, à plusieurs milliers de pieds au-dessus du niveau de la mer.

— Comme il n’y a plus ni chemins de fer ni navires, autant parler de survivants dans la lune. Mais ce que je me demande, c’est si la fin de la partie a été sifflée ou si nous n’en sommes qu’à la mi-temps. »

Summerlee, le cou tendu, inspectait circulairement l’horizon.

« Partout un beau ciel pur, fit-il d’une voix inquiète. Hier aussi, du reste. Rien ne me garantit que ce soit terminé. »

Challenger haussa les épaules.

« Reprenons notre fatalisme, dit-il. S’il est arrivé que le monde ait déjà subi une pareille épreuve, ce qui ne sort pas du domaine des possibilités, il y a de cela, certainement, bien des siècles. Nous pouvons donc raisonnablement espérer qu’il n’aura plus à la subir de très longtemps.

— À merveille, dit lord John. Cependant, quand on vient d’avoir un tremblement de terre, on court la chance d’en avoir tout de suite un autre. Nous ne ferions pas mal, je crois, d’aller nous dégourdir les jambes et respirer un peu, tant que nous le pouvons encore. Puisque nous n’avons plus d’oxygène, autant vaut pour nous être pris dehors que dedans. »

Par un curieux effet de réaction après nos émotions de ces dernières vingt-quatre heures, une léthargie absolue avait pris possession de nous. C’était une torpeur à la fois mentale et physique, le sentiment, obscur et profond que rien n’avait d’importance, que tout devenait une fatigue inutile. Challenger lui-même y avait succombé. Pour le faire bouger de sa chaise, où il demeurait cloué, la tête dans les mains, la pensée absente, nous dûmes, lord John et moi, le soulever par le bras, sans recevoir de lui, pour notre peine, qu’un regard et un grognement de mastiff en colère. D’ailleurs, lorsque nous eûmes quitté notre refuge étroit et retrouvé la libre atmosphère quotidienne, notre énergie normale nous revint peu à peu.

Mais qu’allions-nous faire, pour commencer, dans ce monde converti en cimetière ? Jamais, depuis l’aube des temps, pareille question avait-elle pu se poser à des hommes ? Il est vrai que nous avions de quoi pourvoir dans l’avenir à tous nos besoins physiques. Le superflu même nous était assuré. Magasins de vivres, provisions de vins, trésors d’art, tout nous appartenait, nous n’avions qu’à le prendre. Mais, pour le moment, qu’allions-nous faire ? Nous avions à portée de la main plusieurs petites besognes. Nous descendîmes dans la cuisine et nous couchâmes sur leurs lits les deux domestiques : il semblait qu’ils fussent morts sans souffrance, l’un sur une chaise près du feu, l’autre sur le plancher de l’office. Puis nous allâmes relever dans la cour le pauvre Austin. La mort avait rendu ses muscles durs comme bois, la contraction des fibres imprimait à sa bouche un rictus sardonique. C’était d’ailleurs un signe commun à toutes les victimes du poison : partout des faces grimaçantes avaient l’air de railler notre effroyable situation et de sourire atrocement aux infortunés survivants de la race.

« Voyons, dit lord John, arpentant d’un pas fiévreux la salle à manger tandis que nous nous restaurions, j’ignore en quelle humeur vous êtes. Moi, je me déclare incapable de rester à piétiner ici.

— Peut-être aurez-vous l’obligeance de nous donner une idée ? dit Challenger.

— Mon idée, ce serait de bouger un peu, d’aller nous rendre compte.

— C’est ce que je proposerais moi-même.

— Mais pas dans ce petit village. Tout ce qu’il peut nous montrer, nous le voyons par la fenêtre.

— Alors, où voulez-vous que nous allions ?

— À Londres.

— Fort bien, ronchonna Summerlee, vous pouvez vous sentir de force à entreprendre une trotte de quarante milles ; mais je ne réponds pas de Challenger avec ses jambes courtes ; et pour ce qui est de moi, je suis fixé.

— Si vous pouviez, monsieur, dit Challenger, très ennuyé, borner vos remarques à votre propre physique, vous y trouveriez matière à exercer votre verve.

— Je n’avais pas l’intention de vous blesser, mon cher Challenger, protesta Summerlee. Vous ne pouvez, ajouta-t-il avec son tact ordinaire, être responsable de votre physique. Si la nature vous a donné un corps trapu et mastoc, comment feriez-vous pour n’avoir pas les jambes courtes ? »

Trop furieux pour répondre, Challenger grogna, cligna des yeux, dressa le poil. Et lord John de s’interposer avant que la querelle devînt trop vive.

« Vous parlez de marcher : pourquoi marcherions-nous ? dit-il.

— Nous conseilleriez-vous de prendre le train ? demanda Challenger, toujours bouillonnant.

— Eh bien, mais… nous avons l’automobile.

— Je ne m’entends pas beaucoup à la conduire, fit Challenger, pensif et tirant sa barbe. Cependant, vous avez raison de supposer que l’intelligence, chez l’homme en qui elle se rencontre à un degré particulier, doit avoir assez de souplesse pour se plier à toutes les exigences. Votre idée, lord John, est excellente. Je vais vous porter à Londres.

— Vous n’en ferez rien, protesta Summerlee avec décision.

— Non certes ! renchérit Mrs. Challenger. Vous avez essayé une fois, et vous vous rappelez comment vous avez défoncé la porte du garage.

— Un moment d’absence, répondit complaisamment Challenger. Allons, voilà qui est réglé, je vous mène à Londres. »

Lord John dénoua la situation.

« Qu’avez-vous comme voiture ? s’informa-t-il.

— Une vingt-chevaux Humber.

— J’en ai conduit une pendant des années. By George ! je ne me figurais pas qu’un jour j’aurais à prendre en charge, d’un coup, tout le genre humain ! Il y a juste cinq places, si j’ai bonne mémoire. Faites vos paquets. Je serai prêt pour dix heures. »

À point nommé, l’auto, ronflante et trépidante, sortait de la cour, avec lord John au volant. Je montai près de lui sur le siège, tandis que Mrs. Challenger s’installait au fond entre son mari et Summerlee, tel un petit état neutre entre deux grandes puissances irascibles. Puis lord John desserra les freins, démarra ; et nous partîmes en troisième vitesse pour le plus extraordinaire voyage que des hommes eussent accompli depuis l’apparition de l’homme.

Qu’on imagine le charme de la nature par ce matin d’août, la fraîcheur de l’air, l’éclat doré du soleil, la pureté du ciel, le vert somptueux des bois du Sussex, la pourpre sombre des bruyères sur les dunes. Par sa beauté chatoyante, le paysage eût exclu toute idée d’une catastrophe sans le farouche silence qui enveloppait tout. Il n’y a pas de campagne, si fermée soit-elle, où ne circule une rumeur de vie assez profonde, assez constante, pour qu’on finisse par n’y plus prendre garde, comme, en habitant près de la mer, on finit par ne plus entendre le perpétuel murmure des vagues. Le pépiement des oiseaux, le bourdonnement des insectes, l’écho lointain des voix, le meuglement des troupeaux, l’aboiement des chiens, le grondement des trains, le grincement des carrioles, tout cela forme une note basse et soutenue qui frappe l’oreille inattentive. Cette note nous manquait. Cette mortelle paix avait quelque chose de redoutable. Elle était si impressionnante, si solennelle, que le ronron de notre moteur semblait faire une violence inique, une insulte grossière, à la taciturnité vénérable jetée comme un drap funéraire sur les ruines de l’humanité. S’ajoutant à l’horreur des incendies, qui çà et là vomissaient encore leurs fumées au-dessus des maisons, elle nous glaçait l’âme, cependant que nous parcourions du regard le glorieux panorama du Weald.

Et puis, il y avait les morts ! D’abord, leurs groupes sans nombre de faces tirées et convulsées nous emplirent d’épouvante. L’impression m’en demeure si forte, si aiguë, que je crois revivre notre lente descente vers la gare : voici la bonne d’enfant avec ses deux petits, le vieux cheval agenouillé entre les brancards, le cocher en travers du siège, le jeune homme de l’intérieur prêt à sauter par la portière ouverte ; plus bas, six moissonneurs, tombés en désordre les uns sur les autres, et dont les yeux morts regardent fixement la clarté du ciel. Tout cela, je le revois comme dans une photographie. Mais bientôt, par la clémente organisation de la nature, mes nerfs surexcités cessèrent de s’émouvoir. L’horreur, à force d’être immense, perdait tout accent particulier. L’individu disparaissait dans le groupe, le groupe dans la multitude ; ou ne voyait plus dans chaque scène que le phénomène universel, qu’on finissait par accepter comme une sorte de détail inévitable.

Çà et là, seulement, quand un incident trop brutal ou trop burlesque surprenait l’attention, l’esprit revenait, par un choc soudain, à la signification personnelle et humaine de l’ensemble.

Par-dessus tout, la mort des enfants nous causait la plus violente, la plus intolérable sensation d’injustice. Nous aurions pleuré – et, de fait, Mrs. Challenger pleura – au moment où, passant devant une école publique, nous vîmes sur la route une traînée de petites victimes. Congédiés par leurs maîtres terrifiés, les élèves rentraient précipitamment chez eux quand le poison les avait pris dans ses mailles. Beaucoup de gens avaient couru aux fenêtres : il n’y en avait pas une, dans Tunbridge Wells, où ne grimaçât quelque figure hagarde. À la suprême minute, le besoin d’air, ce furieux désir d’oxygène que seuls nous avions pu satisfaire, avait déterminé partout la même impulsion. Quantité d’hommes et de femmes avaient fui de leurs domiciles, sans bonnet ni chapeau, et leurs corps jonchaient les côtés de la route et de la chaussée. Nous avions de la chance d’avoir trouvé en lord John un bon chauffeur, car se diriger n’était pas facile. Dans la traversée des villages et des villes, nous marchions au pas de l’homme, et je me souviens qu’une fois, devant l’école de Tonbridge, nous dûmes faire halte un moment pour nous frayer un passage.

Du long panorama de mort que déroulaient le Sussex et les routes du Kent, quelques petites images précises surgissent dans ma mémoire. Celle, par exemple, d’une grande auto reluisante, à la porte d’une auberge, dans le village de Southborough. Les gens qu’elle portait s’en revenaient, j’imagine, d’une partie de plaisir à Brighton ou à Eastbourne. Il y avait là trois femmes en robes claires, toutes jeunes et belles, et dont l’une tenait un pékinois sur ses genoux ; elles avaient pour compagnon un homme d’âge, à tournure de vieux fêtard, et un jeune aristocrate, monocle à l’œil, ganté, cigarette aux doigts. La mort, survenue sans doute en quelques secondes, les avait figés à leur place. N’eût été qu’à la dernière extrémité le vieux, pour respirer, avait arraché son col de chemise, on eût pu les croire tous endormis. Sur un des côtés de la voiture, un des garçons de l’auberge, pelotonné contre le marchepied, avait laissé choir son plateau, et les verres, autour de lui, éparpillaient leurs débris. Sur l’autre côté gisaient deux vagabonds en guenilles, un homme et une femme, l’homme tendant encore son long bras maigre, comme dans la vie quand il demandait l’aumône. Une minute avait suffi pour ramener l’aristocrate, le garçon d’auberge, le vagabond et le chien, à la commune condition d’un inerte protoplasma en train de se dissoudre.

Je me rappelle un autre tableau singulier, à quelques milles de Sevenoaks, dans la direction de Londres. Sur la gauche s’élève un grand couvent qui regarde une pente verte. Le long de cette pente, de nombreuses pensionnaires étaient agenouillées, dans l’attitude de la prière ; devant elles, toute une rangée de religieuses ; et seule, plus haut, leur faisant face, une personne qui nous parut être la sœur supérieure. À la différence des mondains de l’auto, elles semblaient avoir eu le pressentiment du danger et être mortes en beauté, toutes ensemble, élèves et maîtresses, réunies pour la leçon définitive.

Encore stupéfié par cette horrible aventure, je cherche des mots qui rendent notre état d’âme ; peut-être serait-il plus sage de m’en tenir aux faits. Il n’y avait pas jusqu’à Challenger et Summerlee qui ne fussent comme écrasés, et tout ce que nous entendions de nos compagnons derrière nous, c’était, de temps à autre, un gémissement de Mrs. Challenger. Quant à lord John, l’œil au volant, sur ces routes obstruées par les corps, il n’avait ni le loisir ni le désir de causer, toute son attention lui était nécessaire pour conduire ; mais commentant à sa manière ce jour de deuil, il ne cessait de proférer une phrase que je crois encore entendre, et qui, après m’avoir assommé par sa répétition, finit presque par me faire rire :

« Du joli, quoi ! »

Chaque fois que se présentait à nos yeux une nouvelle combinaison de désastre et de mort, l’interjection lui venait aux lèvres. « Du joli, quoi ! » s’écria-t-il quand, à Rotherfield, nous descendîmes la côte de la gare. Et encore : « Du joli, quoi ! » lorsque nous nous engageâmes à travers un chaos funèbre dans la grand’rue de Lewisham et sur l’ancienne route du Kent.

Nous reçûmes, brusquement, un choc extraordinaire. À la fenêtre d’une humble maison formant l’angle de la route, une main, au bout d’un bras effilé, agitait un mouchoir. Même la perspective d’une mort imprévue n’avait pas arrêté – puis précipité – les battements de nos cœurs avec autant de force que cette déconcertante manifestation de la vie. Lord John ayant aussitôt rangé la voiture contre le trottoir, nous nous élançâmes dans la maison, dont la porte était ouverte, et montâmes l’escalier quatre à quatre, jusqu’à la chambre du deuxième étage d’où venait le signal.

Sur une chaise, devant la fenêtre, se trouvait une vieille dame ; et près d’elle, en travers d’une seconde chaise, un cylindre d’oxygène, plus petit, mais de même forme que ceux qui nous avaient sauvé la vie. Au moment où nous fîmes irruption chez elle, elle leva vers nous un visage creux, orné de lunettes.

« J’avais peur, dit-elle, qu’on ne m’eût abandonnée ici pour toujours. Car je suis infirme et dans l’impossibilité de me mouvoir.

— Eh bien, madame, répondit Challenger, bénissez la chance qui nous met sur votre passage. »

Elle reprit :

« J’ai à vous poser une question des plus graves. Messieurs, parlez-moi franchement, je vous prie. Quel effet auront les événements actuels sur les actions de la Compagnie London and North-Western Railway ? »

Nous aurions ri si une tragique impatience ne l’avait suspendue à nos lèvres. Mrs. Burston, notre interlocutrice, était une veuve d’un certain âge, dont quelques actions de la Compagnie constituaient l’unique ressource. Sa vie se réglait sur la hausse ou la baisse du dividende, et elle ne pouvait se faire de l’avenir une conception étrangère à la cote de ses valeurs. En vain nous lui représentâmes que tout l’or du monde lui appartenait, et qu’au surplus il ne lui servirait à rien. Son esprit trop vieux ne s’adaptait pas à cette idée trop neuve ; elle se prit à pleurer bruyamment son capital évanoui.

« Il était toute ma fortune, gémissait-elle. Puisque le voilà parti, mieux vaut que je parte moi-même. »

Au travers de ses lamentations, nous arrivâmes à découvrir comment cette antique et frêle plante avait résisté quand toute la forêt succombait. Paralytique et asthmatique, Mrs. Burston, sur les instructions de son médecin, se traitait par l’oxygène, dont elle avait un tube dans sa chambre au moment de la crise. Elle en avait respiré un peu, comme elle faisait toujours dans ses malaises, et s’était sentie soulagée. En ménageant sa provision, elle avait réussi à passer la nuit ; puis le sommeil l’avait gagnée, et il avait fallu, pour l’éveiller, le bruit de notre auto. Ne pouvant pas l’emmener, nous nous assurâmes qu’elle ne manquait de rien pour vivre ; nous lui fîmes la promesse de nous mettre en rapport avec elle dans deux jours au plus tard ; et nous la laissâmes pleurer tout à son aise sur sa ruine.

Aux approches de la Tamise, l’encombrement des rues s’aggravait. Nous eûmes grand’peine à franchir le pont de Londres, que barrait dans toute sa largeur, du côté du Middlesex, la circulation arrêtée sur place. Dans le port, contre un embarcadère, un navire brûlait. Des flocons de suie, une odeur âcre d’incendie, emplissaient l’atmosphère. Non loin du Parlement s’élevait une épaisse colonne de fumée, mais nous n’apercevions pas de flammes.

« J’ignore si c’est votre impression, fit lord John, stoppant tout d’un coup, mais la campagne me semble encore plus gaie que la ville. Ce Londres changé en nécropole me donne sur les nerfs. Nous devrions n’y faire qu’un tour et revenir à Rotherfield.

— Je ne vois pas, je l’avoue, ce que nous avons à espérer ici, ajouta Summerlee.

— Pourtant, objecta Challenger, il est difficile d’admettre que, sur les sept millions d’individus qui peuplent Londres, seule une vieille femme, par l’effet du hasard ou par une singularité de constitution, aura survécu à la catastrophe.

— S’il y a d’autres survivants, comment nous flatter de les retrouver, George ? demanda Mrs. Challenger. Cependant je conviens avec vous que nous ne pouvons revenir sans l’avoir essayé. »

Nous sautâmes de l’auto, que nous laissâmes au bord de la chaussée ; et descendant, non sans difficulté à cause de l’engorgement, le pavé de King William Street, nous entrâmes dans l’hôtel d’une grande compagnie d’assurances. Nous avions choisi cette maison parce qu’elle occupait un angle, d’où elle commandait toutes les directions. L’escalier gravi, nous traversâmes une salle qui devait servir aux réunions du Conseil d’administration, car huit vénérables personnages siégeaient autour d’une table centrale. Par la haute fenêtre ouverte, nous passâmes sur le balcon. De là nous voyions rayonner en tous sens les rues bondées de la cité, tandis qu’à nos pieds la route s’allongeait, noire de taxis immobiles, tous ou presque tous dirigés vers la périphérie, ce qui prouvait qu’à la suprême minute les habitants, chassés par l’épouvante, avaient fait un vain effort pour rejoindre leurs familles dans la banlieue ou la campagne. Entre d’obscurs véhicules, parfois la grosse auto d’un potentat de la finance, impuissante et captive du courant paralysé, étincelait de tous ses cuivres. Sous mes yeux mêmes, il y en avait une, énorme et luxueuse, dont le propriétaire, un robuste vieillard, avait passé la moitié de son corps à travers la portière ; et d’une main où scintillaient les bagues il semblait presser le chauffeur de fendre la cohue.

Une douzaine d’autobus crevaient le flot comme des îles ; la plupart de leurs voyageurs, ayant grimpé sur le toit, s’y amoncelaient pêle-mêle, tels des jouets d’enfants dans une nursery. Au milieu de la chaussée, un gigantesque policeman s’arc-boutait contre un réverbère, dans une attitude si naturelle qu’on avait peine à concevoir qu’il eût cessé de vivre. Devant lui était couché un petit camelot dépenaillé, tenant son paquet de feuilles. La voiture de livraison d’un journal était bloquée par la foule, et j’y pouvais lire, en grandes lettres noires sur fond jaune : « Scène à la Chambre des Lords. Match régional interrompu. » Ce devait être la manchette d’une édition matinale, car d’autres placards portaient comme légende : « Est-ce la fin ? Opinion d’un grand savant. » Et un autre : « Challenger avait-il dit vrai ? Sinistres rumeurs. »

Ce dernier placard dominait, arboré comme une bannière sur la multitude. Challenger le montra du doigt à sa femme ; et lui-même, en le contemplant, bombait le torse et caressait sa barbe. Cet esprit complexe trouvait une flatteuse satisfaction à penser que Londres, en mourant, prononçait encore son nom et répétait ses paroles. Telle était l’évidence de ses sentiments qu’ils provoquèrent l’ironie de son collègue.

« À l’avant-scène jusqu’au bout, Challenger, goguenarda Summerlee.

— Il paraît, » répondit Challenger avec suffisance.

Et regardant la longue perspective des rues, muettes et peuplées de deuil :

« Mais je ne vois pas l’utilité de nous attarder à Londres. Je suis d’avis que nous rentrions à Rotherfield, pour délibérer sur la meilleure façon de mettre à profit les années qui nous restent. »

Des mille visions que nous offrit la cité morte, je n’en évoquerai plus qu’une : l’intérieur de la vieille église de Sainte-Marie, près de laquelle nous attendait notre auto. Quand, parmi les corps épars, nous eûmes gravi les marches et poussé la porte, un spectacle imprévu frappa nos yeux. L’église était pleine de gens, tous à genoux et dans toutes les attitudes de la supplication et de la pénitence. À l’instant où ils s’étaient vus face à face avec ces terribles réalités de la vie qui planent sur nous tandis que nous poursuivons des ombres, ils avaient pris d’assaut ces vieux sanctuaires de la cité où ne se réunissaient guère, depuis des générations, que de petites assemblées de fidèles. Ils s’y pressaient étroitement, et beaucoup, dans leur émoi, avaient gardé leur chapeau sur la tête. Un jeune homme en costume laïc les dominait du haut de la chaire. Sans doute il les exhortait quand le même sort les avait frappés, eux et lui ; et semblable maintenant à Polichinelle dans le guignol, il laissait retomber au dehors ses bras flasques. L’affreux cauchemar que cette nef grise et poudreuse, ces rangées de figures agonisantes, cette demi-clarté, ce silence ! Nous sortîmes sur la pointe des pieds, en échangeant à peine quelques mots, du bout des lèvres.

Brusquement, une idée me vint. Dans un coin de l’église, près de la porte, se trouvaient les antiques fonts baptismaux, et, tout à côté, un réduit profond où pendaient les cordes des cloches. Pourquoi, par-dessus Londres, n’enverrions-nous pas un message d’appel à quiconque pouvait encore vivre ? Je courus saisir l’une des cordes, qu’enveloppait un manchon de drap, et fus tout surpris de sa résistance. Lord John m’avait rejoint.

« By George ! voilà qui est pensé, jeune homme ! s’écria-t-il en ôtant son veston. Donnez-moi un coup de main, nous aurons vite fait de la mettre en branle. »

Mais la cloche était si lourde que Challenger et Summerlee durent ajouter leur poids au nôtre pour qu’un tintement grave nous avertît d’en haut que le battant martelait sa musique. Franchissant les toits de la ville, notre message de sympathie et d’espoir s’en allait très loin chercher ceux de nos semblables qu’avait pu oublier le cataclysme. Elle nous faisait du bien, cette puissante voix du métal, elle nous donnait du cœur à la besogne. Enlevés à deux pieds du sol chaque fois que la corde montait, nous pesions ensemble sur elle pour la faire redescendre. Challenger, accroché au plus bas, tirait de toute son énergie, s’aplatissant, rebondissant, coassant comme une monstrueuse grenouille. Quel sujet de tableau pour un artiste que ce spectacle de quatre aventuriers, jadis compagnons de tant de périls singuliers, maintenant réunis par le destin dans une extrémité si tragique ! Nous peinâmes une demi-heure, ruisselants de sueur, les bras douloureux, l’échine rompue ; puis nous sortîmes sous le porche, nous fouillâmes d’un regard avide les rues engorgées et mornes. Pas un bruit, pas un son ne répondit à nos appels.

« Inutile d’insister, il n’y a plus personne pour nous entendre, » dis-je.

Et Mrs. Challenger :

« Nous ne pouvons faire davantage. Pour l’amour de Dieu, George, rentrons à Rotherfield. Une heure de plus, et cet effroyable silence de la cité me rendrait folle ! »

Sans ajouter un mot, nous remontâmes dans la voiture. Lord John vira et prit la direction du sud. Pour nous, le chapitre était clos. Nous ne prévoyions pas qu’un autre allait s’ouvrir, et quel autre !