Le Christ païen du IIIe siècle et la cour des Sévères - Apollonius de Tyane

Le Christ païen du IIIe siècle et la cour des Sévères - Apollonius de Tyane
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 59 (p. 620-654).
LE
CHRIST PAÏEN
DU TROISIEME SIECLE

APOLLONIUS DE TYANE ET LA COUR DES SEVERES

I. Apollonius von Tyana und Christus, oder das Verlœltniss des Pythagoreismus zum Christenthum (Apollonius de Tyane et le Christ, ou le Rapport du pythagorisme au christianisme), par F.-C. Baur, Tubingue. — II. Apollonius de Tyane, sa vie, ses voyages, ses prodiges, par Philostrate, traduit du grec par A. Chassang, Paris 1864.

On a longtemps considéré la victoire du christianisme sous Constantin comme l’une de ces révolutions inexplicables, une de ces surprises historiques, sans connexion démontrable avec le passé, qui semblent des miracles divins. Comment de la négation hautaine et radicale opposée d’abord aux premières affirmations chrétiennes, l’esprit humain était-il passé à l’intérêt, puis à la sympathie avouée pour la nouvelle croyance ? On ne croyait pas possible de résoudre ce problème. Le fait est cependant que là comme ailleurs la transition ne s’est pas faite brusquement, et que la critique moderne a découvert une série de moyens termes dont l’histoire religieuse devra désormais tenir compte.

C’est au IVe siècle, au lendemain des persécutions les plus violentes, et bien que professé seulement par la minorité, que le christianisme arrive à dominer la situation politique et sociale. Pendant le IIIe siècle toutefois, les mouvemens intérieurs du paganisme permettent à l’observateur attentif de prévoir cette victoire inespérée. Une singulière évolution s’opère dans les idées religieuses du monde païen. On est encore très loin de se dire chrétien, et pourtant l’on cherche à christianiser la vieille religion de la nature. On veut qu’elle devienne spirituelle, morale, qu’elle se purifie des absurdités et des souillures traditionnelles ; bien plus encore, on sent que l’incarnation dans une vie humaine toute sainte et toute belle de l’idéal religieux que l’on rêve peut seule conférer à cet idéal la puissance communicative dont il a besoin pour s’emparer des consciences, et l’on cherche par divers moyens à fournit au paganisme réformé ce que l’Évangile donne aux chrétiens dans la personne de Jésus de Nazareth. En un mot, on tâche d’avoir un Christ païen. Le ridicule, parfois même la niaiserie de ces efforts, ne doivent pas en voiler le sérieux ni l’intérêt historique. Ce mélange de grandeur dans l’idée et de puérilité dans la réalisation constitue même la moralité essentielle de cette situation remarquable entre toutes, où la vieille religion, se sentant près de périr, s’imaginait prolonger son existence en se parant de formes qui n’allaient bien qu’à sa jeune rivale.


I

L’un des manifestes les plus curieux de cet essai de rajeunissement du paganisme est la biographie d’Apollonius de Tyane, par Philostrate de Lemnos. Ce Philostrate faisait partie du cercle de lettrés et de savans que l’impératrice Julia Domna, femme de Septime Sévère, avait réunis autour d’elle. On sait l’influence que Julia Domna exerça sous le règne de son mari (193-211) et plus encore sous celui de son successeur, Caracalla, mort en 217. C’est conformément au désir exprimé par son illustre protectrice que Philostrate rédigea la biographie du sage Apollonius de Tyane, qui avait vécu, disait-on, sous les premiers empereurs, d’Auguste à Donatien, c’est-à-dire pendant toute la durée du Ier siècle. Déjà d’autres auteurs, tels que Maxime d’Egée et Mœragène, avaient traité le même sujet. Philostrate affirme néanmoins qu’il s’est principalement servi des anecdotes inédites recueillies sous le titre de Reliefs par un disciple fidèle d’Apollonius, qui l’avait toujours suivi. Il paraît que l’imperfection de ces premiers travaux rendait désirable une refonte totale de son étrange récit.

Intéressant, disons le mot, amusant comme peu de romans modernes, le livre de Philostrate est un des plus instructifs que nous possédions[1]. Il jette une vive lumière sur les mœurs, les idées, les croyances de son époque. Il nous aide à fixer la physionomie morale d’une période difficile à décrire de l’histoire romaine. Il nous fait entrer de plain-pied sur le terrain religieux qui devait toujours de plus en plus conquérir les sympathies des penseurs païens. A tous ces titres, il mérite le haut rang que la critique moderne lui assigne parmi les documens relatifs au IIIe siècle. C’est surtout quand on connaît le milieu d’où le livre est sorti qu’il est facile d’en apprécier l’intérêt. L’histoire n’a pas encore relevé comme il conviendrait la puissante influence d’une famille sacerdotale composée tout entière de femmes dans sa période de célébrité, et qui, tout le temps que dura la dynastie des Sévères, exerça une action peu visible, très réelle pourtant et très forte, sur la marche des affaires et des idées dans l’empire romain. Nous entendons par ces mots « la dynastie des Sévères » les quatre empereurs dont Septime Sévère inaugure la série en 193, et dont le dernier fut Alexandre Sévère, mort en 235.

Septime Sévère arriva au pouvoir suprême dans un de ces momens d’ébranlement où l’on devait se demander si la colossale machine fondée par Jules César et Auguste n’allait pas se briser en cinq ou six tronçons. A la mort de Néron déjà, une crise de ce genre avait éclaté ; Vindex, Galba, Othon, Vitellius, s’étaient succédé avec une rapidité effrayante. Heureusement pour l’empire il se trouva un soldat énergique et habile, Vespasien, qui d’une main vigoureuse rassembla les rênes du char impérial et le remit sur son chemin. Septime Sévère fut en réalité un second Vespasien. A la mort du dernier des Antonins, Commode, tout fut remis en question. Pertinax, jouet de la soldatesque, ne régna que quelques mois ; Didius Julianus, Pescennius Niger, Albinus, Septime Sévère, furent proclamés à peu près en même temps par les légions ; mais Septime, général intrépide et énergique, fort aimé des soldats et redouté du sénat, triompha de tous ses rivaux et régna, non sans gloire, pendant dix-huit ans. S’attacher l’armée par de grandes libéralités tout en y rétablissant une sévère discipline (il débuta par un coup d’audace en cassant la garde prétorienne), l’occuper dans des expéditions lointaines qui la faisaient voyager des bords de l’Euphrate aux montagnes d’Ecosse, et comprimer d’une main de fer les velléités de conspiration de l’aristocratie, telle fut toute sa politique. Ce fut un des empereurs les plus belliqueux, et quand il mourut, son dernier conseil à ses enfans, Caracalla et Géta, fut qu’ils devaient à tout prix se concilier l’armée et se moquer du reste. Il ne se doutait pas qu’en refusant de chercher une base plus solide pour sa dynastie, il préparait sa ruine à bref délai. Le successeur de Septime, Antoninus Caracalla[2], passionné comme son père pour l’art militaire, n’avait ni sa fermeté de caractère ni son habileté. Assassin de son frère Géta, qui probablement l’eût assassiné lui-même s’il n’avait pris les devans, il joua au soldat pendant six ans et se laissa sottement égorger près d’Édesse par le préfet du prétoire Macrin, qui ne porta pas longtemps la pourpre impériale, car l’armée était demeurée très attachée à la famille de Septime Sévère, et Héliogabale, fils prétendu de Caracalla, tiré du temple du soleil à Émèse, fut proclamé empereur par les soldats, C’était un pauvre enfant de quatorze ans, d’une corruption précoce, d’un bigotisme ridicule, et qui joua, lui, à la procession pendant quatre ans, dans l’espoir de convertir le monde à son dieu syrien. Il fut égorgé à son tour, du consentement tacite du sénat, par les prétoriens, et son cousin, Alexandre Sévère, malgré son extrême jeunesse (il n’avait que treize ans), le remplaça de 222 à 235. C’était un prince d’un bon caractère ; mais les historiens chrétiens l’ont un peu surfait. Instruit, de mœurs douces, économe des deniers publics, il semble avoir manqué de courage militaire, et comme les soldats, habitués aux prodigalités de ses prédécesseurs, n’aimaient guère et craignaient encore moins cet inoffensif jeune homme, ils l’assassinèrent près des frontières germaines et se donnèrent pour maître un fier-à-bras selon leur cœur, le robuste et grossier Maximin.

Voilà, en résumé, la superficie de « l’histoire auguste » pendant le laps de temps au milieu duquel tombe la publication de la vie d’Apollonius par Philostrate : en somme, des princes moins que médiocres, sauf le premier. Et pourtant durant cette période l’empire demeura relativement solide et même entra sans troubles profonds dans une véritable ère nouvelle, car c’est sous Caracalla que s’opéra la grave transformation, depuis si longtemps caressée en rêve par l’autocratie impériale, de tous les hommes libres de l’empire en citoyens romains. Ce fut le dernier coup porté à ce qui restait de la vieille république romaine. Rome fut dès lors conquise par les provinces. L’universalisme religieux que l’on peut constater dans la doctrine d’Apollonius a pour pendant cet universalisme politique dont l’apparition a valu à l’épais Caracalla une importance historique à laquelle il ne songeait guère ; mais aussi, quand on étudie de près cette période, une foule de faits démontrent que l’histoire « masculine » s’arrête à la surface des choses, et que sous ces princes nuls ou débauchés régnèrent des femmes fort distinguées.

La première de toutes, Julia Domna, femme de Septime Sévère, était fille d’un prêtre du soleil d’Émèse ou Émath en Cœlésyrie. Son mari l’avait choisie, avant même son arrivée au trône, en vertu d’un oracle qui, dès son enfance, lui avait prédit qu’elle serait reine. Julia Domna était assez belle pour que cette prédiction à plusieurs sens s’accomplît de manière ou d’autre, et il est à présumer que sa beauté et son esprit ne touchèrent pas moins que ce galant oracle le cœur de l’austère général. Une fois impératrice, elle s’entoura d’un cercle de beaux esprits et de rhéteurs dont firent partie Dion Cassius l’historien, les jurisconsultes Paul, Ulpien, Papinien, et le biographe d’Apollonius, Philostrate. L’influence dont elle jouit auprès de son mari dut être considérable, car le favori de Sévère, Plautien, ne cessa de lui faire une opposition systématique, et fut à la fin le vaincu de ce duel à mort. C’est peut-être à ses calomnies intéressées qu’il faut attribuer les rumeurs fâcheuses qui circulèrent sur les mœurs de Julia Domna. Son mari n’était pas homme à fermer les yeux sur un tel genre d’écarts, surtout s’il est vrai qu’à l’infidélité conjugale elle joignît la trahison politique. Cette réputation de mauvaises mœurs s’accrut encore sous le règne de son fils Caracalla, dont, selon plusieurs historiens, elle était seulement la belle-mère, son mari l’ayant eu d’un premier mariage. Ces historiens veulent même que ses charmes, admirablement conservés, aient séduit ce rustre couronné, qui se serait uni à elle par un mariage incestueux. De là le surnom de Jocaste, qui lui fut donné par ses ennemis. Bayle a signalé l’invraisemblance de cette allégation en s’appuyant sur le silence de deux historiens contemporains, Dion Cassius et Hérodien, peu indulgens l’un et l’autre pour la famille de Sévère, et qui désignent Julia comme la mère de Caracalla sans dire un mot qui puisse la faire soupçonner d’une pareille turpitude. Il faut donc n’y voir qu’une calomnie de ses adversaires. Elle mourut quelques jours après Caracalla ; mais elle avait gardé longtemps près d’elle sa sœur, Julia Mœsa, femme de tête aussi et ambitieuse. C’est elle qui fit sortir du temple du soleil le petit Héliogabale et le présenta aux troupes en leur disant que sa fille Julia Soémis l’avait eu clandestinement de Caracalla. Victorieuse de Macrin, elle régna de fait avec sa fille pendant qu’Héliogabale, son petit-fils, scandalisait Rome par ses mœurs de hiérodule et son fanatisme solaire. C’est sans doute à leur instigation que ce triste empereur, qui avait contraint le sénat à donner droit de séance à sa mère, institua un sénat de femmes qui rendit gravement des sénatus-consultes sur les vêtemens, la préséance, le droit au baiser, les voitures suspendues, les perles aux chaussures, etc, mais qui probablement ne se borna pas à ces futilités malicieusement relevées par les historiens. Quand Mœsa s’aperçut que la première popularité d’Héliogabale déclinait rapidement, elle prit soin de lui faire adopter, malgré ses répugnances, son cousin germain, Alexandre Sévère, fils de son autre fille Julia Mammæa, la dernière femme de cette étrange famille. Soémis périt avec Héliogabale en 222, Mœsa mourut bientôt après, et Julia Mammæa régna jusqu’en 235 sous le nom d’Alexandre Sévère, dont tous les historiens attestent d’un commun accord la soumission absolue à sa mère. Celle-ci conserva jusqu’à la fin la direction politique et morale de son fils, dont les vertus privées contrastèrent fort heureusement avec les débordemens infâmes de son prédécesseur. Elle en abusa même au point de le séparer de la jeune femme qu’il adorait, et dont elle ne tarda pas à être jalouse. Une autre maladresse fut de ne savoir ni comprimer d’une main énergique l’armée, qui se mutina souvent et tua même Ulpien sous les yeux de l’empereur, ni se la concilier par ses largesses. A la fin, et quand les vétérans de Septime Sévère eurent fait place à de nouvelles recrues, l’armée se révolta contre Mammæa plus encore que contre son fils et la fit périr avec lui.

En somme, et en dépit des meurtres périodiques qui furent une des institutions de l’empire romain, voilà une véritable dynastie d’impératrices, toutes sorties d’un sanctuaire de l’Orient, imbues des mêmes traditions, fort influentes, et même pendant près de vingt-cinq ans, depuis la mort de Septime jusqu’à celle d’Alexandre, en possession d’une véritable omnipotence. Or quand on a, sous un gouvernement absolu surtout, découvert l’existence d’une influence féminine prolongée, on peut être certain de ne pas s’égarer en cherchant du côté des affaires religieuses les conséquences les plus directes de cette intervention. En fait, les données éparses chez les contemporains Dion Cassius et Hérodien, chez les écrivains de l’Histoire Auguste, qui les suivent de près, chez ceux mêmes du bas-empire, nous permettent de discerner une même ligne de conduite religieuse qui commence avec Julia Domna sous le voile d’un certain mystère et se révèle pleinement sous les auspices de Julia Mammæa. Les folies mêmes d’Héliogabale trouvent leur explication dans leur connexité avec ce qu’on peut appeler la théologie de sa famille maternelle. N’oublions pas que Philostrate écrit son Apollonius sur l’ordre de Julia Domna, et que le livre s’est trouvé prêt quelque temps après la mort de celle-ci.

Les campagnes de Septime Sévère dans l’extrême Orient avaient élargi l’horizon intellectuel. On commençait à savoir que le monde était passablement plus grand que l’empire romain. L’empereur s’était arrêté à Tyane, il y avait été malade, sa guérison pouvait bien s’être rattachée d’une manière quelconque à l’invocation du génie guérisseur de l’endroit. Ses soldats avaient rapporté de leurs expéditions lointaines de vagues données touchant les royaumes de la Perse et des Indes, sur lesquelles l’amour du merveilleux avait ensuite brodé tout à l’aise. Il y a dans les récits indiens de Philostrate un singulier mélange de réalité et de fantaisie. Sévère lui-même en était venu à partager les récréations philosophiques et littéraires de sa femme. Il semble que, se faisant peu d’illusions sur l’avenir des institutions impériales et même de toute la culture gréco-romaine, il ait vu sans déplaisir des élémens étrangers s’introduire dans la vie morale de ses contemporains. Ce qui est certain aujourd’hui et démontré contre quelques apparences contraires, c’est qu’il adoucit les peines portées contre les Juifs et les chrétiens, et que, s’il leur interdit le prosélytisme, les persécutions locales qui sévirent sous son règne ne doivent pas être imputées à sa volonté personnelle. Proculus, son esclave favori, était chrétien, la nourrice de Caracalla était chrétienne, et sous le règne de celui-ci, pendant lequel l’influence de Julia Domna fut toute-puissante, l’église chrétienne jouit à peu près partout d’une tranquillité parfaite. Il en fut de même sous Héliogabale, qui pourtant avait des opinions religieuses fort arrêtées ; mais nous savons que pendant son règne sa grand’mère Mœsa et sa mère Soémis eurent en main la direction des affaires. La position des chrétiens fut encore meilleure pendant le règne d’Alexandre Sévère, dirigé par sa mère Mammæa.

C’est donc à Julia Domna que remonte l’impulsion première à laquelle obéissent fidèlement, à travers les nuances individuelles qui les distinguent, les princesses de sa famille qui se succèdent jusqu’en 285. Par conséquent on a le droit de chercher l’idée-mère du mouvement religieux qu’elles s’efforcèrent de seconder dans le manifeste que Philostrate de Lemnos lança, conformément aux vœux de Julia Domna, sous le titre de Vie à Apollonius de Tyane, et l’instant est venu de résumer cette étrange histoire.


II

Apollonius naquit à Tyane, ville grecque de Cappadoce, on ne dit pas en quelle année ; mais on peut inférer des autres données du livre que l’époque de sa naissance ne différa guère de celle de la naissance de Jésus-Christ. Sa mère eut, pendant sa grossesse, une sorte d’annonciation : le dieu de la divination et de la science pénétrante, Protée, lui apparut et lui laissa entendre que l’enfant qu’elle portait dans son sein n’était autre que lui-même. Quand elle le mit au monde, un chœur de cygnes, oiseaux messagers d’Apollon, célébra sa naissance, et la foudre tomba du ciel pour y remonter sur-le-champ : c’était le salut des dieux à l’enfant nouveau-né. Doué d’une précocité merveilleuse, d’une beauté qui charmait les regards, Apollonius étudia d’abord à Tarse, patrie de saint Paul, auprès d’un rhéteur renommé ; mais les mœurs dissolues de cette ville le forcèrent de s’en éloigner, et il se rendit à Egée, où il devint adorateur zélé d’Esculape et pythagoricien déterminé. Il s’imposa toutes les épreuves du rude noviciat, tous ces exercices spirituels de l’antiquité que le philosophe de Samos faisait subir à ses disciples, et bientôt on le vit paraître avec le costume particulier de la secte pythagoricienne, c’est-à-dire avec une tunique de lin, nu-pieds, laissant croître sa chevelure, du reste s’abstenant de vin et de viandes. Ses idées sur l’inutilité ou plutôt le caractère blâmable des sacrifices sanglans, ses observations empreintes d’une sagesse fort au-dessus de son âge, les excellens conseils qu’il adressait aux malades venus pour consulter Esculape, émerveillaient les prêtres de ce dieu, et l’admiration s’accrut encore quand on le vit à vingt ans se dépouiller de son patrimoine en faveur de sa famille et se vouer à une continence perpétuelle. Après cinq ans passés, selon la règle, dans un silence absolu, il se met à parcourir l’Asie-Mineure en commençant par Antioche. Partout il prêche les préceptes de la sagesse, le respect dû aux dieux, la vraie manière de les adorer, la nécessité de revenir aux anciens rites tombés en désuétude ou altérés. Déjà il a des disciples qui le suivent partout. Lui-même cependant ne se trouve pas encore assez instruit, et, voulant aller plus loin que Pythagore et Platon n’allèrent eux-mêmes, il part pour les Indes, afin de puiser auprès des brahmanes la science divine par excellence. En passant par Babylone, il visitera les mages. C’est dans ce voyage qu’il s’adjoint pour disciple le Ninivite Damis et qu’il arrive à comprendre, outre les langues humaines, qu’il possédait toutes sans avoir eu besoin de les apprendre, le langage même des animaux. Le roi de Babylone, ravi de le posséder sous son toit, ne se lasse pas de l’entendre et le retient huit grands mois. Enfin Apollonius le quitte pour se rendre aux Indes et « franchit le Caucase, » dit gravement Philostrate, dont l’ignorance en géographie, même pour un ancien, est très grande. Il est vrai qu’il suit ici fidèlement le récit de Damis, un chroniqueur d’une imagination sans pareille. Ce Damis n’a-t-il pas vu, en traversant le Caucase, les chaînes qui servirent jadis à lier Prométhée ! Encore a-t-il soin d’ajouter, en narrateur consciencieux, « qu’il lui fut difficile d’en déterminer le métal. » Le Caucase franchi, il se trouve encore un roi indien d’une vertu incomparable, presque pythagoricien par son genre de vie, et qui se confond en admiration, en éloges, en prévenances pour Apollonius. C’est auprès de lui qu’on reçoit les premiers renseignemens détaillés sur les sages indiens. Ils habitent le sommet d’une montagne d’où ils repoussent à coups de tonnerre les téméraires qui voudraient y monter sans leur permission. Plus on approche de la montagne, plus on rencontre de choses extraordinaires. C’est par exemple un insecte qui produit une huile de laquelle on peut se servir pour lancer des flammes inextinguibles sur les murs des villes ennemies. Plus loin, c’est une femme, noire de la tête aux seins, blanche des seins aux pieds, colorée tout exprès comme cela par la nature pour rendre à la Vénus indienne le culte qu’elle réclame. Ailleurs on rencontre des champs de poivriers cultivés par des singes, et puis des serpens énormes que l’on prend rien qu’en étendant devant leur repaire un linge rouge portant des caractères magiques : dans leur tête se trouvent des pierres dont la vertu est la même que celle de l’anneau de Gygès. Voici enfin la montagne sainte ; elle est entourée d’un brouillard qui s’épaissit ou se dissipe au gré des sages. On remarque, en la gravissant, un feu qui purifie de toute souillure, un puits qui rend des oracles, deux grands vases de pierre contenant l’un de la pluie, l’autre du vent, le tout à la disposition des sages. D’ailleurs ceux-ci affirment que cette montagne est l’ombilic des Indes. Ils y adorent le feu, qu’ils se vantent de tirer directement du soleil, prérogative de Prométhée, symbole pour eux comme pour lui de la science inventive. Damis a vu, de ses yeux vu, ces sages s’élever en l’air, sans appui, sans artifice aucun, à la hauteur de deux coudées. Les sages n’ont pas de maison : quand il pleut, ils font venir un nuage pour se mettre à l’abri. Ils portent la chevelure longue, des mitres blanches, des vêtemens tissés d’un lin que la terre ne permet qu’à eux de cueillir. Leur prodigieux savoir déconcerte Apollonius, qui ne s’étonnait pas aisément. Ils possèdent la science absolue, ils connaissent le passé de quiconque se présente à eux, ils ont réponse à tout. Quand on leur demande : « Qui êtes-vous ? » ils répondent : « Des dieux. » — « Pourquoi ? » — « Parce que nous sommes vertueux. » — « Cette réponse parut pleine de sens à Apollonius, » continue son biographe, qui, parmi toutes les vertus dont il pare son héros, a oublié la modestie. Naturellement Apollonius reçoit des brahmanes la confirmation littérale des doctrines de Pythagore. Jarchas, leur chef, se souvient d’avoir été un autre, un ancien roi ou demi-dieu du pays dont il entonne lui-même les louanges avec la parfaite humilité qui caractérise, on le voit, cette vénérable corporation, A côté de lui se trouve Palamède, un des héros de la guerre de Troie, ressuscité brahmane. Profitons de l’occasion pour dire qu’Apollonius lui-même se souvient d’avoir été pilote dans une existence antérieure, et même d’avoir joué un bon tour à des écumeurs phéniciens qui voulaient l’embaucher dans un complot de piraterie. Du reste ses entretiens avec les sages de l’Inde sont sans cesse interrompus par des prodiges dont la singularité va croissant. Ce sont des trépieds qui se meuvent d’eux-mêmes, des échansons d’airain qui servent à boire aux convives, une coupe qui se remplit miraculeusement à mesure qu’on la vide, une pierre qui a le don d’attirer à elle toutes les autres, et tout cela pour illustrer une doctrine panthéiste d’après laquelle le monde serait un animal vivant, à la fois mâle et femelle pour s’engendrer lui-même, gouverné par un Dieu suprême et une foule de dieux subordonnés qui font eux-mêmes partie du grand tout. Bientôt Apollonius est initié par ses hôtes à la science des astres et de la divination. Damis n’assistait pas à ces séances, et, Apollonius ayant jugé à propos de garder ses secrets pour lui, Philostrate n’a pu nous dire en quoi consiste cette reine des sciences. Enfin, après quatre mois d’ébahissement et d’étude, Apollonius, saturé de science surhumaine, quitte les sages dans les meilleurs termes et s’en revient par la Mer-Érythrée, l’Euphrate, Babylone, l’Asie-Mineure ; puis, ne voulant pas se fixer à Antioche, dont les mœurs licencieuses l’offusquent, il se dirige sur l’Ionie et fait une entrée triomphale à Éphèse.

Le temps des initiations est désormais passé, et dès lors Apollonius va parcourir le monde en réformateur et en prophète. Éphèse, ville toute frivole et efféminée, est ramenée par ses prédications à la philosophie et à la vertu. Les dissensions de Smyrne sont apaisées par sa sagesse. Cependant Éphèse le rappelle, la peste fait d’affreux ravages dans ses murs. Pour délivrer la ville du fléau qui la désole, il se borne à faire assommer un vieux mendiant. Quand on enlève le tas de pierres sous lequel il gisait écrasé, on trouve à sa place un énorme chien noir : ce mendiant n’était autre chose qu’un mauvais esprit. Il part ensuite pour la Grèce, s’arrête à Troie, où il a une conversation avec l’ombre d’Achille, et où il apprend que la belle Hélène n’a jamais été dans la ville de Priam, visite à Lesbos le sanctuaire d’Orphée et débarque à Athènes, où il guérit un jeune homme possédé tout en dissertant contre les danses voluptueuses de l’Attique ; puis il s’en va visiter tous les oracles de la Grèce, se présentant partout comme réformateur ou restaurateur des rites. A Corinthe, il dessille les yeux de l’un de ses disciples éperdument amoureux d’une femme fort belle et fort riche en apparence, mais qui en réalité n’était qu’une lamie, un de ces méchans démons femelles qui ne se font aimer des jeunes gens que pour les dévorer ensuite tout à leur aise. A Lacédémone, il remet en vigueur les anciennes lois. A Olympie, il assiste aux jeux, presque adoré par la foule. De là il passe en Crète ; enfin il se rend à Rome.

Néron régnait. Ennemi des philosophes, il les persécutait sous prétexte qu’ils étaient magiciens. Aussi la plupart des disciples d’Apollonius le quittent-ils, n’osant point affronter avec lui les fureurs du tyran ; mais Apollonius, qui n’a peur de rien, entre dans la capitale et passe ses journées dans les divers temples, où ses discours religieux font une sensation immense. Tegellinus, le préfet du prétoire, le fait arrêter comme séditieux ; mais, frappé de ses étonnantes réponses et croyant avoir affaire à un démon plutôt qu’à un homme, il le fait élargir. Apollonius en profite pour ressusciter une jeune fille morte ; puis, comme Néron, partant pour la Grèce, venait d’interdire le séjour de Rome aux philosophes, il se décide à visiter le far west de ce temps-là, c’est-à-dire l’Espagne et l’Afrique.

Là encore il est témoin d’une foule de choses merveilleuses, entre autres du phénomène des marées, qu’il explique doctement par l’action de vents sous-marins qui sortent de cavernes latérales à l’océan, dont ils sont la respiration. Nous reconnaissons ici le point de vue fondamental de la vieille philosophie de la nature, qui partit toujours de l’idée que le monde est animé. C’est pendant ce voyage que la nouvelle du soulèvement de Vindex dans les Gaules vient le réjouir. Son biographe laisse entendre qu’il l’avait lui-même préparé de concert avec le gouverneur de la Bétique. En Sicile, il apprend la fuite et la mort de Néron, et prédit la courte durée du règne de ses trois premiers successeurs. Il reparaît, en Grèce, visite Chio, Rhodes, toujours en réformateur, et enfin débarque à Alexandrie, car depuis longtemps il éprouvait le désir d’étudier sur les lieux mêmes la sagesse égyptienne, dont on parlait tant alors. C’est là que Vespasien, aspirant à l’empire, confère avec lui sur l’art de gouverner, et qu’il s’attire l’inimitié d’Euphrate, un de ses premiers admirateurs, devenu conseiller de Vespasien, lequel eut désiré que celui-ci rétablît la république romaine ; mais Apollonius, en vrai pythagoricien, n’est que médiocrement libéral. Le despotisme éclairé, tel est son idéal. « Le gouvernement d’un seul, lorsqu’il veille au bien de tous, voilà, dit-il, la vraie démocratie. » Inutile d’ajouter que Vespasien est tout à fait du même avis. Vers le même temps, le philosophe devin reconnaît le roi Amasis dans un lion apprivoisé et lui fait rendre les honneurs dus à son rang. Il s’embarque enfin sur le Nil, suivi de ses disciples les plus courageux, et remonte le fleuve sur un bateau du haut duquel il prononce des discours religieux, « Cela ressemblait à une théorie. » Il arrive au pays des gymnosophistes, ces sages égyptiens qui se sont voués a la nudité perpétuelle et à l’étude des vérités célestes ; mais il les trouve bien inférieurs aux sages des bords du Gange. Évidemment Philostrate en veut à la sagesse des bords du Nil. Ce n’est pas que les gymnosophistes ne soient très forts aussi en fait de prodiges. Ils ont par exemple des arbres intelligens qui, à leur ordre, saluent poliment les passans. Apollonius ne leur en démontre pas moins fort savamment leur infériorité, et si bien, que leur chef Thespésion, tout noir qu’il est comme un corbeau, en rougit de la tête aux pieds. La mythologie égyptienne est aussi l’objet de ses critiques acérées. Il reproche aux Égyptiens leurs idoles grotesques à tête de chien ou d’épervier, comme si l’Inde avait, sous ce rapport, le moindre reproche à faire à l’Égypte.

Après un voyage aux sources du Nil ou plutôt aux grandes cataractes qu’on prenait alors pour les sources réelles du fleuve, on revient de ce terme ultime du monde dans les terres civilisées ; c’est alors que va commencer ce qu’on peut appeler la passion d’Apollonius. Domitien règne, second Néron, dépassant même son prototype en méchanceté. Apollonius parcourt l’empire, semant partout l’esprit de la rébellion contre le monstre couronné. Il prépare de loin une conspiration dans Rome même en faveur du vertueux Nerva, dont il prévoit l’élévation prochaine. Domitien averti envoie l’ordre de le faire arrêter, lorsque le philosophe sans peur, prenant les devans, fait spontanément son apparition dans Rome en dépit de ses disciples et de Damis lui-même, qui le conjuraient de n’y pas aller. Il y retrouve une vieille connaissance, Élien, préfet du prétoire, qui fait ce qu’il peut pour le protéger contre la fureur du tyran, et lui apprend qu’il devra surtout se défendre contre l’accusation d’avoir coupé en morceaux un jeune enfant dans une opération magique, accusation d’autant plus noire qu’Apollonius ne cessait d’attaquer la coutume des sacrifices sanglans. Jeté en prison, le sage console et conseille ses compagnons de captivité. Il comparaît devant l’empereur, qui tient à interroger lui-même son adversaire, et comme la conversation ne tourne pas précisément à l’avantage du despote, Domitien fait d’Apollonius une sorte d’ecce homo, ordonnant qu’on lui rase la barbe et les cheveux, et qu’il soit couvert de chaînes au milieu des plus vils scélérats. C’est très bénévolement du reste qu’Apollonius endure ce traitement ignominieux, car, profitant d’un moment où il est seul avec Damis, il lui montre qu’il ne tient qu’à lui de faire tomber ses fers ou d’en rester chargé. « Et Damis comprit alors qu’Apollonius était d’une nature divine et supérieure à la nature humaine. » Dorénavant il ne fera plus d’objection au maître. Celui-ci lui enjoint de quitter Rome, d’aller rejoindre son ami Démétrius à Puteolis (Pouzzoles) et de l’y attendre. Pourtant Domitien vient de le citer de nouveau devant son tribunal. Il l’interroge sur sa philosophie, son art divinatoire, son genre de vie. Il répond à tout si pertinemment que l’empereur se demande s’il ne l’absoudra pas, lorsque tout à coup il disparaît aux yeux de l’assistance. On a beau le chercher, courir après lui ; nul ne l’a vu, nul ne peut le voir, car c’est une disparition surnaturelle.

Le soir même du jour de ce miracle, ses amis, Démétrius et Damis, conversaient ensemble à Puteolis, localité distante de Rome d’environ cinquante lieues. Ils désespéraient de revoir jamais celui dont ils attendaient le salut de l’empire, quand un bruit mystérieux se fit entendre : Apollonius était devant eux. Ils eurent besoin de lui saisir la main pour s’assurer que ce n’était pas un spectre qu’ils voyaient. Désormais les heures de la passion sont finies, les gloires du triomphe recommencent. De retour en Grèce, Apollonius voit toutes les populations à ses pieds. Il veut pourtant avoir aussi sa descente aux enfers, c’est-à-dire qu’il désire se procurer la seule initiation qui lui manque encore, celle qu’on allait chercher dans l’antre de Trophonius. Il y pénétra malgré les prêtres, encouragé par Trophonius lui-même, avec lequel il conversa pendant sept jours pleins. Entré dans le monde souterrain à Lébadée en Arcadie, il en ressortit en Aulide. Il avait demandé au dieu des lieux sombres quelle était la reine des philosophies : comme les sages des régions éthérées, celui-ci lui avait répondu que c’était celle de Pythagore.

La carrière d’Apollonius se termina en Asie-Mineure. A Éphèse, sa faculté de seconde vue lui permit d’assister, comme s’il eût été présent, à l’assassinat de Domitien, et il le décrivit avec toutes ses circonstances aux Éphésiens, qui n’en pouvaient croire leurs oreilles, mais qui durent se rendre lorsque la nouvelle de l’événement leur parvint par la voie ordinaire. Apollonius avait alors quatre-vingts ou quatre-vingt-dix ans, et même, selon quelques-uns, plus d’un siècle. Plusieurs traditions circulent sur sa mort, dont le fidèle Damis ne fut pas témoin, car son maître l’avait chargé d’une mission auprès de Nerva, et c’est pendant son absence qu’il disparut aux regards des mortels. La légende la plus répandue raconte que, s’étant rendu en Crète, il entra dans le temple de Diane Dictynne et n’en sortit plus. On entendit comme des voix de jeunes filles qui chantaient dans les airs : « Quitte la terre ! monte au ciel ! » On ajoute que, quelques années plus tard, il terrassa, par une apparition imprévue, un jeune incrédule qui tournait sa doctrine en dérision. Après sa mort, la ville de Tyane lui rendit les honneurs divins, et la vénération de tout le monde païen témoigna de l’ineffaçable impression laissée dans les esprits par le passage de cet être surnaturel qui faisait dire à ses contemporains : « Un dieu habite parmi nous. » Telle est, résumée dans ses traits principaux et d’après l’ouvrage de Philostrate, la biographie d’Apollonius. Il convient maintenant de dire quelques mots de ses miracles, de sa doctrine, de son caractère. Nous avons, chemin faisant, signalé plus d’une prouesse miraculeuse opérée par le sage de Tyane ; nous aurions pu en citer bien d’autres. Il est évident que le biographe d’Apollonius a compté sur la crédulité sans limites de ses lecteurs ; mais ce qui mérite notre attention plus encore que les contes bizarres recueillis par Philostrate, c’est le soin extrême qu’il prend de disculper Apollonius de tout soupçon de magie. Les magiciens formaient alors une classe nombreuse de charlatans, justement méprisée par les gens de bon sens, redoutée et pourtant invoquée à chaque instant par le grand nombre. Ils étaient positivement les sorciers du temps, et il suffit de lire un ouvrage tel que celui de Philostrate pour s’assurer de l’erreur commise par quelques historiens contemporains qui ont fait de la sorcellerie une des conséquences du christianisme, en ce sens qu’elle aurait été la réaction légitime de la religion de la nature contre l’oppression sacerdotale. Disons plutôt qu’elle fut, avec ses illusions et ses impostures, un de ces trop nombreux reliquats du polythéisme que l’idée chrétienne, même de nos jours, n’a pas encore réussi à faire entièrement disparaître. Le magicien dans l’antiquité opère des prodiges, comme la sorcière de nos jours, grâce à l’intervention des esprits malfaisans ou moyennant des formules, des cérémonies, des conjurations d’un caractère immoral. Aussi est-il un être dangereux, qui ne cherche que son lucre et la satisfaction de ses mauvais penchans, et que le pouvoir a raison de proscrire. Tout autre est le thaumaturge, qui, comme Apollonius, fait des miracles en vertu de sa science supérieure et de sa communion avec les dieux. Pour en arriver là, il lui faut une vertu austère, une extrême pureté de mœurs et l’observation d’une discipline rigoureuse. C’est par là qu’il obtient la faculté de mettre en fuite les esprits impurs, de connaître l’avenir, de discerner les pensées secrètes, d’être à volonté visible ou invisible, etc. En un mot, ce n’est pas à la magie, c’est à la théurgie qu’Apollonius doit ses pouvoirs. Si la théurgie n’est pas plus vraie que la magie, si elle dénote, comme celle-ci, une épaisse ignorance de la nature et de ses lois imprescriptibles, elle part pourtant d’un point de vue moral beaucoup plus élevé.

Quant à la doctrine philosophique et religieuse d’Apollonius, nous avons déjà résumé son principe théologique. C’est un panthéisme latent sous des formes polythéistes, qui toutefois ne cherche pas à engloutir la personnalité individuelle dans le gouffre du grand tout, et qui même affecte une tendance monothéiste très marquée. Apollonius serait fort disposé à considérer les dieux populaires comme les symboles ou les faces diverses d’une seule et même divinité. C’est pour cela qu’il visite tous les temples sans distinction et s’efforce de purifier les cultes qu’on y professe de tout ce que la superstition vulgaire y mêle d’élémens licencieux. Vénus elle-même doit devenir la déesse de l’amour pur, exempt de toute passion charnelle. Le sens moral devient ainsi le moyen de discerner la vérité religieuse et doit rectifier souverainement les traditions les plus accréditées. Ainsi Apollonius portera souvent une critique très hardie sur les croyances et la mythologie traditionnelles. Comme Platon, il en veut aux poètes d’avoir rabaissé le caractère des dieux par leurs descriptions fabuleuses. Il trouve absurde qu’un tyran cruel tel que Minos exerce la justice aux enfers, tandis qu’un bon roi comme Tantale est condamné à un affreux supplice. Il se moque des fables racontant la guerre des géans contre les dieux, ou bien, affirmant que Vulcain frappe sur une enclume réelle au fond de l’Etna. On ne doit, selon lui, représenter les dieux que sous la forme humaine la plus idéale, et encore les chefs-d’œuvre de l’art religieux n’ont-ils d’autre valeur que d’offrir autant de reflets du beau éternel. C’est le soleil, en définitive, qui est l’image la plus pure et la plus convenable de la Divinité, et c’est aussi au soleil, aux dieux-soleils Apollon, Esculape, Hélios, Hercule, qu’Apollonius adresse de préférence ses hommages. Son nom à lui-même indique déjà cette dévotion particulière au soleil. C’est aussi le soleil que les plus sages des hommes, les brahmanes, qui vivent en réalité de sa substance, adorent toute la journée. L’essence des dieux, c’est la lumière éthérée. On devient dieu en y participant, et cela est d’autant plus naturel à l’homme que son âme est un rayon d’essence divine emprisonné dans un corps et traversant une série d’existences jusqu’au moment où elle sera assez exercée par la science et la vertu pour pénétrer dans le monde divin. De là la légitimité, l’utilité supérieure de l’ascétisme ou de la guerre déclarée au corps, qui est la prison corruptrice de l’âme. Apollonius et les siens, comme du reste Pythagore et ses disciples, forment un véritable ordre de moines païens, et quand on pense qu’en dehors de tout contact avec le christianisme, le paganisme de l’extrême Orient nous offre depuis des siècles un spectacle tout semblable, on ne peut qu’admirer l’étrange persistance que plusieurs écrivains modernes ont mise à affirmer que la vie monastique est une des institutions les plus spéciales et les plus caractéristiques du christianisme. Dans la doctrine religieuse comme dans la théurgie d’Apollonius, on voit donc un effort sérieux du paganisme pour devenir une religion morale sans trop changer de formes et de croyances. Ce n’est plus la nature envisagée dans ses phénomènes terribles ou gracieux, ce n’est plus même le héros dompteur de monstres et champion redoutable des opprimés qui doit concentrer la vénération religieuse, c’est le sage menant une vie divine au milieu des hommes et leur communiquant la science de s’y élever. Comme on voit bien pourtant qu’une religion ne renie jamais entièrement son principe ! Non-seulement Apollonius persiste à attribuer au rite extérieur une valeur intrinsèque, mais même dans ce paganisme épuré nous retrouvons l’erreur, l’illusion fondamentale qui a engendré tous les polythéismes, à savoir la confusion de la nature, et de l’esprit, du phénomène visible et de la réalité invisible, qui semble avoir avec ce phénomène une analogie plus ou moins prochaine. On ne sait en vérité si Apollonius adore le soleil lui-même ou s’il n’y voit que la plus haute manifestation de Dieu. Ce qui est certain, c’est qu’il explique la sagesse supérieure des brahmanes par le fait que, vivant sur une très haute montagne, plongés ainsi dans l’éther pur, ils possèdent toutes les lumières morales en puisant sans cesse à la source par excellence de la lumière physique. On retrouve ici le même procédé de raisonnement que dans le mythe grossier de la naissance de Minerve Athéné, la lueur pure qui suit l’orage, et qui sort du front fendu de son père le ciel : le mythe n’avait-il pas fait de cette divinité physique celle de la sagesse, lucide et pénétrante ? C’était bien la peine qu’Apollonius déployât tant de rationalisme païen pour retomber en plein dans le point de vue mythologique le mieux accusé !

Un contraste, une inconséquence du même genre ressort des vues d’Apollonius sur l’humanité. D’une part, toute sa carrière, tous ses enseignemens partent de l’idée que tous les hommes sont appelés à recevoir et à pratiquer la vérité. En un sens, il peut dire, comme saint Paul, que pour lui il n’y a plus ni Grec, ni barbare. Il parle, il agit en réformateur sur les bords de l’Euphrate et sur ceux du Nil, en Ethiopie comme en Espagne. La sagesse suprême se trouve, selon lui, en dehors de l’empire, chez les Indiens. De telles idées montrent sans contredit combien l’esprit étroit de nationalité, ce particularisme de l’ancien monde si bien entretenu par les religions païennes, qui étaient essentiellement locales et nationales, avait faibli sous la pression des événemens et du joug romain porté en commun par cent nations vaincues. Nous avons devant nous un véritable universalisme, une sorte de catholicité païenne ; mais cela n’empêche pas l’esprit aristocratique de l’antiquité de percer encore à chaque pas. La vanité grecque, le dédain superbe avec lequel l’homme né et grandi dans la civilisation grecque regarde tous les autres peuples ne cesse de ressaisir ses droits. Cela rappelle tout à fait ces Juifs chrétiens des deux premiers siècles qui prêchaient une religion universelle par son principe, et qui pourtant voulaient à tout prix maintenir la suprématie de droit divin de l’israélite. Chez eux comme chez le héros de Philostrate, le préjugé national est plus fort encore que le principe nouveau qu’ils prêchent. On ne voit pas non plus briller dans l’évangile païen d’Apollonius cette larme compatissante, communicative, que l’évangile chrétien laisse tomber si vite sur les souffrances du petit et du pauvre. Apollonius guérit beaucoup de malades et fait beaucoup de bien, mais il le fait froidement, correctement, en artiste plus préoccupé d’éliminer les sons discords qui troublent l’harmonie de l’univers qu’attendri par les souffrances de cet être sacré, si grand et si misérable à la fois, qui s’appelle l’homme. Il sait bien se faire passer pour un fils de Dieu, mais ce n’est pas lui qui mettrait sa gloire et son bonheur à mériter le nom de fils de l’homme. D’ailleurs il ne voit dans les violations de l’ordre moral qu’une série d’actes mauvais, isolés, dépendant uniquement du libre arbitre de chaque individu, et ses yeux sont fermés, comme ceux de plus d’un philosophe moderne, devant cette incapacité foncière, dont nous souffrons tous, de faire comme il faut le bien que la conscience ordonne, ce penchant égoïste, originel au mal, qui est aux fautes particulières et successives ce que la tige est aux rameaux, aux feuilles et aux fruits d’un arbre. C’est pour cela que sa politique est si médiocre. C’est quand on reconnaît la réalité de l’égoïsme naturel du cœur humain que l’on cherche dans le contrôle, dans la représentation collective, dans la publicité, dans la responsabilité effective des gouvernans, en un mot dans les institutions de la liberté une garantie contre les entraînemens toujours possibles de l’autocratie. Apollonius croit à la possibilité d’un despotisme bienfaisant et ne conçoit pas même une meilleure forme de gouvernement. Si le despote est méchant, il faut le renverser violemment, et lui-même ne refuse pas de tremper dans deux conspirations. L’empire romain durait pourtant depuis assez longtemps, et un penseur religieux aurait pu savoir que la nature humaine est trop faible pour qu’on érige le bon caractère des souverains en institution permanente.

Malgré tout, il n’est pas moins vrai qu’un souffle moral authentique, une sérieuse préoccupation de la vertu considérée comme la seule base du bonheur et de la vraie piété anime tout cet ensemble d’enseignemens. C’est là une plante qu’on est fort étonné de voir ainsi s’épanouir en pleine terre païenne. N’oublions pas qu’Apollonius n’est pas seulement un philosophe, un moraliste à la façon d’Épictète ou de Zénon : c’est un réformateur populaire, un initiateur, une sorte de hiérophante universel, et l’idée essentielle de sa biographie, c’est qu’un sage aussi parfaitement saint a droit aux honneurs divins, et qu’il est au fond un dieu sous forme humaine. Mais maintenant, si nous nous demandons jusqu’à quel point, les données de cette biographie étant admises, nous pourrions partager l’admiration sans réserve que voue au sage son historien, nous trouverons que son idéal et le nôtre diffèrent notablement. Apollonius est chaste et tempérant, cela est vrai ; de plus il est animé d’un noble désir de savoir et du désir plus noble encore de faire profiter l’humanité de sa science. Il est ingénieux, disert, et ordinairement sa parole, quand il ne s’embarque pas dans de trop longs discours, a quelque chose de vif, d’original, qui convient à un réformateur populaire ; mais, tout cela constaté et reconnu, quel étrange personnage, et que de fois il est ridicule ! Régénérateur d’une religion qu’il déclare faussée par la sottise et l’ignorance, il est superstitieux à un degré inouï. Il croit aux présages, aux empuses ou lamies, aux éléphans qui lancent les javelots dans les batailles, à la pierre que les aigles mettent dans leurs nids pour éloigner les serpens, aux talismans, que sais-je encore ? On remplirait des pages de toutes les folies qu’il débite avec la gravité d’un révélateur. Si ses disciples l’admirent, leur admiration ne dépasse certes pas celle qu’il professe tout haut pour lui-même. A chaque instant, il pose d’une manière insupportable ; il est tendu, maniéré, artificiel des pieds à la tête. Il se vante à toute occasion ; sa polémique fourmille de bravades. C’est le don Quichotte de la perfection religieuse et morale ; Damis est son Sancho Pança, car ce dernier, malgré le plaisir qu’il trouve à suivre comme son ombre ce preux paladin de la vérité, a pour spécialité d’opposer aux théories éthérées de son maître le langage d’un grossier bon sens et même les exigences d’un robuste appétit. Lorsque Apollonius éprouve le besoin de lancer quelque sentence de haute volée, il a coutume d’adresser à Damis quelque question épineuse que celui-ci croit résoudre en disant une balourdise, ce qui fournit à l’incomparable sage l’occasion de faire montre de son écrasante supériorité, et Damis, qui est bon enfant, de rire de sa propre bêtise. Dans ses longs discours, Apollonius devient décidément d’un pédantisme intolérable, et telle est sa manie de tout traiter en rhéteur qu’il s’écoute parler plus qu’il ne s’écoute penser : il lui arrive maintes fois d’oublier en discourant la sévérité morale dont il fait profession. Ne va-t-il pas dans un de ses grands sermons jusqu’à innocenter le parjure ?

Toutes ces critiques tombent sur l’Apollonius de Philostrate, car, préalablement à toute discussion sur l’authenticité du personnage et de son histoire, nous pouvons poser en fait que le narrateur a prêté énormément à son héros ; mais en définitive il a voulu nous décrire un idéal de perfection humaine. Philostrate était homme d’esprit, quoique rhéteur ampoulé. Le cercle dont il faisait partie, et en vue duquel il écrivait, comptait dans ses rangs les hommes les plus éminens de l’empire. Il paraît que ces défauts, si saillans pour nous, surtout chez un réformateur religieux, n’étaient pas sentis dans ce temps et dans ce monde ; mais ceci ne nous regarde pas. Ce qui est maintenant à faire, c’est d’esquisser les destinées de cette œuvre du favori de Julia Domna et d’en déterminer le vrai caractère.


III

Rappelons d’abord qu’avant Philostrate il est fort peu question d’Apollonius, tandis que de son temps et après lui le sage de Tyane compte de nombreux et fervens admirateurs. Caracalla lui fait élever un temple ; Alexandre Sévère le place à côté du Christ, d’Abraham et d’Orphée, parmi ses dieux lares. A Éphèse, on l’adore sous le vocable d’Hercule Alexicacos ou tutélaire. L’empereur Aurélien épargne la ville de Tyane, qu’il avait juré de détruire, en considération d’Apollonius, qui lui apparaît la veille du jour fixé pour le massacre des habitans. Les historiens Dion Cassius, contemporain de Philostrate, Vopiscus, un des écrivains de l’Histoire Auguste, sont imbus de la même vénération. La renommée du saint personnage s’accrédite si bien, que Sidoine Apollinaire et Cassiodore, bien que chrétiens, font de lui un grand éloge. Le premier même, plus rhéteur peut-être qu’évêque, traduira sa biographie en latin. On peut s’étonner que l’école philosophique d’Alexandrie, représentée par Porphyre et Jamblique, ne paraisse pas en faire plus de cas ; mais elle a peut-être ses raisons. En revanche, l’un des derniers et des plus brillans défenseurs du paganisme mourant, Hiéroclès, dans son Discours philalèthe, se servira avec empressement de la personne d’Apollonius pour l’opposer au Christ des évangiles. Il paraît même que ce ne sera pas sans succès, car son adversaire, Eusèbe de Césarée, déclare que ce côté des attaques de Hiéroclès exige une réponse spéciale, tout le reste n’étant, dit-il, qu’une répétition des vieilles objections dirigées contre le christianisme dès les premiers jours. Lactance aussi se croit obligé de combattre le parallèle tiré par Hiéroclès, et il le fait avec une vivacité qui dénote l’importance qu’on attachait à cet élément des controverses contemporaines. Arnobe et les pères du IVe siècle sont d’accord pour expliquer les miracles d’Apollonius par la magie, ce qui suppose qu’on ne cessait pas de les leur opposer. Jusqu’au Ve siècle, nous voyons un proconsul d’Afrique, Volusien, descendant d’une ancienne famille romaine et encore très attaché à la religion de ses ancêtres, vénérer Apollonius de Tyane comme un être surnaturel. Tout concourt donc à prouver que l’œuvre de Philostrate, bien loin d’être lue comme un simple roman, marqua dans les discussions religieuses du IIIe et du IVe siècle tout autrement que ne l’eût pu faire un livre écrit simplement dans l’intention d’amuser une société de beaux esprits.

À partir du Ve siècle, le silence se fait autour du livre et du héros, du moins en Occident. La victoire irrévocable de l’église lui enlève tout intérêt direct. La nuit du moyen âge arrive. Il faut attendre la renaissance pour que la Vie d’Apollonius reparaisse avec tant d’autres productions de l’art antique, tout étonnées de revoir le grand jour. Cependant à ce premier moment de sa résurrection Apollonius avait encore quelque chose de suspect. C’est au point que le savant Alde Manuce hésita avant de donner au livre de Philostrate la publicité de la presse. Il s’y décida enfin, mais en ayant soin de publier en même temps la réponse d’Eusèbe à Hiéroclès, et de donner ainsi, comme il le dit lui-même, l’antidote à côté du venin. En général, le XVe siècle par l’organe de Pic de la Mirandole, le XVIe par celui de Jean Bodin et de Baronius, proclamèrent qu’Apollonius n’était qu’un vil et détestable magicien. Le XVIIe, sans revenir complètement de ce jugement sommaire, comprit pourtant que la biographie du sage de Tyane était autre chose qu’un centon de sortilèges, et notre Daniel Huet, le fameux évêque d’Avranches, s’exprima là-dessus avec une précision qui emporta depuis lors l’assentiment de nombreux esprits[3]. « Philostrate, dit-il, paraît avant tout s’être donné pour tâche de rabaisser la foi et la doctrine chrétiennes, déjà en pleine voie de progrès, en leur opposant ce vain simulacre de toute science et sainteté et vertu mirifiques. Il frappa donc cette image à l’effigie du Christ, et fit rentrer presque tous les élémens de l’histoire de Jésus-Christ dans celle d’Apollonius, afin que les païens n’eussent rien à envier aux chrétiens : en quoi faisant, il amplifia sans y prendre garde la gloire du Christ, car, attribuant faussement à un autre le mérite réel du Seigneur, il accorda à celui-ci les éloges qui lui sont dus, et le proposa indirectement aux éloges et à l’admiration des autres… »

À son tour, le XVIIIe siècle reprit pour le compte du déisme la tentative de Hiéroclès. S’appuyant sur les incontestables ressemblances du Christ des évangiles et d’Apollonius de Tyane, il prétendit que les deux histoires donnaient également prise au doute. Dès 1680, le déiste anglais Ch. Blount avait développé ce dilemme, qu’il fallait, ou bien admettre les miracles d’Apollonius comme ceux de Jésus-Christ, ou bien, si les premiers étaient tenus pour faux, reconnaître qu’il n’y avait pas plus de raisons pour accepter ceux-ci comme vrais. Voltaire, Le Grand d’Aussy, Castillon, abondèrent dans le même sens. On veut même que la traduction française de Castillon ait été adressée au pape Clément XIV avec une préface ironique signée Philalèthe, et dont l’auteur ne serait autre que le roi Frédéric II. Il y eut par conséquent, en Allemagne surtout, des réfutations de ces modernes Hiéroclès. Des deux parts on s’accorda dans l’idée que le livre de Philostrate était essentiellement une machine de guerre dirigée contre le christianisme.

On devait revenir de cette idée exagérée, et ce retour s’est accompli de nos jours dans les écrits de MM. Buhle, Jacobs, Neander. Il est vrai qu’on est alors tombé dans un autre excès. On a voulu nier en effet tout rapport intentionnel de la Vie d’Apollonius avec le christianisme et les documens évangéliques. On a relevé le fait très réel que l’ouvrage se tait de la manière la plus absolue sur Jésus et ses disciples, qu’il ignore l’existence de l’église chrétienne, que pourtant il combat toute sorte d’erreurs religieuses et morales, et l’on veut que les ressemblances qu’il est possible de signaler entre la carrière du Christ et celle du réformateur païen soient fortuites ou forcées. Est-il possible d’accorder ce dernier point ? Et d’autres preuves n’établissent-elles pas que la vie d’Apollonius est taillée en grand sur un patron analogue à celui de l’histoire évangélique ? Apollonius naît mystérieusement à la même époque à peu près que le Christ. Il a comme lui une période de préparation où il fait preuve d’une précocité religieuse étonnante, puis un temps d’activité publique et directe, enfin une passion, une espèce de résurrection et une ascension. Les messagers d’Apollon chantent à sa naissance comme les anges ont chanté à celle de Jésus. Il est en butte à des inimitiés ardentes, quoiqu’il ne fasse que du bien. Il parcourt le champ assigné à son œuvre réformatrice suivi de ses disciples de prédilection, dans les rangs desquels la désaffection, le découragement et même la trahison s’introduisent. Lorsque l’heure du danger est proche, malgré les avis prudens de ses amis, il marche droit sur Rome, où Domitien cherche à le faire périr, comme jadis Jésus marcha vers Jérusalem et vers une mort qu’il savait certaine. Auparavant, il avait été en butte aux soupçons meurtriers de Néron, comme Jésus à ceux d’Hérode Antipas. Aussi bien que Jésus, il est accusé d’opérer par des moyens magiques, illicites, les prodiges bienfaisans qu’il ne peut accomplir que parce qu’il est l’ami des dieux et digne de l’être. Comme Jésus sur le chemin de Damas, il confond un ennemi déclaré par une apparition victorieuse plusieurs années après son ascension. Ce qui en particulier est fort remarquable dans un livre grec et pénétré d’esprit grec, c’est le grand nombre des expulsions de démons qu’Apollonius opère par sa parole. Il leur parle, comme il est dit du Christ, avec autorité. Le jeune possédé d’Athènes par l’organe duquel le démon pousse des cris de peur et de rage, ne pouvant supporter le regard d’Apollonius, rappelle à tout lecteur attentif des récits évangéliques le démoniaque de Gadara. L’un et l’autre ne sont guéris qu’après un événement extérieur qui donne lieu de penser que le démon est bien réellement parti : pour l’un, des pourceaux ont dû se précipiter dans un lac ; pour l’autre, une statue a dû tomber sous l’impulsion du mauvais esprit battant en retraite. De même un autre possédé ressemble d’une manière frappante à l’enfant épileptique dont il est question dans les trois premiers évangiles. A Rome, Apollonius ressuscite une jeune fille dans des circonstances très semblables à celles qui entourent le rappel à la vie de la fille de Jaïrus : on peut même observer que les deux récits sont conçus de telle façon qu’un interprète scrupuleux a le droit de se demander si la ressuscitée était bien réellement morte. Des boiteux, des manchots, des aveugles, viennent en foule pour être guéris par l’attouchement de Jarchas, le chef des sages indiens, dont nous savons qu’Apollonius emporte avec lui la science et le pouvoir. Son apparition miraculeuse à ses amis Démétrius et Damis, qui croient d’abord voir un fantôme, fait penser, par la manière dont elle est racontée, aux apparitions de Jésus après sa mort, et, comme celles-ci, elle est supérieure aux lois qui régissent le mouvement des corps dans l’espace.

Assurément il ne faut pas exagérer cette ressemblance, comme si Philostrate eût toujours et partout subordonné ses goûts de rhéteur et d’artiste, son imagination et son amour du merveilleux bizarre, au soin de reproduire exactement et minutieusement la figure de Jésus-Christ ; mais tous les rapprochemens que nous venons d’énumérer seraient-ils fortuits ou imaginaires ? J’aurais d’autant plus de peine à le croire que d’autres indices permettent d’affirmer que, si Philostrate ne parle pas du christianisme, il y pense beaucoup, et que des formes, des traditions, des objections chrétiennes miroitent en quelque sorte devant sa pensée et déterminent fort souvent la forme où elle se produit. Apollonius ne ressemble pas seulement à Jésus-Christ, il doit aussi réunir plusieurs traits caractéristiques des apôtres. Comme Paul, il parcourt le monde de l’orient à l’occident, et comme lui il est victime de la tyrannie de Néron. Comme Jean, selon une tradition déjà formée de son temps, il est persécuté par Donatien. Il comprend et parle toutes les langues du monde, et par conséquent n’a rien à envier aux premiers disciples sous le rapport de ce qu’on appelait le don des langues. On l’accuse d’immoler des enfans dans des cérémonies mystérieuses : n’est-ce pas l’accusation que le vulgaire faisait peser sur les premiers chrétiens ? En Sicile, il a vu naître un monstre à trois têtes, et il en a conclu que les trois premiers successeurs de Néron, — Galba, Vitellius, Othon, — régneraient à la fois et fort peu de temps : c’est un vrai symbole apocalyptique. Apollonius est très méprisant pour les Juifs et la Judée. Titus est à ses yeux un instrument de la colère divine, et il refuse de se rendre dans un pays souillé par les vices et les crimes, de ses habitans, duquel par conséquent il ne pourrait tirer rien de non. Ceci nous conduit à une remarque, du même genre qui aurait dû frapper la sagacité de M. Chassang. En général, les villes connues pour avoir été les principaux foyers du christianisme primitif sont ou fort mal notées, ou du moins converties, par Apollonius. Il a reçu sa première éducation à Tarse, patrie de Paul ; mais les mœurs relâchées de cette ville l’en ont éloigné. Éphèse, Antioche, Smyrne, Alexandrie, ces grands centres du christianisme, sont l’objet de censures analogues. Éphèse, le grand quartier-général de Paul et plus tard de Jean, lui doit son salut. Apollonius y a fait beaucoup de bien, mais n’y a rien appris. En même temps un chrétien, lisant sa biographie, devra reconnaître, que l’on peut rester attaché à la vieille religion sans être forcé pour cela d’approuver des coutumes immorales, telles que les combats de gladiateurs, ou d’admettre des fables absurdes comme celles qu’ont imaginées les poètes. Qui sait même s’il ne trouvera point une explication lumineuse de la divinité du Christ dans cette réponse d’Apollonius à Domitien, qui l’interroge un peu à la manière de Caïphe : « Pourquoi t’appelle-t-on dieu ? — Parce que l’on honore du nom de dieu tout homme que l’on croit vertueux, » répond le philosophe.

Rappelons-nous à présent qu’à l’époque où Philostrate prit la plume, le christianisme et l’église avaient déjà dépassé la période où les haines brutales de la populace dans quelques grandes villes contrastaient seules avec l’indifférence dédaigneuse dont ils étaient l’objet partout ailleurs. On n’en était plus au mépris superbe d’un Tacite et d’un Pline. Celse avait dirigé contre l’Évangile les traits acérés de sa dialectique, Lucien avait aiguisé contre lui sa raillerie mordante. Les platoniciens recherchaient en grand nombre le baptême. Les chrétiens de Rome et leur évêque avaient été en grande faveur à la cour sous Commode. De nombreux et insignes martyres avaient commandé l’attention générale, et les historiens contemporains commençaient à spécifier, en racontant la vie des empereurs, s’ils avaient toléré ou persécuté les chrétiens. Encore une fois, serait-il un moment admissible qu’en un tel temps, ayant à composer un livre sur le thème d’une réforme religieuse du monde entier, Philostrate n’ait pas pensé au christianisme ? Et s’il y a pensé et qu’il se soit systématiquement tu sur son compte, n’y a-t-il pas dans ce silence affecté toute autre chose qu’une preuve d’indifférence ? Le désintéressement apparent vis-à-vis des systèmes qu’on veut ruiner n’est-il pas une des formes ordinaires de la controverse antique ? L’épître de Jacques ne dit pas un mot de Paul ni de son école : en cherchait-elle moins à réfuter la doctrine de la justification par la foi ? Un autre ouvrage théologique, revêtant aussi les allures du roman, les Homélies clémentines, est bien certainement inspiré par le désir de combattre Paul et Marcion : pas une seule fois pourtant l’un ou l’autre de ces deux noms n’est prononcé.

Ce qui est très vrai sans aucun doute, c’est que le XVIIe et le XVIIIe siècle se sont trompés également sur le caractère foncièrement hostile au christianisme qu’ils ont attribué à l’œuvre de Philostrate. Cette œuvre n’est ni indifférente ni hostile au christianisme ; elle en serait plutôt jalouse. Elle est inspirée par le désir de détourner au profit d’un paganisme régénéré les avantages, les supériorités que le christianisme possède sur le paganisme vulgaire, et si l’on isole le mot de l’évêque d’Avranches : ne quid ethnici christianis invidere possent (les gentils ne doivent rien avoir à envier aux chrétiens), des appréciations violentes qui l’entourent dans le fragment que nous avons reproduit, ce mot demeure l’expression de l’exacte vérité. C’est un des nombreux titres du savant professeur Baur de Tubingue d’avoir ainsi marqué la vraie nuance de ce livre aux reflets ondoyans et multiples. Il faut qu’Apollonius ressemble au Christ, mais il faut aussi qu’il en diffère et qu’il lui soit supérieur : voilà la seule explication qui rende compte de tous les phénomènes qu’il s’agit d’expliquer, et sa vraisemblance, déjà si grande, équivaut à la certitude quand nous nous replaçons dans l’atmosphère politique et religieuse au sein de laquelle Philostrate a écrit son livre.

Julia Domna, on le sait, fut l’Egérie de cette réforme païenne poursuivie avec plus ou moins d’habileté, mais avec la persévérance que les femmes peuvent vouer à ce genre d’entreprises, par les impératrices, ses parentes, qui lui succédèrent dans la direction suprême des affaires de l’empire. Il paraît donc que cette famille sacerdotale, sortie du temple d’El-Gebal (le dieu de la montagne ou du haut lieu), animée d’un esprit de domination religieuse que le paganisme occidental ne connaissait guère, espéra tout à la fois régénérer le paganisme et fonder la suprématie de son dieu oriental, qui n’était autre que le soleil, et dont Héliogabale fit transporter à Rome le grossier simulacre. C’était une de ces pierres noires, peut-être un aérolithe, qui furent de tout temps adorées en Orient comme symboles des astres d’où on les croyait tombées. La liste serait longue des excentricités que ce jeune empereur commit avec tout le sérieux dont il était capable dans l’espoir de consolider la souveraineté de son dieu-soleil. Son premier acte d’autorité fut d’ordonner à tout prêtre sacrifiant de mentionner son nom avant celui de tous les autres dieux dans les invocations publiques. Il le proclama supérieur à Jupiter. Il voulut lui faire épouser la Pallas romaine, et profana même le sanctuaire très révéré de la déesse en y pénétrant avec ses hiérodules pour enlever sa statue, dont il voulait faire honneur à son idole ; puis, craignant qu’elle ne fût trop guerrière à son gré, il se souvint qu’il y avait à Carthage une Astarté d’origine authentiquement phénicienne et l’envoya chercher. Toute l’Italie dut se mettre en fête pour célébrer ces belles noces. Lui-même, scandale inouï ! épousa à cette occasion une vestale, et notifia son dessein au sénat en lui expliquant qu’un prêtre pouvait bien épouser une prêtresse. Il fit venir des Phéniciennes, et dansa publiquement avec elles devant le caillou sacré qu’il offrait aux hommages de l’univers. Le malheur est que les symboles de ce culte étaient souvent d’une impudicité révoltante, et peut-être faudrait-il attribuer à des méprises provenant de l’ignorance où l’on était du caractère symbolique de plus d’un acte du rituel d’Héliogabale les incroyables détails que les historiens nous donnent sur ses mœurs privées. Notons aussi que sa mère Soémis et son aïeule Mœsa s’associaient à ce culte. Toutefois Hérodien affirme que Mœsa eût voulu modérer cette fièvre de bigotisme solaire, comprenant qu’elle rendrait bientôt le jeune fou ridicule et impossible sur le trône, et, comme on ne nous dit rien de Soémis, il est à présumer que celle-ci partageait et peut-être même avait dès l’origine inoculé à son fils cet engouement fanatique pour le dieu de ses pères. Ce qui tend à confirmer cette supposition, c’est qu’elle devint aussi impopulaire que son fils et fut tuée en même temps que lui. Toutefois n’insistons pas plus qu’il ne convient sur cette caricature d’une conception religieuse qui avait sa grandeur. Héliogabale dénatura par son fanatisme l’idée-mère qui fait le fond de la biographie d’Apollonius par Philostrate. Cette idée, c’est que le paganisme gréco-romain a besoin d’une réforme, que, sans rompre en principe avec lui, on doit corriger ses légendes, qu’il faut le rapprocher d’une sorte de monothéisme dans lequel le soleil remplira le rôle principal et sera adoré comme lumière physique et aussi comme lumière morale, ce qui d’ailleurs aura l’avantage de confondre dans une même adoration les plus belles et les plus populaires divinités de l’ancien paganisme, Apollon, Esculape, Esmoun, Melkart, Mithras, Hercule et bien d’autres héros de nature solaire. L’invocation soli invicto deviendra ainsi la prière universelle.

Adorer un même Dieu sous différens noms et faire prédominer la vertu parmi les élémens de la vie religieuse, voilà donc le fond de cette théologie, dont la tendance tolérante ressort d’elle-même, et qui pouvait très bien considérer le christianisme comme une approximation très imparfaite encore, mais enfin supportable, de l’idéal conçu par la nouvelle école païenne. De là au syncrétisme religieux qui s’étale dans tout son jour sous Alexandre Sévère, sous ce jeune élève de Julia Mammæa qui, avec l’autorisation de sa mère, place le Christ à côté d’Abraham, d’Orphée et d’Apollonius de Tyane, il n’y a qu’un pas à faire. Seulement il semble que dans l’esprit de Julia Mammæa le christianisme a plus de valeur encore qu’aux yeux de ses parentes. Une tradition sérieuse prétend que Mammæa avait mandé auprès d’elle le grand Origène pour l’entendre parler sur les choses religieuses, et nul plus que le théologien philosophe d’Alexandrie n’était en état de faire goûter les doctrines chrétiennes à la femme philosophe qui dirigeait l’empire. On a voulu qu’elle et son fils aient adopté secrètement la foi chrétienne. Cette supposition est démentie par les faits, mais il est certain qu’Alexandre Sévère, dans sa conduite, dans ses paroles, dans plus d’un acte de son gouvernement, se montra aussi favorable aux chrétiens que pouvait l’être un prince resté fidèle en principe au paganisme.

Ainsi de Julia Domna à Julia Mammæa le sentiment de la nécessité d’une réforme païenne valut au christianisme d’abord de la tolérance, puis certains égards mêlés d’une secrète jalousie, enfin il alla jusqu’à lui assigner une place légitime au grand jour, à côté des vieilles religions traditionnelles telles que le judaïsme et le paganisme. On dirait vraiment qu’Alexandre et sa mère établissaient entre Abraham et Jésus-Christ un rapport analogue à celui qu’ils voyaient probablement entre Orphée, le poète révélateur de la haute antiquité, et Apollonius, le réformateur moderne, le Christ grec, dont les enseignemens avaient récemment illuminé le monde.

L’évangile de Philostrate, car on peut vraiment désigner ainsi son livre, ne va pas encore aussi loin dans ce syncrétisme religieux. L’esprit aristocratique du Grec païen le domine encore, et Julia Domna, qui inspira ce récit, n’est pas encore aussi bien disposée pour la religion sortie du vieux sol de la Judée que le sera sa nièce Julia Mammæa. Si la réforme qu’elle rêve se réalise, le paganisme aura aussi son fils de Dieu, pur, irréprochable, dévoué et donnant à son enseignement la puissance qu’une manifestation concrète, une vie réelle peut seule communiquer à un idéal théorique. Cette réforme sera donc une religion positive, et non pas seulement une philosophie, et c’est pourquoi Apollonius, grand ami des philosophes, leur sera supérieur à tous, même à Socrate. Leur monothéisme rationnel se conciliera, moyennant l’interprétation symbolique, avec le polythéisme de la foule. Les légendes les plus absurdes seront abandonnées. Les sacrifices ne seront plus ni sanglans, ni impurs, et on y verra des hommages de soumission et de reconnaissance rendus à la Divinité, source de tout bien, plutôt que des moyens grossiers d’agir sur sa volonté pour la rendre favorable à des vues égoïstes ou basses. L’intention droite, la disposition morale, détermineront seules la valeur réelle des actes religieux. Tout cela vie christianisme le possédait déjà, mais le paganisme réformé l’aura aussi, et de plus il aura des avantages que le christianisme n’a pas. En définitive, Jésus n’est que l’enfant d’un peuple obscur et méprisable ; sa doctrine n’est que l’épuration d’une tradition locale et mesquine ; sa vie, inconnue de l’immense majorité de ses contemporains, a été très courte. Bientôt il a succombé sous les coups de quelques prêtres, d’un principicule et d’un simple procurateur[4], et c’est tout au plus si quelques prodiges remarquables la distinguent à son avantage d’une foule d’existences indifférentes aux destinées de l’humanité. Apollonius au contraire, Grec de naissance, a réuni dans sa vaste intelligence, des Indes à l’Espagne, la substance religieuse du monde entier ; il a vécu tout un siècle, il a parcouru l’univers comme une traînée lumineuse, en relations continues avec les rois les plus puissans de la terre qui le vénèrent ou le redoutent, et s’il a rencontré des inimitiés, des oppositions, il en a triomphé majestueusement, toujours plus fort que les tyrans, jamais humilié, jamais souillé par le contact des bourreaux ; les miracles les plus prodigieux ont marqué chacun de ses pas, et s’il ne faut pas contester la part de grandeur que le Christ juif a eue en partage, ni la part de vérité qu’il a enseignée, si l’on peut, par conséquent, tolérer ceux que les abus existans au sein du paganisme populaire ont poussés dans les cadres de sa pauvre petite église, il serait absurde de saluer en lui le fondateur de la religion universelle, et il ne peut compter que comme un pendant très lointain du glorieux et divin Apollonius. Tel est le point de vue auquel se plaça Julia Domna quand elle invita Philostrate à écrire la vie d’Apollonius. Il se pourrait bien que Philostrate fut encore moins frappé que sa maîtresse de la grandeur et de la vérité du christianisme ; mais il resta généralement fidèle à l’idée qu’elle s’était faite de la vérité religieuse et qui se retrouve chez Mœsa et chez Soémis, avec plus de complaisance, surtout chez la dernière, pour les superstitions païennes, et chez Julia Mammæa, qui, au contraire, incline vers une appréciation plus élevée du christianisme. Il y a dans l’histoire de Septime Sévère et de Caracalla deux faits isolés, peu significatifs en apparence, et qui pourtant ne s’expliquent bien que dans le courant d’idées que nous décrivons ici. Ces deux empereurs permirent aux païens d’instituer Hercule leur héritier, ce qui valut promptement de grandes richesses aux temples et aux prêtres de ce dieu populaire. En même temps, tout en refusant de persécuter les chrétiens, Septime Sévère menaça de peines graves les païens qui, à l’avenir, se feraient chrétiens. Cette loi ne paraît avoir été qu’une menace, mais l’intention qui l’a dictée est évidente. D’un côté, l’on verrait de mauvais œil que le christianisme fît des conquêtes trop rapides ; de l’autre, on veut favoriser celles que pourra faire un culte païen déterminé. Et quel est ce culte ? Celui d’Hercule, d’un dieu-soleil, ou plutôt de plusieurs dieux que Philostrate nous montre réunis sous le même nom, et qui tous sont « libérateurs, bienfaiteurs, illuminateurs » des hommes.


IV

Le résultat de cette tentative de réforme païenne, quel fut-il ? Très mince. Le fardeau à soulever était bien lourd, les bras qui voulurent le soulever bien faibles. On ne peut que sourire aujourd’hui à l’idée que des esprits sérieux aient cru un seul moment que l’astre du Christ des Évangiles pâlirait devant l’apparition d’un Apollonius de Tyane. Si l’histoire enregistre assez de faits attestant que le culte de ce parangon de sagesse infuse fut plus prolongé que ne le pensent ceux qui ne voudraient voir qu’un roman amusant dans sa biographie, elle nous défend d’admettre que le plan de réforme incarné dans sa personne ait exercé une action profonde sur les esprits ou les institutions.

Un échec signalé de cette œuvre réformatrice fut que les grands philosophes païens d’Alexandrie, Porphyre, Jamblîque, peu amis du christianisme, animés, eux aussi, du désir de purifier le paganisme mythologique, refusèrent d’adopter le réformateur que leur proposait Philostrate, et dont l’autorité eût si bien confirmé leurs doctrines théurgiques et extatiques. Il se pourrait que le langage du biographe sur la sagesse égyptienne eût provoqué cette résolution. Qui sait si Philostrate n’avait pas fait habilement sa cour à Julia Domna en censurant comme nous l’avons vu l’Égypte philosophique et religieuse ? Il paraît qu’à Alexandrie surtout les rieurs s’étaient égayés aux dépens de la fille du hiérodule d’Emèse devenue impératrice et philosophe. Cependant il faut croire aussi que le personnage réel du Christ païen ne se prêtâit décidément pas à la transfiguration qu’il avait reçue des mains de Philostrate. L’intérêt dogmatique faisant défaut, il n’est point nécessaire de discuter sérieusement la valeur historique de cette biographie. Il est trop évident que lorsqu’on invente comme Philostrate a inventé, en parlant de pays où il croyait bien qu’aucun de ses lecteurs ne le suivrait, on peut lâcher aussi la bride à son imagination en décrivant des événemens accomplis depuis plus d’un siècle. Un détail qui prouve même une certaine effronterie, puisqu’on devait pertinemment savoir à quoi s’en tenir sur ce point à la cour de Septime Sévère, c’est la description qu’il donne de Babylone, comme si elle était encore dans toute sa splendeur, quand il est certain qu’au Ier siècle de notre ère cette ville n’était plus qu’une ruine gigantesque. Celui dont Philostrate veut faire le Christ païen n’était qu’un personnage médiocrement estimé de son temps. Dion Cassius en parle comme d’un certain Apollonius de Tyane ’Απολλώιος τις Τυανεύς, et en fait un simple devin-magicien vivant au temps de l’empereur Domitien. Lucien n’en parle pas autrement, et même Apollonius n’est pour lui qu’un habile comédien. Nous le voyons encore mentionné par Origène dans son ouvrage contre Celse (VI, 41). Celui-ci, qui attribuait à la magie les miracles de Jésus, avait dit que cet art ne pouvait quelque chose que sur des hommes sans culture et sans moralité, mais qu’il ne pouvait rien sur des philosophes. Origène lui répond qu’à n’a, pour se persuader du contraire, qu’à lire les mémoires de Mœragène sur Apollonius de Tyane, lequel était à la fois philosophe et magicien, et fit sentir son pouvoir magique à plus d’un philosophe. Mœragène est un des écrivains antérieurs à Philostrate dont le biographe d’Apollonius fait mention ; mais quand on se rappelle avec quelle insistance l’ami de Julia Domna disculpe son héros de toute accointance avec la magie, quand on le voit se plaindre de ce que les historiens antérieurs à lui, en particulier Mœragène, ont mal compris les actes et les enseignemens d’Apollonius, quand il s’autorise presque exclusivement des anecdotes recueillies par Damis, — le saint Marc de cet évangile païen, — on ne peut se soustraire au soupçon que toute la réalité historique d’Apollonius se borne à avoir été l’un de ces discoureurs nomades à prétentions moitié ridicules, moitié sérieuses, à la fois prédicateurs et charlatans, comme les deux premiers siècles en virent beaucoup. Lorsqu’un peu de popularité les suivait dans leurs pérégrinations, ces discoureurs devenaient le noyau d’une sorte de comète légendaire et ne tardaient pas à disparaître dans les nuages multicolores de la narration apocryphe. Cette catégorie suspecte de personnages se prêtait aussi bien à la satire qu’au panégyrique. C’est aussi un prophète itinérant de ce genre que Lucien a dépeint avec sa malice ordinaire dans son Alexandre d’Abonoteichos, l’un de ses meilleurs écrits. Cet Alexandre est, comme Apollonius, beau, imposant, spirituel et adroit, pythagoricien zélé, très dévot à Esculape, grand devin et de plus élève du sage de Tyane. Avec tout cela, c’est un imposteur infâme qui fait servir ses beaux dons à la poursuite des fins les plus honteuses. Ce portrait sans doute est chargé comme tous ceux qu’a faits Lucien. Il ne s’est pas plus attaqué à Apollonius lui-même qu’il n’a voulu frapper un chrétien déterminé dans son Peregrinus. Il cherchait à concentrer en toute liberté sur un personnage de fantaisie toutes les noirceurs du genre ; mais il a fait la caricature de cette même réalité dont Philostrate nous a livré un tableau plus que flatté. L’histoire de la philosophie nous parle encore d’un certain Anaxilaüs, de Larisse, pythagoricien errant du siècle d’Auguste, moins fameux par sa sagesse que par sa réputation de magicien, ayant écrit sur l’art magique, cité par Pline, et forcé, comme Apollonius, de quitter l’Italie, d’où un décret impérial avait banni les magiciens. Tous ces thaumaturges pythagoriciens portent donc au front un stigmate qui éveille le soupçon. Par conséquent il est naturel que, malgré les efforts de Philostrate pour idéaliser un magicien en vogue dans l’Asie-Mineure, les savans païens d’Alexandrie l’aient jugé trop au-dessous de la haute position qu’on avait voulu lui assigner, et qu’ils aient refusé de le prendre pour l’idéal du sage ami des dieux. Ils préférèrent opposer au Christ des Évangiles une grandeur païenne moins sujette à caution.

En effet, et c’est une preuve nouvelle du lien que nous avons cru reconnaître entre l’œuvre de Philostrate et le mouvement de la pensée religieuse du IIIe siècle, le même besoin d’une incarnation de la vérité et de la sainteté dans une vie humaine, le même sentiment de la puissance qu’une telle incarnation confère à un idéal religieux, se retrouvent chez les illustres païens d’Alexandrie aussi bien que chez le favori de l’impératrice Julia. C’est ce que le docteur Baur a parfaitement démontré. Le temps devait venir en Occident, comme il était venu depuis plusieurs siècles déjà dans cet extrême Orient que Philostrate prétendait connaître, où la vieille religion de la nature s’efforcerait de devenir morale. Et par quel côté se prêtait-elle jusqu’à un certain point à cette transformation, qui du reste jurait avec son principe ? C’était évidemment par ses dieux libérateurs et guérisseurs, Apollon, Esculape, Hercule, tous dieux-soleils. Apollon particulièrement fut dans la Grèce païenne le dieu de la purification morale comme il était celui de la purification physique. C’est à son sanctuaire de Delphes que les criminels allaient chercher un refuge contre les Érynnies vengeresses. N’avait-il pas donné lui-même l’exemple de la pénitence en gardant les troupeaux d’Admète ? Eh bien ! en rapport avec ce cours d’idées, il est une grande et mystérieuse figure de la sagesse antique qui faillit devenir le Bouddha de l’Occident, et qui le serait peut-être aujourd’hui, si l’apparition et le triomphe du christianisme n’avaient pas fait dévier pour jamais le monde occidental de sa direction antérieure : c’est Pythagore. S’il faut du moins s’en rapporter aux traditions qui le concernent, Pythagore avait voué un culte tout spécial à Apollon, et ses disciples des temps plus modernes voulurent plus d’une fois qu’il fût l’incarnation terrestre du dieu de la lumière. Pythagore, ne créa pas seulement une école philosophique ; il laissa derrière lui une association organisée, une sorte d’église, dont les membres, unis par des doctrines et des initiations particulières, prétendaient réformer politiquement et moralement les états où leurs communautés étaient fondées. Sa doctrine religieuse avait quelque chose de profondément mystique, L’univers, selon lui, était un grand chœur où les nombres créateurs vibraient dans une éternelle, harmonie. Il croyait à la transmigration des âmes. Il avait été, lors de la guerre de Troie, cet Euphorbe que l’Iliade représente comme un serviteur dévoué d’Apollon. Comme Bouddha, il avait sa méthode pour atteindre la perfection, et cette méthode, par réaction contre le naturalisme vulgaire, était ascétique, hostile à la vie naturelle, fondée sur les lustrations, les jeûnes, le silence, la continence absolue, la défense de toucher à ce qui pouvait avoir eu vie. Le pythagorisme fut passablement éclipsé par la brillante philosophie de Platon ainsi que par la sévère dialectique d’Aristote, et pourtant Aristote affirme que Platon, devenu vieux, revint au pythagorisme pur, comme on retourne, vers le déclin de l’âge, à la religion qu’on avait oubliée dans les illusions et l’orgueil de l’âge mûr. En tout cas, nous savons par l’histoire que le pythagorisme se réveilla avec une intensité surprenante vers la fin de la république romaine et dans les temps qui suivirent. Des autorités fort compétentes, entre autres le savant M. Zeller, professeur à Marburg, ont cru, dans ces dernières années, pouvoir démontrer que le pythagorisme renouvelé est le vrai père de ces communautés de thérapeutes égyptiens et d’esséniens de Palestine dont l’origine est si obscure. On comprend maintenant pourquoi tous ces philosophes magiciens plus ou moins sérieux des trois premiers siècles sont ou se disent pythagoriciens, et dès lors il n’est pas surprenant que Porphyre et Jamblique, voulant avoir un Christ païen, aient choisi Pythagore plutôt que l’exemplaire suspect que Philostrate leur présentait dans son Apollonius. On a peine aujourd’hui à comprendre le sérieux avec lequel ces deux hommes éminens ont recueilli les contes qui circulaient au sujet du philosophe de Samos. Quel temps que celui où un écrivain tel que Porphyre pouvait raconter gravement que « le fleuve Caucase, » au moment où Pythagore le traversait, lui dit : « Salut, Pythagore ! » que Pythagore convertit une ourse vorace à la frugalité, qu’il décida un bœuf, en lui parlant à l’oreille, à ne plus manger de fèves ! Chose curieuse, de même que la biographie d’Apollonius est en grande partie une imitation de l’histoire évangélique, de même la vie de Pythagore, telle qu’elle ressort des écrite de Porphyre et de Jamblique, il est guère qu’une reproduction des traits essentiels du héros de Philostrate. Comme Apollonius, Pythagore a fait de longs voyages, pour devenir le réceptacle de toutes les sagesses de la terre. Il a son Domitien dans la personne du tyran Phalaris. Il est fils d’Apollon, comme Apollonius doit l’être de Protée. Il opère d’innombrables miracles. Il est théurge, prédicateur, moraliste, réformateur des abus religieux et politiques. En un mot, le difficile ici est de savoir si le Pythagore des Alexandrins fut un Apollonius antidaté de quelques siècles, ou bien si l’Apollonius de Julia Domna, outre sa ressemblance avec le Christ, fut de plus un Pythagore rajeuni. La vérité pourrait, bien se partager par moitié entre les deux suppositions.

Pourquoi. Philostrate n’avait-il pas, lui aussi, cherché son idéal dans le vénérable philosophe dont la renommée était si grande et la réputation morale intacte ? C’est sans doute que, dans sa préoccupation de ne rien laisser au christianisme qui pût passer pour un titre de supériorité, il trouva, ainsi que son impériale protectrice, Pythagore trop vieux, trop loin des événemens, des institutions, des idées de son temps[5]. Il n’y avait pas moyen de faire avec lui de la politique impériale. Il préféra donc faire revivre, un autre Pythagore sous des traits appropriés à l’époque où il écrivait. La parfaite impuissance des Alexandrins dans l’œuvre de résurrection qu’ils tentèrent en faveur de leur saint patron montre que sur ce point Philostrate et Julia Domna avaient vu très juste, de même que leur impuissance à eux-mêmes, quand il s’agit de faire prendre au sérieux leur mage transfiguré, prouve qu’ils avaient tenté l’impossible. Le résultat est que, si le paganisme du IIIe siècle voulut avoir aussi son Christ, ce Christ ne se trouva point.

Peu de périodes sont plus fertiles en enseignemens dont la philosophie de l’histoire religieuse puisse faire son profit. Il est donc vrai qu’une doctrine religieuse encore nouvelle, mal vue de l’aristocratie, du peuple, de la philosophie, de l’immense majorité, peut s’imposer à ses tout-puissans ennemis au point que ceux-ci se voient, sans presque s’en douter, forcés de lui faire la plus grave des concessions, c’est-à-dire de chercher comment ils pourront la faire rentrer dans les cadres traditionnels qu’ils s’obstinent à vouloir conserver. Le christianisme était donc déjà tellement fort en vertu de sa supériorité morale, que les défenseurs les plus intelligens du vieux paganisme sentaient l’impérieuse nécessité de moraliser, en d’autres termes de christianiser leur religion pour la mettre en état de résister à son jeune rival. Et quelle tâche ingrate ! Que pouvaient faire les beaux sermons de morale païenne à côté des orgies bachiques et des cultes de Cybèle, en face des sourires de Vénus Pandémos et des formes indescriptibles des Hermès de carrefour ? Ce mélange de rigidité morale et de religion dévergondée devait produire sur l’esprit des contemporains un effet analogue à celui qu’ont obtenu auprès de notre génération les tours de force qui, il y a quelques années, transformaient la théocratie restaurée du moyen âge en gardienne de la civilisation et du progrès social et l’inquisition ressuscitée en palladium des libertés modernes. Une cause religieuse, quelque puissante qu’elle soit en apparence, est bien malade quand, pour se soutenir, elle est obligée d’emprunter le langage, de copier les allures de la cause opposée.

On peut voir en même temps combien la critique moderne est dans son droit lorsqu’elle affirme qu’en général dans l’antiquité, — particulièrement dans les trois premiers siècles, — le sens de la réalité historique, celui aussi, qui du reste en dépend, de l’authenticité littéraire, étaient encore très peu formés. On a guerroyé contre elle quand elle a fait à plusieurs livres canoniques l’application de ce principe. Il faut pourtant se rendre à l’évidence. Tous en ce temps-là, païens, philosophes, chrétiens orthodoxes, chrétiens hérétiques, tous pratiquent en grand et sans scrupule le procédé qui s’appellera plus tard fraude pieuse, mais qui se cache trop peu à l’époque dont nous parlons pour qu’on ait le courage de lui décerner une dénomination aussi malveillante. Quand Philostrate dessinait un portrait presque entièrement de fantaisie de celui dont il voulait faire l’homme idéal de la religion traditionnelle, quand Porphyre et Jamblique construisaient de toutes pièces un Pythagore légendaire, étaient-ils des imposteurs, des hommes animés d’intentions criminelles ou inavouables ? Il suffit de lire leurs écrits pour s’assurer du contraire. En définitive, et toute part faite à la critique, ces hommes ne pouvaient se proposer d’autre but que celui qu’ils avouaient tout haut, celui de travailler à la réforme religieuse et morale de leurs contemporains. Quant à leur manière d’y travailler, ils n’eussent pas même songé à invoquer le bénéfice du principe formulé plus tard, que « la fin justifie les moyens, » car les moyens qu’ils employaient leur paraissaient n’avoir aucun besoin de justification. Reconnaissons dans notre délicatesse à ce sujet, dans nos sévérités en matière de faux littéraire, dans nos défiances vis-à-vis des témoignages historiques, un fruit authentique de notre éducation chrétienne. C’est un des résultats de cet amour passionné de la vérité, par conséquent de la réalité, que le christianisme a communiqué à l’esprit humain. Vous ne le trouvez nulle part au même degré en dehors du monde chrétien. Il a engendré beaucoup d’intolérance, mais prenez garde aussi que c’est lui qui a fait notre science. Cet « esprit de vérité, » par conséquent de recherche courageuse, auquel nous devons souvent les angoisses du doute et les tristesses de la désillusion, est pourtant une trop belle, une trop noble acquisition pour que nous regrettions les biens apparens qu’il nous a fait perdre. Le progrès indéfini de l’humanité en connaissance et en puissance était à ce prix. Quand on comprend bien l’Évangile, on trouve qu’il a fait mieux encore que de nous procurer la connaissance de certaines vérités : nous lui devons la soif de la vérité, et il en est de la vérité comme de la justice : les bienheureux ne sont pas ceux qui croient l’avoir, mais ceux qui en ont faim et soif.

Enfin l’aperçu que nous avons donné de l’état religieux des esprits au IIIe siècle de notre ère nous montre combien de causes diverses concoururent à préparer le triomphe du christianisme sous Constantin. En fait, les idées chrétiennes étaient dans l’atmosphère que respiraient tous les penseurs, avant même que la plupart d’entre eux daignassent seulement faire l’honneur au christianisme de l’étudier sérieusement. Quelle lumière ces essais de réforme païenne du IIIe siècle ne jettent-ils pas sur la grande tentative de Julien au siècle suivant ! Notons bien que le césar romantique n’a pas fait autre chose que reprendre pour son compte, avec un grain de rancune de plus contre le christianisme, le plan de Julia Domna, de Philostrate et des Alexandrins, c’est-à-dire qu’il a tâché d’infuser de la sève chrétienne dans les veines ossifiées du vieux corps qu’il voulait rajeunir, et c’est encore le soleil, le vénérable Hélios, qu’il proposa tout à la fois comme symbole et comme réalité aux hommages de l’univers civilisé.

Il faut donc que cette manière de concevoir la réforme du paganisme fût dictée par une nécessité évidente ; mais quelle succession d’échecs et d’avortemens ! quelle faiblesse dans les résultats, si on les compare à la grandeur de l’entreprise ! Et que serait donc devenu notre monde occidental, si le christianisme ne l’avait pas baptisé d’esprit nouveau, ne l’avait pas animé de vie nouvelle ? Il est certainement permis de se poser la question, et bien que l’invasion des barbares la complique, on peut sans témérité la résoudre par cette alternative : ou bien la barbarie fût demeurée incurable, et la brillante civilisation gréco-romaine n’aurait pas eu d’héritière, ou bien à la longue, grâce aux institutions municipales par exemple, et quand enfin le flot dévastateur aurait trouvé son niveau, un certain ordre social, une copie grossière de la société antique se fût constituée. Toutefois dans ce dernier cas il est facile de prévoir le genre de civilisation auquel nous serions parvenus. La Chine est là pour nous en donner une idée. Des formes creuses cachant mal la barbarie des mœurs, un manque désespérant de vigueur morale et de goût de l’infini, une sécheresse, une platitude d’esprit incorrigible, les plus grossières superstitions unies à la plus paresseuse indifférence en matière de vérité religieuse et scientifique, voilà quel eût été notre lot. Alors il est bien probable qu’un personnage vaguement connu sous le nom de Pythagore planerait dans nos souvenirs comme le Bouddha de l’Occident. Nous aurions bien aussi nos musulmans, amenés par l’invasion arabe, qui ne changeraient rien aux choses. Le respect, la superstition du passé dominerait nos consciences à tous, comme il arrive lorsque, la décrépitude s’emparant du corps social, on ne peut même songer à la possibilité d’améliorer le présent. Me tromperais-je ? Je trouve qu’Apollonius le sage et ses sempiternelles maximes, Damis l’imbécile, Philostrate le rhéteur, ces empereurs et ces impératrices qui décident en petit comité comment on va ramener le monde à la vertu, ces conciliabules de femmes, de lettrés et de gens de première force sur les rites, je trouve que tout cela a déjà un air chinois des mieux caractérisés. On voudrait être sérieux, imposant, et l’on tourne au burlesque. On décrète la régénération de l’univers, et l’on a un Héliogabale pour l’exécuter. On se pique de science vaste et profonde, et l’on prend le Caucase pour une rivière quand on n’en fait pas la montagne qui sépare l’Inde de la Perse. Tout cela, c’est de la science et de la religion de mandarin ; il n’y manque plus que le bouton jaune ou rouge, le fils du ciel est déjà là pour le donner. Qu’il est bon de penser qu’au moment où se joue cette comédie vieillotte, l’Évangile de la liberté, de l’ascension vers Dieu, du progrès par la sainteté, la vérité et la charité, déjà s’impose à ces grands enfans qui s’amusent à faire des dieux, et qu’aux débiles essais de ces conservateurs attardés répond la voix jeune et vigoureuse qui, sur la base immuable de l’amour infini, prêche à l’individu comme à la société le devoir sacré de la réforme éternelle !


ALBERT REVILLE.

  1. La critique allemande s’en est plus d’une fois occupée, et dans un ouvrage important le dr Baur, l’éminent professeur de Tubingue, a étudié, à propos d’Apollonius de Tyane, les rapports du pythagorisme avec le christianisme. Il a paru tout récemment une traduction française de l’ouvrage de Philostrate, et cet intéressant travail est dû à M. Chassang, déjà connu par ses études sur le roman dans l’antiquité.
  2. On sait qu’il naquit à Lyon et qu’il dut son nom à une tunique gauloise fort semblable à notre capote d’infanterie qu’il avait adoptée et mise à la mode.
  3. Demonstr. evang., 677.
  4. Pourquoi, dira-t-on, Philostrate n’a-t-il pas fait mourir son héros comme le Christ dans les tourmens ? La répugnance du Grec pour un Christ crucifié suffirait comme explication. Il ne faut pas oublier de plus que, selon la doctrine du livre, la mort d’un sage n’est autre chose que sa disparition.
  5. Il est visible, par exemple, que les éloges décernés par Apollonius à Vespasien, sauveur de l’empire, s’adressent tout aussi bien à Septime Sévère qu’au successeur de Néron.